Histoire des Vaudois du Piémont et de l'Eglise Vaudoise

10/09/2015 08:43

HISTOIRE DES VAUDOIS DU PIÉMONT
ET DE L'ÉGLISE VAUDOISE
DEPUIS SON ORIGINE
JUSQU'A NOS JOURS.
(Tome 2)

AVEC UN APPENDICE CONTENANT LES PRINCIPAUX ÉCRITS ORIGINAUX DE CETTE ÉGLISE, UNE DESCRIPTION ET UNE CARTE DES VALLÉES VAUDOISES ACTUELLES, ET LE PORTRAIT D'HENRI ARNAUD.

PAR ANTOINE MONASTIER,

DU CANTON DE VAUD, ET ORIGINAIRE DES VALLÉES VAUDOISES DU PIÉMONT.

Si ce dessein est un ouvrage des hommes, il se détruira de lui-même; mais s'il vient de Dieu, vous ne pouvez le détruire; et prenez garde qu'il Ne se trouve que vous ayez fait la guerre à Dieu. (ACTES, V, 38, 39.)

TOME SEGOND.

LAUSANNE, CHEZ GEORGES BRIDEL, LIBRAIRE-ÉDITEUR.

1847


Table des matières

PREMIÈRE PARTIE

L'HISTOIRE DES VAUDOIS

 

CRUAUTÉS INOUÏES COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES VAUDOISES

Expulsion des Vaudois de la plaine de Luserne. - L'armée piémontaise aux Vallées - Massacres - Défense héroïque de Janavel - Les Vaudois sous les armes - Trêve - Ambassade des Cantons évangéliques de la Suisse - Démarches de la Grande-Bretagne et des autres puissances protestantes - Collectes - Conférences de Pignerol - Médiation de la France - Signature du traité

PERSÉCUTION ET ÉMIGRATION DES VAUDOIS (1656-1686)

Érection du fort de la Tour - Vexations commises par la garnison - Condamnation de Vaudois marquants - Ordre de cesser tout service religieux à Saint-Jean - Résistance du synode - Léger condamné à mort - De Bagnols - Les bannis - Une armée surprend Saint-Jean - Générosité des Vaudois - Déroute de l'armée - Médiation de la France - Démarche des Cantons évangéliques - Conférence - Patente de 1661, dite de Turin - Arbitrage de Louis XIV - Jours paisibles - Révocation de l'édit de Nantes - Exigence du roi de France - Édit d'abolition du culte évangélique - Ambassade des Cantons suisses - Projet d'émigration - Indécision des Vallées vaudoises - Attaques contre celles-ci par Catinat et l'armée de Savoie - Soumission des Vaudois - Leur emprisonnement - Leydet martyr - Négociations des Cantons pour la délivrance des prisonniers et leur départ pour la Suisse - État des Vaudois dans les forteresses - Leur voyage au coeur de l'hiver, - et leur arrivée à Genève

LES VAUDOIS RÉFUGIÉS EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX (1686-1690)

Leur arrivée à Genève - Dissémination en Suisse - Projet et première tentative de rentrer aux Vallées vaudoises - Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes allemands - Henri Arnaud - Seconde tentative - Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat et le Wurtemberg - Retour en Suisse de la plupart d'entre eux - Troisième tentative - Les Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent le lac, - puis la Savoie, - battent un corps d'armée à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs Vallées - Difficulté de la situation, mesure cruelle - Les Vaudois, maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne - Vainqueurs, puis repoussés - Se retirent sur les hauteurs - Désertions - Forcés successivement se réfugient à la Balsille - Attaqués en vain avant l'hiver - Approvisionnement providentiel - Souffrances - Essai de négociation - Attaque de la Balsille - Siège - Fuite merveilleuse - Bonnes nouvelles - La paix - Retour des prisonniers - Bobbi remis aux Vaudois, - Arnaud devant le duc - Allocution do Victor-Amédée - Vaudois au service du duc - Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées

LES VAUDOIS AU XVIIIe SIÈCLE ET PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE (1690-1814)

Les Vaudois sous les drapeaux de leur prince - Leur rétablissement dans leurs héritages - Leur nombre - Édit de 1694 - Exil des protestants français domiciliés aux Vallées vaudoises - Colonies du Wurtemberg. Mort d'Arnaud - Essais d'oppression - Relâche - Subsides étrangers - Siège de Turin, en 1706 - Victor-Amédée aux Vallées - Dévouement des Vaudois - Vexations nouvelles Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des catholisés. Édit du 20 juin 1730 - Abrégé des édits concernant les Vaudois - Effets de la révolution française - Garde des frontières par les Vaudois - Injustes soupçons sur leur fidélité - Projet de massacre déjoué - Arrestations - Requête au roi - Minces faveurs - Esprit révolutionnaire en Piémont - Abdication de Charles-Emmanuel - État nouveau des Vaudois - Les Austro-Russes en Piémont, - Carmagnole - Blessés français - Bagration - Réunion du Piémont à la France - Misère aux Vallées - Détresse des pasteurs - Allocation de rentes et de biens pour leur traitement - Nouvelle circonscription consistoriale - Tremblement de terre - Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois - MM. Mondon, Geymet et Peyran - Nouvelles carrières ouvertes à l'activité vaudoise

LES VALLÉES VAUDOISES DEPUIS LA PAIX GÉNÉRALE (1814-1846)

La restauration - Conduite des Vallées en 1814 et 1815 - Déception - Édit qui les replace dans leur ancienne condition - Mesures qui en sont la conséquence - Temple de Saint-Jean - Question des rentes du clergé romain - Traitement alloué aux pasteurs - Lettres pastorales des évêques de Pignerol - Charles-Félix - Charles-Albert - Cessation d'abus - Restrictions - Étrangers, bienfaiteurs des Vaudois - Frédéric-Guillaume III - Le comte de Waldbourg - Chapelle évangélique de Turin - Fondation de deux hôpitaux pour les Vallées - Collectes - Bourses créées à Berlin - Bienfaiteurs anglais - Collège de la Tour - Écoles - Comité Wallon - Cantons suisses - Érection du couvent de la Tour - Inquiétudes aux Vallées - Visite de Charles-Albert à ses sujets
Un mot à mes chers Compatriotes des Vallées Vaudoises

APPENDICE A L'HISTOIRE DES VAUDOIS

I. - Géographie

Statistique

II. - Écrits des anciens Vaudois

1° - La Noble Leçon

2° - Extraits de Poèmes vaudois

3° - Catéchisme des anciens Vaudois et Albigeois

4° - Confession de Foi des anciens Vaudois

5° - L'Antéchrist

6° - Le Purgatoire

7° - Formulaire de la Confession des péchés des anciens Vaudois

 

MASSACRE DES VAUDOIS.


 

HISTOIRE DE L'ÉGLISE
DEPUIS SON ORIGINE
ET DES VAUDOIS DU PIÉMONT
JUSQU'A NOS JOURS.

AVEC UN APPENDICE CONTENANT LES PRINCIPAUX ÉCRITS ORIGINAUX DE CETTE ÉGLISE, UNE DESCRIPTION ET UNE CARTE DES VALLÉES VAUDOISES ACTUELLES, ET LE PORTRAIT D'HENRI ARNAUD.

PREFACE

PROTECTEURS et BIENFAITEURS des Vaudois ! PRINCES, MAGISTRATS et CHRÉTIENS de toute dénomination, de tout rang, de tout ordre, de toute condition et de tout sexe, Qui, par une dispensation bénie de la Providence et reflet d'une éclatante charité chrétienne, AVEZ concouru durant des siècles, et Qui concourez encore à la conservation du faible résidu des Vaudois du Piémont!
Qu'il soit permis au faible et humble auteur de cette histoire, enfant lui-même de l'Eglise vaudoise dont il fait connaître quelque chose des étonnantes vicissitudes, qu'il lui soit permis de se faire l'interprète des sentiments qui animent cette chétive population reconnaissante envers ses CHARITABLES PROTECTEURS et BIENFAITEURS; qu'il lui soit permis de se faire l'écho des bénédictions et des prières qui partent incessamment, en LEUR FAVEUR, des coeurs de ces hommes simples et obscurs, qui vivent encore sous la croix, entourés de pièges, de séductions et de dangers, contre les intentions bienveillantes de leur SOUVERAIN respecté et bien-aimé.
Que la mémoire de ces PUISSANTS, GLORIEUX et CHARITABLES PROTECTEURS et BIENFAITEURS, qui sont entrés dans leur repos, soit en bénédiction à jamais!
Que les plus précieuses bénédictions temporelles et éternelles de notre GRAND DIEU et SAUVEUR JÉSUS-CHRIST, continuent à reposer abondamment sur CEUX qui vivent, sur leurs ENFANTS et sur leurs DESCENDANTS, jusqu'aux générations les plus reculées!
Ces sentiments et ces voeux, bien faible marque de leur reconnaissance, animent véritablement les Coeurs des Vaudois des Alpes du Piémont envers leurs GÉNÉREUX PROTECTEURS et BIENFAITEURS passés et actuels, comme les partage et les exprime, avec un profond respect, l'un d'eux au nom de tous.

ANT. MONASTIER, Pasteur.

Lausanne, le 17 octobre 1846.

 

 

HISTOIRE DE L'EGLISE


CHAPITRE I.

ÉTAT DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE A L'AVÈNEMENT DE CONSTANTIN AU TRÔNE IMPÉRIAL.

Grands progrès de l'Evangile durant les trois premiers siècles de l'Eglise. - Obstacles que sa prédication rencontre. - Foi pure et vivante des disciples de ce temps. - La constitution primitive de l'Eglise commence à présenter quelque altération dans l'épiscopat. - Commencement de hiérarchie. - Lieux et nature du service divin. - Altération concernant le baptême et la sainte cène. - Luttes engagées dans l'Eglise. - Hérésies. - La pure croyance de l'Eglise triomphe. - Sectes.


Trois siècles ne s'étaient pas écoulés depuis la mort et la résurrection du Sauveur des hommes, que déjà la bonne nouvelle du salut qu'il nous a acquis avait été annoncée dans toutes les provinces de l'empire romain, et reçue avec joie par une partie considérable des populations. La foi en Jésus, Fils du Dieu vivant, était proclamée des rivages de la mer Rouge à ceux de l'Océan, des bords du Nil à ceux de l'Ebre, du Rhône, du Rhin, du Danube et de l'Euphrate, dans toutes les contrées que baignent les eaux de la Méditerranée, jusqu'au fond des vallées reculées des monts Ibériens, des Alpes, de l'Hémus et de l'Atlas, et surtout dans toutes les villes semées sur cet immense territoire.

Ce n'était pas sans lutte, ni sans souffrance pour ses sectateurs, que, la religion chrétienne s'était étendue de proche en proche. Ses progrès avaient successivement irrité et alarmé les amis des traditions nationales, des moeurs relâchées et du culte des faux dieux, ainsi que le gouvernement soupçonneux et tyrannique des empereurs romains. Les chrétiens, bientôt considérés comme les ennemis de leur patrie et comme des rebelles, avaient été exposés aux plus terribles persécutions. Le fer, le feu, des instruments de torture, et la dent des bêtes féroces dans les amphithéâtres en avaient moissonné des milliers et des centaines de milliers. Mais, comme le grain qui ne tombe en terre que pour se décupler, le sang des martyrs était devenu la semence de l'Eglise, la foi des confesseurs du nom de Christ parlait au coeur, et gagnait bien plus d'âmes à son service que la terreur des supplices n'en éloignait.
Durant ces trois premiers siècles, l'Eglise n'avait guère compté que des hommes persuadés de la vérité de ses dogmes, et honorant par une vie pure, sainte et dévouée, les vertus de celui qui les avait appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière. Le mépris et la haine, dont les chrétiens étaient l'objet de la part des païens, les préservaient en général de l'alliance pernicieuse des vicieux et des indifférents, et, rompant les liens qui auraient pu les attacher encore à un monde séducteur, purifiaient leur foi et les unissaient toujours plus entre eux et à leur Sauveur.

L'Eglise, dans sa constitution même, était, à peu de chose près, restée telle qu'au temps des apôtres. Tout fidèle était membre actif de l'assemblée, et celle-ci était dirigée par un ou plusieurs pasteurs, chargés en particulier de prêcher la Parole et de veiller sur les âmes. Le pasteur dune communauté chrétienne ou l'un d'eux, s'ils étaient plusieurs, portait aussi le nom particulier d'évêque, c'est-à-dire d'inspecteur, à cause de l'inspection qu'il devait exercer sur tous les membres de son troupeau et de l'influence qu'on accordait à sa piété et à son exemple. Mais, bien que cet honneur, dont l'évêque jouissait, l'exposât à plus de danger de la part des païens dans les persécutions, l'on put remarquer que plusieurs de ceux qui avaient reçu cette charge n'avaient pas échappé tout-à-fait aux séductions de l'orgueil et de l'ambition. Les pasteurs des Eglises un peu considérables avaient obtenu ou préféré de bonne heure le titre d'évêque à celui d'ancien, et s'étaient facilement arrogé une suprématie sur leurs collaborateurs dans l'oeuvre du ministère. A la fraternité des apôtres pour leurs compagnons d'oeuvre, d'un saint Paul pour Sylvain et Timothée, succéda bientôt une hiérarchie dangereuse. Cependant l'atteinte que cette tendance aurait pu porter à la liberté et à la fraternité chrétiennes, qui brillaient alors avec tant d'éclat, avait été considérablement diminuée par l'activité que la position difficile de l'Eglise, au milieu des païens, imposait à chaque fidèle.

Un autre danger intérieur avait aussi menacé l'Eglise dans sa constitution et sa vie, à cette époque cependant si bénie; savoir : la prééminence que les évêques d'Antioche, d'Alexandrie, de Carthage et de Rome, avaient acquise sur les autres évêques, et l'abus qu'ils avaient fait souvent de la déférence qui leur était accordée par honneur. L'évêque de Rome surtout avait plusieurs fois réclamé la préséance sur tous les autres évêques, et même aspiré à une certaine autorité en matière religieuse. Mais ces prétentions avaient rencontré de la résistance dans la rivalité des autres Eglises apostoliques ou métropolitaines, et dans l'indépendance de la vie chrétienne.

Le culte avait conservé sa simplicité des premiers temps.
Il avait lieu dans des édifices particuliers, et souvent en secret, ou dans des solitudes. Quelques temples avaient cependant été construits à la fin du IVème siècle. Des prières, des chants, la lecture et la prédication de la Parole de Dieu et la célébration de la cène étaient les actes ordinaires du service divin. Les chrétiens, témoins des pompes païennes, et ayant l'idolâtrie en abomination, avaient exclu des lieux de leurs réunions toute image, et de leur culte toute vaine cérémonie. Cependant quelques pratiques, comme l'emploi de vêtements blancs, l'onction et la présence de parrains, s'étaient introduites dans l'administration du baptême, et la sainte cène, célébrée en souvenir de ceux qui étaient morts au Seigneur et en signe de communion perpétuelle avec eux, avait quelquefois dégénéré en cérémonie à leur profit.

En ce qui concerne la doctrine, l'Eglise avait eu déjà de grandes luttes à soutenir au-dehors et au-dedans; au-dehors, contre les attaques des philosophes païens et de quelques juifs, et surtout au-dedans, contre les erreurs propagées souvent par des hommes pieux, mais dominés par quelque idée fixe, par quelque opinion particulière, non conforme à la vraie foi, selon la croyance de l'Eglise. De partisans isolés d'une doctrine nouvelle, ils étaient rapidement devenus chefs de secte par l'entraînement que leurs talents, leur persuasion, l'étrangeté même de leurs enseignements, opéraient sur les hommes dont la tournure d'esprit, la tendance ou les circonstances étaient semblables aux leurs. Des divergences de doctrines, les hérésies, la formation des sectes au sein de l'Eglise visible ne doivent pas étonner ceux qui savent qu'une imagination ardente, une raison orgueilleuse et des préoccupations particulières obscurcissent la vérité, et que la profession de l'Evangile n'a pas toujours guéri de ces dispositions malheureuses ceux qui, voulant être quelque chose, ne consentent pas à se regarder comme des pauvres en esprit. Ne nous étonnons donc point que l'Eglise chrétienne des trois premiers siècles ait eu à défendre la vérité contre des hérésies nées et soutenues dans son sein. Réjouissons-nous seulement de ses victoires; car, vivifiée d'en haut par son divin chef, à qui elle s'était adressée avec foi, dans ses douleurs et dans ses combats, comme dans ses jours de prospérité, elle avait retenu dans la foi et l'amour qui est en Jésus-Christ le modèle des saines doctrines; elle avait gardé le bon dépôt.

Le formalisme et l'ascétisme des ébionites, les efforts des gnostiques pour transporter l'âme agitée au-dessus des limites naturelles de ce monde, leur prétention de tout expliquer, et leurs spéculations ambitieuses avaient cédé, ainsi que le dualisme des manichéens, à la puissance de la foi simple en Jésus-Christ et de la vie chrétienne que celle-ci opère. Réduites à l'état de sectes, elles servirent a prémunir les fidèles contre les dangers des excursions de l'esprit hors des limites posées par la Parole écrite.

Table des matières

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CHAPITRE II.

ALTÉRATION DES DOCTRINES, DU CULTE ET DE LA VIE DE L'EGLISE DEPUIS CONSTANTIN.

Aperçu de l'état précédent de l'Eglise. - La paix dont elle jouit élargit la porte aux altérations. - Arianisme. - Pélagianisme - Luttes et fâcheuses conséquences. - La protection de Constantin accordée à l'Eglise paraît fâcheuse. - Fatale au clergé par le piège attaché aux richesses. - L'Eglise tombe sous la dépendance de l'empereur. - Il rehausse l'épiscopat. - Evêque de Rome. - Les païens en entrant en foule dans l'Eglise y apportent leurs superstitions. - Les cérémonies nouvelles s'affermissent avec l'invasion des Barbares. - L'autorité des saintes Ecritures affaiblie. - Les doctrines se modifient et s'altèrent, introduction de la messe et de plusieurs erreurs.


Les germes d'un grand nombre d'erreurs avaient pu être remarqués dans la période précédente, mais ils avaient été comprimés et arrêtés dans leur essor, d'un côté par l'abondance des plantes saines, vigoureuses et fructifiantes qui couvraient le sol de l'Eglise, de l'autre par le peu de place et de temps que les persécutions incessantes laissaient aux esprits étroits ou ambitieux pour former et propager leurs doctrines.

Mais un temps de paix extérieure étant venu pour l'Eglise, de nombreux avantages temporels lui ayant été accordés, la vie chrétienne, la saine doctrine et le service divin s'altérèrent. Arius, prêtre d'Alexandrie, vers l'an 318 à 321, émit un système de doctrine qui ébranle l'Evangile par sa base, en niant la divinité de Christ et en ne reconnaissant en lui que la première et la plus excellente des créatures de Dieu. Dès son origine, cette hérésie qui réduit la foi à fort peu de chose, et qui met à l'aise l'esprit humain, fut accueillie par plusieurs avec empressement. Condamnée au concile de Nicée, victorieuse sous Constance, combattue de nouveau et avec succès par la fidélité chrétienne, elle vit néanmoins ses principes adoptés par de nombreuses fractions de l'Eglise. Professée dans la suite par les Wisigoths, les Vandales, les Suèves et les Bourguignons, elle envahit l'Italie, la Grèce, la Gaule, l'Espagne et l'Afrique.

A côté de beaucoup d'autres erreurs, qu'on ne peut mentionner ici, en surgit une, l'an 412, dont les effets ne furent pas moins funestes que ceux de l'arianisme. C'est la doctrine de Pélage, moine breton, sur le libre arbitre, accordant à tout homme la liberté de se déterminer pour le bien aussi facilement que pour le mal, et ne voyant dans l'empire du péché qu'une habitude à laquelle la volonté peut se soustraire. Doctrine qui, en élevant les forces de l'homme, et en niant son incapacité pour le salut, anéantit, ou du moins affaiblit considérablement le dogme de la rédemption par Jésus-Christ, méconnaît la régénération et présente sous un faux jour la sanctification. Ce système, un peu adouci et coloré d'une apparence plus chrétienne, trouva bien des partisans, malgré la puissance de foi avec laquelle Augustin, évêque d'Hippone, le combattit, et le mérite des oeuvres qu'il favorisait se glissa insensiblement dans les doctrines d'un grand nombre d'Eglises, surtout en Orient et en France.

Des discussions sans fin, des luttes déplorables, dans la plupart des Eglises et entre les diverses Eglises, furent le résultat de toutes les doctrines nouvelles. Est-il besoin d'ajouter que la vraie foi déchut nécessairement et apparut toujours moins vive et surtout toujours plus rare.

Un grand événement influa puissamment sur les destinées de l'Eglise, c'est la protection qu'un empereur, Constantin-le-Grand, accorda aux chrétiens et la position qu'il fit au christianisme, soit en le substituant au paganisme, soit en le déclarant religion de l'Etat. Si certains avantages, tels que la liberté du culte et le repos ont été dès-lors acquis aux chrétiens, on ne saurait cependant nier que de grands maux n'en aient été la conséquence.

Favorisés par l'empereur, mis en possession des temples païens, des honneurs accordés précédemment aux prêtres idolâtres et de leur crédit, comblés de richesses, les évêques furent bientôt exposés à toutes les tentations de l'ambition, de l'amour du monde et de l'autorité. Chaque fonctionnaire de l'Eglise, suivant leurs traces, vit sa considération s'accroître par les avantages extérieurs qui lui étaient faits, et comme ses chefs, il songea à en jouir. La distinction entre les ecclésiastiques et les simples membres de rassemblée s'établit toujours plus. Les dignitaires adoptèrent un costume particulier. La simplicité et l'humilité cédèrent la place à la vanité, à l'ambition et à l'orgueil. La carrière ecclésiastique fat suivie par un grand nombre, en vue des avantages terrestres qui y étaient attachés (1).

Un autre mal bien grand aussi, qui résulta de la nouvelle position faite à l'Eglise par la protection de l'empereur, fût cette protection même. Car, accepter un protecteur, c'est reconnaître la dépendance où l'on est de lui (2). on croit avoir gagné un appui et l'on s'est courbé sous le joug. L'Eglise chrétienne s'en aperçut bientôt. Les empereurs intervinrent dans le choix des évêques des métropoles, s'assurèrent leur soumission, et plus d'une fois, par le nombre de leurs créatures, influèrent sur les décisions des conciles.

En retour des avantages que les empereurs retiraient de la soumission des évêques de Rome, on les vit soutenir les prétentions de ceux-ci à la prééminence sur tous les autres évêques et leur faciliter la victoire. Par leur concours, les évêques de Rome se firent reconnaître leur titre et leur prétention de papes ou de pères des chrétiens.

Le culte se ressentit aussi de cette substitution du christianisme au paganisme comme religion de l'Etat. Le peuple idolâtre qui, cédant à la force des choses, avait fait profession de l'Evangile, avait apporté dans l'Eglise ses superstitions avec lui. On crut devoir lui concéder quelque chose. On orna les temples; on revint à la magnificence et à la pompe des anciens cultes lévitique et païen, auxquels on emprunta des emblèmes, des images, des statues, des costumes, des autels, des vases sacrés et des cérémonies (3).

Avec les invasions des Barbares, se consolida toujours davantage ce culte cérémoniel. On crut que ces peuples ignorants et grossiers, la terreur de la civilisation, et aussi nombreux que les arbres des forêts, ne pourraient être adoucis par la prédication de l'Evangile, et que le seul moyen pacifique de leur en imposer et de les émouvoir était l'éclat des cérémonies d'un culte pompeux.

Une fois sur cette voie, sous l'empire de toutes ces causes réunies, dans un temps de troubles politiques qui paralysaient la réflexion et l'action du nombre toujours petit des hommes pieux, s'affermit et se développa ce culte idolâtre qui a envahi l'Eglise latine ou romaine et s'est perpétué jusqu'à aujourd'hui.

L'autorité de la sainte Ecriture fat affaiblie par l'intrusion des livres apocryphes dans le canon des écrits inspirés, par la considération et la valeur croissante que l'on accorda aux opinions des pères de l'Eglise, ou anciens écrivains ecclésiastiques, par les prétentions des conciles à fixer le sens du texte sacré d'une manière exclusive., et enfin par l'usurpation du pouvoir spirituel par les papes, en leur prétendue qualité de successeurs de saint Pierre et de saint Paul.

Les bases de la foi étant déplacées, les doctrines de l'Eglise se modifièrent toujours plus et un culte arbitraire succéda au service en esprit et en vérité. L'histoire de ces changements ne nous occupera pas; ils n'appartiennent qu'indirectement à notre récit, savoir par la résistance que les fidèles y opposèrent. Il suffira donc, pour l'intelligence des événements subséquents, de rappeler que le culte des images fut généralement introduit et devint une partie essentielle de la religion romaine. La messe, destinée à rappeler le sacrifice du Sauveur, devint peu à peu elle-même au prétendu sacrifice, mais non sanglant, du corps de Christ pour la rémission des péchés des vivants et des morts. Vingt papes peut-être ont élaboré le canon de la messe, et imaginé quelques formes nouvelles, quelques adjonctions à son cérémonial. Une fois en si bon chemin, pourquoi se serait-on arrêté? On inventa le purgatoire, les indulgences, les pénitences de commande, les vigiles, les longs jeûnes, le carême, les dispenses, la confession auriculaire, l'extrême-onction, l'absolution et les messes pour les morts; tout autant de moyens d'enlacer les âmes et de les maintenir dans une funeste sécurité, aussi bien que d'attirer à l'Eglise une autorité effrayante et des richesses sans bornes.

Enfin, par la doctrine de la présence réelle de Jésus-Christ dans le sacrement de la cène et l'adoration de l'hostie, l'Eglise retomba dans l'idolâtrie. Formée des débris du formalisme juif, des superstitions du paganisme, de lambeaux défigurés de l'Evangile et des spéculations ou rêveries humaines, l'Eglise latine catholique, apostolique et romaine a été en laborieux travail d'enfantement durant dix à douze siècles pour rassembler, coordonner, raccommoder et assujettir cette bigarrure et cette variété, qu'elle a décorée de la qualification prétentieuse d'une et infaillible.

Table des matières

Page précédente: ÉTAT DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE A L'AVÈNEMENT DE CONSTANTIN AU TRÔNE IMPÉRIAL.

Page suivante: RÉSISTANCE QUE LES DOCTRINES ET LES CÉRÉMONIES NOUVELLES RENCONTRENT DANS L'ÉGLISE.

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(1) Pour comprendre comment la puissance de l'épiscopat s'est établie et ancrée, et comment a pu s'organiser la hiérarchie telle qu'elle est dans l'Eglise catholique romaine, il faut lire le comte Beugnot ou le comte A. de Saint-Priest, qui expliquent comment, après le patronage accordé à l'Eglise par Constantin, le patriciat romain a peu à peu envahi l'épiscopat, a ainsi affermi sa prééminence dans l'Eglise et dans l'Etat, et a jeté les fondements de la hiérarchie catholique. (V. Semeur, t. XIV, No 33, p. 258 à 261.)

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(2) Un autre mal très-funeste attaché à une telle protection, c'est qu'on est entraîné à protéger par les armes charnelles ce qui est entièrement du ressort des armes spirituelles, comme la foi, etc.

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(3) La croix adoptée pour étendard devint promptement un objet de culte, comme l'était pour le soldat romain son drapeau.

 

CHAPITRE III.

RÉSISTANCE QUE LES DOCTRINES ET LES CÉRÉMONIES NOUVELLES RENCONTRENT DANS L'ÉGLISE.

Cette résistance se manifeste. - D'où part cette résistance. - Signalée par le pape Célestin dans les Gaules. - Se montre en Lombardie à l'occasion de Vigilance. - Continue en France sous Serenus. - En Germanie. - Epître de Zacharie sur ce point. - Réflexions. - Opposition contre les images sous Charlemagne. - Épiscopat de Claude de Turin. - Notice sur Claude de Turin. - Passages de ses écrits. - Nature du ministère de Claude de Turin. - Effets de ce ministère pour les Vallées Vaudoises. - Considérations. à l'appui. - Témoignages.


L'Église chrétienne n'abandonna pas le droit sentier de la saine doctrine, la pureté et la simplicité de la vie cachée avec Christ, sans une longue résistance de la partie saine de ses membres. Qui racontera tous les efforts faits pour détourner un si grand malheur? Qui dira tout ce qui fut tenté pour empêcher un tel naufrage, pour arrêter une si grande ruine? Les documents sur ce point arrivés jusqu'à nous sont peu nombreux. Ils ne nous sont parvenus que par l'entremise du parti vainqueur. Nous sommes réduits à glaner dans son champ les quelques épis qu'il n'a pu soustraire à nos regards. Et souvent, nous devons l'avouer, nous ne trouvons qu'une place vide, où nous eussions aimé à recueillir une gerbe.

La résistance aux envahissements des erreurs de tout genre, partit souvent des rangs supérieurs de l'Église, mais plus souvent encore des rangs inférieurs. On la vit se former dans, des assemblées d'évêques, comme aussi dans le sein des congrégations et dans le coeur de simples prêtres ou d'humbles fidèles.
Le pape Célestin I, écrivant aux évêques des provinces Viennoise et Narbonnaise dans les Gaules, entre l'an 423 et 432, se plaint à eux de la permission qu'ils accordaient à des prêtres étrangers de prêcher à leur gré et d'agiter des questions indisciplinées qui amenaient des discussions dans l'Église (1). Il affecte de ne pas préciser l'objet de sa plainte. Cependant la fin de sa lettre fait comprendre qu'il est question des saints, et que les prédicateurs qu'il a en vue ne sont pas favorables aux erreurs propagées sur cette doctrine. Voici ses expressions: « Cependant, dit-il, nous ne devons pas nous » étonner s'ils osent de telles choses envers les vivants, » ceux qui s'efforcent de détruire la mémoire de nos frères maintenant dans le repos. » De ce fait on peut conclure, il nous semble, que les Églises des Gaules n'étaient pas alors favorables aux images et à l'invocation des saints, et qu'un nombre considérable de prêtres résistaient courageusement à l'envahissement de cette fausse doctrine. (Delectus Actorum, etc., t. 1, p. 177-178.)
Vers ce même temps, à la fin du IVe siècle, un nouveau fait, en confirmant l'état de l'Église des Gaules, nous apprend que la Lombardie avait aussi ses fidèles opposés à la cause des images et aux autres nouveautés. Vigilance, homme instruit, quoique saint Jérôme avance le contraire, originaire de Comminge en Aquitaine, était prêtre et en avait exercé les fonctions à Barcelone ou dans le voisinage. Ayant fait un en Orient, il s'y trouva en présence de saint Jérôme, solitaire célèbre. Ce fut vainement que le cénobite essaya de convaincre Vigilance et de lui taire approuver ses opinions sur les reliques, les saints, les images, les prières qu'on leur adressait, les cierges que l'on tenait allumés sur les tombeaux, les pèlerinages, les jeûnes, le célibat des prêtres, la vie solitaire, etc., Vigilance resta inébranlable. Il paraît qu'à son retour, ce prêtre opposé aux nouvelles doctrines se fixa en Lombardie, on pourrait même croire vers les Alpes Cottiennes (2), où il trouva un refuge. C'est saint Jérôme lui-même qui nous l'apprend dans une de ses lettres à Ripaire. « J'ai vu, dit-il, il y a quelque temps, ce monstre appelé, Vigilance. J'ai voulu, par des passages des saintes Ecritures, enchaîner ce furibond, comme avec les liens que conseille Hippocrate mais il est parti, il s'est retiré, il s'est précipité, il s'est évadé, et depuis l'espace qui est entre les Alpes où a régné Cottus et les flots de l'Adriatique, il a crié jusqu'à moi, O crime! il a trouvé des évêques complices de sa scélératesse. » (Hieronimus ad Riparium, contra Vigilantium, t. II, p. 158, etc.)

On le voit par ce passage, les évêques de la Lombardie avaient approuvé Vigilance, et, comme lui, s'opposaient à l'introduction des erreurs mentionnées plus haut. En Lombardie, il le paraît, des Églises nombreuses avaient donc conservé plus ou moins la saine doctrine.

La longue et persévérante résistance d'une partie de l'Eglise aux empiétements des erreurs de l'Eglise romaine est si peu douteuse, que nous voyons, à la fin du VI" siècle, Serenus, évêque de Marseille, bannir avec succès les images de son diocèse. Nous l'apprenons par une lettre de Grégoire-le-Grand, qui fût pape de l'an 590 à l'an 604: « Nous avons appris, lui écrit-il, qu'animé d'un zèle inconsidéré, vous avez brisé les images des saints, sous le prétexte qu'on ne devait pas les adorer. A la vérité, nous vous aurions entièrement approuvé, si vous aviez défendu de les adorer; mais nous vous blâmons de les avoir brisées.... Car autre chose est adorer une peinture, et autre d'apprendre par l'histoire de cette peinture ce qu'il faut adorer. » (Delectus Act., etc., t. I, p. 443.)

Cette lettre montre que non-seulement le culte des images, et par conséquent bien d'autres altérations de la saine doctrine, n'avaient pas encore entièrement envahi l'Église, mais encore que les papes pieux hésitaient à les recommander sous leur forme la plus blâmable.

Vers le milieu du VIIIe siècle, la lutte de la fidélité contre les erreurs dure encore. Nous la voyons s'élever entre des prélats français et Boniface, apôtre de la Germanie. Claude Clément, Sidonius, Virgilius, Samson, et Aldebert à leur tête, reprochaient à Boniface de répandre les erreurs suivantes: le célibat des prêtres, le culte des reliques, l'adoration des images, la suprématie des papes, les messes pour les morts, le purgatoire, etc. Pour cette raison, les auteurs catholiques romains les accusent d'hérésie, et reprochent surtout à Aldebert d'avoir blâmé comme inutiles l'imposition des mains, les signes de croix et d'autres cérémonies déjà reçues alors dans le baptême.

L'épître Xe du pape Zacharie à Boniface est trop précise sur l'existence dans l'Eglise d'une forte opposition aux envahissements du culte romain, et même sur celle d'un culte chrétien différent et plus évangélique, pour que nous ne la citions pas ici.

«Quant aux prêtres, y est-il dit, que votre fraternité rapporte avoir trouvés, qui sont en plus grand nombre que les catholiques, qui sont errants, déguisés sous le nom d'évêques ou de prêtres, non ordonnés par des évêques catholiques, qui se jouent du peuple, confondent les ministères de l'Eglise et les troublent. hommes faux, vagabonds, adultères, homicides, efféminés, sacrilèges, hypocrites, la plupart esclaves tonsurés qui ont fui leurs maîtres, serviteurs du diable transformés en ministres de Christ, qui vivent à leur propre gré, étant sans évêques, ayant leurs partisans pour défenseurs contre les évêques, afin qu'ils n'attaquent pas leurs moeurs criminelles, qui assemblent séparément un peuple complice, et exercent leur ministère erroné, non dans une église catholique, mais dans des lieux sauvages, dans les celliers des campagnards, où leur maladroite folie peut être cachée aux évêques.»

(Sacrô-sancta Concilia... studio Ph. LABEI, etc., t. VI col. 1519.)
Nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire de laver les prêtres dont il est ici question des accusations d'adultère et d'homicide, de sacrilège et d'hypocrisie; chacun sait que les écrivains de l'Église romaine n'ont jamais épargné, les épithètes injurieuses et les calomnies lorsqu'il était question de ses adversaires. Il nous suffit d'avoir signalé au VIIIe siècle, par la lettre même d'un pape, l'existence de prêtres et de chrétiens réunis en assemblées religieuses, et non soumis au joug de Rome.

Nous devons aussi mentionner la vive opposition que les décisions du second concile de Nicée, de l'an 787, favorables au culte des images, rencontrèrent dans les états de Charlemagne. Ces décisions, et d'autres encore sur le signe de la croix, furent repoussées par le concile de Francfort, l'an 794 malgré les représentations des légats du pape. Les prélats du second concile de Nicée ayant anathématisé ceux qui n'adoraient pas les images, Charlemagne fit observer qu'ils avaient par là anathématisé et déclaré hérétiques leurs propres pères, et qu'ayant été consacrés par eux, leur consécration était donc nulle; qu'ainsi, ils n'étaient pas de vrais prêtres. (DUPIN, Nouv. Bibl., etc., t. V, p. 148.)

Un des faits les plus saillants de la résistance de l'Église fidèle à l'envahissement des erreurs, dont Rome fut le centre, est l'épiscopat de Claude de Turin. C'est un fanal qui éclaire la nuit de ces temps reculés et qui reflète au loin sa vive et belle lumière. A sa clarté, nous entrevoyons dans le lointain ces Vallées Vaudoises, où la flamme sacrée de l'Évangile que Claude de Turin avait ravivée et entretenue continuera à purifier les coeurs, alors que l'humide brouillard de l'hérésie romaine l'aura éteinte dans la plaine.

Claude (3), d'abord chapelain de Louis-le-Débonnaire, déjà du vivant de Charlemagne, fut nommé par le premier de ces princes évêque de Turin, vers l'an 822, sous le pontificat de Pascal I, qui mourut le 13 mai 824, et administra le diocèse jusqu'en 839, époque. de sa mort, à ce que l'on croit. Prédicateur éloquent et versé dans la connaissance de la Parole de Dieu, il exerça un ministère actif et fructueux durant dix-sept années, et, ce qui est le caractère le plus apparent de son oeuvre, il fit disparaître des basiliques toutes les images. Miné par les partisans de ce culte inconnu à la primitive Eglise, il écrivit quelques livres pour répondre aux adversaires du dehors. Ces écrits sont perdus, à l'exception des lambeaux que Jonas d'Orléans, son adversaire, nous en a conservés. Bien qu'incomplets, et mutilés ils restent un éclatant témoignage de la doctrine prêchée durant dix-sept, ans, dans les mêmes contrées où nous la trouverons plus tard professée par les Vaudois. Les passages que nous allons en citer prouveront que Jonas d'Orléans ne faisait pas une trop grande concession, en avouant que Claude de Turin avait quelque connaissance des saintes Ecritures.

L'écrit de Claude de Turin que Jonas d'Orléans nous a conservé, ainsi que Dungal, est intitulé : Réponse apologétique de Claude, évêque, à l'abbé Théodémir.

« J'ai reçu, écrit-il, par un certain porteur (4) campagnard, ta lettre pleine de babil et de sottises avec les additions dans lesquelles tu déclares que tu as été troublé, en quelque sorte, de ce que le bruit s'est répandu, à ma honte, depuis l'Italie dans toutes les Gaules, jusqu'en Espagne, que je prêche pour former une nouvelle secte, contre la règle de la foi catholique, ce qui est entièrement faux; et ce n'est pas merveille, si les membres de Satan parlent de moi de la sorte, puisqu'ils ont appelé notre chef séducteur et démoniaque. Car je n'enseigne point une nouvelle secte, moi qui reste dans l'unité (de l'Eglise) et qui proclame la vérité. Mais, autant qu'il a dépendu de moi, j'ai étouffé les sectes, les schismes, les superstitions et les hérésies, et je les ai combattus, écrasés, renversés, et, Dieu aidant, je ne cesse de les renverser autant qu'il dépend de moi. Depuis que, malgré moi, je me suis chargé du fardeau de l'épiscopat, et, que, envoyé par le pieux Louis, fils de la sainte Eglise de Dieu, je suis arrivé en Italie, j'ai trouvé à Turin toutes les basiliques remplies de souillures dignes d'anathème et d'images, contrairement à l'ordre de la vérité; et, comme tout ce que les autres adoraient, seul je l'ai renversé, c'est aussi sur moi seul qu'on s'est acharné. C'est pour cela que tous ont ouvert leur bouche pour me calomnier; et, si le Seigneur ne m'eût été en aide, ils m'auraient peut-être dévoré vif. Ce qui est dit clairement: Tu ne le feras aucune ressemblance des choses qui sont au ciel, ni sur la terre, etc., s'entend non-seulement de la ressemblance des dieux étrangers mais aussi des créatures célestes et de ce que l'esprit humain a pu inventer en l'honneur du Créateur.
Nous ne prétendons pas, disent ceux contre qui nous défendons l'Eglise, nous ne prétendons pas que l'image que nous adorons ait quelque chose de divin, mais nous l'adorons avec le respect qui est dû à celui qu'elles représentent. A quoi nous répondons : que si les images des saints sont adorées d'un culte diabolique, mes adversaires n'ont pas abandonné les idoles, ils n'ont fait qu'en changer le nom. Si donc tu écris ou peins sur les murs les images de Pierre, de Paul, de Jupiter, de Saturne ou de Mercure, ce ne sont ni des dieux, ni des apôtres; ni les uns ni les autres ne sont des hommes; le nom est changé, mais l'erreur reste et demeure à toujours, en ce sens qu'ils ont une image de dieu privée de vie et de raison, au lieu d'images d'animaux, ou, ce qui est plus exact, au lieu de pierre et de bois.

On doit donc bien considérer que, s'il ne faut ni adorer ni servir les oeuvres de la main de Dieu, à bien plus forte raison on ne doit ni adorer ni servir les oeuvres de la main des hommes, pas même de l'adoration due à ceux qu'on prétend qu'elles représentent. Car si l'image que tu adores n'est pas Dieu, tu ne dois nullement l'adorer de l'adoration offerte à des saints, qui ne s'arrogent point du tout les honneurs divins.

Il faut donc bien retenir ceci, c'est que tous ceux qui accordent les honneurs divins, non-seulement à des images visibles, mais à une créature quelconque, qu'elle soit céleste ou terrestre, spirituelle, ou corporelle, et qui attendent d'elle le salut qui vient de Dieu seul, sont de ceux dont parle l'Apôtre quand il dit : Ils ont servi la créature plutôt que le Créateur.

Pourquoi t'humilies-tu et t'inclines-tu devant de vaines images ? Pourquoi courbes-tu ton corps devant des simulacres insensés, terrestres, esclaves ? Dieu t'a créé droit, et tandis que les animaux sont penchés vers la terre, il veut que tu élèves tes yeux au ciel et que tu portes tes regards vers le Seigneur. C'est là qu'il faut regarder; c'est là qu'il faut lever les yeux. C'est en haut qu'il faut chercher Dieu, pour apprendre à se passer de la terre. Élève donc ton coeur au ciel; pourquoi t'étendre dans la poussière de la mort avec l'image insensible que tu sers? Pourquoi te livrer au diable pour elle et avec elle? Garde l'élévation où tu es né; maintiens-toi tel que Dieu t'a fait.

Mais voici ce que disent les misérables sectateurs de la fausse religion et de la superstition. C'est en mémoire de notre Sauveur, que nous servons, honorons et adorons la croix peinte ou érigée en son honneur. Rien ne leur agrée donc en notre Sauveur que ce qui a plu même aux impies, l'opprobre de sa passion et l'ignominie de sa mort. Ils croient de lui ce qu'en croient les méchants, tant juifs que païens, qui rejettent sa résurrection et ne savent le considérer que comme torturé, et qui dans leur coeur le regardent toujours dans l'agonie de la passion, sans penser à ce que dit l'Apôtre, et sans comprendre cette parole : Nous avions connu Christ selon la chair, mais maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière.

Voici ce qu'il faut répondre à ces gens-là. Que s'ils veulent adorer tout bois taillé en forme de croix, parce que Christ a été suspendu à la croix, il y a bien d'autres choses que Christ a faites pendant qu'il était dans sa chair et qu'ils feront mieux d'adorer.

En effet, à peine est-il resté six heures suspendu à la croix, tandis qu'il a passé neuf mois dans le sein d'une vierge; adorons donc les vierges, parce que c'est une vierge qui a donné le jour à Jésus-Christ. Adorons les crèches, puisque d'abord après sa naissance il fut couché dans une crèche. Adorons de vieux haillons, puisqu'il fut emmailloté dans des haillons. Adorons les navires, puisqu'il navigua souvent, qu'il enseigna les troupes du haut d'une barque, qu'il dormit sur une barque, et que ce fut d'une barque qu'il ordonna de jeter le filet, lors de la pêche miraculeuse. Adorons les ânes, puisqu'il entra à Jérusalem monté sur un âne. Adorons les agneaux, puisqu'il est écrit de lui: Voici l'Agneau de Dieu qui Ote les péchés du monde. Mais ces fauteurs de dogmes pervers veulent dévorer les agneaux vivants et les adorer peints sur les murailles. Adorons les lions, car il est écrit de lui : Le lion de Juda, race de David, a vaincu. - Adorons les pierres, puisque, descendu de la croix, il a été placé dans un sépulcre de pierre, et que l'Apôtre dit de lui: Or, ce rocher était Christ. Mais Christ est appelé rocher, agneau, lion, figurément et non dans le sens propre. Adorons les épines des buissons, puisque c'est de là que vint la couronne d'épines placée sur sa tête, au temps de sa passion. Adorons les roseaux, puisqu'ils fournirent aux soldats un instrument pour le frapper. Enfin, adorons les lances, puisque l'un des soldats le frappa dune lance au côté, et, qu'il en sortit du sang et de l'eau.

Tout cela est ridicule ; il vaudrait mieux le déplorer que l'écrire. Contre des sots nous sommes contraint d'avancer des sottises, et de lancer contre des coeurs de pierre, non pas les traits ou les maximes de la Parole, mais des projectiles de pierre. Convertissez-vous, prévaricateurs, qui vous êtes retirés de la vérité, et qui aimez la vanité, et qui êtes devenus vains, qui crucifiez de nouveau le Fils de Dieu et l'exposez à l'ignominie, qui avez rendu ainsi une foule d'âmes complices des démons, et qui, les éloignant de leur Créateur, au moyen des sacrilèges détestables de vos images, les avez abattues et précipitées dans la damnation éternelle.

Dieu commande une chose, et ces gens en font une autre. Dieu commande de porter la croix, et non pas de l'adorer. Ceux-ci veulent l'adorer, et ne la portent ni corporellement ni spirituellement. Servir Dieu de cette manière,c'est s'éloigner de lui. Il a dit lui-même : Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive, sans doute parce que celui qui ne renonce pas à soi-même ne s'approche pas de celui qui est au-dessus de lui, et qu'il ne peut saisir ce qui se passe, s'il n'a appris de bonne heure à le connaître.

Quant à ce que tu me reproches que j'empêche le monde de courir en pèlerinage à Rome pour y faire pénitence, tu ne dis pas la vérité. En effet, je n'approuve pas le voyage, parce que je sais qu'il ne nuit pas à tous et qu'il n'est pas utile à tous; qu'il ne profite pas à tous et qu'il n'est pas dommageable à tous. Je veux premièrement te demander à toi-même, si tu reconnais que c'est faire pénitence que d'aller à Rome, pourquoi depuis si longtemps as-tu damné tant d'âmes que tu as retenues dans ton monastère et que tu y as même reçues pour y faire pénitence, les ayant obligées à te servir, au lien de les envoyer à Rome ? Tu prétends en effet posséder cent quarante moines, qui se sont tous rendus auprès de toi pour faire pénitence, qui se sont livres au monastère, et à aucun desquels tu n'as permis d'aller à Rome. S'il en est ainsi, qu'aller à Rome soit faire pénitence, et que cependant tu les empêches, que diras-tu contre cette déclaration du Seigneur: Que celui qui aura mis achoppement à l'un de ces petits, il voudrait mieux qu'une meule de moulin lui fût pendue au col et qu'il fut jeté au fond de la mer. Il n'y a aucun scandale plus grand que d'empêcher un homme de suivre un chemin qui pourra conduire ait bonheur éternel.

Nous savons bien' que cette sentence de l'Evangile est très-mal entendue : Tu es Pierre et sur cette pierre j'édifierai mon Eglise, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux. C'est en vertu de ces paroles du Seigneur qu'une tourbe ignorante, négligeant toute intelligence spirituelle, tient à se rendre à Rome pour acquérir la vie éternelle. Celui qui entend convenablement les clefs du royaume des cieux ne recherche pas une intercession locale de saint Pierre. En effet, si nous examinons la valeur des paroles du Seigneur, il n'a pas été dit à saint Pierre seul Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. En effet, ce ministère appartient à tous les vrais surveillants et pasteurs de l'Eglise, qui l'exercent tandis qu'ils sont en ce monde; et quand ils ont payé la dette de la mort, d'autres succèdent à leur place et jouissent de la même autorité et puissance. Tu ajoutes encore l'exemple de David : Au lieu de tes pères, il t'est né des fils, et tu les établiras princes sur toute la terre.

Revenez, aveugles, à votre lumière. Revenez à celui qui illumine tout homme venant au monde. Cette lumière luit dans les ténèbres (5), et les ténèbres ne font point comprise. Tous tant que vous êtes, qui, ne voyant pas ou ne regardant pas cette lumière, marchez dans les ténèbres et ne savez où vous allez, parce que les ténèbres ont aveuglé vos yeux, écoutez; insensés, qui en allant à Rome, cherchez l'intercession de l'Apôtre, écoutez, ce que dit entre autres saint Augustin, au livre IX de la Trinité: Viens avec moi, et considère pourquoi nous aimons l'Apôtre : Est-ce à cause de sa figure humaine que nous connaissons fort bien? Est-ce parce que nous croyons qu'il a été homme? Non certes, autrement nous n'aurions plus rien à aimer, puisque cet homme-là n'existe plus; son, âme a quitté son corps. Mais nous croyons que ce que nous aimons en lui vit encore maintenant. Si le fidèle doit croire Dieu quand il promet, combien plus quand il jure et dit : Que s'il y avait au milieu de cette ville-là Noé, Daniel et Job, c'est-à-dire, si les saints que vous invoquez étaient remplis d'une sainteté, d'un mérite et d'une justice aussi grande que ceux-là, ils ne délivreraient ni fils ni fille. Et c'est à cette fin qu'il l'a déclaré; savoir, afin que nul ne mette sa confiance ni dans les mérites, ni dans l'intercession des saints, parce que s'il ne persévère dans la foi, dans la justice, dans la vérité où ils ont persévéré, et par laquelle ils ont plu à Dieu, il ne pourra être sauvé. Quant à vous, qui cherchez l'intercession de l'Apôtre en allant à Rome, écoutez ce que dit contre vous saint Augustin, si souvent cité (6) : Ecoutez ceci, peuples pervers, fous que vous êtes; devenez une fois avisés : Celui qui a planté l'oreille n'entendra-t-il point? Celui qui a formé l'oeil ne verra-t-il point? Celui qui châtie les nations, Celui qui donne à l'homme la science, ne reprendra-t-il point?

La cinquième chose que tu ma reproches, c'est qu'il te déplaît que dominus Apostolicus (monsieur l'Apostolique) se soit indigné contre moi (tu parles ainsi du défunt évêque de Rome, Pascal), et qu'il m'ait honoré de ma charge. Mais puisque apostolique veut en quelque sorte dire gardien d'apôtre, il ne faut certes pas appeler apostolique celui qui est assis dans la chaire de l'Apôtre, mais celui qui remplit les fonctions d'apôtre. Quant à ceux qui occupent cette chaire sans en remplir les devoirs, le Seigneur a dit : Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse; observez et faites ce qu'ils vous diront - mais ne faites pas comme ils font, parce qu'ils disent et ne font pas. » (Matth., XXIII, v. 2, 3. - Voir Maxima Bibliotheca, P. P., t. XVI, col. 139 - 169 et suiv.)

La lecture attentive de cette lettre montre avec évidence le caractère chrétien et éminemment évangélique de Claude de Turin. On y voit que la source où il puise son courage et sa fidélité est la Parole de Dieu, et l'on peut conclure de l'emploi continuel qu'il fait de l'Ecriture dans ses écrits, qu'il l'a prêchée (7) et répandue dans son diocèse; qu'il a dû donner un élan nouveau a l'étude des saintes lettres, - exciter les ministres de la religion à n'enseigner que ce qu'elles contiennent, et conduire les brebis confiées à ses soins au seul Berger céleste qui puisse les paître et les sauver éternellement.

Il est facile de se figurer l'immense influence qu'a dû exercer un tel homme durant un épiscopat de dix-sept ans environ. Et lors même qu'on réussirait à prouver, ce qui n'est pas possible, que son oeuvre a été isolée, sans antécédents, sans conséquences ultérieures remarquables; si l'on démontrait que les évêques qui le suivirent ont tous travaillé à la détruire, il n'en demeurerait pas moins certain qu'elle a eu lieu, et il resterait toujours la possibilité, bien plus la probabilité, qu'elle se sera perpétuée après lui dans bien des coeurs, tout au moins dans quelqu'une des parties de son vaste diocèse, dans les vallées des Alpes Vaudoises, par exemple, moins exposées que la plaine au brusque envahissement de l'autorité des papes.

Mais cette supposition extrême d'un ministère insolite n'est ni vraie ni soutenable. Claude de Turin n'a pas été un novateur. Son oeuvre n'a pas été isolée. Tout ce que nous avons rapporté de la résistance de l'Eglise fidèle le prouve. C'était déjà dans ces mêmes contrées, on dans les contrées voisines, que Vigilance avait trouvé un refuge auprès d'évêques professant comme lui une doctrine opposée au culte des images et des saints, aux cérémonies sur les tombeaux, aux pèlerinages, aux jeûnes, au célibat des prêtres et à la vie monastique. N'oublions pas que Serenus, de l'autre côté des Alpes, au commencement du Vlle siècle, avait accompli une oeuvre pareille à celle de Claude de Turin, dans le diocèse de Marseille; qu'au Vllle siècle, de, nombreux prélats français s'étaient opposés à l'introduction des mêmes erreurs et aux altérations de doctrine que Boniface prêchait. Enfin, nous avons rappelé que la majorité des évêques des vastes états de Charlemagne dont Turin et le Piémont faisaient partie, avaient résisté, dans le concile de Francfort, l'an 794, aux sollicitations, aux prières et aux ordres des légats du pape, et rejeté le même culte des images que Claude de Turin bannit de son diocèse (8).

Non, l'oeuvre de ce pieux évêque n'a pas été isolée. Eu ces temps-là, la lutte contre les erreurs de Rome se continuait avec vigueur dans diverses contrées, et si les partisans du culte des images avaient quelquefois la victoire, comme il paraît qu'ils l'avaient eue sous l'épiscopat du prédécesseur de Claude de Turin, c'était pour se la voir bientôt disputée de nouveau et, souvent enlevée. Le père Pagi lui-même, dans son Abrégé d'Histoire chronologique, critique, etc., citant Denys de Padoue, après avoir fait quelques aveux assez curieux sur l'introduction des images (9) et sur les prétendus motifs qui la justifient aux yeux des catholiques romains, reconnaît : « Qu'il n'est nullement constaté que cela (cette introduction) ait eu lieu partout, ni de la même manière - mais que cela se fit ici plus tôt, là plus tard, selon la portée et le naturel des peuples, et selon que ceux qui les dirigeaient le jugeaient convenable (expedire judicabant).
(V. Beviarium hisiorico-chronologicum, etc., R. P. PAGI, 1, P. 521 à P. 524. - § XXII.)

Mais les paroles mêmes de Claude, dans sa lettre à l'abbé Théodémir, nous font voir avec clarté que l'évêque de Turin a continué une oeuvre commencée : « Je n'enseigne point une nouvelle secte, écrit-il, moi qui reste dans l'unité et qui proclame la vérité. Mais, autant qu'il a dépendu de moi, J'ai étouffé les sectes, les schismes, les superstitions et les hérésies, et je les ai combattus, écrasés, renversés, et, Dieu aidant, je ne cesse de les renverser autant qu'il dépend de moi. » Qui ne voit, qu'en s'opposant dans son diocèse au culte des images, Claude de Turin a estimé demeurer dans l'unité, défendre la vérité, la vérité encore connue et encore vénérée ? Qui ne voit qu'en réformant des abus déjà introduits, Claude de Turin a voulu réprimer une secte, envahissante peut-être, mais enfin une secte, combattre un schisme, arrêter des superstitions et une hérésie?

La vigueur des expressions que Claude de Turin emploie pour désigner les partisans du culte des images, et l'énergie de ses remontrances, nous montrent aussi un homme qui attaque l'ennemi, plutôt qu'il ne se défend, tant il se sent lui-même à l'abri du danger par la force même de sa position. Le dédain avec lequel il parle des prétentions de Rome et du pape (10) lui-même, qu'il compare aux scribes et aux pharisiens assis dans la chaire de Moïse, ne nous donne pas seulement à connaître la mesure de son courage, mais aussi celle de sa force.

Enfin, ce qui achève de démontrer que l'oeuvre de Claude de Turin n'est pas celle d'un novateur isolé, sans antécédents dans le diocèse même ni au-dehors, c'est son plein succès. Les images furent ôtées de toutes les basiliques; il est vrai, au mécontentement de ceux qui le montraient au doigt, mais sans que cet acte ait fait naître nulle part une opposition sérieuse. Il paraîtrait même que, comme il n'est parlé que de leur expulsion des basiliques, le culte des images n'avait point encore envahi les campagnes, mais seulement Turin, et peut-être les villes importantes du diocèse. Chacun comprendra qu'une oeuvre accomplie, presque sans résistance, dans un immense territoire, suppose l'adhésion de la masse du clergé et de l'Eglise à cette oeuvre. Et, si l'on réfléchit que Claude de Turin administra son évêché durant quinze ans au moins, on se convaincra que son zèle et sa fidélité, secondés par un clergé intelligent et dévoué, par l'amour des fidèles et la conscience du peuple, ont dû imprimer à la cause des saines doctrines et de la vie chrétienne un mouvement qui ne pouvait s'arrêter de sitôt.

Il peut ne pas être sans intérêt de joindre à ce qui précède le témoignage d'un auteur moderne piémontais: « Quoi qu'il en soit, nous dit-il, cet évêque de Turin, homme éloquent et de moeurs austères, eut un grand nombre de partisans. Ceux-ci, anathématisés par le pape, poursuivis par les princes laïques, furent chassés de la plaine et forcés de se réfugier dans les montagnes, où ils se maintinrent dès-lors, toujours comprimés et toujours cherchant à s'étendre. » (Mémoires historiques.... par le marquis COSTA DE BEAUREGARD, t. II, p. 50, 3e mém.)

Table des matières

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(1) Le même pape, dans une seconde lettre aux mêmes prélats, leur dénonce encore d'autres prêtres qui n'ont pas été élevés dans l'Église, qui viennent d'ailleurs, de pays reculés avec des coutumes étrangères, qui prennent les Écritures à la lettre, qui prêchent des nouveautés qui refusent la pénitence aux mourants, sans doute l'absolution. (Tiré du Delectus Actorum Ecclesioeae universalis, t. I, p. 181, 182.)

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(2) Les Alpes Cottiennes sont au nord du mont Viso, la même où s'étendent les vallées Vaudoises actuelles.

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(3) On peut apprendre à connaître Claude dans Maxima Biblioth., P. P., t. XVI, p. 139 et suiv. Il était Espagnol et non Ecossais, comme l'était Claude Clément, mentionné ci-dessus.

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(4) C'est le sens que nous donnons ici à portitorem.

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(5) Ce passage. rappelle fort à propos la devise des armoiries des Vaudois ci, de leurs seigneurs: Une lampe allumée dans les ténèbres avec ces mots : Lux lucet in tenebris.

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(6) Ces mots, si souvent cités, n'indiquent-ils pas, que cet écrit de Claude n'est pas complet, dans Jonas d'Orléans?

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(7) En cela, il s'est conformé à la décision du concile de Francfort de l'an 794, comme chacun peut s'en convaincre par ses actes.

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(8) On doit encore faire attention qu'Agobard, archevêque de Lyon, partageait entièrement les opinions de Claude de Turin, son contemporain, comme en font foi ses écrits. (V. Maxima Bibliotheca, P. P., t. XVI, col. 241 et suiv.)

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(9) Il avoue « que dans les premiers temps du christianisme l'usage des images sacrées n'était pas fréquent » (il aurait dû dire n'était pas connu); il ajoute « que le motif. ou la raison de leur introduction est qu'on a vu en elles un moyen d'édification et de répandre le christianisme, que la raison devait faire adopter, puisqu'il n'y avait plus à craindre la superstition des idoles autrefois caché dans les coeurs. » Pas un mot de la défense que contient, à cet égard, la Parole de Dieu.

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(10) On peut croire que le titre de pape n'avait pas prévalu, autrement Claude de Turin n'eût pas manqué d'y faire quelque allusion.

 

CHAPITRE IV.

VESTIGES DE L'EGLISE FIDÈLE AU Xe ET XIe SIÈCLES.

Traces de la lutte que continue l'Eglise fidèle. - État de la société aux IXe, Xe et XIe siècles. - Le clergé, occupé de ses intérêts terrestres, empiète sur le civil. - Néglige les intérêts célestes. - Ses égarements, son ignorance. - Progrès des superstitions. - Rome et l'Eglise en proie à l'anarchie. - Etat du XIe siècle. - Rome et ses efforts pour se relever et étendre sa puissance. - La vérité se conserve à l'écart, oubliée du monde. - Jalons qui servent à indiquer l'existence des Vaudois. Atto de Verceil, ses écrits. Réflexions et conséquences. - Damianus - Radulphe de Saint-Thron - Vallées Vaudoises. - Bruno d'Asti. - Portée de son témoignage. - Eglise différente de celle de Rome au nord de l'Italie. - Opinion de Costa de Beauregard.


L'épiscopat de Claude de Turin semble d'abord le dernier fait éclatant de la résistance de la partie saine de l'Eglise chrétienne aux envahissements des erreurs propagées en Occident. En effet, de Claude de Turin jusqu'aux écrits des Vaudois, c'est-à-dire de la première moitié du IXe siècle jusqu'au commencement du XIIe, l'histoire de l'Eglise fidèle n'offre que peu de faits saillants et connus. Cependant elle n'en est pas entièrement privée. Une étude intelligente et un examen consciencieux font découvrir des faits clairsemés, qui n'apparaissent d'abord que comme des traces à demi-effacées, mais dans lesquelles on reconnaît bientôt la marque d'une Eglise envahie, mais toujours militante. Ces faits empreints sur la route de ce monde, à des distances inégales, et souvent en divers lieux, convergent vers un centre et ramènent aux contrées dans lesquelles nous trouverons prochainement une Eglise, évangélique, vivant d'une vie chrétienne avancée selon la doctrine des apôtres.

Un coup-d'oeil sur l'époque devient donc nécessaire.

La fin du IXe siècle, le Xe tout entier et le XIIe ont été des temps de troubles sans fin, une époque où une société, nouvelle tendait à se former sur les débris de l'ancienne, que des malheurs sans nombre avaient, bouleversée. Les invasions des Goths, des Francs, des Lombards et de toutes les farouches peuplades du Nord, désignées sous le nom de Barbares, étaient arrêtées. L'épée victorieuse de Charlemagne les avait refoulées aux frontières. Mais les efforts de ce grand prince, pour reconstituer la société sur des bases solides, n'avaient eu qu'un succès momentané. A sa mort, sous ses fils et sous leurs successeurs, recommencèrent des guerres interminables entre les peuplades anciennes et nouvelles de son vaste empire. Les invasions maritimes des Normands et des Sarrasins vinrent encore ajouter à la perturbation générale. Des éléments de l'ancienne civilisation luttaient encore, mais faiblement et dénaturés, contre les éléments vigoureux de la vie turbulente et farouche des Barbares.

De ce chaos surgit une société nouvelle, ou plutôt, la société se reconstitua sur une forme nouvelle, le système féodal. De tout côté, l'on vit la société démembrée se reformer dans une multitude de petites sociétés obscures, isolées, rivales, obéissant à des chefs, seigneurs du territoire, qui tenaient les uns aux autres par des relations compliquées de suzeraineté et de vasselage.

Dans le conflit des prétentions qui marquèrent ces temps, le clergé n'oublia point ses intérêts temporels. Les évêques et les abbés cherchèrent aussi à s'émanciper du pouvoir civil. Ils voulurent réunir à l'autorité spirituelle la juridiction civile sur les villes et les campagnes de leurs diocèses et de leurs paroisses. En un mot, ils revendiquèrent le pouvoir, le rang et les honneurs des seigneurs, des comtes et des princes de l'empire, et ils l'obtinrent.

Mais l'on comprendra facilement qu'une telle ambition entraîna le clergé dans une vie d'agitation mondaine, d'entreprises militaires, d'intrigues et de passions, qui détournèrent son attention des devoirs de la piété et de la méditation des vérités de la religion. Le haut clergé n'aspira plus qu'au pouvoir, aux richesses et aux voluptés. Toutes ses vues se concentrèrent dans ses prétentions orgueilleuses, dans son luxe et sa mondanité. Le clergé inférieur se relâcha à son tour et ne conserva même pas toujours la décence extérieure. En outre il tomba dans une ignorance grossière. Les moines surtout devinrent des instruments de fourberie et des fauteurs de turpitudes. La lumière fut cachée sous le boisseau. La religion, déjà ébranlée par la lutte sur le culte des images et des saints, s'obscurcit toujours davantage et devint une grossière superstition. C'est au Xe siècle que ces maux furent à leur comble; aussi est-ce à juste titre qu'il a été appelé siècle de fer.

Durant tout ce siècle, Rome fut en proie à l'anarchie; la division paralysa sa force et son activité. On voit, par l'histoire, que les partis qui y existaient se disputaient le trône papal. Les papes élus passaient leur vie à défendre leur nomination, à combattre leurs antagonistes, à fortifier leur propre parti. Mais quelque circonstance favorable naissait-elle, le parti vaincu reprenait le dessus, élisait un nouveau pape, destituait l'ancien, et souvent le jetait dans les prisons et le faisait mourir. La plupart des papes de ces temps furent indignes de toute considération: quelques-uns même furent des monstres. Des scandales analogues agitaient la plupart des diocèses.

Le XIe siècle ressembla au précédent quant aux traits généraux. Même esprit d'indiscipline et de corruption, d'ambition, de volupté et de luxe dans le haut clergé (1). Même relâchement de moeurs, même grossièreté dans le clergé inférieur et dans les couvents. Partout enfin une ignorance incroyable.

Cependant, quelques louables efforts sont tentés, quelques écoles commencent à fleurir, vers l'an 1050, en Italie. Les lettres reparaissent en France, à l'exemple de l'Espagne. La tendance romaine fut, en ce siècle, de regagner le terrain qu'elle avait perdu durant le précédent, et de soumettre à l'autorité papale, non-seulement le pouvoir ecclésiastique, les évêques et abbés, même les conciles, mais encore le pouvoir politique, les princes, les rois et les empereurs. Il ne s'agit point ici de retracer l'histoire de ces empiétements, commencés au IXe siècle contre la race de Charlemagne, et portés au plus haut degré, au XIe siècle, par Hildebrand, contre l'infortuné Henri IV, empereur d'Allemagne. Il suffit de constater que, durant le XIe siècle, comme durant lé précédent et la fin du IXe, l'attention des chefs de l'Eglise romaine fut détournée de dessus les restes épars de l'Eglise fidèle, préoccupés qu'ils étaient de leurs intérêts terrestres, des dangers et des avantages de leur position, au milieu d'une société en dissolution, qui tendait à se reformer sur des bases nouvelles.

Chacun comprendra que, pendant ces temps malheureux de troubles et de conflits politiques et ecclésiastiques, alors, que presque personne dans l'Eglise latine ne s'occupait de la recherche consciencieuse de la vérité selon l'Évangile, les documents essentiels à l'histoire de la lutte de l'Eglise fidèle seront peu nombreux et d'une très-minime utilité, la lutte elle-même ayant cessé partout, et la vérité, là où elle était restée, n'étant plus remarquée, ni attaquée, à cause de la préoccupation générale des intérêts terrestres.

Ces explications données, nous allons examiner le petit nombre de documents, à nous connus, qui servent comme de lointains jalons à indiquer les Vaudois des vallées du Piémont comme successeurs et continuateurs de l'Eglise, primitive et fidèle.

Le lecteur se souvient de tout ce qui a été dit dans le chapitre précédent. Il a pu voir que, dans le diocèse de Turin, l'an 839, année de la mort de son digne évêque, l'Evangile était prêché avec pureté et fidélité et professé de même.

L'existence d'un nombre plus ou moins grand de chrétiens séparés de Rome, au nord de l'Italie, est mise au jour par les épîtres d'Atto qui, l'an 945, administrait le diocèse de Verceil, situé entre Turin et Milan. Les lettres de cet évêque ont été conservées. Dans quelques-unes il parle de personnes qui ont déserté l'Eglise, et il les mentionne comme voisines de son propre diocèse. Les points de doctrine et autres, qu'il signale comme les séparant de l'Eglise dont il est évêque, paraissent être ceux que les Vaudois ont soutenus.

Ces rapprochements de lieu et de doctrine sont d'un grand intérêt. Ils ramènent nos regards vers ces contrées que Claude de Turin administra comme un fidèle pasteur de Jésus-Christ, et confirment le fait que la petite lampe de vérité, placée dans ces contrées, ne s'est jamais éteinte.

Les paroles mêmes d'Atto indiquent assez que le mal dont il se plaint était considérable, car il s'en ressentait dans son propre diocèse. Voici une de ses plaintes :

« Atto, à tous les fidèles de notre diocèse. Hélas! il y en a beaucoup parmi vous qui tournent en dérision notre culte sacré; hélas! parce que de misérables coupables se sont, séparés de notre sainte mère Eglise et du clergé, par le moyen desquels seuls vous pouvez atteindre votre salut. »
( Dacherii Spicilegium.... t. VIII, p. 110, emprunté au révérend M. GILLY.)

Cette citation prouve : 1° que ces "misérables coupables", comme il plaît à l'évêque de Verceil d'appeler les restes de l'Eglise fidèle, s'étaient séparés de la "sainte mère Eglise" et du clergé de cette Eglise; que par conséquent, leur existence en dehors de cette Eglise était un fait accompli, ce dont nous prenons note. Cette citation prouve : 2° que les effets de cette existence, à part, d'une Eglise chrétienne, séparée de la prétendue sainte Eglise mère, se faisaient sentir jusque dans le diocèse de Verceil, et que le culte des saints, déjà fort en honneur à cette époque, ainsi que les autres vanités et erreurs recevaient un grand préjudice d'un tel voisinage ; ce qui nous montre que la flamme qui brillait dans les ténèbres n'était pas encore si faible.

Un passage d'un auteur du XIe siècle pourrait bien se rapporter au même sujet. Petrus Damianus écrivant, en 1050, à Adélaïde, comtesse de Savoie (de Suse proprement) et duchesse des Subalpins, se plaint que

le clergé des états de cette princesse n'observe pas les ordonnances de l'Eglise. (V. Opéra DAMIANI,... p. 566. - GILLY, Recherches, etc., en anglais, p. 88.- Marquis COSTA DE BEAUREGARD, t. I, P. 111.)

La Chronique du monastère de Saint-Thron (dans la Belgique actuelle), écrite par l'abbé Radulphe ou Rodulphe, entre L'an 1108 et 1136, renferme un article, des plus importants. Le chroniqueur, parlant d'une contrée qu'il désire visiter quand il traversera les Alpes pour se rendre à Rome, la désigne comme une contrée souillée par une hérésie invétérée, concernant le corps de notre Seigneur.

« Proeterea terram, dit-il, ad quam ulterius disposuerat peregrinari, audiebat pollutam esse inveterata haeresi de corpore et sanguine Domini. » (Spicilegium DACHERII, t. VII, P. 493. - GILLY, Recherches, etc., p. 88.)

Ce passage est important comme signalant la localité où se trouve l'hérésie; c'est une contrée, terram, et une contrée au passage des Alpes, en se rendant à Rome. Sans doute la désignation est vague dans un sens, mais elle est très-précise dans un autre (2), en la caractérisant comme étant dans les Alpes, ou au pied des Alpes; description qui convient parfaitement aux Vallées Vaudoises. De plus et surtout, cette contrée est représentée comme souillée d'une hérésie invétérée, pollutam esse inveterata haeresi. Ce reproche est d'une grande valeur pour nous. Il démontre que cette hérésie était connue de longue date, comme ayant son siège dans cette contrée, et comme n'ayant pu en être ôtée, inveterata, étant invétérée. Il prouve que l'hérésie dans cette contrée n'était pas l'effet de quelques individus isolés, mais de la masse, puisque toute la contrée en était souillée, pollutam. Ce qu'il y a de moins précis, c'est la doctrine qu'il qualifie d'hérétique. Il paraît ne la considérer que sous le rapport de la cène; mais en ce point aussi, l'Eglise vaudoise qui rejetait la messe, comme nous le verrons en son temps, était bien désignée.

Un autre témoignage digne d'attention est tiré des écrits d'un homme né dans le voisinage des vallées, savoir de Bruno d'Asti, évêque de Segni et abbé du Montcassin, vers l'an 1120. Ce qu'il dit ne se rapporte pas seulement au trafic indigne des choses saintes, à la simonie, mais à l'état général de corruption de l'Eglise de son temps, et surtout à l'existence de partisans actifs d'une vie plus chrétienne, à l'existence, disons-nous, d'une Eglise fidèle. Nous traduisons ce morceau:

«Nous avons dit, s'exprime Bruno, que déjà, du temps de saint Léon (vers 460), l'Eglise était tellement corrompue qu'on trouvait à peine quelqu'un qui ne fût pas simoniaque, ou qui n'eût pas été ordonné par des simoniaques; aussi trouve-t-on jusqu'à maintenant des personnes qui, par une mauvaise argumentation, et ne connaissant pas bien l'organisation de l'Eglise, soutiennent que le sacerdoce a défailli dans l'Eglise depuis ce temps-là. » (Maxima Bibliotheca, P. P., t. XX., col. 1734.)

Bruno d'Asti ne nomme pas les Vaudois, mais il les désigne suffisamment; car, en confondant le pape saint Léon avec un autre Léon plus ancien, il cite une prétention formellement exprimée dans leurs écrits, et répétée dans les écrits de leurs adversaires; et il semble faire allusion à une de leurs traditions les plus fermes; savoir, à celle par laquelle les Vaudois font remonter leur croyance à Léon, confrère et contemporain de l'évêque de Rome, Sylvestre, au temps de l'empereur Constantin, comme on le verra plus tard.

Ces paroles d'un homme né dans le voisinage des Vallées Vaudoises, et réfutant une opinion ayant encore cours parmi eux conformément à leur tradition, paraîtront sans doute d'un grand poids à tous ceux qui savent réfléchir.

Ces divers faits démontrent avec force l'existence, aux Xe et XIe siècles, d'une Eglise non romaine, au nord de l'Italie. A ces témoignages anciens, nous ajouterons celui d'un auteur moderne, le marquis Costa de Beauregard. Ce témoignage est d'autant plus important, que M. Costa, en sa qualité de catholique, ne peut être accusé de favoriser la cause des Vaudois, et qu'en sa qualité de gentilhomme savoyard, d'ami des sciences historiques, et d'auteur travaillant à l'histoire de sa patrie, il a pu être admis à consulter toutes les pièces des archives. Il s'exprime comme suit :

« Pour comble de maux, on se battait pour des opinions religieuses; au sein de la dépravation et de la plus grossière ignorance, on controversait. L'arianisme était très-répandu en Savoie, le manichéisme (3) en Piémont. on voit, au Xe siècle, un comte de Turin et un évêque d'Asti prendre les armes de concert pour exterminer les manichéens attroupés dans les Langhes, les poursuivre le fer et, la flamme à la main, et les brûler eux et leurs villages.
Les sectaires, qui prirent en France le nom d'Albigeois, s'appelaient en Italie Paterini, Cathari ou Gazari, noms équivalents à celui de Puritains. Ils se réunirent ensuite aux religionnaires des vallées de Pignerol.

Il existe aussi une chronique de Fra-Dolcino, hérétique du XIe siècle, donnant quelques notions sur le manichéisme dont il était un ardent propagateur dans le Biellais, le Novarrais et le Verceillais, et dont les protestants des vallées de Pignerol ont en partie conservé les dogmes. » (Mémoires historiques, etc., par le marquis COSTA DE BEAUREGARD, T I, p. 46, 47; - préface, p. XIII et XIV.)

Table des matières

Page précédente: RÉSISTANCE QUE LES DOCTRINES ET LES CÉRÉMONIES NOUVELLES RENCONTRENT DANS L'ÉGLISE.

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(1) C'est vers ces temps que les conciles durent fixer le nombre des chevaux qui devaient être à la disposition des prélats en voyage.

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(2) Pour ceux qui savent qu'il faut nécessairement traverser les Alpes dans un tel trajet.

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(3) Nous exprimerons, dans le chapitre suivant, notre opinion sur les manichéens de cette époque.

 

CHAPITRE V.

MANIFESTATIONS RELIGIEUSES DU XIe SIÈCLE.

Activité tendant à propager la pure doctrine.- Elle part peut-être des Vallées Vaudoises des Alpes - Faits à l'appui. - Manifestation d'Orléans - d'Arras, - de Turin et du château de Montfort - à Châlons-sur-Marne. - Hérétiques en France - à Agen - à Goslar. Doute sur leurs doctrines. - Accusations absurdes réfutées. - Hérésies. - Leur appréciation. - Sources de ce mouvement religieux. - Bérenger de Tours. - Missionnaires vaudois signalés.


Nous devons maintenant citer certains faits accomplis dans le XIe siècle et démontrant déjà une certaine activité religieuse pour la propagation des saines doctrines évangéliques. Avant d'énumérer ceux qui sont venus à notre connaissance, il convient de rappeler que toute manifestation a une origine et que tout acte a sa cause; que par conséquent les manifestations religieuses du XIe siècle, comme celles des siècles suivants, si remarquables par leur caractère évangélique, ont aussi eu la leur.

Sans doute que la Parole de Dieu, lue et méditée en divers lieux par des hommes sincères, humbles et croyants, a pu produire en ces temps de ténèbres des effets analogues à ceux qu'elle produisit, plus tard, dans l'âme et dans la vie d'un Luther, d'un Lefèvre, d'un Zwingli ; mais si, dans ces manifestations religieuses du XIe siècle, nous trouvons des indications conduisant à supposer ou à reconnaître que plusieurs d'entre elles ont leur source, leur origine dans les Alpes qui séparent l'Italie de la France, nous aurons une prouve nouvelle de l'existence continue d'une Eglise évangélique, fidèle, dans ces contrées.

Sans doute, tous les faits cités n'auront pas la même force, ne seront pas également convaincants mais, réunis et rapprochés de ce qui vient d'être dit, ils ajouteront une nouvelle preuve aux précédentes.

Qu'on se souvienne aussi que ces faits ne sont parvenus jusqu'à nous que par les écrits des adversaires de ces manifestations, que par l'intermédiaire d'hommes qui les ont mal compris, qui souvent les ont défigurés, et qui ont tû ce qu'il leur importait d'en cacher, pour atténuer le péché de leur Eglise dégénérée et oppressive.

Voici quelques-uns de ces faits :

L'an 1017 selon les uns, ou 1022 selon les autres, une manifestation religieuse attira l'attention. Des hommes, distingués par leur vie régulière, leurs connaissances et leur position sociale, furent accusés d'hérésie à Orléans. Ils étaient au nombre de quatorze, en comptant une religieuse. Le clergé y était fortement représenté, car six d'entre eux étaient chanoines de Sainte-Croix, entre lesquels on a nommé un Lisoïus, un Héribert, un Etienne. L'un d'eux avait été confesseur de la reine Constance. Il fut constaté que leur entente datait déjà de quelque temps, et que, tout en restant attachés extérieurement à l'Eglise, ils célébraient un service religieux à part. On est d'accord aussi pour dire qu'ils avaient été gagnés à l'hérésie par une femme venue d'Italie. Jugés par un synode assemblé à ce sujet, ils furent condamnés à être brûlés, parce qu'ils ne voulurent pas se rétracter ni abjurer leurs prétendues erreurs. (USSERIUS, Gravissiae Quaestionis, p. 279 à 280. - Histoire générale du Languedoc... t. II, p.155, 156.)

Fleury, auteur catholique, après avoir parlé en détail de ces sectaires, ajoute : « On brûla de, même ceux de cette secte qui furent trouvés ailleurs, particulièrement à Toulouse, comme témoigne Ademar, moine d'Angoulême auteur du temps. »

Ce même Ademar, contemporain de ces prétendus hérétiques, s'exprime encore comme suit :

« Ces émissaires de l'Antéchrist étaient répandus en différentes parties de l'Occident, et se cachaient avec soin, séduisant tous ceux qu'ils pouvaient, hommes et femmes. » (FLEURY, Histoire Ecclésiastique, t. XIII, p. 416, etc. )

A l'appui de ces faits, Usserius, archevêque d'Armagh en Irlande, au XVIIe siècle, cite un passage de P. Pitheus, tiré de son histoire d'Aquitaine, en ces mots :

« Tout-à-coup des manichéens se montrèrent dans l'Aquitaine (Gascogne), séduisant le peuple indistinctement et l'entraînant de la vérité dans l'erreur, ... en sorte qu'ils détournaient de la foi beaucoup de simples. » Après avoir mentionné les hérétiques d'Orléans et de Toulouse, il répète ce qu'on vient de citer d'Ademar. (USSERIUS, etc., p. 279. )

Presque à la même époque, l'an 1025, on découvrit d'autres sectaires à Arras, à l'extrémité septentrionale de la France, dans la Flandre. D'après Dupin, docteur catholique du XVIle siècle, on fit rapport à Gérard, évêque de Cambrai et d'Arras, qui se trouvait dans cette dernière ville:

« Qu'il était venu d'Italie quelques personnes qui introduisaient une nouvelle hérésie. Ils étaient, selon leur dire, disciples de Candulphe ou Gandulphe, qui les avait instruits des commandements de l'Evangile et des apôtres, ajoutant qu'ils ne recevaient aucune autre écriture, mais qu'ils observaient celle-là exactement. » - Un synode fut assemblé. Il n'eut pas à condamner au feu, parce que les accusés abjurèrent leur nouvelle croyance et rentrèrent dans le sein de l'Eglise. (DUPIN, Nouvelle Biblioth., t. VIII, part. II, p. 127.)

Turin eut aussi ses hérétiques, en 1030, selon que le rapporte Pierre de Vaux-Cernay, cité par M. Charles-Victor Goguel, dans la dissertation qu'il a présentée à la faculté de théologie de Strasbourg, en 1840, sur les Albigeois.

Radulphe Glaber, auteur du XIe siècle, raconte que, l'an 1028, il s'était introduit dans le château de Monteforte, du diocèse d'Asti, en Piémont, une secte qui renouvelait les rites païens et juifs, ou plutôt manichéens, selon Muratori. L'évêque d'Asti et son frère, le marquis de Suse, réunis à d'autres prélats ou seigneurs de la province, leur avaient livré inutilement plusieurs assauts. Mais Landolfo l'aîné raconte que Eribert ou Aribert, archevêque de Milan, se trouvant à Turin, fit prendre un de ces hérétiques, nommé Gérard, et ayant su par lui qu'il s'agissait de dogmes manichéens, il envoya des troupes contre le château et le prit. Un petit nombre d'hérétiques abjura, les autres furent brûlés vivants sur la place du Dôme. (Bossi, Storia d'Italia, t. XIV, p. 187 et suiv.)

D'autres hérétiques furent découverts dans le diocèse de Châlons-sur-Marne, vers l'an 1046, comme on le voit par une lettre de Rogerius II, évêque de Châlons, à Wazo, évêque de Liège. Il les accuse de suivre le dogme pervers des manichéens et d'avoir des conventicules secrets. Il assurait que si des hommes grossiers et ignorants entraient dans cette secte, ils devenaient aussitôt plus habiles à parler que les catholiques les plus instruits, au point qu'il semblait que leur babil l'emportait sur la vraie éloquence des sages. Il observe aussi qu'on reconnaît les hérétiques à leur pâleur. (Recueil Des Historiens des Gaules, t. XI, p. 11, ANSELMO autore.)

Dans le synode assemblé à Rheims, en 1049, sous le pape Léon IX, les nouveaux hérétiques qui se montraient dans les Gaules furent excommuniés.

Radulphe Ardens rapporte aussi que des hérétiques manichéens souillèrent le territoire d'Agen, vers la fin du XII, siècle, mais il nous laisse ignorer les caractères et les circonstances de cette manifestation religieuse. (USSERIUS, déjà cité, P. 281. )

Nous aurions pu signaler quelques autres mouvements religieux, par exemple, celui qui eut lieu à Goslar, en Allemagne, en 1052, à la suite duquel l'empereur Henri IV, qui se trouvait dans cette ville pour les fêtes de Noël, fit pendre ceux qui furent convaincus d'hérésie, afin, disait-il, d'épouvanter et de détourner les gens d'adopter leurs erreurs. Mais il suffit, pour le but que nous nous sommes proposé, d'avoir cité les faits précédents. (Centuriateurs de Maydebourg, centurie XI, col. 246. - Recueil des Historiens des Gaules, t. XI, P. 20. )

Il serait désirable de connaître exactement les doctrines professées par ces hommes que l'Eglise du temps a flétris du nom d'hérétiques, et qu'elle a fait mourir ignominieusement. Elles jetteraient bien du jour sur la question qui nous occupe maintenant ; savoir : sur la parenté spirituelle qui peut avoir existé entre les manifestations religieuses que nous venons d'énumérer et ces chrétiens du nord de l'Italie, des montagnes du diocèse de Turin, dont il a été et dont il sera surtout fait mention. Les auteurs contemporains ont, il est vrai, essayé de rendre compte des croyances de ces hérétiques ; mais, à ne juger de ces temps que par les nôtres, et à voir la manière dont l'Eglise romaine parle des réformateurs du XVIe siècle, de leur vie et de leurs doctrines, quoique les Eglises protestantes soient là présentes, et par conséquent en mesure de rectifier les faits dénaturés, que peut-on attendre de ces mêmes partisans des erreurs romaines, lorsqu'ils nous rapportent les croyances et la vie de martyrs qui n'ont eu personne pour défendre leur mémoire et pour protester contre les jugements injustes qui les ont flétris ? Auront-ils compris le caractère propre de ces manifestations ? Nous initieront-ils à la foi et aux oeuvres de leurs victimes? C'est ce dont nous doutons fort.

Que le lecteur en juge par ce fragment qui nous est communiqué par un auteur catholique sincère, Fleury. Il cite un contemporain des hérétiques d'Orléans et des autres sectaires de l'époque, qu'il désigne tous sous le nom de manichéens.

« Ceux-ci, dit-il, s'assemblaient certaines nuits dans une maison marquée, chacun une lampe à la main, et récitaient les noms des démons, en forme de litanies, jusqu'à ce qu'ils vissent un démon descendre tout d'un coup sous la forme d'une petite bête. Aussitôt ils éteignaient toutes les lumières, et chacun prenait la femme qui se trouvait sous sa main pour en abuser, et l'enfant né d'une telle conjonction était porté au milieu d'eux huit jours après sa naissance, mis dans un grand feu et réduit en cendres. Ils recueillaient cette cendre et la gardaient avec autant de vénération que les chrétiens gardent le corps de Jésus-Christ pour le viatique des malades. Cette cendre avait une telle vertu qu'il était presque impossible de convertir quiconque en avait avalé aussi peu que ce fût.

Ce récit, ajoute Fleury, a tant de rapport avec les calomnies dont on chargeait les premiers chrétiens, qu'il semble en être imité; mais la chose est rapportée ainsi par un auteur du temps. Un autre dit seulement que ces hérétiques portaient avec eux de la poudre d'enfants morts, et que, s'ils pouvaient en faire prendre à quelqu'un, ils le rendaient aussitôt manichéen comme eux. » ( FLEURY, etc., t. XIII, p. 416, etc.)

Cet aveu de l'historien catholique, Fleury, nous donne la mesure du peu d'exactitude qu'on doit attendre de documents dans lesquels la vérité historique est si grossièrement dénaturée. Ajouterons-nous foi à l'exposé des doctrines qu'on leur attribue? Non ! ce serait consentir à la calomnie et à l'injustice qui ont frappé ces hommes dignes d'un meilleur souvenir. On les a flétris du nom de manichéens, mais nous ne croyons pas qu'ils le fussent. La force d'expression, l'énergie des discours avec laquelle ils dépeignaient l'opposition que fait à Dieu et à l'oeuvre de Christ le prince des ténèbres, le prince de ce siècle, le prince de la puissance de l'air, Satan, chef des anges rebelles, qui agit dans les enfants de rébellion, qui rôde comme un lion rugissant autour des enfants de Dieu pour les dévorer, qui essaie de séduire les élus; oui! cette tendance de prétendus hérétiques à montrer la guerre que le malin fait au Dieu vivant et vrai, au Seigneur, au Sauveur, peut avoir été désignée comme un dualisme, un manichéisme, pair des hommes plongés dans un culte matériel et idolâtre de Dieu, des anges et des saints. Que d'hommes qui, de nos jours encore, rejettent la doctrine de l'existence de Satan et de son opposition à l'oeuvre de Jésus-Christ, parce qu'ils croient y voir une négation de la puissance de Dieu, un dualisme, un manichéisme, et surtout parce qu'ils ne croient pas ou ne connaissent pas même la Parole de Dieu qui révèle cette affligeante vérité.

Nous croyons donc que ces prétendus hérétiques étaient des amis de l'Evangile, qui, éclairés par la lumière cachée presque partout sous le boisseau, essayèrent de la replacer sur le chandelier, et succombèrent sous les efforts de la puissance ténébreuse qui enveloppait l'Europe. Voici quelques fragments de leur doctrine, d'après l'auteur contemporain cité par Fleury. L'enfant de Dieu y reconnaîtra les leçons de l'Evangile, malgré la forme défavorable sous laquelle elles nous sont présentées.

« Ils disaient encore que le baptême ne lavait point le péché, que le corps et le sang de Jésus-Christ ne se faisaient point par la consécration du prêtre, qu'il était inutile de prier les saints, soit martyrs, soit confesseurs; enfin que les oeuvres de piété étaient un travail inutile dont il n'y avait aucune récompense à espérer, ni aucune peine à craindre pour les voluptés les plus criminelles.» (FLEURY, etc.; même citation que plus haut.)

Un fragment d'histoire d'Aquitaine, publié par Pistorius, et cité par Usserins, attribue les erreurs suivantes aux hérétiques du temps du roi Robert et du pape Benoît VIII.

Ils niaient le baptême, le signe de la sainte croix, l'Eglise et le Rédempteur du monde lui-même, l'honneur des saints de Dieu,, les mariages légitimes, l'usage des viandes. » Les hérétiques d'Orléans, de Toulouse et autres lieux, sont aussi appelés manichéens dans cet écrit. (USSERIUS, Gravissiae Quaestionis, p. 9.79.)

Natalis résume les erreurs des hérétiques d'Arras dans ce peu de mots :

« Les hérétiques niaient le mystère du saint baptême, les sacrements de l'eucharistie, de la pénitence, de l'ordre et du mariage. Ils n'accordaient aucun culte aux confesseurs, aucune vénération à la croix du Seigneur, aux images des saints, aux temples et aux autels. Ils niaient le purgatoire, et disaient qu'une sépulture chrétienne n'était d'aucune utilité aux défunts. » (Il. P. NATALIS ALEXANDRI, etc. y T. VII, p.'82.)

Nous avons encore trouvé dans Dupin :

« Qu'ils ne faisaient pas cas des cloches, de l'onction, ni de l'exorcisme. » (DUPIN, etc., t. VIII, 1). 127 à 128.)

Radulphe Ardens, d'après Usserius, parle ainsi des manichéens de l'Agenois:

«Ils prétendaient faussement de suivre la vie des apôtres, disant qu'ils ne mentent pas, qu'ils ne jurent du tout point. » (USSERIUS, etc., p. 281.)

Il reste maintenant à déduire quelques conséquences des faits qu'on vient de mentionner.

Nous suivons les traces de l'Eglise fidèle aux doctrines évangéliques. Nous les cherchons dans des siècles d'obscurité; et aussitôt nous trouvons des manifestations religieuses qui, bien que défigurées par les rapports de leurs adversaires victorieux, nous paraissent une opposition au culte superstitieux de l'Eglise déchue, un retour aux doctrines évangéliques, à la vie de renoncement, de charité, de vérité et de pureté, à l'exemple des apôtres qu'ils disent vouloir imiter. Bien que stigmatisés par la prévention, l'ignorance et la haine, ces mouvements religieux nous paraissent de bon aloi. Nous croyons y découvrir, sous des immondices dont on les a couverts, plus que du foin et du chaume, plus que du bois, matières à brûler ; nous y entrevoyons, bâtis sur le vrai fondement, de l'or, de l'argent, des pierres précieuses. (1 Corinthiens III.12.)

Si maintenant, nous essayons de remonter aux sources de ces manifestations religieuses, nous reconnaissons que s'il en est d'indigènes, que si l'on en voit sortir du sol même sur lequel leur cours se déroula, il en est d'autres qu'il faut aller découvrir dans des vallées étrangères et solitaires, où ces eaux jaillissantes qui vont ensuite arroser la plaine, déploient leur beauté quelquefois sauvage, à l'ombre, séculaire des hautes Alpes, et loin du regard du monde.
Sans nul doute, Dieu avait conservé en tous lieux, dans son Eglise, envahie par l'erreur et l'idolâtrie, quelques fidèles qui ne fléchissaient point entièrement le genou devant Baal. Tel fuit en France, au XIe siècle, l'illustre Bérenger, principal de l'école de Tours, dont Théoduin, évêque de Liège, parle dans une lettre adressée au roi Henri :

« Le bruit s'est répandu au-delà des Gaules et dans toute la Germanie, écrit-il, que Bruno, évêque d'Angers, et Bérenger, de Tours, renouvellent les anciennes hérésies, soutiennent que le corps du Seigneur n'est pas tant son corps que l'ombre et la figure de son corps, détruisant les mariages légitimes et renversant autant qu'il dépend d'eux le baptême des enfants. » (FLEURY, etc., t. XII, p. 575.)

Mais sans nul doute aussi, la vérité évangélique qui tendait à se faire jour était colportée en divers lieux par des hommes que les lieux mêmes, dans lesquels ils la propageaient, n'avaient pas vus naître.

En effet, cette hérésie, à peu près la même partout ou elle parait, est souvent attribuée aux séductions de nombreux émissaires de l'Antéchrist, répandus en diverses parties de l'Occident, à des hommes actifs et insinuants, qui séduisent le peuple indistinctement, etc. (Voir les citations précédentes.)

D'après ces données, on croit reconnaître que cette hérésie, dans beaucoup de lieux où elle est constatée, est l'oeuvre d'émissaires particuliers, disons le mot propre, de missionnaires. Or, nous voyous par les écrits des Vaudois, dont il sera amplement question ci-après, que l'oeuvre missionnaire était en honneur parmi eux, et meule une de celles dont leurs synodes s'occupaient, puisqu'ils assignaient de l'argent pour ceux d'entre eux que l'on destinait aux voyages. Ce fait, confirmé par divers autres témoignages des adversaires, serait déjà en faveur de la thèse que nous soutenons. Mais il y a plus. L'Italie est signalée deux fois comme la patrie de ces fauteurs d'hérésie. Nous venons de lire, en effet, qu'il est constaté que les hérétiques d'Orléans avaient été gagnés à l'hérésie par une femme venue d'Italie, et que le mouvement d'Arras était dû aux enseignements de quelques personnes attachées à la sainte Écriture et venues aussi d'Italie. (Ecrits des Vaudois, livre de la discipline, chap. IV, second alinéa. - LÉGER, etc., 1re part., p. 192. - PERRIN, Hist. des Vaudois, chap. IV. )

Il ne serait donc point impossible, et selon nous il est vraisemblable, que le mouvement religieux qui eut lieu au XIe siècle, et qu'on a injustement qualifié de manichéen, a été en grande partie un rayonnement de la lumière conservée dans le diocèse de Claude de Turin, sur le versant italien des Alpes. Nous croyons donc que les manifestations religieuses que nous venons de mentionner peuvent servir de preuve en faveur de la conservation d'une Eglise fidèle, au sein des Alpes italiennes. Mais nous allons bientôt en mettre de nouvelles et de plus concluantes sous les yeux du lecteur.

Table des matières

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CHAPITRE VI.

MANIFESTATIONS RELIGIEUSES DU XIIe SIÈCLE.

Puissance de la foi. - Ecrits des Vaudois signalés. - Pierre de Bruis et Henri. - Champ de leur prédication. - Leur origine. - Leurs relations entre eux. - Champ d'activité d'Henri. - Arrêté et libéré. - Sa mort. - Succès des deux prédicateurs. - Hérétiques de Périgueux, - de Toulouse. - Dispute de Lombers. - Nouveaux progrès de l'hérésie. - Raymond de Toulouse. - Mention des Albigeois. - Doctrine de Pierre de Bruis et d'Henri. - Détails. - Hérétiques le long du Rhin, - à Cologne. - Arnulphe à Rome. - Abailard et Arnaud de Brescia. - Détails sur Arnaud. - Dénominations données aux hérétiques. - Celle de Vaudois ou Valdenses prévaut. - Témoignages de Rainier, - de Bernard de Foncald.


Le peu de succès qu'eurent les tentatives faites, au XIIe siècle, pour rétablir dans l'Eglise d'Occident les pures doctrines et y ramener l'esprit de l'Evangile, aurait pu faire craindre que la cause de la vérité ne fût entièrement et partout compromise, et que, des rangs éclaircis du résidu de l'Eglise fidèle, il ne surgit plus de courageux adversaires de l'erreur et de la superstition. Il ne restait plus, devait-il sembler, de chance de réussite après tant d'essais malheureux; et alors pourquoi marcher à une perte certaine? Mais la foi chrétienne espère quand, humainement parlant, il n'y a plus d'espérance. Elle espère, parce qu'elle croit en son divin chef. Elle attend la victoire, non du bras de la chair, mais de la puissance de celui qui lui crie : Parle, et ne te tais point; voici, je suis avec vous jusqu'à la fin du monde. Entraîné par la foi, fortifié par l'espérance, le racheté de Christ ne demande point : Sommes-nous en grand nombre? Il lui suffit de la promesse du Seigneur qui l'a lui-même sauvé; et seul, s'il le faut, il consacre sa vie à l'oeuvre du ministère, au salut des âmes. La crainte de la mort et les outrages ne sauraient le retenir. Nouveau saint Paul, il part à la conquête du monde, au nom de Jésus-Christ. Sa lettre de crédit et son excuse pour tant d'audace se résument dans ce peu de mots : J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé.

Cette foi ne faisait point défaut aux faibles débris de l'Eglise fidèle. Si la lampe de vérité, qui brûlait encore à l'écart, était petite, sa flamme n'en était pas moins vive et bien nourrie, Dès l'an 1100, l'Eglise des Vallées Vaudoises formulait sa croyance, sa discipline, et reflétait sa vie dans des écrits que nous ferons connaître, avec une clarté et une précision qui n'annoncent nullement une origine récente. Ne nous étonnons donc pas de voir, à cette même époque, des missionnaires évangéliques, venant de ces contrées ou de leur voisinage, continuer l'oeuvre de leurs prédécesseurs.

Deux hommes attirent surtout notre attention. Ce sont Pierre de Bruis et Henri, son compagnon de travaux. Le premier était prêtre ( 1 ), le second est désigné souvent sous le titre de faux Ermite. Ils commencèrent à dogmatiser dans la Septimanie qui, selon Dupin, comprenait le Dauphiné et la Provence. De la Provence, ils passèrent dans le Languedoc et en Gascogne, d'où leur prétendue hérésie pénétra en Espagne, en Angleterre, etc. (V. Centuriateurs, etc., centurie XII, col. 832.)

Avant de les suivre dans leurs champs de travaux et de nous enquérir de la doctrine qu'ils enseignent, informons-nous de leur origine, car elle est déjà significative. Pierre de Bruis était du Dauphiné, et Henri, Italien. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que plusieurs manifestations religieuses étaient parties d'Italie. Nous avons reconnu, au chapitre IV, que les provinces au pied des Alpes, que les contrées de Verceil, de Piémont et l'Astesan, étaient entachées de l'hérésie manichéenne, c'est-à-dire, selon nous, des doctrines évangéliques. Henri, le faux Ermite, compagnon de Pierre de Bruis, est surnommé l'Italien, ce qui, nous l'avouons, ne prouve pas qu'il fût précisément des contrées mêmes accusées d'hérésie ; néanmoins, cette supposition ne nous parait point être présomptueuse", surtout si fou réfléchit que les relations d'Henri avec Pierre de Bruis et la conformité de leur doctrine seraient expliquées par le fait des rapports fréquents de voisinage, que le Dauphiné a soutenus de tout temps avec le Piémont, et les Vallées Vaudoises en particulier. Au XIIIe siècle, ces relations devaient être, plus intimes que jamais, puisque le Dauphiné possédait même quelques vallées sur le versant oriental des Alpes (vallées qui font partie du Piémont actuel), comme on le voit par un diplôme de l'an 1155, dans lequel l'empereur Frédéric accordait au Dauphin le droit de faire battre monnaie à Césanne dans la vallée de Suse. (Voir Histoire du Dauphiné, Genève, chez Fabry, 1772, t. I, passim et p. 93.) - On y voit d'ailleurs que la vallée de Pragela ou Cluson appartenait aussi au Dauphiné. Les Vallées Vaudoises se trouvaient ainsi comme enclavées dans le Dauphiné, dont elles étaient alors entourées de trois côtés. Connaissant ces faits géographiques et politiques, rien de plus facile que de s'expliquer l'origine de la doctrine prêchée par Pierre de Bruis, du Dauphiné, et par Henri, Italien, ainsi que leurs relations étroites. Il y a plus : en suivant d'un regard intelligent les travaux de ces deux illustres missionnaires, un scrutant leur vie et en examinant leur doctrine, on acquiert la certitude de leur affiliation au mouvement religieux des contrées subalpines, dont il a déjà été question, et dont il sera plus amplement fait mention dans les chapitres qui auront pour objet la doctrine et la vie des anciens Vaudois.

On a peu de détails sur les circonstances particulières, sur les luttes et les souffrances de l'un de ces deux grands serviteurs du Seigneur Jésus-Christ, savoir de Pierre de Bruis. On sait seulement qu'après vingt ans de prédication et de travaux pour établir et étendre le règne du Sauveur, il reçut la palme du martyre sur un bûcher, à Saint-Gilles, en Languedoc, l'an 1126. (Centurie XII, col. 832.)

Ou a plus de détails sur la vie aventureuse d'Henri. Après avoir travaillé quelque temps de concert avec Bruis, il s'en sépara, sans que nous ayons appris pourquoi. On peut croire que leur oeuvre étant bien acheminée, il fut jugé convenable qu'ils annonçassent isolément la bonne nouvelle du salut et la régénération, pour la conversion d'un plus grand nombre. Henri dirigea d'abord ses pas vers Lausanne. Il vint plus tard au Mans, avec deux autres Italiens. Ils marchaient nu-pieds, dans toutes les saisons, portant chacun un bâton surmonté d'une croix. L'époque de l'arrivée de Henri au Mans est incertaine. Dupin indique l'an 1110. Les auteurs sont mieux d'accord sur les effets de sa prédication dans cette ville. Henri obtint d'Héribert, qui était évêque du Mans et qui allait quitter momentanément cette ville, la permission de prêcher dans les temples en son absence. Sa prédication fit une vive impression sur ses auditeurs. Le peuple fut entraîné. Mais le clergé qui, dans les commencements, avait approuvé et fort goûté le frère étranger, ne tarda pas à changer d'opinion, lorsqu'il se fut aperçu que son crédit personnel était en baisse. La défense de prêcher davantage fut intimée à l'entraînant orateur. Le peuple exprima en vain son mécontentement, menaçant de ne plus vouloir d'autre pasteur. Henri, quoiqu'aimé et soutenu par la multitude, dut céder et s'éloigner. Du Mans il se rendit à Poitiers; puis, selon quelques-uns, à Périgueux, ensuite à Bordeaux, à Toulouse, et dans les quartiers où il avait déjà travaillé avec Bruis. (DUPIN, Nouv. Biblioth., t. IX, p. 101. - Recueil des Historiens des Gaules, t. XIV, p. 430. - Admonitio praevia... GIESLER... P. 442.)

L'an 1134, ayant été arrêté par l'ordre de l'archevêque d'Arles, il fut conduit par ce prélat au concile de Pavie, qui eut lieu cette même année. Condamné comme hérétique par cette assemblée, Henri fut mis en prison. Il en sortit cependant, sans que nous sachions comment, et il reparut dans le midi de la France. Alors on lui opposa saint Bernard, abbé de Clairvaux, homme éloquent et énergique, qui s'était fait une grande réputation par la direction supérieure qu'il avait donnée à son couvent, par son zèle, par divers miracles dont on lui attribuait l'honneur et par sa victoire sur Abailard qu'il fit condamner, au concile de Sens, en 1140. Par les efforts de cet abbé et du légat Albéric, envoyés à Toulouse pour comprimer l'hérésie, l'an 1147, Henri fut livré entre les mains de l'évêque de cette ville, et conduit, l'année suivante, au concile de Rheims. Condamné de nouveau, il fut encore jeté en prison, ou il mourut bientôt, après plus de quarante ans de fatigues et de travaux pour la cause du pur Evangile. Plusieurs de ces faits sont consignés dans la lettre de saint Bernard à Ildephonse ou Alphonse, comte de Toulouse et de Saint-Gilles, écrite à l'époque de sa mission. Si l'injustice de l'abbé de Clairvaux envers ses ennemis n'était pas bien connue, on s'étonnerait de l'entendre attribuer à des poursuites pour mauvaises moeurs, le brusque départ d'Henri de plusieurs villes, dans lesquelles il s'était arrêté; mais l'on sait assez que c'est à cause de sa prédication et de sa prétendue hérésie que ce confesseur de la foi était persécuté et contraint à s'enfuir. (D. BERNARDI Epistola, 241. - Acta Episcop. Cenomanensium., cap. XXXIII. - Mabillionis Analecta, t. III, p. 312. - PETRUS CLUNIACENSIS in Maxima Biblioth., P. P., t. XXII, col. 861 1034... - Histoire du Languedoc, par deux Bénédictins, t. II, p. 1020. - Recueil des Historiens des Gaules, t. XII, p. 547 et suiv.)

Les succès de Pierre de Bruis et d'Henri furent étonnants. L'oeuvre à laquelle ils travaillèrent, secondés par des frères dont le nom n'est pas venu jusqu'à nous, se consolida rapidement et s'étendit dans de nombreuses contrées, malgré les efforts d'une partie du clergé et des papes pour l'anéantir, jusqu'à ce qu'enfin, au XIIIe siècle, les pontifes romains soulevèrent contre elle ces persécutions si brutales et si sanglantes, connues sous le nom de croisades contre les Albigeois.

Les contrées que Pierre de Bruis et Henri avaient parcourues fourmillèrent bientôt d'hérétiques, même celles où ils s'étaient peu arrêtés. Par exemple, à Périgueux, ville qu'Henri traversa, en allant de Poitiers à Bordeaux, on découvrit, en 1140, et dans toute la contrée, nous apprend Héribert, un grand nombre d'hérétiques, qui prétendaient mener une vie apostolique. Un autre auteur contemporain, l'annaliste abbé Morgan, rapporte de son côté que, vers l'an 1163, de semblables hérétiques, qui aspiraient aussi à mener une vie apostolique, avaient fait de grands progrès dans le Périgord. (Mabillionis Analecta, t. III, p. 467. - Histoire du Languedoc, etc., dans le préambule du XIX. XIX.)

A Toulouse et autres lieux, où la doctrine nouvelle avait été semée, les efforts de saint Bernard, qui la combattait, eurent d'abord quelques succès, surtout au moment où l'Eglise naissante fut privée de son chef Henri, mort dans les prisons. Les temples catholiques, déserts auparavant, se remplissaient de nouveau; les hérétiques se cachaient ; la prédication de l'abbé de Clairvaux et ses prétendus miracles semblaient avoir subjugué les masses. Cependant, cet état de choses ne dura pas longtemps. Les historiens du Languedoc en conviennent :

« Saint Bernard eut le bonheur, disent-ils, de ramener alors à la foi ceux qui s'en étaient écartés; mais, malgré tous ses soins, l'hérésie des henriciens y demeura cachée; et elle s'y renouvela si fortement, quelques années plus tard, qu'elle y causa enfin une extrême désolation. » (Histoire du Languedoc, par deux Bénédictins, t. II, p. 447.)

La gravité de ce fait est confirmée par les actes du concile assemblé à Tours, l'an 1163. Le IVe canon, dans lequel il est ordonné aux évêques de Toulouse et des lieux voisins de surveiller les hérétiques, les mentionne dans son préambule de la manière suivante :

« Il s'est élevé, il y a longtemps, dans les quartiers de Toulouse, une damnable hérésie qui, se répandant peu à peu, de proche en proche, comme un cancer, a déjà infecté la Gascogne et les autres provinces en grand nombre.. » (Ad Labbeum,... Concili., t. X. col 1419.)

En 1165 ou en 1176 (les auteurs varient sur la date) ( 2 ), un concile tenu à Lombers fit comparaître les hérétiques, découverts dans la province de Toulouse et mentionnés sous le nom de bons hommes (boni homines). Interrogés en la présence de Pierre, archevêque de Narbonne, de Girard, d'Albi, de Gaucelin, de Lodève, et d'autres évêques, ils furent déclarés hérétiques, et livrés au bras séculier. Le principal d'entre eux s'appelait Olivier. Ils étaient en grand nombre. Les seigneurs partageaient leur opinion.

« Mais, nous disent les historiens bénédictins du Languedoc, la condamnation de ces hérétiques n'empêcha pas leurs progrès tant dans la province que dans les pays étrangers, et ils s'étendirent surtout en Bourgogne et en Flandre, sous le nom de Poplicains. Enfin, disent-ils ailleurs, l'erreur fit des progrès si étonnants qu'elle gagna la plupart des ecclésiastiques et de la noblesse du haut Languedoc, et d'une partie du bas. Raymond, comte de Toulouse, prince zélé pour la foi, résolut d'y remédier. Se rappelant les services de saint Bernard, rendus trente ans auparavant au comte Alphonse, son père, il s'adressa au chapitre général de Citeaux, assemblé en septembre 1177, et le pria de venir à son secours. Cette hérésie, ajoute-t-il, a tellement prévalu qu'elle a mis la division entre le mari et la femme, le père et le fils, la belle-mère et la belle-fille. Ceux qui sont revêtus du sacerdoce se sont laissés corrompre, les églises sont abandonnées et tombent en ruines, on refuse d'administrer le baptême ; l'eucharistie est en abomination... Pour moi, qui suis armé, des deux glaives, et qui me fais gloire d'être établi en cela le vengeur et le ministre de la colère de Dieu, je cherche en vain le moyen de mettre fin à de si grands maux, et je reconnais que je ne suis pas assez fort pour y réussir, parce que les plus notables de mes sujets ont été séduits et ont entraîné avec eux une grande partie du peuple.... J'implore donc, avec humilité, votre secours, vos conseils, vos prières, pour extirper cette hérésie. » (Histoire du Languedoc, etc., t. Il, p. 4-46.)

Plus tard, ce même comte Raymond adopta les principes, qu'il avait d'abord méconnus, et leur fit enfin le sacrifice de ses biens et de ses états, dans la terrible croisade dont son peuple et lui furent l'objet.

Nous n'entreprendrons pas de raconter l'histoire subséquente des prétendus hérétiques du Languedoc et des provinces voisines. Un tel objet mérite d'être traité à part, et il l'a été déjà par divers auteurs auxquels nous renvoyons le lecteur. Il nous suffit, pour le but que nous désirons d'atteindre, d'avoir montré la liaison des mouvements religieux du midi de la France, au XIIe siècle, avec les manifestations semblables du siècle précédent, et avec l'état religieux de quelques contrées du nord de l'Italie, du Piémont en particulier.

Mais, avant de terminer ce sujet, il nous reste à rendre compte des doctrines que, d'après le rapport de leurs adversaires, Pierre de Bruis, Henri et leurs compagnons d'oeuvre prêchèrent et propagèrent dans les contrées dont il vient d'être question.

Pierre-le-Vénérable, abbé de Clugny, attribue à Pierre de Bruis les cinq points de doctrine suivants, qu'il mentionne dans sa lettre IXe, intitulée : Contre les Pétrobrusiens, et adressée aux archevêques d'Arles et d'Embrun ainsi qu'aux évêques de Gap et, de Die.

1° Il (Bruis) nie que les enfants, avant l'âge d'intelligence, puissent être sauvés par le baptême de Christ, ni que la foi d'un autre puisse lui être utile, parce que, selon ceux de son opinion, ce n'est pas la foi d'autrui qui sauve, mais la propre foi de chacun avec le baptême, selon ce que dit le Seigneur : Celui qui aura cru et aura été baptisé sera sauvé ; mais celui qui n'aura pas cru ne sera pas sauvé.

2° Le second point consiste eu ceci : Qu'on ne doit construire ni temple, ni église, mais qu'on doit renverser ces édifices qui subsistent; que les lieux sacrés ne sont pas nécessaires aux chrétiens pour prier, parce que Dieu qui est invoqué entend et exauce ceux qui en sont dignes, que ce soit dans une taverne ou dans une église, sur la place publique ou dans un temple, devant un autel ou dans une étable.

3° Le troisième article prescrit de mettre en pièces les croix sacrées et de les brûler, parce que c'est la forme ou l'instrument qui a servi à torturer et à ôter si cruellement la vie à Jésus-Christ; qu'elle n'est digne ni d'adoration, ni de vénération, ni d'aucune supplication, mais que, pour la vengeance des tourments et de la mort de Christ, la croix mérite tout déshonneur, comme d'être coupée à coups d'épée et brûlée.

4° Non-seulement Bruis nie que le vrai corps et le sang du Seigneur soient offerts journellement et continuellement dans l'église par le sacrement, mais il déclare que ce sacrement n'est rien et qu'il ne doit pas être offert à Dieu.

5° Il (Bruis) se moque des sacrifices, des prières, des aumônes, et des autres bonnes oeuvres faites par les fidèles vivants en faveur des fidèles défunts, et il affirme que ces choses ne peuvent le moins du monde aider quelqu'un des morts.

« J'ai répondu à ces cinq points, ajoute Pierre-le-Vénérable, selon que Dieu m'en a accordé la grâce, dans la lettre que j'ai adressée à vos saintetés. » ( Maxima Biblioth., P. P., t. XXII, f. 1033.)

Le vénérable abbé continue ainsi :

« Mais après que le zèle des fidèles, en brillant Pierre de Bruis sur un bûcher, près de Saint-Gilles, a vengé le feu qu'il avait allumé et qui avait consumé la croix du Seigneur, après que cet impie eut passé du feu du bûcher au feu éternel, l'HERITIER de son hérésie, Henri ( 3 ), avec je ne sais quels autres, bien loin d'amender sa doctrine diabolique, la renforça encore. Et, comme j'ai vu dans Un VOLUME qu'on dit être sorti de sa bouche, non-seulement il a publié les cinq points de doctrine, mais un plus grand nombre encore. » (Même citation, f. 1034.)

Nous avons lu une nouvelle lettre aux prélats nommés plus haut, dans laquelle Pierre-le-Vénérable réfute les prétendues fausses doctrines, dont il vient de faire mention, en les qualifiant de renforcées dans leur tendance diabolique; mais, sauf quelques développements nouveaux, et sauf une critique du chant d'église, elles nous ont paru, à fort peu de chose près, les mêmes. (Voir, ibid., Max. Biblioth., P. P. y t. XXII, col. 1036. - 1048 à 1076. )

Les Centuriateurs de Magdebourg, qui ont extrait et recueilli les divers points de doctrine professés par les hérétiques du. midi de la France, au XIIe siècle, mentionnent en outre quelques autres articles de foi, par exemple,

sur la cène du Seigneur: « Que le corps et le sang de Christ n'étaient pas offerts dans la messe théâtrale, et que ce n'était point une oblation faite pour le salut des âmes; que les autels devaient être détruits; que la doctrine du changement des espèces était fausse; que la cène sacrée ne doit pas être donnée maintenant aux hommes, parce qu'elle a été donnée une seule fois par Christ aux apôtres. » Evidemment, cette dernière opinion est mal rapportée, puisque, comme nous allons le voir, par le témoignage de saint Bernard, les prétendus hérétiques du midi de la France prenaient la cène. Il s'agit sûrement du sacrifice expiatoire de Jésus-Christ qui n'a eu lien qu'une fois, et qui ne doit ni ne peut être renouvelé.

Sur le mariage : « Que les prêtres et les moines devaient se marier, plutôt que d'être la proie de l'impudicité, ou de se livrer à l'impureté. »

Sur les chants et les instruments de musique : «Que Dieu est moqué par ces chants que les prêtres et les moines font retentir dans les temples ; que Dieu ne peut être apaisé par des mélodies monacales. »

Sur les aliments : « qu'il est permis de manger de la viande le dimanche et les autres jours. »

Sur l'Ecriture sainte : « Que le bruit s'est répandu, dit l'abbé de Clugny, qu'ils ne reçoivent pas tout le canon, c'est-à-dire tous les écrits de l'Ancien et du Nouveau Testament;» de même il dit « qu'ils ne reçoivent que l'Évangile.»

Mais ici, nous ferons observer qu'une accusation aussi grave que celle que Pierre-le-Vénérable fait aux hérétiques, de ne recevoir pas tout le canon de l'Ecriture, repose sur un bien faible fondement, sur un "bruit répandu". Une telle accusation exige de plus fortes preuves, qu'un simple bruit public.

Il dit aussi : « Qu'ils croient au seul canon ; qu'ils n'accordent pas aux écrits des Pères la même autorité qu'à la sainte Ecriture. » ( V. Centuria XII, col. 832, etc. )

Les mêmes Centuriateurs ont aussi extrait des écrits de saint Bernard les erreurs qu'il a reconnues dans les hérétiques apostoliques. Nous traduisons : « Des apostoliques ou henriciens. Leurs dogmes, d'après saint Bernard, autant qu'on petit le deviner, sont:

1° Qu'on ne doit pas baptiser les enfants.

2° Qu'ils ont eux ( les apostoliques ) le pouvoir de consacrer chaque jour le corps et le sang de Christ à leur table, pour se nourrir, comme étant (eux) le corps de Christ et ses membres ( 4 ).

3° Que les personnes vierges seules peuvent se marier parce que Dieu a créé vierges l'homme et la femme.

4° Qu'il faut suivre la continence dans le mariage.

5° Que le feu du purgatoire n'existe pas. La raison en est que l'âme dégagée du corps passe ou au repos, ou a la damnation.

6° Qu'il ne faut pas prier pour les morts.

7° Qu'il ne faut pas demander les suffrages des saints qui sont morts.

8° Que celui qui est pécheur ne peut pas être évêque.

9° Qu'il ne faut manger ni lait, ni ce qui en provient, non plus que ce qui provient de procréation.

10°ils ne reconnaissent pas l'Eglise, la pontificale, et assurent qu'ils sont, eux, l'Eglise.

11° Que les serments ou jurements sont défendus. »

Saint Bernard cite encore beaucoup d'autres points de doctrine et opinions des apostoliques. Il dit entre autres :

Qu'ils rabaissent les ordres de l'Eglise, qu'ils ne reçoivent pas ses institutions, qu'ils méprisent ses sacrements et n'obéissent pas à ses commandements. » Il remarque que ces doctrines ont été recueillies par ses propres investigations, en partie dans des altercations ou disputes, et en partie de la bouche de ceux qui étaient rentrés dans l'Eglise pontificale. Sur quoi, nous ferons remarquer, à notre tour, qu'il est à craindre que la prévention et l'animosité n'aient plus d'une fois reproduit inexactement et défavorablement les dogmes de ceux qu'on regardait comme hérétiques. Le lecteur a déjà fait de lui-même cette observation; car évidemment plusieurs opinions des hérétiques, mentionnées par Pierre de Clugny et par saint Bernard, sont incomplètes et présentées sous un jour qui n'est pas le leur. On n'a qu'à comparer celles qui sont analogues pour s'en convaincre. Voici ce qu'un autour contemporain, que nous avons déjà mentionné plus haut, Héribert, moine d'Angoulême, dit des hérétiques du Périgord et de Périgueux en particulier : « Il s'est élevé dans la contrée de Périgueux un grand nombre d'hérétiques, qui prétendent mener une vie apostolique. Ils ne mangent pas de viande, ne boivent pas de vin, si ce n'est tous les trois jours et avec modération. Ils fléchissent le genou cent fois le jour. Ils ne reçoivent pas d'argent. Leur secte est fort perverse et cachée. Ils ne font point cas de la messe, et disent qu'il ne faut point prendre la communion, mais un morceau de pain. Ils n'adorent ni la croix ni l'image de Jésus-Christ. Ils empêchent plutôt ceux qui le font. Un grand nombre de gens ont déjà été séduits, non seulement des nobles qui abandonnent leurs richesses, mais aussi des clercs, des prêtres, des moines et des religieux.» (MABILLIONIS Analecta, III, p. 467 à 483.)

L'annaliste de Morgan, dans Thomas Gale, à la date de l'an 1163, s'exprime à peu près de la même manière. Il ajoute un trait remarquable de la puissance de persuasion et de la vie chrétienne qui était en eux ; c'est le seul que nous rapportions.

« Si des ignorants, dit-il, venaient à eux, au bout de huit jours, ils devenaient si habiles qu'ils ne pouvaient être surpassés, ni en instruction, ni en exemple. » (Recueil des Historiens des Gaules, t. XIII, p. 108. )

Le mouvement religieux et évangélique ne resta pas resserré dans les limites du midi de la France. Des manifestations assez semblables, bien que présentant sur d'autres points, au rapport des auteurs, quelques divergences, eurent lieu le long du Rhin, en Flandres, en Bourgogne, dans la basse Bretagne et ailleurs. Evervin, écrivant à saint Bernard, au sujet d'hérétiques découverts à Cologne, dont un grand nombre fut brûlé et l'autre rentra dans l'Eglise, s'exprime comme suit :

« Vous saurez, seigneur, qu'en rentrant dans l'Eglise, ils nous ont dit qu'ils sont une très grande multitude, répandue presque partout, et qu'ils ont dans leurs rangs de nos ecclésiastiques et de nos moines. Et ceux qui ont été brûlés ont avancé dans leur défense, que cette hérésie est demeurée cachée jusqu'à ces temps, depuis les temps des martyrs, et quelle a existé dans la Grèce et dans certains autres pays. »

Cette milice spirituelle, armée contre l'erreur pour le triomphe de la vérité, se recrutant depuis longtemps en secret, avec prudence et une sagacité quelque peu craintive, avait enfin, comme on a pu le voir déjà, entrepris une guerre plus ouverte, à mesure qu'elle avait vu s'accroître ses forces. Rome même, la résidence du pape, la forteresse de la superstition, avait vu son ennemi franchir ses portes et prêcher dans ses murs. C'est en 1128 que les discours d'un prédicateur étranger excitèrent autant de surprise que d'admiration on de haine. Son nom était Arnulphe, son origine est restée inconnue. Mais ce qu'on peut dire, c'est qu'un missionnaire vaudois n'eût pas prêché autrement. Au reste, écoutons ce qu'en rapporte Tritème :

« En ce temps-là, sous le pape Honorius II, il vint à Home un certain prêtre, nommé Arnulphe, homme d'une grande dévotion et prédicateur distingué. Pendant qu'il annonçait la Parole de Dieu, il reprenait la dissolution, le libertinage, l'avarice et le faste extrême du clergé. Il proposait à l'imitation de tous la pauvreté et la vie extrêmement intègre de Jésus-Christ et de ses apôtres. A la vérité, sa prédication fut approuvée par la noblesse romaine, comme celle d'un véritable, disciple de Jésus-Christ. Mais, d'un autre côté., elle l'exposa à l'extrême haine des cardinaux et du clergé, qui se saisirent de lui, de nuit, et le firent mourir secrètement. » (TRITÈME, ou Chronica insignis, p. 157. - LÉGER, IIIéme partie, p. 152, qui rapporte la chose un peu autrement, d'après Platine. )

Dans les rangs des antagonistes de Rome, de la superstition et des mauvaises moeurs, l'on vit aussi des hommes dont les principes ne découlaient peut-être pas toujours d'une foi simple au pur Evangile de Christ. Tel avait été Abailard en France; tel fut Arnaud de Brescia, en Italie. Ce dernier osa, comme Arnulphe, attaquer Rome dans Rome même. Un mot sur sa vie et sur son oeuvre. Originaire de Brescia (Brixia), dans la Lombardie, il a pu avoir connaissance des doctrines vaudoises ; cependant l'histoire ne nous le dit pas. Elle nous apprend simplement que c'est en France, auprès du fameux Abailard, qu'il se forma. Sa carrière fut fort aventureuse, et son oeuvre semble avoir été autant politique que religieuse. Ayant pris l'habit de moine à son retour dans sa patrie, il se mit à prêcher. Excommunié au concile de Latran, sous Innocent II, l'an 1139, il dut prendre la fuite. Retiré en Suisse, à Zurich, il y répandit ses principes. Dénoncé par saint Bernard à l'évêque de Constance, il fut inquiété dans sa retraite et repassa en Italie. Il était à Rome, en 1145, sous Eugène IV. Saint Bernard de Clairvaux écrivit encore contre lui au cardinal Guidon, l'avertissant

« que sa conversation était de miel et sa doctrine un poison. - Il a, dit-il encore, une tête de colombe et une queue de scorpion. » Dans sa lettre à l'évêque de Constance, saint Bernard avait rendu involontairement un bon témoignage à son ennemi, en disant : « Je voudrais qu'Arnaud de Brescia eût une doctrine aussi saine que sa vie est austère, et, si vous voulez le connaître, c'est un homme qui n'est ni mangeur ni buveur ; avec le diable seul il est affamé et altéré du sang des âmes. »

(Ceci se rapporte au zèle d'Arnaud à convertir le monde à ses doctrines.) Sa prédication portait incessamment sur l'abus criant de, la puissance et des richesses du clergé. Selon Otton de Freisingen, Arnaud prêchait « que les clercs qui avaient des propriétés, les évêques qui possédaient des régales, les moines qui avaient des possessions, ne pouvaient être sauvés ( 5 ). Que toutes ces choses appartenaient au prince, et que sa bénéficence ne devait les octroyer qu'à des laïques. » Le poète Guntherus ajoute :

« qu'Arnaud méprisait les mets délicats, l'éclat des vêtements., les plaisanteries déplacées et les joies bruyantes du clergé, le faste des pontifes, les moeurs entièrement relâchées des abbés, l'orgueil des moines. »


Après avoir réussi à se cacher longtemps à Rome, où ses opinions politiques étaient fort goûtées par les Romains, il fut enfin arrêté, en 1155, et brûlé dans cette ville par ordre du préfet Pierre. Ses cendres furent jetées dans le Tibre, afin que ses adeptes ne pussent pas en faire des reliques. (OTTON DE FREISINGEN, p. 248. - NATALIS, t. VII, p. 88, 89. - DUPIN et FLEURY...)

Tous ces antagonistes de Rome, qui soutinrent, au XIIe siècle, la cause de la vérité, et qui étaient liés les uns aux autres par une origine analogue ou commune, ainsi que par des traits de ressemblance de plus d'un genre, ont reçu de leurs ennemis, outre le nom commun d'hérétiques, des dénominations particulières. Il paraîtrait aussi qu'ils se désignèrent quelquefois eux-mêmes par des noms de leur choix.

Flétris au XIe siècle du nom de manichéens, comme fauteurs des anciennes hérésies, ils furent appelés apostoliques, au XIIe siècle, à cause de leur prétention à mener une vie digne de celle des apôtres. Saint Bernard désigna surtout ainsi, par ironie, soit les disciples de Pierre de Bruis et d'Henri, soit les sectaires de Cologne. Dès la seconde moitié du XII, siècle, de nouvelles dénominations furent ajoutées aux précédentes, à mesure que le vent de la prétendue, hérésie souffla sur des contrées nouvelles, et que quelque circonstance particulière modifia en apparence, plus encore qu'en réalité, le cours de cette réforme. Ils portèrent en divers lieux le nom de cathares ou de purs, à cause de la pureté à laquelle ils aspiraient ( 6 ). En Flandres, celui de piphles, dont nous ignorons l'étymologie ; en plusieurs localités, en France, celui de texerans ou tisserands, d'après le métier d'un grand nombre d'entre eux. Les hérétiques d'Aquitaine qui passèrent en Angleterre, vers l'an 1160, furent appelés poplicains, ainsi que ceux de Vezelay, peut-être parce qu'en attaquant le formalisme pharisien ils faisaient ressortir l'humilité, la repentance et la foi du publicain de l'Evangile. Le nom de patarins ou paterins, donné en Italie, et aussi en France, à ces mêmes personnes, dérive du nom d'un quartier de Milan où l'on relégua, en 1058, les prêtres mariés, pour y célébrer leur culte ( 7 ); ou plutôt encore il est synonyme de persécutés, ou de réservés pour la persécution, du verbe pati qui signifie souffrir ( 8 ). Il paraîtrait qu'on désigna les hérétiques voyageurs ou missionnaires, du nom moqueur de passagins ( 9 ). On les appelait aussi bons-hommes ( boni homines) en Allemagne et en France. Selon Gretser, dans la répression des novateurs de Mayence, l'inquisition leur demandait : « Combien de fois t'es-tu confessé aux hérésiarques, c'est-à-dire à ces bons-hommes qui sont venus à toi en secret, se prétendant appelés, en la place des apôtres, à parcourir le monde de lieu en lieu pour y prêcher, confesser, etc. ( 10 ) ? » Ces mêmes bonshommes étaient aussi appelés parfaits (perfecti) par leurs coreligionnaires; ce qui indiquait leur supériorité éprouvée sur les simples fidèles, désignés par le nom de consolés ( consolati ), en raison de la paix du coeur que l'Evangile leur procurait ( 11 ). Le nom injurieux d'insabbatés (mentionné pour la première fois par Eberard de Béthune, sous cette forme : xabatatenses, de xabatata, espèce de chaussure) leur fut aussi donné, parce que, dit le père Natalis,

Ils ne célébraient aucun sabbat, aux jours de fêtes, et qu'ils ne discontinuaient pas leurs travaux les jours solennels consacrés, chez les catholiques, à Christ, à la bienheureuse vierge et aux saints. (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, col. 1520 et passim 1572, etc. - P. NATALiS Alexandri, etc., t. VII, p. 94, 95.)

Ce fut surtout dans le siècle suivant, quoique l'on en puisse citer déjà bien des exemples dans le XIIe, que les amis des doctrines prétendues nouvelles furent désignés par les noms de leur patrie ou de leurs chefs particuliers. Tels furent ceux d'hérétiques provençaux, toulousains, agenois, albigeois, picards, lombards, bohémiens et pétrobrusiens de Pierre de Bruis, henriciens d'Henri, arnaldistes d'Arnaud de Brescia, arnoldistes d'un compagnon de Valdo, léonistes de Léon, etc., etc.

Enfin, et surtout, nous devons mentionner la dénomination la plus célèbre et la plus digne de toute notre attention, celle de Vaudois, qui fut habituellement donnée par les auteurs catholiques, dès le XIIIe siècle, non à quelqu'une des subdivisions de la secte prétendue hérétique, mais à la secte entière. Un seul témoignage suffira, entre plusieurs, pour nous convaincre de la généralité de cette désignation ; c'est le livre qu'a écrit, vers l'an 1254, un célèbre inquisiteur, Rainier ou Reinier Sacco, de l'ordre des frères prêcheurs, qui persécuta les chrétiens opposes à Rome. Cet ouvrage, qui traite de toutes les hérésies et impiétés prétendues, attribuées aux cathares, aux paterins, aux toulousains, aux albigeois, aux passagins, aux pauvres de Lyon, aux arnaldistes, etc., en un mot, aux sectaires du XIIème siècle, est intitulé : Livre de Rainier, de l'ordre des prêcheurs, contre les hérétiques vaudois (valdenses). D'où il résulte que, dès le commencement du XIIIe siècle, le nom de Vaudois servait à désigner tous les prétendus hérétiques de l'époque.

Il y a plus, un auteur du XIIe siècle, Bernard de Foncald ( Fontis-Calidi), près de Saint-Pons, en Languedoc, qui a écrit, selon Dupin, vers l'an 1180, nommait Vaudois ces mêmes hérétiques, appelés bons-hommes dans les actes du concile de Lombers.

« Ces Vaudois, dit-il, quoique condamnés par le même souverain pontife (Lucius II), continuèrent à vomir, avec une audace téméraire, au long et au large, dans le monde entier, le poison de leur perfidie. C'est pourquoi le seigneur Bernard (12), archevêque de Narbonne, s'opposa à eux (au concile de Lombers, étant évêque de Lodève ), au nom de l'Eglise, comme une forteresse; en effet, ayant assemblé un bon nombre de clercs et de laïques, de religieux et de séculiers, il les appela en jugement. En un mot, après que leur cause eut été examinée avec un grand soin, ils furent condamnés. » Le recueil des Historiens des Gaules, dans un résumé qui précède les actes du concile, confirme en partie les faits mentionnés ci-devant. ( Voir la citation à la marge, et Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, p. 1585-1586. )

Ce nom de Vaudois ( Valdenses ), donné aux hérétiques du midi de la France, par un auteur contemporain et de la contrée, est une nouvelle preuve de l'origine commune des manifestations religieuses en deçà et au-delà des Alpes, une confirmation de ce que nous avons rapporté, au commencement de ce chapitre, des relations étroites qu'ont eues certainement Pierre de Bruis et Henri avec les chrétiens des Vallées du Piémont avec les héritiers des principes de Claude de Turin et des amis de Vigilance.

Table des matières

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(1) Il serait intéressant de savoir quelle était la nature de sa prêtrise : s'il avait reçu les ordres d'un chef connu, ou s'il était de ceux que l'on persécutait et que l'on a appelés quelquefois acéphales.

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(2) D'après Usserius, ce fut en 1176. D'après le Recueil des Historiens des Gaules, en 1165.

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(3) Le lecteur est prié de donner son attention à ces paroles et aux suivantes, car elles prouvent la relation étroite de Pierre de Bruis avec Henri, et de leur doctrine.

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(4) On lit dans le sermon XIIIe d'Ekbert, abbé de Saint-Florin, les paroles suivantes relatives aux hérétiques de Cologne, de la même époque : « Ils disent qu'eux seuls font le corps du Seigneur à leurs tables.
« Mais ils cachent une ruse sous ces paroles ; car ils n'entendent pas le vrai corps de Christ, mais ils appellent corps de Christ leur propre chair. »

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(5) Ceci est entièrement conforme aux principes des apostoliques ou 'Vaudois.

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(6) On peut trouver des détails dans USSERIUS, Gravissimae Questionis, p. 269 et suiv.

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(7) Selon SIGONIUS, de Reyno Italico, liv. IX.

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(8) Selon Dr VINEIS, Epist., liv. I, epistola 27, soit 96.

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(9) Voir USSERIUS, p. 306.

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(10) Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, col. 1520, etc. - Historiens des Gaules, t. XIII, p. 173, etc.

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(11) USSERIUS, p. 293.

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(12) Ce Bernard Gaucelin, évêque de Lodève, dirigea à Lombers l'accusation contre les bons-hommes, prononça la sentence.... Il devint archevêque de Narbonne en 1181. Il ne figure pas dans d'autres conciles. (Voir Historiens des Gaules, t. XIV, p 430 et suiv. )

CHAPITRE VII.

PIERRE VALDO - ORIGINE DU NOM "VAUDOIS"

Trois étymologies proposées. - Valdenses dérivé à tort de Valdo (version catholique) - Qui fut Pierre Valdo. - Sa personne, - son nom, oeuvre de Pierre Valdo, mort de Pierre Valdo. - Valdenses, dérivé de vallis vallée. - Témoignage d'Eberard, - de Bernard de Foncald. - Étymologie préférable du mot Vaudois. - Cette dernière origine justifiée.


La clarté historique, et ce qui est plus important encore, la vérité, réclament également une connaissance exacte de l'origine du nom de Vaudois, donné aux prétendus hérétiques du XIIe siècle et des siècles suivants, en France, au nord de l'Italie et en Allemagne.

Trois étymologies principales en ont été données. Selon quelques-uns, il dériverait de Valdo, dont les disciples ont été appelés pauvres de Lyon, et serait synonyme de cette dernière dénomination. Selon d'autres, Vaudois dériverait de vaux ou vallées, Comme Vallenses, du mot latin vallis, vallée, et Valdenses de plus généralement usité), de vallisdensa, vallée touffue. Pour d'autres, enfin, le nom de Vaudois serait une épithète injurieuse, synonyme de sorcier.

Reprenons chacune de ces étymologies.
Alain de l'Ile ou de Lille, qui vivait à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe, selon l'opinion la plus commune (1), s'exprime comme suit

« Il y a certains hérétiques qui feignent «être justes, tandis qu'ils sont des loups couverts d'une peau de brebis... Ils sont appelés Valdenses, du nom de leur chef Valdus. »

Pierre de Vaux Cernay ou Sernay, auteur connu du commencement du XIIIe siècle, parle dans son Histoire des Albigeois, des Vaudois qui auraient été répandus parmi eux.

« Il y avait outre cela, dit-il, des hérétiques appelés Valdenses, du nom d'un certain Valdius de Lyon. » ( Petri MONACHI, caenobii vallium Cernaii, etc., Historia Albigensium, cap. II, apud DUCHESNE.)

Cet auteur indique, comme une des quatre marques qui distinguent les Vaudois, les sandales qu'ils portent à la manière des apôtres. Mais cet usage remonte à une date plus ancienne que celle qu'il lui assigne, en la rapportant à Pierre Valdo, puisque les compagnons d'Henri, promoteurs de la secte des albigeois, en portaient déjà, aussi bien que les missionnaires vaudois, appelés souvent xabatatenses, de xabatata, comme il a été dit dans le chapitre précédent.

Les auteurs catholiques subséquents ont tous admis cette étymologie, que nous rejetons avec raison, comme on le verra. Mais avant de formuler notre preuve, nous devons faire connaître Pierre Valdus ou Valdo et son oeuvre.

Pierre, marchand et citoyen de Lyon, appelé aussi par les historiens Pierre Valdo, Valdus, Valdius, Valdensis ou Valdecius (2) et Valdesius, vivement frappé de la mort subite de l'un de ses amis, dans une réunion de plaisir, prit la résolution de renoncer au monde et de travailler désormais uniquement à son salut (3). Luther, le célèbre réformateur de l'Allemagne, au XVII, siècle, entra au couvent et chercha les choses du ciel, à la suite d'un événement semblable (4). Pierre donna toute son attention à la lecture de la Bible. On dit même qu'il en traduisit quelques livres du latin en langue vulgaire. Il se livra aussi à l'étude des Pères de l'Eglise. Etienne de Borbone ou de Bellavilla, qui nous donne ces détails, ajoute :

« Ce citoyen (de Lyon), ayant lu souvent ces sentences et les ayant gravées dans sa mémoire, se proposa de suivre la perfection évangélique comme les apôtres l'avaient observée. Après avoir vendu tous ses biens, par mépris du monde, il distribua aux pauvres l'argent qu'il avait amassé, et osa usurper l'office des apôtres ; prêchant, dans les rues et sur les places publiques, l'Evangile et les choses qu'il avait apprises de mémoire. Il encourageait hommes et femmes à en faire de même, les rassemblant auprès de lui, et les affermissant dans la connaissance des Evangiles. Il envoyait même prêcher dans les campagnes environnantes des hommes de tous les métiers, même les plus vils. Ces hommes et ces femmes, ignorants et illettrés, parcourant les campagnes, pénétrant dans les maisons de la ville et prêchant sur les places publiques, même dans les églises, provoquaient les autres à faire de même. » (Maxima Biblioth. P. P., t. XXV, p. 264. - Stephanus de BORBONE, alii de BELLAVILLA, Liber de septem Donis Spiritus Sancti, IV,, part., cap. XXX, apud ECHARD, t. 1.)

Le détachement du monde et le zèle pour l'avancement du règne de Jésus-Christ, selon l'Evangile, sont les caractères distinctifs du mouvement religieux encouragé par Pierre, le marchand de Lyon. C'est par allusion au premier de ces caractères, le plus saillant aux yeux des amis du monde et des richesses, que les disciples d'un homme qui s'était appauvri pour suivre Jésus, ont été appelés pauvres de Lyon. Les grands succès qu'avait eus, pour la conversion des âmes, la vie vraiment apostolique de l'ancien négociant, attirèrent rapidement sur lui et sur ses adhérents une vive persécution. Anathématisé et poursuivi par Jean de Bollesmanis ou de Belles-mains, archevêque de Lyon, Pierre s'enfuit en Picardie, où il s'arrêta quelque temps. Il se rendit ensuite dans la Vindelicie, la Souabe et la Bavière actuelles, où il séjourna longtemps, et enfin alla mourir en Bohème. (USSERIUS, etc., p. 266, qui Cite DE THOU, Histoire, etc., ch. V.)
Pierre, marchand de Lyon, peut être considéré comme le plus éminent continuateur de l'oeuvre de Pierre de Bruis et d'Henri.

Reprenons maintenant notre dissertation sur le nom de Vaudois, que les auteurs catholiques font dériver de celui de Pierre Valdo, comme s'il était le chef de la secte vaudoise et l'auteur de cette prétendue hérésie.

Les Vaudois, disent-ils, ont reçu leur nom de celui de Pierre Valdo.

1° Nous observons que, dans les canons des conciles et autres documents officiels, relatifs aux disciples de Pierre, marchand de Lyon, ceux-ci ne reçoivent jamais la qualification de Vaudois, mais qu'ils sont toujours désignés par le nom de pauvres de Lyon. Le nom de Valdo n'y est pas mentionné davantage. Un traité d'un auteur anonyme, cité dans Martène, sur l'hérésie des pauvres de Lyon, ne donne jamais aux disciples de Pierre le nom de Vaudois; bien plus, il ne donne pas à lui-même le nom de Pierre Valdo, mais celui de Pierre Valdensis (5), ce qui est bien différent ; car cette désignation, équivalant à un adjectif, signalerait l'origine des opinions religieuses de celui au nom duquel elle est ajoutée.

2° Nous observons ensuite que Pierre, marchand de Lyon, n'a pas été l'auteur du mouvement religieux qui se manifesta en France dès avant le commencement du XIIe siècle, puisqu'il ne prêcha que vers l'an 1180, et que, si les prétendus hérétiques de l'Agenois, de Toulouse, d'Albi et d'ailleurs, ont été appelés Vaudois, ce nom n'a pu leur être donné à cause de Pierre Valdo, celui-ci n'ayant point été leur chef.

3° Le nom de Vaudois ne peut pas venir de celui du marchand de Lyon, car le nom de Valdo ne fut jamais le sien. Au temps où il vivait, vers l'an 1180, c'était encore l'usage de n'avoir qu'un nom, celui de baptême; les noms de famille n'avaient pas pris naissance. Au nom de baptême on ajoutait souvent, il est vrai, une désignation particulière, par exemple, le nom du domicile ou de la profession. Par cette qualification, l'individu en question était suffisamment distingué de tout autre. Or, notre prétendu chef de la secte des Vaudois, dont le nom était Pierre, est ordinairement désigné par l'un des qualificatifs suivants : Pierre, citoyen de Lyon; Pierre, marchand ou négociant de Lyon.

On a dit que le qualificatif Valdo, donné quelquefois et postérieurement à Pierre, indiquait son lieu d'origine, et on l'a voulu faire synonyme de natif de Vaud, ou de Valdum, ou de Vaudram, qui aurait été un bourg du Lyonnais. Mais pourquoi cette double désignation de lieu? Pierre était déjà suffisamment, et à bon droit, distingué par celle de citoyen ou de marchand de Lyon, comme il l'était réellement. D'ailleurs, Valdo serait un bien mauvais dérivé de Valdum ou de Vaudram, dans la supposition gratuite qu'il fût originaire d'un tel bourg. Il aurait du moins fallu dire Valdunensis, Vaudramensis. Et même, si ce nom de Valdo dérivait de son lieu d'origine, pourquoi cette incertitude dans la désignation et dans l'orthographe? Car, Pierre est appelé Valdo, Valdus, Valdius, Valdensis, Valdecius et Valdesius etc. (USSERIUS P. 159.)
Un surnom aussi indécis, aussi varié dans sa forme, aussi rarement employé, du vivant de Pierre (6), marchand de Lyon, pour le désigner, ne saurait être considéré comme la racine d'un nom aussi précis et aussi invariable que celui de Vaudois, donné à la prétendue secte qui envahit la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, etc., au XIIème siècle ; tandis que cette indécision, dans la prononciation et l'orthographe du nom appellatif Valdo, s'explique assez facilement lorsqu'on y voit un surnom synonyme de Vaudois, un adjectif équivalant de celui-ci : Pierre le Vaudois.

4° Un rapprochement de dates nous conduit au même résultat, en nous montrant que des hérétiques vaudois, en latin Vallenses ou Valdenses, étaient connus et signalés avant le temps de Valdo.
Il est authentiquement reconnu que c'est l'archevêque Jean de Bollesmanis ou de Belles-mains, qui a anathématisé Pierre Valdo et ses disciples, et il est constant que ce prélat a obtenu le siège de Lyon, en 1181. Cette date coïncide d'ailleurs avec celle de 1184, date de la réunion, à Vérone, du concile qui, sous Lucius III, condamna les pauvres de Lyon pour la première fois.

Ce n'est donc, au plus tôt, que dès l'an 1181, que les hérétiques auraient été appelés Vaudois, de Pierre Valdo, leur prétendu chef.

Or, nous pouvons citer deux auteurs qui font mention des Vaudois avant la date de 1181. Ce sont les deux suivants : Eberard de Béthune qui, selon Dupin, florissait l'an 1160, et qui, parlant des hérétiques, dit :

« Certains d'entre eux s'appellent Vallenses, parce qu'ils habitent dans une vallée de douleurs ou de larmes, et exposent à la risée les apôtres, etc. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV.)

Bernard, abbé de Foncald, déjà cité, s'exprime ainsi sur le même sujet:

« Pendant que le pape Lucius, de glorieuse mémoire, était chef de la sainte Eglise romaine, de nouveaux hérétiques levèrent subitement la tête. Ils reçurent un nom qui était le présage de leur avenir. Ils furent appelés Valdenses, d'une vallée sombre (touffue), parce qu'ils sont enveloppés de ténèbres profondes et épaisses. Ces hérétiques, quoique condamnés par le souverain pontife que l'on vient de nommer, ne cessèrent pas de vomir leur perfide poison, en tous lieux, dans le monde, avec une audace téméraire. ».

L'auteur de ces lignes, ayant dédié le livre dont elles sont tirées à Lucius III, qui fut pape de 1181 à 1185), et y faisant mention d'un autre pape du même nom, déjà défunt, Lucius, de glorieuse mémoire, parle donc de faits arrivés avant 1144, date de la mort de Lucius II (7).

Les Valdenses ou Vaudois étaient donc déjà connus sous ce nom, avant 1144, et par conséquent bien avant Pierre Valdo, puisque celui-ci ne fut poursuivi comme qu'après 1181, sous Jean de Belles-mains qui l'anathématisa, et qui n'avait été nommé archevêque de Lyon qu'à cette dernière date. (V. BERNARD ..., in, Maxima Biblioth., P. P., t. XXV.)

Mais, dans les rapprochements que nous faisons, il y a plus qu'une affaire de dates. Le témoignage d'Eberard de Béthune et de Bernard de Foncald démontre, d'une autre manière encore, le peu de fondement, la vanité, le néant de l'opinion catholique, qui fait dériver de Pierre Valdo l'hérésie vaudoise et le nom de Vaudois. Alors même que l'on pourrait affaiblir la preuve précédente, en arguant de l'incertitude de telle ou telle date, il n'en resterait pas moins certain que deux auteurs antérieurs à Pierre Valdo (ou contemporains ou même postérieurs, si l'on veut, peu importe), en nommant la secte des Vaudois, ne font nullement mention de Pierre Valdo, et que, loin de faire dériver le nom des sectaires du nom d'un de leurs chefs, ils lui assignent une origine toute différente et locale.

Nous dirons donc à nos antagonistes : Si vous reconnaissez que les écrits d'Eberard et de Bernard sont antérieurs à Pierre Valdo et à son oeuvre, avouez donc que, puisque ces auteurs nomment la des Vaudois, celle-ci est antérieure à Pierre Valdo, et que le nom de Vaudois ne dérive point du sien. Ou, si vous soutenez qu'Eberard et Bernard sont contemporains de Pierre Valdo ou postérieurs, avouez que puisqu'ils reconnaissent à la secte des Vaudois une autre origine, eux qui pouvaient être mieux informés de la vérité que vous, le nom de Vaudois ne dérive point de Pierre Valdo.

Nous croyons donc avoir prouvé que le nom de Vaudois, donné par les écrivains catholiques aux chrétiens prétendus hérétiques du XIIe siècle, ne dérive point du nom de Pierre Valdo. Nous croyons plutôt, que Pierre, citoyen et marchand de Lyon, a été appelé Valdo, a cause de la ressemblance de son oeuvre avec celle des VAUDOIS, et peut-être aussi, parce qu'il leur aurait été affilié, et aurait été instruit en partie par eux; conjecture qui n'est ni impossible, ni improbable, mais que nous ne développons pas davantage (8).
L'opinion catholique sur l'origine du nom de Vaudois est donc erronée.

On a donné une autre étymologie du nom de Vaudois. Eberard de Béthune, vers l'an 1160, dit :

« Certains hérétiques s'appellent Vallenses (de vallis, une vallée), parce qu'ils habitent dans une vallée de douleur ou de larmes; » Bernard de Foncald, vers l'an 1180, dit : « Ils furent appelés Valdenses (de vallis-densa, vallée ombragée), d'une vallée sombre, parce qu'ils sont enveloppés de ténèbres profondes et épaisses. »

Parmi les modernes, Léger, dans son Histoire générale des Vaudois, fait dériver de Vaux ou de Val, le nom de Vaudois; et un vieux pasteur de la vallée de Saint-Martin, dans le territoire actuel des Vallées Vaudoises, a déclaré que, selon la tradition, la vallée qu'il habite s'appelait, autrefois, Val-Ombreuse. Sans repousser absolument une étymologie qui repose sur la nature des lieux qu'habitent les Vaudois, et même en reconnaissant qu'elle a pour elle une apparence de fondement pour les mots latins Vallenses et Valdenses, cependant, quant au mot français Vaudois, nous nous rangeons à celle que donne la Noble Leçon.

En effet, la Noble Leçon, ce monument vénérable et original de l'antique Eglise vaudoise, assigne au nom de Vaudois une autre étymologie, la troisième que nous indiquions et la dernière que nous ayons à examiner. Ce précieux témoin de la foi des Vaudois, qui date de l'an 1100 (NDE: avant la naissance de Pierre Valdo!), s'exprime comme suit, dans les vers 368 à 372, que nous allons traduire : « Que s'il y a quelqu'un qui aime et craigne Jésus-Christ, qui ne veuille maudire, ni jurer, ni mentir, ni paillarder, ni tuer, ni prendre le bien d'autrui, ni se venger de ses ennemis, - ils disent qu'il est vaudès et digne de punition (châtiment). »

Pendant longtemps, on n'a vu dans cette dénomination de vaudès, que le nom de Vaudois. Mais on a reconnu aujourd'hui qu'elle renferme une sanglante injure, et qu'elle équivaut à une accusation de sorcellerie. Le nom de vaudès a bien, en effet, dans la langue romane, le sens de sorcier : il n'est pas encore hors d'usage avec cette signification dans le patois du canton de Vaud.

Cette interprétation s'appuie sur d'autres preuves encore. Rubis, cité par Perrin, dit en propres ternies :

« Quand on parlait d'un sorcier, on l'appelait vaudès. »

On lit dans Mezeray, Histoire de France, au sujet de Jeanne d'Arc, alors au pouvoir des Anglais, l'an 1430 :

« Cette partie de l'université, qui était demeurée à Paris, lâche esclave de la tyrannie anglaise, fit aussitôt instance qu'on la mit entre les mains des gens d'église pour lui faire son procès, comme à une vaudoise, enchanteuse, hérétique, abuseuse, etc. »

L'épithète de vaudoise est placée côte à côte de celle d'enchanteuse, etc. ( MEZERAY.... p. 17. )

Le moine Belvédère, dans sa relation à la très-illustre congrégation de la Propagande de la foi (de propaganda fide), imprimée à Turin, en 1631, attribue la sorcellerie aux Vaudois, dans ce passage (9):

« Les infortunées vallées de Luserne, Angrogne, Saint-Martin et Pérouse, par l'effet du voisinage de la France avec l'Italie, soit par l'effet des montagnes qui les rendent naturellement très-fortes, ont toujours été sujettes à divers fléaux, soit de sauterelles hérétiques, soit de chenilles infidèles (sans foi), de rouille ou de sorcellerie. » (BELVÉDÈRE..., eh. XIV, p. 242.)

On le voit clairement par ce rapport d'un inquisiteur de Rome, les Vallées, où se trouve actuellement le principal résida de l'Eglise vaudoise, sont accusées d'avoir toujours été entachées de sorcellerie, etc.

Dans les temps d'ignorance, des prêtres fanatiques ont accusé de rapports secrets avec les esprits de ténèbres ceux qu'une foi éclairée ou l'incrédulité éloignaient des temples catholiques (10). La superstition romaine et un cruel système de persécution désignèrent trop et trop souvent, comme sorciers, aux fureurs d'un peuple ignorant, des hommes, dont la vie n'avait aucun rapport avec les sentiments et les actes qu'on leur attribue (11). Or, puisque c'est un fait certain que les Vaudois ont été souvent désignés comme sorciers à la haine populaire, faut-il s'étonner qu'au temps où la superstition et l'ignorance arrivèrent à leur comble, aux Xe et XIe siècles, un nom aussi odieux leur ait été généralement donné et qu'il leur soit resté ? Comment se refuser de croire à un tel abus de la parole, lorsqu'on lit dans l'auteur anonyme, cité par Martène et Durand, et qui a écrit vers l'an 1447, que

les Vaudois, au moyen de maléfices diaboliques, s'assemblaient subitement de nuit, étant transportés promptement en grand nombre, dans quelque forêt, ou lieu désert, etc. » ( Veterum Sciptorurn et Monumentorum, à ( MARTÈNE et DURAND, t. V, Col. 501.)

L'origine attribuée au nom de Vaudois par la Noble Leçon nous parait donc justifiée par les faits. Il serait intéressant et précieux, sans doute, de savoir à quelle époque la petite Eglise fidèle a reçu un nom aussi injuste et aussi odieux; mais nous manquons de données sur ce point. Tout ce que nous savons, c'est qu'il est antérieur au XIIe siècle, étant déjà mentionné dans la Noble Leçon, écrite l'an 1100, comme l'indique l'auteur lui-même.

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(1) Selon Bossuet, il serait mort en 1202; selon Natalis, en 1181; selon Cave, il aurait fleuri en 1215; selon de Visch, il serait mort en 1294.

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(2) D'après USSERIUS. Gravissimae Quaestionis, p. 159.

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(3) C'est l'opinion de Rainier que nous suivons. Polichdorf et un anonyme du recueil des Historiens des Gaules, rapportent le fait autrement.

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(4) Consulter l'excellent ouvrage de M. MERLE, sur la Réformation.

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(5) C'est-à-dire, le Vaudois.

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(6) Nous supposons qu'il a été employé de son vivant, mais rien ne le démontre.

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(7) Une lettre d'un évêque de Liège à ce même pape, Lucius II, signale des hérétiques, anciens ennemis, qui, du mont Guimar, se sont répandus en France, et qui ont une organisation et une discipline ecclésiastiques constatées; mais il ne leur donne aucun nom particulier. (MARTENE et DURAND, et Veterum Scriptorum t. 1, col. 777.)

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(8) Cette opinion est celle d'un historien piémontais catholique romain, qui n'est nullement ami des Vaudois ; nous voulons parler de M. Charles Botta, qui s'exprime ainsi dans son histoire remarquable d'Italie : « Les Vaudois ont été appelés ainsi, soit parce qu'ils habitaient dans les vallées, soit que Valdo, célèbre hérésiarque du XIIe siècle, leur ait communiqué son nom, après avoir embrassé leurs opinions. » L'anonyme, cité par Martène, parait avoir vu les choses comme nous, puisqu'il appelle notre chef de secte : Valdensis, le Vaudois.

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(9) Lé sfortunate valli di Lucerna, Angrogna, S. Martino e Perosa, per la vicinanza della Francia c'ha collitalia, o per la proportione di montuosi siti che gli danno natural fortezza, sempre sono state soggette a varj flagelli di eretiche locuste, o d'infidi bruchi, rubigni o cavallette.

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(10) M. Costa de Beauregard cite un fait extrait de Duboulay ( t. IV ), portant que la concubine d'un moine hérésiarque, fra Dolcino, ardent propagateur du manichéisme, dans le Biellais, le Novarrais et le Verceillais, au XIe siècle, passait pour sorcière, et que tous les deux furent démembrés, coupés en pièces et brûlés ( t. 1, p. 47. )

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(11) Quel chrétien ne sait pas que le Fils de Dieu a été appelé samaritain par les Juifs, et qu'ils ont même dit de lui, qu'il était un démon, qu'il chassait le démon par le prince des démons.

CHAPITRE VIII.

LES VAUDOIS DU PIÉMONT AU XII ème SIÈCLE.

Coup-d'oeil en arrière. - Vaudois désignés sous le nom de montani. Témoignages d'Honorius, - d'Eberard de Béthune, de Giofredo, décret d'Otton IV. - Les pures doctrines conservées, Circonstance particulière aux Vallées Vaudoises. - Les comtes de Luserne, princes du Saint-Empire. - Armoiries communes. - Conclusion.


Après avoir rendu compte du mouvement religieux qui agita la France et d'autres contrées aux XIe et XIIe siècles, et qui, comme nous l'avons fait voir, partit vraisemblablement du sein des Alpes situées entre la France et l'Italie, nous devons rentrer dans les Vallées Vaudoises, pour reprendre le fil de leur histoire particulière, raconter leurs traditions et exposer l'état de leur Eglise.

Signalons d'abord quelques faits historiques.
Sans revenir sur les documents cités aux chapitres III et IV, documents qui constatent l'existence d'une Eglise prétendue hérétique, au sein des Alpes, dès le IVe siècle, nous rappellerons seulement au lecteur, qu'au commencement du XIIe siècle, et bien avant l'époque de Valdo, la chronique de Saint-Thron, en Belgique, écrite de 1108 à 1136, par l'abbé Radulphe, mentionne une contrée des Alpes comme souillée par une hérésie invétérée, et que Bruno d'Asti, vers l'an 1120, parle des Vaudois sans les désigner, il est vrai, par ce nom, mais avec des détails suffisants, surtout dans ce qu'il dit de leur tradition, pour qu'on les reconnaisse sans peine.
A ces témoignages, développés au chapitre IV, nous ajoutons les suivants.

Honorius prêtre d'Autun, au commencement du XIIe siècle, parle d'hérétiques qu'il nomme montani, ou montagnards, et, qu'il caractérise par ces seuls mots :

« Les hérétiques montagnards sont ainsi nommés des montagnes.
Dans des temps de persécution, ils se cachèrent dans les montagnes et se séparèrent du corps de l'Eglise. »

Eberard de Béthune, vers Pau 1160, s'exprime peu différemment sur le même sujet :

« On les appelle, dit-il, hérétiques montagnards, parce que, dans un temps de persécution, ils se cachèrent dans les montagnes, et pour cette cause, ils errèrent quant à la foi catholique. »

Et, quoique ce dernier auteur ne dise pas que les hérétiques qu'il a nommés Vallenses au chapitre XXV de son livre, et qu'il y a représentés comme des missionnaires venus d'une vallée de larmes, soient les mêmes que ceux qu'il appelle montani ou montagnards au chapitre XXVI, cependant rien ne s'y oppose; car Eberard, dans la longue liste qu'il y a dressée de toutes les sortes d'hérésies possibles, passe sous silence les Vallenses qu'il a cependant nommés plus haut, et ne cite que les montani. Cette omission des Vallenses ne se comprend qu'autant que les Vallenses sont les mêmes que l'une des classes d'hérétiques qu'il y nomme et dépeint : ce qui est très-vraisemblable, vu la ressemblance de signification des noms de montagnards et de Vallenses, c'est-à-dire habitants des vallées, et aussi vu l'analogie des détails qu'il donne sur les persécutions qu'ont souffertes les montagnards, et sur celles qui ont affligé les habitants de la vallée de douleur ou de larmes.

Ajoutez à cela que le nom de montani était donné à l'un des peuples de la Ligurie, établi dans les Alpes voisines des Vagiens (aujourd'hui les habitants du marquisat de Saluces) et limitrophes des Vallées Vaudoises. (Pour HONORIUS, voir Maxima Biblioth., P. P., t. XX, col. 1039. -Pour EBERARD, t. XXIV col. 1575 à 1577. - Montani, voir Geographia antiqua CELLARII, t. 1, p. 518; - ou PLINII Geog., cap. XX. )

Et qu'on ne s'étonne pas que, d'après cette dernière explication, la prétendue hérésie vaudoise se serait étendue plus au midi dans les montagnes de la Ligurie, tout comme nous avons vu, au chapitre IV, qu'elle s'étendait plus à l'orient, dans le Biellais et le Novarrais; car rien n'est plus certain. Qu'on se souvienne seulement de ce que nous avons dit de ses conquêtes dans l'Astesan, au Xe siècle. Nous aurons d'ailleurs l'occasion de prouver, par de nouveaux détails, cette extension de l'Eglise vaudoise au-delà des limites dans lesquelles elle est aujourd'hui resserrée.

Un ancien écrivain, Gioffredo, nous apprend que, l'hérésie vaudoise, qu'il fait à tort provenir de France, s'était déjà étendue, l'an 1198, non-seulement dans les vallées d'Angrogne, de Luserne et de Saint-Martin, du diocèse de Turin, mais dans la plaine.

« Non contents, dit-il, de rester enfouis dans les cavernes des montagnes, ils (les Vaudois) ont eu l'audace de semer la fausse doctrine dans les plaines du Piémont et de la Lombardie, établissant un centre dans Bagnolo, d'où l'on croit que quelques-uns d'entre eux ont pris la dénomination d'hérétiques de Bagnolo »

(Bagnolenses), comme en parle Rainier Sacco, vers l'an 1250. C'est pourquoi Jacques, évêque de Turin, désireux d'éloigner cette peste de son diocèse, organisa une persécution contre eux, après avoir obtenu, à cet effet, l'an 1198, un décret de l'empereur Otton IV, sur lequel nous reviendrons plus tard. (V. GIOFFREDO, Storia delle Alpi maritime, dans Monumenta historiae patriae.., t. III, p. 487; cit. SPONDANUS, ail 1198.)

Si l'on s'étonnait que la secte vaudoise, ou plutôt le résidu de l'Eglise fidèle, ait pu se maintenir jusqu'alors, sans grande persécution, dans l'ancien diocèse de Claude de Turin et ailleurs, malgré la tendance oppressive de l'Eglise romaine, nous rappellerions ce que nous avons dit, au chapitre IV, des agitations et des luttes politiques des Xe, et XIe siècles (1), durant lesquels l'attention des chefs de l'Eglise romaine fut détournée de dessus les restes épars de l'Eglise fidèle, préoccupés qu'ils étaient de leurs intérêts terrestres, des dangers et des avantages de leur position, comme princes séculiers.

Une cause générale qui favorisa aussi la conservation de divers noyaux de l'Eglise fidèle, c'est la puissance de vie inhérente au principe chrétien, et qui est telle qu'elle ne peut être altérée et dénaturée que bien à la longue, partout où elle a étendu ses racines.

A cette cause puissante s'en joignirent d'autres particulières. Ainsi, en premier lieu, les innovations, adoptées dans l'Eglise des papes, mirent bien du temps à se répandre, comme l'histoire le démontre, en ce qui concerne les images, la messe, la présence réelle, etc. En second lieu, pendant longtemps on se borna à miner sourdement les doctrines anciennes, à faire l'apologie des nouvelles et à réfuter ceux qui attaquaient les innovations. On peut citer, comme exemples de ce fait, les écrits de saint Jérôme contre Vigilance, de Jonas d'Orléans contre Claude de Turin, de Pascase. Ratbert contre l'ancienne doctrine de l'eucharistie, encore soutenue longtemps après par Bérenger de Tours, et d'autres, etc. En troisième lieu, on se contenta longtemps d'excommunier et d'anathématiser les hérétiques, ou ceux qu'on regarda comme tels. Les conciles en fournissent de nombreux exemples. Ensuite, on alla plus loin, l'on enferma dans des cloîtres et l'on soumit à une dure pénitence les opposants qualifiés. Mais ce ne fut guère qu'après, que le pouvoir des papes eut atteint sa plus haute période, depuis Grégoire VII (Hildebrand), qu'on vit, çà et là, des contredisants marquants périr de mort violente, être massacrés ou brûlés. Mais les persécutions organisées, telles que les croisades et l'horrible inquisition, ne datent guère que d'Innocent III (2).

Il est donc facile de comprendre que, jusqu'alors, la fidélité et la vérité purent se maintenir, là surtout où les circonstances les favorisèrent.

C'est ici le lieu d'indiquer une circonstance d'une haute importance, qui sert puissamment à expliquer le fait de la conservation de la vérité évangélique, depuis Claude de Turin, dans le territoire occupé encore aujourd'hui par les Vaudois : c'est que, à l'époque la plus reculée de la féodalité, ces Vallées étaient gouvernées par un seigneur puissant, ne relevant que de l'empire, et imbu lui-même des doctrines vaudoises. Ce fait si important est consigné dans l'ouvrage déjà cité d'un auteur catholique, qui a pu mieux que personne s'assurer de la vérité qu'il nous fait connaître, M. le marquis Costa de Beauregard. Voici les paroles :

« Outre les comtés dérivant des grands marquisats, on ne peut douter qu'il n'y en eût d'autres créés très-anciennement par les empereurs en faveur des principaux barons de ce pays, et qu'il n'y eût de simples titres de comtes accordés à quelques seigneurs immédiats. Tels furent les comtes de Castellamonte, de Blandra, de Luserne et de Piossasque, auxquels l'histoire piémontaise donne cette qualification, dès le onzième et le douzième siècles. »

D'après ce témoignage, les comtes de Luserne, seigneur des Vallées (3), relevaient immédiatement de l'empire, et étaient par conséquent indépendants de tout prince voisin.
Et, pour peu que leur force ne fût pas inférieure à celles des comtes et marquis d'alentour, ils pouvaient dans leurs vallées, si faciles à défendre par leur position naturelle, protéger leurs vassaux contre toute agression étrangère. Le même auteur ajoute encore :

« On ne voit pas au reste que les princes d'Achaïe, demeurant si près d'eux (des Vaudois), les aient persécutés. On a même cru que quelques-uns des comtes de Luserne, vassaux immédiats de l'empire et principaux seigneurs de ces vallées, avaient partagé très-anciennement leur croyance (4). » (Mémoires historiques, etc., t. I, p. 64; - t. II, p. 51.)

A défaut d'autres documents historiques (3), les armoiries de la maison de Luserne suffisent, ce nous semble, à le prouver. Elles sont symboliques; elles figurent un flambeau (Lucerna), jetant une vive clarté au milieu des ténèbres. La devise qui les entoure est explicative (Lux lucet in tenebris): la lumière luit dans les ténèbres. Ces armoiries et cette devise, que les Vaudois des vallées aiment encore aujourd'hui à regarder comme les leurs attestent aussi, par leur signification symbolique, l'ancienneté de la vérité évangélique dans les vallées du Piémont. Elles attestent que, dès les temps où le nom de Lucerna fut donné à la plus considérable de ces vallées et à son comte, c'est-à-dire dès le Xe ou le XIe siècle, selon le témoignage du marquis Costa, bien longtemps avant Valdo, la lumière évangélique brillait dans les ténèbres, au milieu des superstitions romaines qui s'étaient étendues sur presque tous les royaumes de l'Occident.

Nous croyons donc avoir prouvé, aussi bien que le manque de documents plus précis le permet, que les Vaudois du Piémont ne sont point une secte qui doive son origine à Pierre Valdo, une apparition accidentelle au XIIe siècle, un mouvement religieux isolé, mais un rameau de l'Eglise primitive, préservé par un miracle éclatant, fleurissant à l'écart au milieu des débris qui ont recouvert le tronc qui l'a nourri, et qui ont froissé et desséché toutes les autres branches. L'Eglise des Vallées est une jeune enfant, échappée inaperçue au désastre qui priva sa mère de la vie, et qui vécut cachée dans des solitudes, dans des vallées et derrière d'âpres rochers, jusqu'au jour où elle attira involontairement les regards, tandis que ses soeurs, vêtues d'ornements magnifiques, oubliaient dans l'esclavage et la corruption le souvenir d'une mère fidèle et pieuse, et se privaient, par leur légèreté, leur mollesse et leurs vices, de l'héritage incorruptible que le Seigneur avait voulu leur assurer, par sa mort expiatoire.

Pour continuer à éclairer ce sujet, nous allons rapporter les traditions de l'Eglise vaudoise.

Table des matières

Page précédente: ORIGINE DU NOM DE VAUDOIS.

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(1) Ces agitations et ces luttes durent être extrêmes en Piémont et en Lombardie, où, aux éléments de discordes existant entre les innombrables petites souverainetés, se joignirent les efforts d'une foule de villes libres, qui se formèrent pour se mettre à l'abri des vexations en les repoussant. (Mém. hist., parle Marquis COSTA DE BEAUREGARD, t. I, p. 67 à 75.)

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(2) On peut, d'après cette observation, comprendre comment la puissance de Rome, fondée par l'esprit de mensonge sur un mensonge, a dû, pour se soutenir, en venir à ces excès de tyrannie et de cruauté barbare qui ont fait verser tant de sang innocent, depuis Innocent III jusqu'à Innocent XI, sous lequel eurent lieu la révocation de l'édit de Nantes et la dispersion des Vaudois vu 1685 et en 1686.

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(3) Tout au moins de la vallée de Luserne.

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(4) On se rappelle que les comtes de Montfort, dans l'Astesan, avaient été dans le même cas. (3) Un document qui existe assurément, intéresserait, à plus d'un égard, les Vaudois : c'est le traité d'après lequel les comtes de Luserne et marquis d'Angrogne se sont soumis à la maison de Savoie. Les conditions de cet acte sont sûrement favorables aux Vaudois. Ce sont ces franchises et ces libertés religieuses qu'ils ont réclamées de tout temps, mais en vain, du moins pour une grande partie.

 

CHAPITRE IX.

TRADITIONS DES VAUDOIS ATTESTANT LEUR ANCIENNETÉ

Tradition rappelée dans leurs requêtes à leurs souverains. - Celles consignées dans les écrits de leurs adversaires. - Faisceau des temps. - Honorius et Eberard. - Moneta. - Polichdorf. - Rainier qui les nomme léonistes. - Claude de Seyssel. - Tradition commune aux Vaudois de Bohème et d'ailleurs.


Les Vaudois ont une double tradition concernant leur origine, l'une plus générale, l'autre plus détaillée, et toutes deux très-précises.

Dans toutes les persécutions qu'ils ont éprouvées, dès le XVe siècle, et plus tard, lorsqu'ils ont dû réclamer à diverses fois auprès de leur souverain, les Vaudois ont toujours soutenu, comme précédemment, que la religion qu'ils suivaient s'était conservée de père en fils, et de génération en génération, depuis un temps immémorial : Da ogni tempo e de tempo immemoriale, disaient-ils dans leurs requêtes.

De plus, non-seulement les Vaudois du Piémont, mais tous ceux qui se sont réclamés de leur nom, en tous lieux, ont constamment soutenu qu'ils ont reçu leur voie ou croyance religieuse de Léon, confrère et contemporain de Sylvestre, évêque de Rome, sous l'empereur Constantin-le-Grand.

Cette tradition, sous cette seconde forme, plus précise que la première, s'appuie sur une base historique. Nous lisons, en effet, dans le Faisceau des temps :

« Les biens d'église que les prélats commencèrent à posséder environ ce temps-là (de Sylvestre et de Constantin) occasionnèrent souvent de grandes altercations entre les docteurs, les uns prétendant que c'était une chose juste et utile que l'Eglise eût en abondance des biens temporels et l'honneur terrestre, les autres soutenant le contraire. » Léon aurait été l'un de ces derniers et aurait préféré la liberté chrétienne avec la pauvreté, à un riche bénéfice, occasion possible de servitude et de relâchement. (V. Fasciculus temporum in PISTORIO, t. II, p. 47.)

Cette tradition est conforme à ce que Honorius d'Autun et Eberard de Béthune, au III ème siècle, nous disent des montani, c'est-à-dire selon nous des Vaudois :

« Que, dans des temps de persécution, ils se cachèrent dans les montagnes et se séparèrent du corps de l'Eglise ou errèrent quant à la foi catholique. »

Si l'on hésitait à voir une confirmation de la tradition dans cette citation, nous en appellerions à une autre du père Moneta, professeur à Bologne et inquisiteur, vers l'an 1244. Parlant des Vaudois, en qui il ne veut voir que des sectaires récents, cet auteur s'exprime comme suit :

« il est évident qu'ils tirent leur origine de Valdecius, citoyen de Lyon, qui commença cette oeuvre il n'y a pas plus de quatre-vingts ans, un peu plus ou un peu moins, ainsi donc ils ne sont pas les successeurs de l'Eglise primitive, ils ne sont donc pas l'Eglise de Dieu. Or, s'ils disent que leur voie fut antérieure à Valdo, qu'ils le montrent par quelque témoignage. » (Venerabilis P. MONETA, Catharos et Valdenses, lib. V, cap . 1, § 4; Romae, 1743.)

Par ce passage, nous voyons que si Moneta combat l'ancienneté de l'Eglise vaudoise, il témoigne cependant que les prétendus novateurs se regardaient comme les successeurs de l'Eglise primitive, comme de Dieu, et soutenaient par conséquent que leur voie était antérieure à Valdo. Celle citation prouve donc avec évidence que, vers l'an 1244, quatre-vingts ans au plus après Valdo, les Vaudois du Piémont se soulevaient contre l'origine récente qu'on prétendait leur assigner, et s'appuyaient sur leur descendance directe de l'Eglise primitive.

Un second inquisiteur, Pierre Polichdorf, allemand, selon les uns contemporain de Moneta, selon les autres postérieur d'un siècle, dit aussi :

« Que les hérétiques vaudois, ces enfants d'iniquité, prétendent faussement, auprès des simples, que leur secte a continué depuis le temps du pape Sylvestre, savoir, lorsque l'Eglise commença à posséder des biens, » (Max. Biblioth., P. P., t. XXV, in praefat., cap. I, p.278.)

L'inquisiteur Rainier Sacco, ardent adversaire des cathares vaudois, au milieu desquels il aurait passé quelques années, avant d'entrer dans l'ordre des frères prêcheurs ou dominicains, et qui écrivait vers l'an 1250, ne parle pas seulement de cette tradition, il donne en outre plusieurs renseignements sur la secte des léonistes. Après avoir dit que, de soixante-dix sectes qui se sont formées hors de l'Eglise, il n'en reste que quatre, parmi lesquelles celle des léonistes, il ajoute :

« De toutes ces sectes qui existent ou qui ont existé, il n'en est point d'aussi pernicieuse à l'Eglise que celle des léonistes, et cela pour trois raisons. La première, parce qu'elle est la plus ancienne, puisque selon quelques-uns elle s'est conservée depuis le temps de Sylvestre, selon d'autres depuis le temps des apôtres. La seconde raison, c'est qu'elle est la plus répandue; en effet, il n'est presque pas de pays où elle ne se trouve. La troisième raison est celle-ci, que, pendant que toutes les autres sectes inspirent l'horreur à ceux qui les entendent, par la grandeur de, leurs blasphèmes contre Dieu, celle des léonistes manifeste une grande apparence de piété, en ce que ceux qui en sont membres vivent justement devant les hommes, ont la vraie foi en Dieu, et qu'ils croient tous les articles du symbole. » (Max. Biblioth., P. P., t. XXV, cap. V et VI, p. 264 et suiv.)

Malgré la confusion intentionnelle ou involontaire que Rainier met quelquefois dans la désignation des sectes, en confondant ce qu'il devrait séparer, et en séparant ce qu'il devrait réunir, et quoique, dans ce cas particulier, il paraisse confondre les léonistes avec les pauvres de Lyon, il n' y a nul doute cependant que, dans ce qu'il vient de dire des léonistes, il n'ait en vue, non les disciples de Valdo, ou pauvres de Lyon (puisqu'il assigne aux léonistes une origine antérieure de bien des siècles à ceux-ci), mais les Vaudois que les catholiques romains de son temps affectaient déjà de confondre avec les pauvres de Lyon. Tout ce qu'il dit en effet des léonistes correspond parfaitement à ce que nous avons appris de l'histoire et de la tradition des Vaudois, et à ce que nous verrous bientôt de leur doctrine et de leur piété.

L'étymologie du nom de léonistes est aussi toute en faveur de la thèse, que nous soutenons; on ne saurait y voir une dérivation du nom de Lyon, tandis qu'on y en peut voir une toute naturelle de celui de Léon 1 à qui les Vaudois rattachaient leurs opinions religieuses.

La tradition que nous venons de rapporter sur l'origine des Vaudois est enfin confirmée par un archevêque de Turin, Claude de Seyssel, qui, dès 1517 à 1520, administra ce diocèse, dans lequel se trouvaient les Vallées Vaudoises, et qui a pu et dû avoir une connaissance exacte de leurs opinions. Mais, comme il ne fait que répéter ce qui nous est connu, en le traitant de fable et de conte, nous faisons grâce de cette citation à nos lecteurs. (V. R. P. Claudii SEYSSELII 1 archiep. Taurin., adversus errores et sectam Valdensium Tractatus, cap. 1.)

Cette tradition a aussi été recueillie dans les Églises évangéliques, filiales de celles des Vallées, en Bohème et en Moravie, par exemple (1).

Mais nous ne nous y arrêterons pas davantage. Il nous suffit d'en avoir bien établi la certitude. La valeur d'une telle tradition à laquelle les écrits des Vaudois font allusion (2), comme preuve en faveur de l'ancienneté, de l'Église vaudoise, paraîtra incontestable à tout coeur honnête et intelligent.

Table des matières

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(1) Une telle tradition est rapportée dans l'écrit intitulé : Histoire des persécutions de l'Église de Bohème... de 894 à 1632.

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(2) Il est entre autres fait allusion à cette tradition, au vers 409 de la Noble Leçon, en ces termes: « Que tous les papes qui furent de Sylvestre jusqu'à celui-ci. »

CHAPITRE X.

ÉCRITS DES VAUDOIS

Écrits originaux des Vaudois. - Recueillis par Léger. - Ceux remis à Perrin, - Leurs caractères généraux. - Écrits dogmatiques, pratiques, polémiques ; poésies sacrées. - Leur authenticité. Ils sont vaudois. - Écrits dans un dialecte de l'ancienne langue romane. Ancienneté de leur date attestée. - Anonyme. - Pierre-le-Vénérable. Témoignage de Raynouard. - Noble Leçon. - L'Antéchrist porte sa preuve intrinsèquement. - Objections et réfutations. - Conséquences.


Un éclatant, témoignage de l'ancienneté de l'Église vaudoise se trouve dans les écrits originaux (manuscrits) que possède cette Église, dès l'an 1100, 1120, 1196 et 1230, dates antérieures (pour les principaux) de 50 ans au moins, à la manifestation religieuse dirigée par Pierre Valdo. Ces ouvrages en vers et en prose, en langage roman ou vaudois, forment la souche d'un grand nombre de productions semblables, dues au même esprit, écrites dans le même dialecte on en latin, à des époques différentes, mais presque toutes antérieures à la réformation du XVIe siècle.

C'est à l'historien et pasteur vaudois, Léger, que l'on doit la conservation de ces précieux documents de la piété et de l'antique origine de l'Église vaudoise. Prévoyant peut-être l'orage qui se formait contre elle, et qui, après avoir grondé avec fracas de son vivant, se termina par le désastre lamentable de 1686, Léger recueillit les écrits des Vaudois et les remit, en 1658, à lord Morland, ambassadeur anglais à la cour de Turin. Ce dernier les emporta en Angleterre, où ils furent déposés dans la bibliothèque de Cambridge. Léger en fit une seconde collection, mais moins considérable, qu'il déposa lui-même à la bibliothèque de Genève. Nous donnons le catalogue de l'une et de l'autre dans un appendice à la fin de cet ouvrage.

Une quarantaine d'années auparavant, vers l'an 1602, de nombreux écrits vaudois avaient déjà été remis à P. Perrin de la part d'un synode tenu aux Vallées; ils avaient été recueillis surtout dans la vallée de Pragela. Cet auteur nous a conservé la liste de ceux qu'il a eus en main. Nous la donnerons aussi dans l'appendice. (LEGER..., 1ere part., p. 74, (1).)

Le caractère général de ces écrits est dogmatique et pratique; quelques-uns sont de controverse. Le dogme y est exposé d'une manière simple. On n'y trouve, ni formules théologiques, ni exposition systématique, si ce n'est dans le Catéchisme et la Confession de Foi. C'est pour l'ordinaire, dans leur forme scripturaire, que les vérités révélées sont énoncées. Point de commentaire sur la grâce, sur l'élection, sur la prédestination; ces mystères profonds sont enseignés dans les termes dont le Saint-Esprit a fait choix. Dans un emploi si fréquent et si fidèle des passages de la sainte Écriture, les barbes (2) vaudois firent preuve d'une grande sagesse. Quoique écrits à une époque de ténèbres générales, on ne remarque, dans ces documents de la vie religieuse des Vaudois, ni exagération, ni superstition. La modération et la convenance de langage, même lorsqu'ils abordent la controverse, ce qui est fréquent, ne les abandonnent pas, et frappent d'autant plus que ces qualités sont très-rares chez leurs adversaires. Leur esprit est le véritable esprit chrétien.

On peut aussi remarquer dans ces anciens écrits des Vaudois, que le dogme, loin d'être séparé de la morale, lui sert d'appui continuel. La foi et la piété, la contemplation des vérités divines et la vie d'obéissance ainsi que de dévouement au Seigneur, s'unissent constamment dans leurs productions littéraires. Ils abordent tous les sujets chrétiens, avec gravité et dans une intention pratique : la corruption naturelle et la misère de l'homme, la rémission des péchés par l'oeuvre de Jésus-Christ, la crainte et l'amour de Dieu - la charité et l'amour fraternel, le pardon des injures et le support, la vigilance et la prière, l'humilité, le mépris du monde, le détachement des affections terrestres, la patience, la résignation dans les maux de la vie, les devoirs des pasteurs et conducteurs (3) spirituels, les devoirs des maris et des femmes, des pères et des enfants. Il fallait assurément une connaissance approfondie de l'Évangile, une piété vivante et un sens chrétien développé pour se placer à cette hauteur de vérité et de moralité, dès la fin du XIe siècle.

Quelques écrits des Vaudois sont tout polémiques; la position exceptionnelle de ces chrétiens évangéliques, en butte aux attaques de l'Église romaine, nécessita la controverse. Ils durent défendre leur foi et s'expliquer sur leurs doctrines. Outre leur Confession de Foi et leur Catéchisme, les barbes vaudois ont composé les ouvrages polémiques de l'Antéchrist, du Purgatoire imaginaire (songé), du véritable Purgatoire, de l'Invocation des Saints, etc.

Au nombre des ouvrages originaux des anciens Vaudois, nous devons compter une traduction de la Bible en langue romane. Les citations nombreuses qui en sont faites, dans la Noble Leçon, dans l'Antéchrist et dans les autres traités de cette époque, le démontrent déjà. Mais il y a plus, la preuve matérielle du fait existe; Léger déclare l'avoir possédée. À la bibliothèque de Cambridge sont déposés des manuscrits de livres de la Bible ou de chapitres détachés, et celle de Grenoble se glorifie d'avoir le manuscrit complet du Nouveau Testament dans le même dialecte. il en existe également un exemplaire à Zurich. Mapée nous apprend aussi que, dans le concile romain, tenu en 1179, sous le pape Alexandre III, des Vaudois présentèrent à ce pontife un livre écrit en langue gauloise (c'était alors la romane), qui contenait le texte et une glose des psaumes et de plusieurs livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. ( USSERIUS..., Gravissimae Quaestionis..., p. 286. )

La question importante de l'authenticité de ces écrits nous occupera aussi quelques instants. Elle se divise en deux points principaux : l'origine et la date.

L'origine de ces écrits est vaudoise, tout le prouve. C'est parmi les Vaudois, et non ailleurs, qu'ils ont été conservés et ensuite recueillis. De qui les auraient-ils reçus, et quel motif aurait pu leur faire adopter des livres étrangers ? Ces montagnards n'étaient point des bibliophiles. Les écrits qu'ils ont possédés et conservés n'ont pu être que les leurs. Ces livres n'expriment rien de plus ni rien de moins que la croyance et les desseins pieux des fidèles vaudois dans tous leurs âges.

La majeure partie de ces écrits est en langue vaudoise dialecte particulier de la langue romane, comme l'observe Raynouard, qui a étudié avec soin et à fond celle-ci. Or, cette langue romane, dans le dialecte vaudois, est demeurée jusqu'à la réformation la langue constante des habitants des Vallées, la seule usitée dans leur service religieux, et elle est employée encore aujourd'hui, comme patois, par la multitude (4). Nous ne sachions pas que ce dialecte vaudois roman ait été parlé par d'autres que par eux. Les écrits que l'on a recueillis parmi les Vaudois, et dans leur dialecte, ne peuvent donc être que vaudois.

Enfin, c'est un fait attesté par l'histoire, que les anciens Vaudois ont écrit des livres. Un auteur anonyme du XIIIe siècle dit positivement, en parlant des Vaudois :

« Ils ont imaginé, certains vers (rithmes) qu'ils appellent les trente degrés de saint Augustin, dans lesquels ils enseignent, en quelque sorte, à pratiquer les vertus et à fuir les vices, et ils y ont introduit finement leurs rites et leurs hérésies, afin de fournir plus d'attrait à les apprendre, et afin de les inculquer plus fortement dans la mémoire, comme nous proposons aux laïques le symbole, l'oraison dominicale; ils ont aussi imaginé d'autres beaux (écrits) dans le même but. » (D. MARTÈNE, Thesaurus Novus Anecdotorum, t. V, autore anonymo. Tractatus de haeresi pauperum de Lugduno. Fin de l'article intitulé : De Studio pervertendi.)

L'on voit aussi dans Pierre-le-Vénérable, abbé de Clugny, qu'Henri, le faux ermite, qui, selon nous, pouvait bien être Vaudois, aurait écrit un livre contenant ses opinions. Mais, comme il ne le caractérise pas davantage, nous n'avons aucun indice en cela, que cet ouvrage soit un de ceux dont nous donnons le catalogue dans l'appendice. Il ressort du moins de ce que dit Pierre-le-Vénérable qu'il existait de son temps des écrits qualifiés d'hérétiques, savoir, au commencement du XIIe siècle. (Petri VENER., Epist. citée plus haut.)

La seconde question à traiter, pour démontrer l'authenticité des écrits des Vaudois, a pour objet les dates qu'ils portent ; elle peut se poser ainsi: Les écrits des Vaudois sont-ils bien de la date qu'ils portent;, leur millésime est-il celui de leur composition?

D'entre les anciens écrits des Vaudois, cinq seulement portent des dates. La Noble Leçon et le Catéchisme, celle de l'an 1100 (5); le Traité de l'Antéchrist et la Confession de Foi, celle de l'an 1120; et le Purgatoire, celle de l'an 1126. Plusieurs poèmes moraux, que Raynouard juge appartenir à l'époque de la Noble Leçon, sont sans date, ainsi que les autres manuscrits, excepté un seul qui porte la date de 1230.

La date de la traduction romane de la Bible doit être nécessairement antérieure à celle de tous les autres écrits vaudois, puisqu'il n'en est presque aucun qui n'en renferme des passages.

Cette circonstance, que cinq ou six manuscrits vaudois seulement ont des dates, est particulièrement favorable à leur authenticité. Si elles avaient été indiquées postérieurement à l'apparition des écrits, et sans fondement, on ne voit pas pourquoi l'auteur de cette fraude n'en aurait pas usé, de même à l'égard d'un plus grand nombre, même à l'égard de tous.

Nous invoquons d'ailleurs, en faveur de l'exactitude de ces dates, le témoignage de Raynouard. On sait que cet écrivain moderne s'est occupé spécialement de la langue romane, dont le langage vaudois est un dialecte particulier, ne différait des autres, comme par exemple du provençal, que par certaines désinences et par quelques autres légères particularités. Raynouard a prouvé l'ancienneté de cette langue romane. Il en a démontré l'existence dès le temps de Charlemagne, dans la plupart des contrées soumises à ce prince, du Rhin à Rome. Il en a expliqué la formation et en a donné, une grammaire avec de nombreux exemples. Or, parmi ceux-ci, nous en avons remarqué un grand nombre qui sont tirés des écrits des Vaudois, soit de leurs poésies, soit de leur traduction du Nouveau Testament (6). Donc, l'ancienneté des écrits, dont on a extrait ces exemples, est elle-même démontrée. L'auteur, il est vrai, ne s'explique catégoriquement que sur la date de la Noble Leçon ; mais nous pouvons en outre juger, par la place qu'il assigne dans son ouvrage. aux principaux documents vaudois, qu'il reconnaît l'exactitude des dates qu'ils portent, et qu'il considère aussi comme très-anciens plusieurs de leurs autres ouvrages. Car, dans son introduction sur les troubadours, après les pièces réunies sous ce titre : Actes et Titres, depuis l'an 960 et suivants, et qui vont jusqu'à l'an 1080, il indique comme leur faisant suite, en ordre de date, les poésies vaudoises. D'où nous sommes autorisés à croire, qu'il a jugé postérieurs de très-peu à la date de 1080, non-seulement ceux des écrits en vers des Vaudois qui portent la date du XIIe siècle, mais encore les autres écrits en vers.

Raynouard est si persuadé de l'ancienneté des écrits vaudois, qu'il s'en sert pour prouver l'inverse de notre proposition, c'est-à-dire, pour appuyer ses démonstrations sur le langage qu'il a étudié. « Si l'on rejetait, dit-il, l'opinion de l'existence d'une langue romane primitive, c'est-à-dire, d'un idiome intermédiaire qui, par la décomposition de la langue des Romains et l'établissement d'un nouveau système grammatical, a fourni le type commun d'après lequel se sont successivement modifiés les divers idiomes de l'Europe latine, il serait difficile d'expliquer comment, dans les vallées du Piémont, un peuple séparé des autres par ses opinions religieuses, par ses moeurs et surtout par sa pauvreté, a parlé la langue romane à une époque très-ancienne, et s'en est servi pour conserver et transmettre la tradition de ses dogmes religieux, circonstance qui atteste la haute antiquité de cet idiome, dans le pays que ce peuple habitait. » RAYNOUARD..., t. II, Introduction, P. CXXXVII.)

L'auteur continue : « Le poème de la Nobla Leyezon porte la date de l'an 1100. La secte des Vaudois est donc beaucoup plus ancienne qu'on ne l'a cru généralement. » Et un peu après : « La date de l'an 1100 qu'on lit dans ce poème mérite toute confiance. Les personnes qui le liront avec attention jugeront que le manuscrit n'a pas été interpolé, etc. Enfin le style même de l'ouvrage, la forme des vers, la concordance même des deux manuscrits (celui de Cambridge et celui de Genève), le genre des variantes qu'ils présentent, tout se réunit en faveur de l'authenticité de ces poésies. » (RAYNOUAD, ibid.)

Si Raynouard, en raison du but qu'il poursuivait, s'est exprimé plus explicitement sur la date des poèmes vaudois, il n'en a pas moins reconnu l'ancienneté de leurs écrits en prose. « Le traité de l'Antichrist, dit-il, porte la date de l'an 1120. »

Voilà donc un écrivain distingué qui, sans prévention, sans motif intéressé, et seulement en vue de la langue romane, après avoir fait une étude longue et approfondie des anciens documents religieux des Vaudois, les déclare authentiques et confirme l'exactitude de leurs dates. Un tel jugement nous parait d'un très-grand poids.

Nous ne devons pas omettre de faire remarquer, d'ailleurs, que la Noble Leçon renferme des preuves de l'exactitude de la date qu'elle porte., Citons un exemple : nous le trouvons dans ce qu'elle dit, depuis le vers 384 et suivants, en particulier dans le 396 : « Il (le pécheur) fait accord » avec le prêtre, afin qu'il puisse être absous. » Ces absolutions à prix d'argent avaient surtout lieu de la manière la plus scandaleuse, dans le XIe siècle, d'après les bénédictins, auteurs de l'Histoire littéraire de France, qui disent en propres termes, en parlant de ce siècle : « Au moyen de quelque somme d'argent, les plus grands pécheurs trouvaient des prêtres qui leur donnaient aisément l'absolution. » Or, c'est à la fin de ce siècle qu'écrivait l'auteur de la Noble Leçon. (Histoire littéraire de France, t. VII, P. 5, 6.)

Si l'autorité de Raynouard met hors de doute l'exactitude de la date des poèmes vaudois, nous pouvons à notre tour avancer, comme pour la Noble Leçon, une preuve intrinsèque de la date authentique de l'un des écrits en prose, savoir l'Antéchrist ; la voici.

Après avoir défini l'Antéchrist, l'auteur continue : « Tel est l'homme accompli de péché, il s'élève au-dessus de tout ce qui s'appelle Dieu, et ce qui est servi; il s'oppose à toute vérité, et est assis dans le temple de Dieu, c'est-à-dire dans l'église, se donnant comme Dieu; il vient avec toutes sortes de séductions pour ceux qui périssent. Et puisque ce rebelle est déjà parvenu à sa perfection, il ne faut plus l'attendre (ou chercher quel il est); car, par la permission de Dieu, il est arrivé à la vieillesse, puisqu'il décline déjà. En effet, sa puissance et son autorité sont diminuées, et le Seigneur Jésus tue ce rebelle par le souffle de sa bouche, au moyen de beaucoup d'hommes de bonne volonté et fait intervenir une puissance qui lui est contraire, aussi bien qu'à ses amis; il bouleverse les lieux qu'il habite et ses possessions, et met la division dans cette cité de Babylone, où chaque génération puise une nouvelle vigueur de malice. »

L'Antichrist du traité vaudois, c'est le système religieux romain, son personnel et son culte, le pape et l'idolâtrie dont il est le centre. Qu'à la date de l'an 1120, à l'époque où le livre de l'Antéchrist aurait été composé, le système romain eût atteint son apogée, et que déjà il déclinât (7), c'est ce que démontre l'histoire. C'est en la personne de Grégoire VII, de l'ancien moine Hildebrand, que la papauté avait atteint sa plus grande puissance et déployé les prétentions les plus audacieuses. C'est vers la fin du XIe siècle, c'est le 25 janvier 1077, que la puissance temporelle s'était humiliée devant l'autorité usurpée du prétendu successeur de saint Pierre, quand l'infortuné Henri IV, empereur, et jadis le plus puissant prince de l'Europe, avait attendu trois jours, jeûnant et marchant nu-pieds dans la neige, que l'orgueilleux rival de sa puissance daignât lui pardonner, le relever de son excommunication et lui restituer le droit de gouverner ses états...

La victoire de Rome avait été complète sous Hildebrand, mais cette maturité de force avait touché trop tôt pour elle à la caducité, comme l'exprime le traité de l'Antéchrist, dans le passage cité plus haut : Le rebelle est arrivé à la vieillesse et déjà il décline. En effet, que nous raconte l'histoire ? Henri IV, trompé dans son attente de réconciliation généreuse, ressaisit la couronne qu'Hildebrand croyait lui avoir arrachée, rassemble une armée, vient à Rome dont il se rend maître en 1084, y établit le pape Clément III qui le couronne de nouveau, et en chasse Grégoire VII qui va mourir à Salerne. À la lettre, Jésus, comme le dit la citation, tue ce rebelle, l'Antéchrist, par le souffle de sa bouche au moyen de beaucoup d'hommes de bonne volonté et en faisant intervenir une puissance qui lui est contraire. Rome est alors serrée de près par un long siège, et après avoir été prise d'assaut, les lieux que l'Antéchrist habite sont bouleversés.

Henri V défend comme son père la couronne impériale contre les prétentions renouvelées des papes successeurs d'Hildebrand. Il vient à Rome, l'an 1111, à la tête d'une nombreuse armée, met en confusion la ville et jette en prison Pascal II. Le traité de paix fait avec celui-ci ayant été annulé, après le départ de l'empereur, par le pape rendu à la liberté, Henri marche une seconde fois sur Rome, y entre triomphant, chasse son adversaire et nomme un autre pape, Grégoire VIII, qui le couronne une seconde fois. Rome lutte encore, et après la mort de Pascal, tente de lui donner un successeur sans la participation de l'empereur, en la personne de Gelase II. Mais ce nouveau pape est chassé de Rome, et le protégé d'Henri, Grégoire, est maintenu sur le trône papal, au gré de l'empereur. Ceci se passait en 1118.

Nul doute que le traité vaudois de l'Antéchrist ne fasse allusion à ces événements; les termes mêmes de la citation que nous avons rapportée le démontrent avec évidence. La date de 1120 que porte le traité ne saurait donc être contestée de bonne foi, ayant pour elle une concordance historique aussi frappante.

On a soulevé, quelques objections contre l'authenticité des dates des écrits des Vaudois ; quoiqu'elles n'aient pas une grande force après ce qui vient d'être dit, nous devons les examiner.

On a remarqué que, dans quelques traités vaudois, en particulier dans celui de l'Antéchrist, les citations qui sont faites de passages de la Parole de Dieu portent l'indication des chapitres et des versets, outre celle du livre, et l'on en a conclu que l'origine de l'écrit était plus récente que celle qu'indique sa date, puisqu'il est prouvé que la division de la Bible en chapitres et en versets n'a eu lieu qu'au XIIIe siècle, vers l'an 1250. Mais, pour que cette objection eût de la force, il faudrait prouver que les manuscrits incriminés sont les originaux mêmes, tandis que, s'ils ne sont que des copies d'une date plus récente, on comprend que, pour l'instruction des lecteurs, les copistes (8), qui sans doute étaient des barbes (ou pasteurs vaudois), profitant de la connaissance qu'ils avaient de cette division si utile, s'en soient servis, aient ajouté l'indication des chapitres et des versets, sans qu'il y ait eu pour cela aucune falsification ou détérioration du texte. On est d'autant plus fondé à admettre cette explication, que toutes les citations ne sont point accompagnées de l'indication des chapitres et des versets, ce qui cependant aurait probablement eu lieu, si ce supplément de clarté eût été le fait de l'auteur lui-même.

Que les écrits des Vaudois aient en effet été souvent copiés, c'est ce que ferait déjà supposer l'usage habituel et presque journalier qu'en devaient faire les élèves des barbes pour leur instruction, les barbes eux-mêmes dans leurs travaux, et les fidèles qui puisaient des armes contre leurs adversaires, dans le trésor de leur littérature nationale et religieuse, aussi bien que dans la Bible. La question est d'ailleurs résolue pour ce qui concerne du moins la Noble Leçon. Raynouard a constaté, que les deux manuscrits qui existent de ce poème ont été copiés à des époques éloignées l'une de l'autre, ou sur des exemplaires différents, parce que, dans l'un, la préposition avec est exprimée par au, et dans l'autre par cum, et il conclut que l'exemplaire de Cambridge, qui a toujours au, est plus ancien que celui de Genève qui a cum (9).

On a aussi contesté l'authenticité de quelques livres, parce que l'on y voit des citations des Pères de l'Église. Ceci regarde surtout le traité du Purgatoire, de l'an 1126. Les anciens Vaudois, dit-on, ne reconnaissaient en matière de foi que l'autorité de la Bible; ils n'auraient jamais cité, les Pères : le traité du Purgatoire n'est donc pas authentique. Mais il est facile de répondre que, tout en maintenant intact leur principe, que la Bible seule fait autorité en matière de foi, les Vaudois ont pu démontrer l'erreur de leurs adversaires sur le purgatoire, ou sur d'autres points, en en appelant au témoignage de ces Pères de l'Église, sur lesquels les catholiques romains appuyaient principalement leur doctrine.

Un auteur anonyme très-moderne a fait une autre objection plus sérieuse contre le traité du Purgatoire, bien que, par une étrange méprise, il s'imagine la faire contre celui de l'Antéchrist. Il observe avec raison que l'écrit vaudois du commencement du XIIe siècle cite un ouvrage plus récent, savoir, le Milleloquium de saint Augustin, qui est une compilation des écrits de ce père, faite par un Augustinus Triumphus, qui parut avec éclat à la Sorbonne et an concile de Lyon, en 1274. Certes, l'objection est de toute force et péremptoire; comment y répondre et la réfuter ? Par la mention d'un fait bien simple, déjà énoncé, savoir: que les écrits des Vaudois étaient souvent copiés et parfois, ajoutons-nous, avec des variantes notables. Il se trouve, en effet, que les extraits que Léger a publiés du Purgatoire, et qui ont donné lieu à l'objection, sont tirés d'une copie abrégée, et non du traité primitif, infiniment plus étendu sur cette matière, traité qui existe dans le manuscrit de la bibliothèque de Genève, portant le No 208. L'auteur de l'abrégé a cité, le Milleloquium qu'il avait sans doute à sa portée, tandis que l'écrit primitif cite fréquemment saint Augustin lui-même, une fois d'après son livre des sacrements, mie autre fois d'après le livre de la doctrine de la foi, une autre fois d'après un discours sur cette parole : Ni les ivrognes n'hériteront point le royaume de Dieu. C'est ici que se trouve ce passage : « O frères, que personne ne se trompe : car il n'y a que deux lieux (10), et le troisième n'existe pas du tout, etc. » Chacun peut se convaincre de la certitude du fait,

Ces citations nombreuses de saint Augustin, dans cet écrit, De nous autoriseraient-elles pas à penser, que c'est de cet écrit qu'a voulu parler l'auteur anonyme du XIIe siècle, cité plus haut, et imprimé dans Martène, quand il mentionne un écrit des Vaudois appelé: Les Trente Degrés de saint Augustin? Et alors que signifierait l'objection faite contre cet écrit?
Enfin, on a remarqué que ces écrits parlent de persécutions essuyées par les Vaudois, et on en a conclu qu'ils ne pouvaient être du XIIe siècle, puisque ce n'a été que beaucoup plus tard qu'on les a persécutés dans leurs Vallées. Mais cette objection tombe si, d'un côté, Von réfléchit qu'il peut y avoir eu des persécutions dont l'histoire ne nous a pas conservé le souvenir et de l'autre, si l'on admet avec nous que les hérétiques détruits par le fer et par le feu, à Asti, à Orléans, à Toulouse, à Arras, etc., au XIe siècle, étaient regardés comme frères par les Vaudois.

L'authenticité des écrits vaudois de l'an 1100, 1120, 1126 et 1230, une fois reconnue, nous croyons pouvoir en déduire l'ancienneté de l'Église qui les a produits. Ce n'est pas, en effet, dans ses premiers commencements qu'une société religieuse résume sa doctrine et sa vie dans de nombreux écrits; car, avant de formuler des opinions, il faut qu'elles soient formées et arrêtées, comme aussi avant de produire les traits d'ensemble et de détail dont se compose la vie de cette société, il faut que les faits auxquels ils sont empruntés aient eu le temps de se passer. En un mot, ce n'est pas à l'époque de sa formation, c'est à celle de son plein accroissement et de sa maturité qu'une société religieuse abonde en livres d'édification, d'instruction et de controverse, et en poésies chrétiennes. Il nous semble donc démontré que, l'an 1100, date du poème de la Noble Leçon et du Catéchisme vaudois, des Vallées, loin d'en être premières lueurs de la foi et aux premiers pas de son développement, avait déjà atteint l'âge de la force et de la réflexion. Et, comme l'histoire ne mentionne aucun fait qui fasse connaître de quelle manière la doctrine vaudoise aurait pénétré dans les Vallées, durant les deux ou trois siècles précédents, taudis qu'elle en signale plusieurs qui rendent probable son existence dès Claude de Turin et déjà auparavant, il s'ensuit que l'Église vaudoise, qui a produit des écrits si remarquables, au commencement du XIIe siècle, est la continuation de celle qu'édifia ce fidèle évêque. Elle avait vécu à l'écart, s'instruisant, se fortifiant, se préparant au combat, depuis les jours de ce pieux successeur des apôtres, jusqu'à ceux dans lesquels on vit un Pierre de Bruis, un Henri et tant d'autres courageux disciples de Christ, descendre des monts, apportant avec eux la bonne odeur du pur Évangile, et jusqu'à l'apparition de ces écrits religieux en langue romane, destines à proclamer les vérités révélées et à recommander la vie sainte des enfants de Dieu. De faible et de timide, l'Église vaudoise est devenue forte et courageuse. Le repos ne peut plus convenir à sa fidélité. Elle y a renoncé en publiant sa pensée; elle fera plus, elle marchera bientôt de sacrifices en sacrifices pour amener le triomphe de la vérité.

Table des matières

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(1) Un pasteur, Vignaux, qui a exercé son ministère aux Vallées, durant 40 ans, dès 1539, au témoignage de Perrin, avait rassemblé en son temps beaucoup de manuscrits. « C'est à ce bon serviteur de Dieu, dit Perrin, que nous avons l'obligation de l'amas de ces vieux livres des Vaudois; car il en recueillit autant qu'il en trouva, et les garda soigneusement. Sur la fin de ses jours, il donna à certains particuliers les mémoires qu'il avait dressés touchant les Vaudois, et tous les vieux livres qu'il avait recueillis dans leurs vallées. » Voici ce que Vignaux en dit lui-même : « Nous avons de vieux livres des Vaudois, contenant catéchismes et prêches écrits en langue vulgaire, à la main, où il n'y a rien qui fasse pour le pape et papisme. Et c'est merveilleux qu'ils aient vu si clair, en un temps de ténèbres plus épaisses que celles d'Égypte. » (PERRIN, Genève, 1619.)

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(2) Ou pasteurs. Nous reviendrons plus tard sur ce titre.

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(3) Ils avaient et ils ont encore des anciens, dans chaque quartier des paroisses, chargés de veiller au bon ordre et de porter la consolation aux affligés, etc.

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(4) Surtout dans les lieux reculés, où les habitants ont moins de contact avec les Piémontais.

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(5) La Noble Leçon porte sa date dans les paroles suivantes, traduites mot à mot de l'original. « Il y a bien mil et cent ans accomplis entièrement, que fut écrite l'heure (V. 6). - Voir l'appendice à la fin du second volume.

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(6) Ces exemples se trouvent, t. I p. 112 à 143.

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(7) Au moins temporairement.

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(8) En admettant qu'il y eût des copistes autres que les barbes, il n'est pas douteux que, par l'effet même de leur occupation, ils avaient les connaissances requises.

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(9) Les prépositions au et con sont toutes deux en usage aujourd'hui, selon la localité, avec la même signification. - Au mi, con mi, avec moi.

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(10) Le paradis et l'enfer. Le purgatoire n'existe pas du tout.

CHAPITRE XI.

CROYANCES DES VAUDOIS

Source de la foi pour les Vaudois. - Leur règle de foi. - Rejettent toute doctrine humaine. - Leur Confession de Foi, - Questions vaines rejetées. Croient les vérités du symbole des Apôtres et admettent celui d'Athanase. - Foi en Dieu, père, Fils et Saint-Esprit. - Chute de l'homme. - La rédemption. - État de l'homme après la mort. - Les sacrements. - Soumis à l'autorité civile. - Leur silence sur l'élection, la prédestination, etc. - Diverses accusations de leurs adversaires examinées. - Conclusion.


La croyance des Vaudois a, comme leurs écrits, un caractère de fidélité biblique très-marqué, et se trouve ainsi en harmonie, dans les traits essentiels, avec la foi de l'Église primitive et des diverses Églises évangéliques nées de la réformation.

Un parallèle complet et minutieux des doctrines vaudoises avec celles de l'Église primitive nous entraînerait trop loin; nous nous bornerons aux traits principaux.

Et d'abord, remarquons que les Vaudois étaient restés fidèles, à la pure tradition de l'Église des premiers siècles, en ce qui concerne la source et la règle de la foi chrétienne. La source de la vérité était pour eux tout entière et uniquement dans la Parole de Dieu; et ils reconnaissaient comme telle, les livres canoniques de l'Ancien Testament que les Juifs avaient déjà admis comme inspirés, et les livres du Nouveau Testament tels qu'on les possède généralement. Quant aux livres que les Juifs nous ont transmis comme apocryphes, ils disaient : Nous les lisons pour l'instruction du peuple, mais non pour confirmer l'autorité des doctrines de l'Église. (V. Appendice, Confession de Foi, art. III.

Quant à la règle de leur foi, ils rejetaient tout point de doctrine qui ne leur paraissait pas conforme aux enseignements et à l'esprit de la Parole de Dieu, en même temps qu'ils professaient de croire et d'observer tout ce qu'elle révèle et ordonne. Cette règle sage et fidèle leur servait de rempart contre l'erreur, et de réponse aux attaques des adversaires. Prouvez-nous, disaient-ils à ceux-ci, par les saintes Écritures, que nous soyons dans l'erreur, et nous sommes prêts à nous soumettre. Dès les temps les plus reculés, cette déclaration toujours la même, sinon dans les termes du moins dans l'esprit, est un des traits distinctifs de leur physionomie religieuse. Prenant à la lettre cet ordre de l'esprit de Dieu, touchant la vérité révélée : Tu n'y ajouteras rien et tu n'en retrancheras rien, les anciens Vaudois ont constamment rejeté les doctrines basées sur l'autorité et sur les traditions humaines; ils ont repoussé, avec indignation et avec une sainte horreur, les images, les croix, les reliques, en tant qu'objets de vénération "ou de culte; l'adoration et l'intercession de la bienheureuse vierge Marie et des saints; ils ont en conséquence rejeté les fêtes consacrées à ces mêmes saints, les prières qu'on leur adresse, l'encens qu'on brûle en leur honneur et les cierges; ils ont repoussé la messe, la confession auriculaire, le purgatoire, l'extrême-onction et les prières pour les morts, Peau bénite, le crème, l'abstinence des viandes à de certains temps et à de certains jours, les jeunes imposés et les pénitences de commande, les processions, les pèlerinages, le célibat des prêtres, la vie monastique, etc., etc. Leur déclaration concernant ces points est aussi précise qu'elle est forte.

« Nous avons toujours cru, disent-ils, dans leur Confession de Foi de l'an 1120, art. X et XI, que c'est une abomination dont il ne faut pas parler devant Dieu que toutes les choses inventées par les hommes, telles que les fêtes et les vigiles des saints, ainsi que l'eau qu'on appelle bénite, comme aussi de s'abstenir, certains jours, de viande et d'autres aliments ; et enfin, toutes choses semblables et principalement les messes. Nous avons en abomination les inventions humaines comme antichrétiennes; inventions pour lesquelles nous sommes troublés, et qui portent préjudice à la liberté d'esprit. »

On ne voit nulle part que les Vaudois se soient occupés des vaines questions qui ont été souvent agitées avec passion, telles que la virginité perpétuelle de Marie, sa prétendue qualité de mère de Dieu, sa nativité, son assomption, et autres semblables, dont il n'est pas fait mention dans les saintes Écritures.

Les Vaudois souscrivaient d'ailleurs aux articles du symbole des Apôtres. On lit en tête de leur Confession de Foi: « Nous croyons et conservons fermement tout ce qui est contenu dans les douze articles du symbole qu'on appelle des Apôtres, regardant comme hérésie tout ce qui n'y est pas conforme. » Ils admettaient aussi le symbole d'Athanase, qui se trouve parmi les manuscrits en leur langue, et les décisions des quatre premiers conciles généraux., comme ne s'écartant pas de la règle de doctrine par eux conservée; savoir, la Parole de Dieu. (V. LÉGER, t. I, p. 116. )

Pour préciser la croyance des Vaudois sur quelques points fondamentaux, nous ajoutons que leur foi en Dieu est scripturaire : « Nous croyons un Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, disent-ils dans l'art. Il de leur Confession. Ce Dieu tout-puissant, tout sage et tout bon a fait toutes choses par sa bonté. » (Art. III.)

A l'égard de l'homme ils s'expriment ainsi : «Dieu a formé Adam à son image et à sa ressemblance; mais, par l'envie du diable et par la désobéissance d'Adam, le péché est entré dans le monde. et nous sommes pécheurs en Adam et par Adam. » (Art. IV.)

Ils reçoivent la doctrine de la rédemption dans sa simplicité et dans sa pureté. Pour eux le salut est gratuit, c'est un don de Dieu par l'oeuvre de Jésus-Christ, don accordé à tous ceux qui croient. « Nous croyons, disent-ils (art. VII), que Christ nous est vie, vérité, paix et justice, pasteur et avocat, victime et sacrificateur ; qu'il est mort pour le salut de tous les croyants, et ressuscité pour notre justification. » Leur croyance sur l'état des hommes après leur mort est parfaitement conforme à l'Evangile. Nous lisons à l'art. IX de leur Confession de Foi : «Nous croyons de même qu'après cette vie, il n'y a que deux séjours (lieux), l'un pour ceux qui sont sauvés, lequel nous nommons paradis, et l'autre pour les damnés, lequel nous nommons enfer : nous nions tout-à-fait ce purgatoire rêvé de l'Antéchrist et imaginé contre la vérité.

Les Vaudois n'admettaient que les deux sacrements institués par Jésus-Christ ; savoir, le baptême et la sainte cène, et ils les administraient conformément à leur institution.

Nous croyons, disent-ils (art. XII), que les sacrements sont des signes ou des formes visibles de grâces invisibles. Nous soutenons qu'il est bon que les fidèles usent quelquefois de ces dits signes ou formes visibles, si cela peut se faire, et cependant nous croyons et nous soutenons que lesdits fidèles peuvent être sauvés ne recevant pas lesdits signes, lorsqu'ils n'ont ni lien ni moyen d'user desdits signes. » - Et ils ajoutent (art. XIII) : Nous n'avons connu d'autres sacrements que le baptême et l'eucharistie. »

Les Vaudois n'oublièrent pas un point essentiel, pour les vrais disciples de Jésus-Christ (1), la soumission au pouvoir civil. « Nous devons, déclarent-ils ( art. XIV ), honorer le pouvoir séculier par la soumission, l'obéissance, la bonne volonté, et en payant les redevances. » À l'exemple des premiers chrétiens, et selon l'ordre de leur divin maître, ils rendaient à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

Telle était, au XIe et au XIIe siècles, la croyance des Vaudois, comme en font foi leurs écrits de l'an 1100 jusqu'à 1126, et leurs autres traités.

On remarquera peut-être qu'il n'y est pas fait mention, d'une manière spéciale, de quelques doctrines particulières, telles que l'élection, la prédestination et la grâce. Ce silence semble démontrer qu'ils ont suivi et accepté, en simplicité de coeur, les déclarations de l'Écriture, sans prétendre vouloir pénétrer ces profonds mystères.

Pour compléter ce bref exposé de la doctrine professée par les anciens Vaudois, il nous reste à mettre en regard quelques-uns des jugements qu'en ont portés, et des rapports qu'en ont faits les écrivains catholiques, leurs adversaires. Assurément, comme on peut s'y attendre, les doctrines vaudoises n'ont pas été présentées par eux sous un jour avantageux, et bien souvent elles ont été défigurées. Néanmoins, il n'est pas difficile de discerner, dans leurs témoignages, la vérité de l'erreur on du mensonge.

L'un de ces adversaires des Vaudois, le père Richini, les accuse de soutenir qu'il n'est pas besoin de se confesser aux hommes, et qu'il suffit de se confesser à Dieu; que les pénitences extérieures ne sont point nécessaires au salut, et que lorsque le pécheur se repent de ses péchés, quel qu'en soit le nombre, si la mort le surprend dans cet état, il va droit en paradis.

Bien qu'il soit improbable que les Vaudois s'exprimassent en des termes aussi peu convenables que le sont ces derniers, cependant nous reconnaissons que la doctrine qui y est énoncée était bien la leur. N'ayant point vu dans l'Écriture sainte l'obligation de la confession au prêtre ni des pénitences, ils s'en tenaient à la confession des péchés à Dieu, sur laquelle ils insistaient avec d'autant plus de force; et ils croyaient, d'après l'Évangile, qu'une repentance sincère, unie à une vive foi au Sauveur, suffisait pour obtenir de la miséricorde divine le pardon des péchés et l'entrée du royaume des cieux.

Selon le père Richini, les Vaudois disent encore : « Que tous les bons sont prêtres par cela même, et que chaque individu en état de grâce a autant de pouvoir pour absoudre que nous en reconnaissons dans le pape Ils méprisent les absolutions et les excommunications de l'Église, disant qu'il n'y a que Dieu seul qui puisse excommunier. »

Les plus anciens auteurs s'expriment d'une manière semblable. (RICHINI, Dissertatio secunda, cap. III, de Valdensibus, in libros Moneta. - RAINIER et POLICHDORF, Cap. XXXII. - EBERARD, Cap. XII. - MONETA, liv. V, Cap. V.)

Cet exposé est fidèle : les Vaudois, ne reconnaissant à aucun homme le droit d'absoudre les péchés autrement qu'en déclarant à tout croyant que. Christ l'a délivré de la condamnation, ont pu dire que chaque fidèle avait aussi bien que qui que ce soit, que le pape par conséquent, le droit de déclarer le fidèle absous ou sauvé, en proclamant à tout coeur brisé et croyant le bienfait de la mort de Jésus-Christ. Quant au prétendu droit que s'arroge l'Église romaine de lier et d'absoudre, on petit voir le cas que les Vaudois en faisaient, en lisant dans la Noble Leçon de l'an 1100, les vers 378 à 413, et dans le traité de l'Antéchrist, de l'an 1120, aux alinéas 5 et 6 (voir Appendice).

« Ils se moquent des indulgences du pape, dit encore Richini, des absolutions, du pouvoir des clefs conféré à l'Église, des dédicaces et consécrations d'églises ou d'autels, appelant ces cérémonies les fêtes des pierres. Ils disent que toute la terre est également consacrée et bénite de Dieu; à cause de cela (pour cela), ils ne reconnaissent ni cimetières ni églises. »

Il est bien connu que les Vaudois furent souvent réduits à l'état précaire des premiers chrétiens. L'assemblée se formait dans le premier emplacement à leur convenance, et souvent sous la voûte des cieux, au désert, dans la retraite des bois ou dans des cavernes.ils n'estimaient donc pas que le temple sanctifiât l'assemblée, ni qu'on dût attacher du prix à l'édifice lui-même; car la terre appartient au Seigneur. Jésus instruisait la Samaritaine auprès du puits de Jacob, et ses disciples sur la montagne, sur le rivage, ou dans la barque, aussi bien que dans le temple de Jérusalem. Si les Vaudois blâmaient les dédicaces et les consécrations d'églises ou d'autels, les caractérisant du nom de fêtes des pierres, c'est parce que c'est la présence du Seigneur qui consacre l'église, et que c'est par la prière et non par des cérémonies qu'on s'assure cette faveur. Quant aux cimetières, ils ont pu y tenir fort peu, à cause de la pureté de leur foi, et de l'excellence de leurs espérances. Que leur importait le lieu de repos de leur dépouille mortelle en attendant la résurrection ? Leur unique désir était que leur âme fût reçue auprès du Seigneur. On sait cependant que les Vaudois albigeois, disciples de Pierre de Bruis et d'Henri, avaient des cimetières. Dans les Gestes de Toulouse, Nicolas Bertrand dit positivement, d'après Guillaume de Puylaurens : « Quant aux cérémonies et aux rites de l'Église, ils les rejetaient entièrement et en faisaient l'objet de leurs dérisions ; car, au dire de Rainier, ils se moquaient des autels et de leur consécration, des vases et des meubles sacrés, des ornements sacerdotaux, des cierges, de l'encens, de l'eau bénite, et des autres rites religieux. Ils ne rejetaient pas seulement les fêtes des saints, mais aussi leur invocation ils méprisaient les reliques, la canonisation des saints, ils refusaient toute croyance aux miracles que Dieu opère sur leurs tombeaux par leur intercession. Ils affirment qu'il n'y a que Dieu à qui on doive toute sorte d'adoration ; d'après cela, ils proscrivent toute adoration et tout honneur rendu à la croix, à ce que nous croyons être le corps de Jésus-Christ, aux saints et à leurs images. » ( RICHINI, loco Citato. - POLICHDORF, chap. XVI, XX, XXII, XXIII, XXXIII. - BERNARD de FONCALD, chap. XII. - ERMANGARD, chap. VIII, X. - EBERARD de BÉTHUNE, chap. XVII. - MONETA, livre V, chap. I, II, III, VIII et X. )

Il semblerait par ce rapport que les Vaudois, en combattant les erreurs romaines, n'employaient que les armes de la dérision et du mépris; mais il y a évidemment là une exagération (2). La connaissance de la vérité inspire mieux ses défenseurs. La sévérité du langage s'unit le plus souvent dans sa bouche aux efforts persuasifs de la charité; et si l'ironie l'effleure quelquefois, ce n'est que par accident et en présence d'adversaires hypocrites.

Les auteurs catholiques ont dit encore: « Que les Vaudois se moquent aussi du chant religieux et de l'office divin, et ils disent que c'est insulter Dieu que de lui chanter ce qu'on veut lui dire, comme s'il ne pouvait pas entendre nos prières sans qu'on les chante, ou qu'il fallût prier en chantant. »

Ce rapport est inexact; les Vaudois n'ont pas pu blâmer le chant des églises, les psaumes et les hymnes; car ils auraient condamné ce que Dieu a ordonné dans sa Parole à laquelle ils étaient si soumis. D'ailleurs, on ne saurait douter qu'eux-mêmes n'aient admis, comme acte du culte, le chant des louanges de Dieu, puisque chacun peut voir dans la bibliothèque de Genève plusieurs cantiques des anciens Vaudois, formant un recueil assez étendu (manuscrit de Genève). Il ne peut donc être question, dans le blâme exprimé plus haut, que de l'abus que l'Eglise romaine a fait du chant en langue inconnue, et de la substitution des messes et autres offices chantés, aux divers actes du culte en esprit et en vérité.

« Les Vaudois, est-il dit encore, soutiennent que ceux qui n'observent pas les jeûnes prescrits, et qui mangent de la viande selon leur bon plaisir, ne commettent aucun péché, sauf qu'ils ne soient en scandale aux autres; aussi, en leur particulier, ils mangent de la viande en quelque jour et lieu que ce soit, pourvu que personne n'en prenne du scandale. » (Ibid.)

Ce témoignage est honorable ; il nous confirme dans la conviction où nous sommes que les Vaudois n'avaient pas d'autre règle de foi que la Parole de Dieu, et qu'ils savaient unir la charité à la vérité.

Richini dit encore: « Ils accusent de péché quiconque prononce ou exécute une sentence de mort; ils regardent comme des homicides et des hommes damnés ceux qui prêchent les croisades contre les Sarrasins ou les albigeois. » Rainier rapporte (au chapitre V) « que les Vaudois regardent le pape et tous les évêques comme homicides à cause des guerres. » ( Propter bella. ) Moneta traite ce même sujet fort au long, dans son livre V, chapitre XIII.

Faut-il entendre la première proposition comme exprimant une réprobation absolue de la peine de mort ? Nous ne savons vraiment qu'en penser. Mais ce serait du moins bien frappant de voir cette grave question déjà résolue par les Vaudois au XIIe siècle. Quant au blâme jeté sur ceux qui excitent à la guerre, et en particulier sur le pape et sur les évêques qui prêchaient les croisades et qui prenaient part à mainte autre guerre, nous le trouvons parfaitement conforme à ce que nous savons du respect des Vaudois pour l'esprit de l'Évangile.
Un ancien anonyme, déjà cité, s'exprime ainsi : « Les Vaudois affirment aussi que les clercs et les prêtres, qui ont des richesses et des possessions, sont des enfants du démon et des créatures de perdition. Ils condamnent comme coupables de péché ceux qui leur donnent des dîmes et leur font des offrandes. Ils disent que c'est en quelque sorte engraisser le lard. »

Rainier traite plus au long cette question. Il écrit : «Que ces hérétiques enseignaient qu'il ne fallait point payer les dîmes, par la raison qu'on ne les payait point dans la primitive Église; que les prêtres et les moines ne doivent avoir ni prébendes, ni possessions; que les évêques et les abbés ne doivent jouir d'aucun droit régalien; qu'ils ne doivent point se partager les terres et les populations ; que c'est mal faire que de doter les monastères et les églises et de tester en leur faveur; que les églises ne doivent posséder aucun revenu, mais que les clercs doivent, à l'exemple des apôtres, travailler de leurs mains pour vivre. » ( RICHINI, ibid. - POLICHDORF, chap. I. - EBERAD 1, chap. X. - MONETA, livre V, chap. VIII. )

Comme il est vrai que les Vaudois enseignaient et pratiquaient le, détachement du monde, qu'ils blâmaient l'avarice, la cupidité, la mondanité et la sensualité, et que leurs barbes ou pasteurs travaillaient de leurs mains pour leur subsistance ; comme il est constaté que les membres du clergé romain du moyen-âge songeaient plus à s'enrichir et à jouir qu'à être des modèles des vertus chrétiennes, on comprend et on s'explique facilement comment les Vaudois n'ont mis aucune mesure dans leurs reproches, et ont peut-être exagéré quelquefois, dans ses applications, un principe juste d'ailleurs.

Quant à l'autorité de l'Eglise, en matière de foi, il est très-vrai que les Vaudois ont refusé à tout corps ecclésiastique ou autre, et à tout individu, le droit de fixer d'une manière absolue le sens biblique, d'imposer leur interprétation comme règle de foi, en un mot, d'ajouter ou de retrancher à la Parole de Dieu, sous prétexte d'une plus grande clarté. Mais l'on a exagéré, lorsqu'on a prétendu que les Vaudois ne faisaient aucun cas des conciles et des Pères de l'Eglise. Leurs écrits prouvent qu'ils les citaient, non pas il est vrai comme règle de foi, mais comme appui et confirmation de leur manière de voir conformément à l'Ecriture sainte.

On ne saurait donc nier que la doctrine vaudoise n'ait été pure, autant qu'il est donné à la faiblesse humaine de la formuler, puisqu'elle découlait uniquement de, la Parole de Dieu, acceptée d'un coeur humble et soumis.

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(1) Et pour fermer la bouche à leurs détracteurs qui les accusaient de ne pas reconnaître le pouvoir civil.

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(2) On peut s'en convaincre en jetant les yeux sur leurs écrits.

CHAPITRE XII.

VIE MORALE ET RELIGIEUSE DES VAUDOIS.

Aperçu général. - Discipline sévère. - Barbes ou pasteurs. - Rapports entre eux. - Synodes. - École des barbes. - Missionnaires. - Instruction des enfants. - Correction fraternelle. - Peines ecclésiastiques. - Renoncement aux cabarets et aux danses. - Connaissance de la Bible. - Témoignage de Rainier. - Effets de cette étude. - Moralité, témoignage de Rainier, - de saint Bernard, - de Claude de Seyssel, - de Thou, - de Botta. - Conclusion.


Tout arbre qui est bon porte de bon fruit, a dit le chef de l'Église, notre Seigneur Jésus-Christ (Matth., VII, 17). D'après cette règle invariable, une Église qui prétend être fondée sur la Parole de vérité doit en donner la preuve par des institutions, par des usages et des actes, où brillent en même temps la foi, l'humilité, le zèle, l'amour de Dieu et du prochain, le renoncement au monde et la pureté de coeur, ainsi que tous les autres fruits de l'Esprit. De telles vertus n'ont point fait défaut à l'Église vaudoise. Nous aurons occasion d'en signaler de nombreux et de sublimes exemples dans le cours de cette histoire, à mesure que les faits se développeront sous nos regards. Pour le moment, nous décrirons l'organisation de l'ancienne Église vaudoise et les traits principaux qui l'ont caractérisée.
Une preuve sans réplique de la piété de l'Église vaudoise est la discipline forte et éminemment évangélique qu'elle avait établie. Conservée dans les habitudes et par l'obéissance de chacun, consignée dans des actes authentiques, copiée sur d'anciens manuscrits, cette discipline est parvenue jusqu'à nous. Sans pouvoir assigner une date précise à la copie que nous en avons, et que l'historien Léger nous a conservée, l'on peut dire qu'elle est antérieure à la réformation, comme le prouve le témoignage des réformateurs Bucer et Mélanchton qui l'ont approuvée. (LÉGER, Histoire générale, 1ere partie, p. 190 à 199.)

Sa simplicité et sa sévérité attestent d'ailleurs son ancienneté. « La discipline, ainsi s'exprime le document que nous analysons, la discipline est un corps ou un assemblage de toute la doctrine morale enseignée par Jésus-Christ et par les apôtres, montrant à chacun de quelle manière il doit vivre et marcher dignement dans la justice par la foi, selon la vocation qui lui a été adressée, et qu'elle doit être la communion des fidèles dans un même amour (pour le bien) et dans un même éloignement du mal.

Pour atteindre ce but, l'Église a des pasteurs qui la dirigent. Un grand soin est apporté à ce qu'on n'en consacre que de fidèles. » En effet, les aspirants à cette charge importante devaient faire preuve d'humilié et de leur désir sincère de se consacrer à l'oeuvre du ministère. Les barbes (1) ou pasteurs formaient leurs successeurs.

Nous leur donnons des leçons, disent-ils dans leur discipline, nous leur faisons apprendre par coeur tous les chapitres de saint Matthieu et de saint Jean, et toutes les épîtres appelées canoniques, une bonne partie des écrits de Salomon, de David et des prophètes. Et ensuite, s'ils ont un bon témoignage, ils sont admis par l'imposition des mains à l'office de la prédication.» Le droit de les consacrer était reconnu aux pasteurs. « Entre autres pouvoirs que Dieu a donnés à ses serviteurs, il leur a donné puissance d'élire des conducteurs (pasteurs) qui régissent le peuple, et de constituer des anciens en leurs charges, selon la diversité de l'oeuvre, dans l'unité de Christ, comme le prouve l'Apôtre dans son épître à Tite (au chapitre 1.) : Je t'ai laissé en Crète, afin que tu règles les choses qui restent à régler, et que tu établisses des anciens dans chaque ville, suivant que je te l'ai ordonné. »

Quant à la discipline des pasteurs, il est dit : « Quand quelqu'un de nos pasteurs est tombé dans quelque péché déshonorant, il est rejeté de notre compagnie, et l'office de la prédication lui est retiré. » - Quant à leur entretien, il est dit: « La nourriture, et ce dont nous sommes couverts, nous sont administrés et donnés gratuitement, et par aumônes, en suffisance, par le bon peuple que nous enseignons. » Les barbes s'adonnaient d'ailleurs tous à quelque art utile, spécialement à la médecine et à la chirurgie.

Aucune distinction hiérarchique n'était établie; la seule différence qui existât entre pasteurs était celle qu'amenaient l'âge, les services rendus et la considération personnelle.

« Les barbes s'assemblaient d'ordinaire une fois l'an en synode général pour traiter des affaires de leur ministère, le plus souvent au mois de septembre, » dit Gilles notre historien. « Dans ces synodes, dit-il encore, ils examinaient et admettaient au saint ministère les étudiants qui leur paraissaient qualifiés, et nommaient aussi ceux qui devaient aller en voyage auprès des Églises éloignées (2). » - On sait que, par la suite, l'espace de temps ordinairement assigné à leur mission était de deux ans. Ils devaient attendre, dans leurs stations lointaines, que d'autres pasteurs vinssent les relever. Les pasteurs aptes aux voyages les entreprenaient courageusement, quoique ceux-ci fassent le plus souvent fort dangereux.

Gilles dit encore, en parlant de temps moins anciens:

«Ils s'assemblaient aussi extraordinairement par députés de tous les quartiers de l'Europe, où se trouvaient des Églises vaudoises. Tel fut le synode tenu à Laux (laos), au val Cluson, au temps de nos plus prochains aïeux, auquel se trouvèrent cent et quarante pasteurs des Vaudois, venus de divers pays. » (GILLES, Histoire Ecclésiastique; Genève, 1644, p. 16,17.)

Ces faits sont confirmés par beaucoup d'écrivains. Dans la bulle du pape Jean XXII, adressée à Jean de Badis, inquisiteur dans le diocèse de Marseille, au commencement du XIVe Siècle, on lit entre autres : « Il est arrivé jusqu'à nos oreilles que, dans les vallées de Luserne, de Pérouse, etc., les hérétiques vaudois (Valdenses) se sont accrus et augmentés, au point de former des assemblées fréquentes, en forme de chapitres, dans lesquelles ils se trouvent réunis jusqu'à cinq cents. » Il ne peut être question dans ce passage que des synodes.
La tradition rapporte que l'école des barbes vaudois était dans un vallon reculé, le Pradutour, au centre des montagnes d'Angrogne.

Il parait que quelques pasteurs étaient mariés; cependant la plupart ne l'étaient pas, bien qu'il n'y eût aucune défense, mais afin d'être plus libres au service du Seigneur. (GILLES, ibidem.)

Des anciens (regidors) étaient choisis par le peuple (et parmi le peuple) pour recueillir les aumônes et les offrandes. L'argent qui leur était remis était porté par eux au concile général, et là, en présence de tous, délivré à leurs supérieurs. Une part était réservée, par ces derniers à ceux qui devaient se mettre en voyage (Comme messagers de Christ, ainsi que cela sera dit plus bas, chapitre XIII), et l'autre était destinée aux pauvres (3).

L'instruction des enfants formait un point important de la discipline.

« Les enfants, y est-il dit, doivent être rendus spirituels à Dieu, par le moyen de la discipline et des enseignements. Celui qui enseigne son fils confond l'ennemi, et à la mort du père, on peut presque dire qu'il n'est pas décédé, car il laisse après lui quelqu'un qui lui est semblable. Enseigne donc ton fils en la crainte du Seigneur et dans la voie des (saintes) coutumes et de la foi. De plus, as-tu des filles? Garde leur corps de peur qu'elles ne s'égarent. Car Dîna, la fille de Jacob, s'est corrompue pour s'être exposée aux yeux des étrangers. »

La correction fraternelle était établie, ainsi que la correction ecclésiastique. « La correction doit avoir lieu pour inspirer de la crainte, pour punir ceux qui ne sont pas fidèles, et pour qu'ils soient délivrés de leur vice et ramenés à la saine doctrine, à la foi, à la charité, à l'espérance et à tout bien. » La fermeté, la prudence et la charité présidaient à la répréhension. Si le failli résistait aux exhortations fraternelles et que sa faute ayant été grave et publique, il refusât de s'amender, les peines ecclésiastiques lui étaient infligées. Il pouvait être privé « de tout aide de l'Église, du ministère, de la compagnie de l'Église et de l'union. » La fréquentation des tavernes, « ces fontaines de péché, ces écoles du diable, où il fait des miracles à sa manière, » était défendue aussi bien que la danse, « qui est la procession et la pompe du malin esprit. Dans la danse, le diable tente les hommes par les femmes de trois manières, par l'attouchement, par la vue et par l'ouïe. De même en la danse, on viole les dix commandements de Dieu, les coeurs s'y enivrent de joies temporelles, oublient Dieu, ne disent que mensonges et que folies, et s'adonnent à l'orgueil et aux convoitises. »

La discipline réglait le mariage et requérait le consentement des parents. Elle rappelait enfin sommairement les principales règles de conduite chrétienne, contenues dans l'Évangile.

Une organisation ecclésiastique aussi puissante, et aussi conforme à l'esprit de l'Évangile, n'a pu découler que dune seule et unique cause; savoir, de la connaissance de la Parole de vie et d'une longue soumission à ses préceptes par la foi.

La connaissance de la Bible et la soumission à ses enseignements forment en effet le trait distinctif des anciens Vaudois. L'examen des saintes lettres n'était pas le devoir ou le privilège des seuls barbes et de leurs élèves. L'homme du peuple, le laborieux campagnard, l'humble artisan, le vacher des montagnes, la mère de famille, la jeune fille gardant le bétail, tout en filant avec le fuseau, faisaient de la Bible une étude attentive et consciencieuse. L'inquisiteur Rainier rapporte que des hommes du peuple pouvaient réciter tout le livre de Job, ce qui n'est certainement pas facile, et beaucoup de psaumes. Ce même auteur met dans la bouche d'un missionnaire vaudois les paroles suivantes :

« Chez nous, il est rare qu'une femme ne sache pas communément, aussi bien qu'un homme, réciter l'ensemble du texte en langue vulgaire. »

Assurément Rainier n'a pas avancé sans fondement de tels faits.

Une étude aussi laborieuse et aussi générale de la Parole de Dieu est déjà à elle seule, chez un peuple, l'indice d'un caractère profondément sérieux, réfléchi, et éminemment moral. Elle suppose un sentiment religieux très-développé, aussi bien que des habitudes de piété anciennes et vénérables. Fruit de la foi, elle est elle-même semblable aux fruits qui ont en eux le germe d'une plante de même espèce : elle possède à son tour le principe de sa reproduction, en même temps qu'elle alimente les âmes déjà fécondées. Oui! l'étude constante de la Bible, oeuvre de foi chez le fidèle, devient pour celui qui en est le témoin une semence qui germera en son temps, comme aussi elle demeure un aliment vivifiant pour la foi faible encore.

Un des agents de Rome dans les persécutions contre les Vaudois, l'inquisiteur Rainier Sacco, leur a rendu justice en disant, dans son livre contre les Valdenses :

« On peut reconnaître les hérétiques à leurs moeurs et à leurs discours; car ils sont réglés dans leurs moeurs et modestes; ils évitent l'orgueil dans leurs vêtements qui ne sont d'étoffe ni précieuse ni vile. Ils ne s'adonnent pas au négoce pour n'être pas exposés au mensonge, aux jurements et aux fraudes; ils vivent de leurs travaux comme artisans; leurs docteurs sont même cordonniers. Ils n'entassent pas des richesses, mais se contentent du nécessaire.ils sont chastes, surtout les léonistes. Ils sont tempérants dans le manger et dans le boire. Ils ne fréquentent ni les cabarets ni les danses, et ne s'adonnent pas aux autres vanités. Ils se tiennent en garde contre la colère. Ils travaillent constamment. Ils étudient et enseignent, aussi ils prient peu....
- On les connaît aussi à leurs discours concis et modestes. Ils se gardent de proférer des discours bouffons, la médisance ou des jurements. » (Maxima Biblioth. P. P., t. XXV, chap. III et VII, col. 263, 264, 272. - Voir un passage. analogue d'un autre auteur, 275.)

Nous revendiquons aussi le témoignage de saint Bernard. Les hérétiques dont il parle ne sont pas, il est vrai, les Vaudois des Vallées du Piémont, mais ce sont, nous croyons l'avoir prouvé, leurs disciples, leurs enfants et leurs frères dans la foi, leurs compagnons de travaux, ceux que le midi de la France nomma apostoliques, parce qu'ils aspiraient, comme tout chrétien ami de l'Évangile, à reproduire, dans leurs discours et dans leurs actes, la doctrine et la vie des apôtres. À côté de rapports dictés par la prévention et le mauvais vouloir d'un partisan de Rome, les écrits de saint Bernard contiennent des aveux à signaler. Reprochant aux hérétiques leur refus de prêter serment, il leur demande sur quel passage de l'Évangile ils se fondent? Et alors il reconnaît qu' « ils se glorifient, mais à tort selon lui, de le suivre jusqu'à un iota. » Ce seul trait dit déjà beaucoup. Des hommes qui s'étudiaient à suivre scrupuleusement l'Évangile et qui, par conscience et pour obéir au Seigneur, refusaient de prêter serment, ne pouvaient être que des hommes moraux. Saint Bernard, entraîné par les préventions, accuse encore « cette très-méchante hérésie d'être habile à mentir, non-seulement de langue, mais encore dans sa vie. Si, dit-il, vous demandez quelle est sa foi, rien n'est plus chrétien; si vous demandez quelle est sa manière de vivre, rien n'est plus irréprochable. Et elle prouve par des effets ce qu'elle dit. En témoignage de sa foi, vous voyez l'homme fréquenter l'église, honorer les prêtres, faire son offrande, se confesser et participer aux sacrements. Qu'y a-t-il de plus fidèle (4)? En ce qui concerne la vie et les moeurs, il ne frappe personne, il ne circonvient personne, il ne s'élève au-dessus de personne. Les jeûnes le rendent pâle; il ne mange pas le pain de l'oisiveté, il travaille de ses mains pour sustenter sa vie. » (Divi BERNARDI Opera; Parisiis, 1548. Sermo 65, p. 170 et 171.)

Un archevêque de Turin, Claude, de Seyssel, qui, vers l'an 1517, chercha à entraîner les Vaudois des vallées piémontaises dans le giron de l'Église romaine, leur rend le témoignage que,

« pour leur vie et leurs moeurs, ils ont été sans reproches parmi les hommes, s'adonnant de tout leur pouvoir à l'observation des commandements de Dieu. » (LÉGER,.... Ire part., p. 184.)

De Thou, dans son Histoire universelle, nous a conserve le récit que fit à François 1er Guillaume du Bellay de Langey, qui avait été chargé par ce prince de prendre des informations sur les Vaudois de Provence (Luberon), de Mérindol, de Cabrières, etc. (colonies des Vaudois du Piémont) :

« Il trouva, dit l'auteur, par d'exactes perquisitions, que ceux qu'on appelle Vaudois étaient des gens qui, depuis environ trois siècles, avaient reçu de quelques seigneurs des terres en friche à certaines conditions;... que, par un travail infatigable et une culture continuelle, ils les avaient rendues fertiles en blé, et propres à nourrir des troupeaux; qu'ils savaient souffrir avec patience et le travail et la nécessité; qu'ils abhorraient les querelles et les procès, qu'ils étaient doux à l'égard des pauvres; qu'ils payaient avec beaucoup d'exactitude et de fidélité le tribut au roi et les droits à leurs seigneurs; que leurs prières continuelles et l'innocence de leurs moeurs faisaient voir assez qu'ils honoraient Dieu sincèrement. » (Histoire universelle, par de Thou; Bâle, 1742, t. I, p. 539.)

Enfin, un historien piémontais, Botta, dit en parlant de temps plus modernes :

« Du reste, les Vaudois, soit que ce fût l'effet de leur religion, de leur pauvreté, de leur faiblesse, ou des persécutions qu'ils avaient souffertes, avaient conservé des moeurs intègres, et l'on ne pourrait pas dire qu'ils eussent rejeté le frein de l'autorité pour obéir à l'impétuosité des passions. » (Storia d'Italia di CARLO BOTTA ; Parigi, 1832, t. 1, p. 369, 370.)

D'après ces diverses preuves et tous ces témoignages, on doit reconnaître que les anciens, Vaudois ont honoré, par leur caractère, leurs paroles et leur vie, la profession qu'ils faisaient d'être en toutes choses soumis à l'Évangile.

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(1) Le nom de barbes, donné anciennement aux pasteurs vaudois, est synonyme d'oncle. Il a cessé de leur être donné, ; Léger dit que C'est depuis 1630, que la mortalité (la peste) ayant frappé tous les barbes vaudois, à l'exception de deux (trois), on fit venir des pasteurs genevois et français que l'on salua respectueusement du titre de Monsieur le Pasteur. Cependant, le titre de barbe n'a point disparu ; il se donne encore comme témoignage de respect à tout vieillard, etc.

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(2) Cet usage ainsi consacré et établi en règle, quand a-t-il commencé ? Il serait du plus haut intérêt d'avoir quelque donnée à cet égard. Il expliquerait peut-être l'existence de tant de prêtres inconnus dont il est souvent fait mention dans cet écrit.

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(3) Une troisième part était destinée à l'entretien des barbes.

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(4) Ceci ne serait guère honorable pour les Vaudois; mais on peut dire que le fait imputé n'a été que momentané ou individuel. Les chrétiens que mentionne ici saint Bernard n'étaient peut-être convertis que depuis peu, lorsqu'il vint à Toulouse et autres lieux, et ce père a attribué à la généralité ce qui n'était que le fait des moins persuadés et des âmes craintives. Ce qu'il faut surtout remarquer, c'est que Rome n'était pas encore embourbée entièrement dans ses erreurs et ses superstitions, puisque les hérétiques étaient admis à prêcher, comme Henri, au Mans, etc

CHAPITRE XIII.

ZÈLE MISSIONNAIRE ET PROSÉLYTISME DES ANCIENS VAUDOIS.

Source et cause de ce caractère. - Témoignages de Bernard de Foncald, - d'un anonyme sur cet esprit de prosélytisme vaudois. - Exemples. - Témoignages. - Bernard de Foncald. - Mapée. - Rainier, passage remarquable. - Eckbert. - Planta. - Sur des prêtres inconnus et acéphales.


Il est un trait saillant de la physionomie religieuse des anciens Vaudois, qui mérite une mention spéciale, c'est leur esprit de prosélytisme et leur zèle missionnaire. À cet égard encore, l'Église vaudoise ressemble à celle des premiers chrétiens.

Appréciant d'autant mieux la grâce de connaître et de servir Dieu, selon le pur Évangile de Jésus-Christ, que les contrées d'alentour se plongeaient de plus en plus dans les erreurs et dans les superstitions de Rome, l'Église vaudoise comprit le devoir qui résultait pour elle de sa position et de ses obligations envers son chef. Elle comprit que, si elle avait reçu, et si elle conservait la foi par la lecture et par la prédication de la Parole de vie, elle devait aussi, par reconnaissance pour son Sauveur et par amour pour ses frères plongés dans l'erreur, leur faire connaître, leur prêcher à son tour cet Évangile, qui est la puissance de Dieu en salut à tout croyant, en un mot, accomplir elle-même le devoir exprimé par l'apôtre des gentils, et déjà autrefois par le roi David, en ces termes : J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé. (2 Corinthiens, IV, 13. - Psaume CXVI, 10.)

L'Église, qui a gravé sur son sceau un flambeau brillant dans l'obscurité, avec cette devise : Lux lucet in tenebris, la lumière, luit dans les ténèbres, cette Église n'oublia pas de mettre en pratique l'ordre du Seigneur, auquel cette image est empruntée, et qui est ainsi conçu : On n'allume point une lampe pour la mettre sous un boisseau, mais on la met sur un chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise devant les hommes. (Matth., V, 15, 16.)

Un auteur catholique du XIle siècle, Bernard de Foncald, parlant des membres de la secte vaudoise répandus en France, dit :

« Tous prêchent çà et là, sans distinction d'âge ni de sexe, et ils soutiennent que quiconque connaît la Parole de Dieu doit la répandre parmi les peuples et la prêcher. »

Un auteur anonyme du siècle suivant s'exprime en ces termes, dans son traité de l'Hérésie des pauvres de Lyon :

« Ils (les Vaudois) emploient tout leur zèle à en entraîner plusieurs avec eux dans l'erreur. ils enseignent aux jeunes filles l'Évangile et les épîtres, afin qu'elles s'habituent dès leur enfance à embrasser l'erreur : et dès qu'elles ont appris quelque peu de ces livres, elles font tous leurs efforts pour l'enseigner à d'autres, en quelque lieu qu'elles se trouvent, s'ils consentent à les écouter favorablement, etc. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, col. 1586 à 1600. - Dans MARTÈNE, etc., Tractalus de Hoeresi pauperum de Lugduno, auctore anonymo.)

C'est, sans doute, la crainte des effets de cet esprit de prosélytisme bien connu, qui dicta aux magistrats de Pignerol, l'an 1220, la défense faite aux habitants de cette ville et, de sa banlieue, sous menace d'une amende, de donner l'hospitalité à un Vaudois ou à une Vaudoise. (liber Statutorum civitatis Pinaroli; Augustae Taurinorum, anno 1602.

C'est aussi un fait incontestable que l'Église vaudoise envoyait, dans toutes les directions, de nombreux et actifs missionnaires. L'ancienne discipline des Églises évangéliques du Piémont, citée au long dans le chapitre précédent, en fait foi ; car elle nous apprend qu'une partie de l'argent collecté par les anciens était remise par eux à la direction supérieure, qui le distribuait à son tour à ceux qui devaient voyager. Gilles, dans son Histoire donne des détails intéressants et circonstanciés sur les missionnaires vaudois, dune époque plus récente, il est vrai, mais cependant antérieure à la réformation. Par ces détails, on voit l'application et le développement de l'article si bref de la discipline, qui était lui-même, sans doute, le résumé de ce qui se pratiquait plus anciennement.

Il répète que les barbes, dans leurs synodes ordinaires, examinaient et admettaient les étudiants propres au saint ministère, et nommaient ceux qui devaient aller en voyages et aux Églises éloignées, en Calabre, Apouille, Sicile et autres lieux d'Italie, et aussi en d'autres pays : laquelle mission était ordinairement pour deux ans, et durait jusqu'à ce qu'on les remplaçât par d'autres pasteurs envoyés par un autre synode des Vallées.

Il ajoute dans le chapitre suivant (III)

« Il (le synode) les envoyait ordinairement deux à deux, l'un plus expérimenté en la connaissance des lieux, des chemins, des personnes et des affaires, et l'autre d'entre les nouveaux élus, pour s'y expérimenter, etc. » (GILLES..., P. 16, 17, 20 et suiv.)

L'auteur rapporte en même temps qu'un ministre de son nom, Gilles, avait fait plus d'une fois le missionnaire en Calabre, vers le temps où éclata la réforme. Gilles ajoute sur ce sujet une circonstance particulière que nous tenons à faire connaître.

« Les pasteurs, dit-il, capables aux voyages, s'y assujettissaient franchement, quoiqu'ils fussent la plupart fort dangereux, d'autant qu'ils les faisaient pour l'honneur de Dieu et pour le salut des hommes; et aussi les barbes accoutumaient, dès le commencement, leurs disciples à une obéissance tant absolue, qu'aucun n'eût osé entreprendre chose aucune extraordinaire, sans l'avis et permission des conducteurs. » (Ibidem, p. 16 et 17.)

Nous pensons que c'est cette grande soumission des plus jeunes barbes envers les plus âgés et les conducteurs, qui a induit en erreur les auteurs catholiques, et leur a fait croire que les Vaudois avaient une hiérarchie cléricale comme eux, des évêques, etc. En effet, rien dans leur histoire et dans leurs écrits n'autorise, en quoi que ce soit, une distinction entre les barbes, si ce n'est celle de l'âge, de l'expérience et des qualités personnelles, qui déterminaient parmi eux le choix de conducteurs temporaires, comme cela se pratique encore et s'est sans doute toujours pratiqué dans cette Église.

À l'appui et en confirmation de ce qui vient d'être dit du zèle missionnaire des Vaudois, on peut citer les manifestations religieuses du XIe et du XIIe siècles, provoquées, les unes par des étrangers connus, comme Pierre de Bruis et Henri, par exemple; les autres, par des inconnus, comme cette femme venue d'Italie, à qui l'on attribue l'hérésie d'Orléans.

Les adversaires reconnaissent d'ailleurs la chose. Ainsi, Eberard de Béthune, parlant des Vallenses qu'il appelle aussi xabatatenses, dit :

« Qu'ils ne pourraient pas visiter et voir les divers pays autrement qu'en se faisant passer pour des Christ (1), »

c'est-à-dire pour des chrétiens, disciples du Maître. Nous donnons le même sens au passage suivant de Bernard de Foncald. -

« Ces Valdenses, quoique condamnés par ce même souverain pontife (Lucius Il), continuèrent à vomir, avec une téméraire audace, au long et au large, dans le monde entier, le poison de leur perfidie.» (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, col. 1572, 1586.)

Mapée est plus explicite lorsque, parlant des Vaudois qui parurent au concile de Latran, l'an 1179, il ajoute :

« Ces gens n'ont nulle part de domicile fixe; ils voyagent çà et là, deux à deux, nu-pieds, vêtus de laine, ne possédant rien et ayant toutes choses communes comme les apôtres. » (USSERIUS, souvent cité, p. 269, 270.)

L'inquisiteur Sacco (ou Rainier) fournit plusieurs témoignages semblables sur ce même sujet. Nous nous bornons à en citer un assez piquant. Il nous montre les missionnaires vaudois s'insinuant auprès des grands par le commerce.

Ils offrent, dit-il, aux messieurs et aux dames quelques belles marchandises à acheter, telles que anneaux et voiles. Après la vente, si l'on demande au marchand. Avez-vous d'autres marchandises à vendre ? il répond : J'ai des pierreries plus précieuses que ces objets; je vous les donnerais, si vous m'assuriez que vous ne me trahirez pas auprès du clergé. Ayant reçu cette assurance, il ajoute: J'ai une perle si brillante que l'homme, par son moyen, apprend à connaître Dieu; j'en ai une autre qui est si éclatante qu'elle allume l'amour de Dieu dans le coeur de celui qui la possède, et ainsi de suite. Il parle de perles métaphoriquement; ensuite, il récite quelque texte qui lui est familier, tel que celui de saint Luc : L'ange Gabriel fui envoyé, etc., ou des paroles de Jésus-Christ (Jean XIII): Avant la fête, etc.

Lorsqu'il a commencé de captiver l'auditeur, il passe à ce texte de saint Matth., XXIII, et de saint Marc, XII: Malheur à vous qui engloutissez les maisons des veuves, et ce qui suit. Interrogé par l'auditeur, à qui s'adressent ces imprécations, il répond : Au clergé et aux religieux. Ensuite, l'hérétique compare l'état de l'Église romaine avec la sienne. Vos docteurs, dit-il, sont fastueux dans leurs vêtements et leurs moeurs; ils aiment les premières places à table (Matth. XXIII), et ils désirent d'être appelés maîtres (rabbi); mais nous ne cherchons pas de tels maîtres. Et encore : Ils sont incontinents; mais chacun de nous a sa femme avec laquelle il vit chastement. - Et aussi - Ils sont ces riches et ces avares auxquels il est dit: Malheur à vous, riches, qui avez ici-bas votre consolation. Mais nous, nous sommes contents, si nous avons la nourriture et de quoi nous vêtir. Et encore : Ils sont ces voluptueux auxquels il est dit : Malheur à vous qui dévorez les maisons des veuves, etc. Nous, au contraire, nous suffisons à nos besoins, d'une manière ou d'une autre. Eux combattent, suscitent des guerres, font tuer et brûler les pauvres. C'est d'eux qu'il est dit : Quiconque aura pris l'épée, périra par l'épée. Nous, au contraire, nous souffrons de leur part la persécution pour la justice. Ils veulent être seuls docteurs; aussi c'est à eux qu'il est dit: Malheur à vous qui tenez la clef de la science, etc. Chez nous, les femmes enseignent comme les hommes, et un disciple de sept jours en instruit un autre. Il est rare parmi eux le docteur qui sait littéralement trois chapitres consécutifs du Nouveau Testament ; mais chez nous, il est rare, qu'une femme ne sache pas communément, aussi bien qu'un homme, réciter l'ensemble du texte en langue vulgaire. Et, parce que nous avons la véritable foi chrétienne, que nous enseignons tous une doctrine pure, et recommandons une vie sainte, les scribes et les pharisiens nous persécutent jusqu'à la mort, comme ils ont traité Christ lui-même.

Outre cela, ils disent et ne font pas ; ils attachent de pesants fardeaux sur les épaules des hommes, et n'essaient pas même de les remuer du bout de leurs doigts; mais nous, nous faisons ce que nous enseignons. Ils s'efforcent, eux, de garder les traditions humaines plus que les commandements de Dieu, ils observent les jeûnes, les jours de fête, les temps et les moments de se rendre au temple, et beaucoup d'autres règles prescrites par les hommes quant à nous, nous persuadons seulement d'observer la doctrine de Christ et des apôtres. De même, ils chargent les pénitents de punitions très-graves qu'ils ne remuent pas du doigt,; nous, au contraire, à l'exemple de Christ, nous disons au pécheur : Va-t-en maintenant et ne pèche plus désormais; et nous leur remettons tous leurs péchés par l'imposition des mains; et à la mort, nous envoyons leurs âmes dans le ciel (2), tandis qu'eux, ils envoient toutes les âmes aux enfers. »

Après ce discours ou tel autre analogue, l'hérétique dit à son auditeur : « Examinez et pesez quelle est la religion la plus » parfaite, et la foi la plus pure, de la nôtre ou de celle de l'Église romaine? et choisissez celle là. Et ainsi, étant détourné de la foi catholique par de telles erreurs, il nous abandonne. Celui qui ajoute foi à de tels discours, qui reçoit de semblables erreurs, qui en devient le partisan et le défenseur, cachant l'hérétique dans sa maison pendant plusieurs mois, s'initie à tout, ce qui concerne leur secte. » ( REINERUS, Maxima Biblioth., P. P., t. XXV, col. 275 et suiv.)

Les détails qui précèdent ne doivent laisser aucun doute sur l'existence de missionnaires vaudois et sur l'esprit de prosélytisme qui animait l'Église toute entière. Nous aurons d'ailleurs plus d'une occasion de nous en convaincre dans le cours de cette histoire.

Eckbert ou Egbert (3), auteur du milieu du XIIe siècle, dont les écrits ont de l'importance pour qui sait distinguer les faits des suppositions ou des fausses applications qui les défigurent, confirme ce que les Vaudois nous ont appris de leurs missionnaires. Dans son premier sermon contre les cathares, qui ne sont autres que les Vaudois, parlant de ceux d'entre eux qu'il appelle élus, que d'autres ont appelés parfaits, et que nous croyons être les barbes, il s'exprime en ces termes :

« Or, ils envoient d'entre tous ces élus, ceux qui paraissent propres à soutenir leur erreur, là où elle existe, ou à l'étendre et à la semer là où elle n'est pas encore. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIII, col. 602.)

M. Planta, dans son Histoire de la Confédération Helvétique en anglais, cite un passage de la chronique de l'abbaye de Corbie, tiré d'un manuscrit qu'il croit avoir été écrit vers le commencement du XIIe siècle. Cette citation, déjà intéressante comme exemple du zèle missionnaire, est aussi une nouvelle preuve de l'ancienneté de l'Église vaudoise des Alpes, comme le remarque Hallam, dans son Europe ait moyen-âge. Nous traduisons du latin :

« Des laïques de Souabe, de Suisse et de Bavière, y est-il dit, personnes séduites par l'antique race d'hommes simples qui habitent les Alpes et leur voisinage, et qui aiment les choses antiques, ont voulu abaisser (humiliare) notre religion et la foi de tous les chrétiens de l'Église latine. Des marchands d'entre les gens de ces Alpes, qui apprennent de mémoire la Bible et qui ont en aversion les rites de l'Église qu'ils appellent nouveaux, arrivent souvent par la Suisse (ex Suicia), en Souabe, en Bavière et dans l'Italie septentrionale. Ils ne veulent pas honorer (venerari) les images, ils ont de l'aversion pour les reliques, ils se nourrissent de légumes, mangeant rarement de la viande et quelques-uns jamais. C'est pourquoi nous les appelons manichéens. Quelques-uns de ces gens venus vers eux depuis la Hongrie, etc. » ( V. History of the Helvetic Conféderacy, par PLANTA, t. I, 179, 180 ; cité par HALLAM, t. IV, p. 271, 272).

Nous ne terminerons pas ce sujet, sans rappeler un fait que nous avons indiqué dans le chapitre III, comme aussi dans les chapitres V et VI de, cette histoire; savoir, l'apparition, en divers lieux, durant plus de 300 ans, de prêtres ou de prédicateurs étrangers, inconnus, signalés à l'attention et à la surveillance des prélats, comme ne relevant d'aucune Église, et n'étant assujettis à aucun chef, cause pour laquelle on les appela souvent acéphales. Selon nous, ces hommes ou du moins plusieurs d'entre eux ont pu être des émissaires, ou plutôt des missionnaires des Églises, fidèles de l'Église vaudoise, par exemple, survivant encore en divers lieux à l'apostasie générale, à l'hérésie romaine. Selon nous, ces prêtres sans nom et sans ordination approuvée par l'Église infidèle, étaient peut-être des conducteurs spirituels envoyés pour relever le zèle et ranimer la foi chancelante des troupeaux épars, comme aussi pour gagner de nouvelles âmes à Christ. Tels avaient été les prêtres dénoncés deux fois par Célestin aux prélats des Gaules, ceux dénoncés à Zacharie par Boniface de Germanie, les clercs acéphales anathématisés dans les conciles de Mayence ou d'Arras, l'an 813; de Pavie, l'an 850 et 855, et de Melphi, ville de la Pouille, l'an 1090 ; enfin, un Arnulphe, un Pierre de Bruis, un Henri et bien d'autres. (Pour les conciles, voir Centuriateurs de Magdebourg, Cent. IX, col. 369, 370, 419, 420. - Delectus Actorum Ecclesiae t. I, p. 750, 922, 1555; ou dans les recueils de conciles, aux dates indiquées.)

Table des matières

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(1) On voit ici que les missionnaires avaient été obligés d'abandonner le costume de clercs et en avaient adopté un autre, peut-être à l'imitation de Christ, croyaient-ils.

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(2) Nous avons vu que la doctrine des Vaudois était conforme à l'Évangile ; rapportée exactement dans les développements précédents, elle est défigurée dans celui-ci. Le Vaudois ne remettait pas les péchés au pécheur pénitent, encore moins à celui qui ne l'était pas, mais il lui déclarait que Christ les remet au vrai croyant ; de même pour l'introduction dans le ciel.

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(3) Il était abbé de Saint-Florin, près de Trèves. Les cathares ou Vaudois dont il parle lurent découverts dans la contrée des bords du Rhin.

CHAPITRE XIV.

CROISADES DE L'INQUISITION CONTRE LES VAUDOIS, CATHARES ET ALBIGEOIS AU XIIIe SIÈCLE.

Vaudois répandus en divers lieux, - en France, - en Allemagne et en Italie, - en Autriche et en Bohème. - La persécution générale se prépare. - Décret d'Otton IV en Piémont; - du comte Thomas. - Contre les albigeois en France. - Moyens de conversion. - Conseil de "Saint" Dominique. - Disputes publiques. - Excommunication de Raymond de Toulouse. - Croisades - "Saint" Dominique. - L'inquisition inventée, approuvée. - Ce tribunal établi, en divers lieux. - Seconde croisade - troisième. - L'hérésie reparaît. - Nouvelles menées. - Succès des dominicains ou de l'inquisition, - contre les Vaudois d'Allemagne. - Echard persécuteur converti.


Au commencement du XIIIe siècle, le nombre des chrétiens vaudois était considérable en tous lieux; mais, comme on l'a vu à la fin du chapitre VI, ils étaient connus sous des noms différents, dérivés de ceux de leurs chefs particuliers, ou dûs autant au mauvais vouloir qu'à certaines circonstances.

En France, l'oeuvre commencée par Pierre de Bruis et par Henri avait reçu une nouvelle impulsion de Pierre Valdo, ou le Vaudois. Les prédications ainsi que les exemples de renoncement et de charité de ce fidèle et pieux serviteur de Jésus-Christ, comme aussi les travaux de ses disciples qu'on flétrissait du nom honorable de pauvres de Lyon, avaient servi avantageusement la cause de la vérité chrétienne. L'attention générale s'était arrêtée sur ces manifestations. L'effet que celles-ci avaient produit avait été si vif, que le souvenir des précédentes en avait été comme effacé, et que la plupart des contemporains ne firent mention que de Pierre Valdo et de ses disciples. L'on ne se rappela point l'état où en étaient les affaires religieuses lorsqu'il parut; on ne soupçonna pas même les relations probables qu'il avait soutenues avec les Vaudois qui l'avaient précédé, et à grand tort, on le fit, les uns par ignorance, les autres par une confusion inexplicable, chef de la secte vaudoise, dont il n'était cependant qu'un affilié, mais des plus actifs. Au commencement du XIIIe siècle, le zèle des pauvres de Lyon, joint à celui des pétrobrusiens, des henriciens et des autres sectaires avait singulièrement augmenté le nombre des Vaudois, dans presque toutes les contrées de la France.

L'Allemagne aussi nourrissait toujours de nombreux ennemis de Rome, ainsi que l'Italie. Ils appartenaient à toutes les classes de la société. L'on comptait parmi eux des nobles, des roturiers, des clercs, des moines, des religieuses, des bourgeois et des paysans. Tritème, qui exprime ce fait, nous apprend qu'à la date de l'an 1229, les cathares, subdivision des Vaudois, comme nous l'avons vu au chapitre VI, étaient répandus, quoique secrètement, en Allemagne, en Italie et surtout en Lombardie, en si grand nombre, qu'au dire de quelques-uns d'entre eux, ils pouvaient aller de Cologne à Milan, et trouver toutes les nuits, dans leur route, l'hospitalité chez des confrères. (V. TRITÈME... p. 224. à 232.)

L'un d'eux, indiqué sous le nom de Maître nouveau, et martyrisé à Vienne en Autriche, l'an 1299, soutenait que, dans cette même contrée, en Bohème et dans les lieux environnants, ils étaient au nombre de plus de quatre-vingt mille. Que le lecteur n'oublie pas que Pierre Valdo, obligé de fuir de Lyon, après avoir passé en Picardie, en Vindelicie, s'était réfugié en Bohème où il avait terminé sa vie.

L'inquisiteur Rainier Sacco nous apprend, de son côté, que l'Italie, au temps où il vivait, vers l'an 1254, était remplie de cathares. Outre les hérétiques bagnolenses, ou de Bagnolo (1), nommés ainsi d'une ville située dans le voisinage des Vallées Vaudoises actuelles, Rainier parle des cathares de Mantoue, de Brescia, de Bergame et du duché de Milan. Il mentionne aussi ceux de Vicence, de Florence et de la vallée de Spoletto. Après avoir énuméré seize Églises de ces Vaudois cathares, établis dans toute l'Europe jusqu'à Constantinople, il ajoute, que, si leur nombre (le nombre des parfaits sans doute, savoir, des principaux parmi eux) ne dépasse pas quatre mille, les croyants, c'est-à-dire sans doute tous les affiliés, sont innombrables. Outre plusieurs de ces Églises qu'il place en France, telles que les albigeoises, il nomme celle de Bulgarie, d'Esclavonie, etc. (Maxima Biblioth., P. P. ., t. XXV, col, 26 9 et suiv.)

Un mouvement aussi général et aussi opposé an culte romain n'avait pu manquer d'exciter une grande colère dans le coeur du pape, des prélats et du clergé. Bientôt, un cri d'indignation et de vengeance retentit du midi au nord, et la persécution, qui n'avait été jusque-là que partielle et locale, éclata sur tous les points. La superstition craignit pour ses autels, pour ses images et pour ses faux miracles. L'ignorance se scandalisa de la lumière évangélique. L'orgueil blessé et l'avarice entrevirent la ruine du crédit et des revenus du clergé; une guerre à mort pouvait seule sauver l'établissement romain du coup terrible dont il se voyait menacé par les efforts des chrétiens vaudois, pour la propagation de la pure doctrine, par l'exemple de leur vie de renoncement, par leur charité, par leur pureté et par leurs bonnes oeuvres. Les prélats et le pape invoquèrent donc l'assistance du pouvoir temporel, et avec son aide ils travaillèrent à la destruction de leur ennemi. Ils ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils se virent les maîtres et qu'ils estimèrent l'avoir étouffé, on réduit à rien.

Tous les fils de ce tissu d'iniquité ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Les cris des victimes dont guère dépassé l'enceinte des prisons ou le cercle tracé par la foule autour de leurs bûchers. La correspondance de Rome et les archives de l'inquisition gardent plus d'un secret et d'abondants détails qui nous manquent. Sur plusieurs points, nous ne connaissons que quelques faits sans ensemble.

Et pour commencer par un de ces faits peu circonstancié, mais relatif aux contrées le plus souvent mentionnées dans cet ouvrage, aux Vallées Vaudoises du Piémont, nous citerons le premier décret de persécution (que nous connaissions) obtenu contre les Vaudois nominativement par le clergé romain, et émané du pouvoir impérial. Il est de l'an 1198. Otton IV., se rendant à Rome pour se faire couronner par les mains du pape, raccorda aux demandes de Jacques, évêque de Turin. En voici les principaux passages traduits du latin :

« Otton, par la grâce de Dieu, empereur toujours auguste, à son bien-aimé et fidèle évêque de Turin, grâce et bonne volonté, etc.

Nous voulons que tous ceux qui ne marchent pas dans le droit chemin, et qui s'efforcent d'éteindre dans notre empire la lumière de la foi catholique par la perverse hérésie, soient punis avec une sévérité impériale, et que, dans toutes les parties de l'empire, ils soient séparés du commerce des fidèles. Nous vous mandons par l'autorité des présentes, à l'égard des hérétiques vaudois (Valdenses) et de tous ceux qui sèment l'ivraie du mensonge dans le diocèse de Turin, et qui attaquent la foi catholique, enseignant quelque erreur perverse, que vous les expulsiez de tout le diocèse de Turin, appuyé sur l'autorité impériale. À cet effet, nous vous conférons, etc., etc. » (Tiré de Spondanus, en l'an 1198, et des archives de Turin. Voir Monumenta historiae patriae, t. III, p. 488. )

L'on ne connaît pas l'usage que l'évêque de Turin fit des pouvoirs qui lui étaient accordés, mais l'on ne saurait douter qu'il n'ait persécuté ceux contre lesquels il les avait obtenus, et que les hérétiques de Bagnolo et leurs voisins des Vallées Vaudoises actuelles, ainsi que ceux qui étaient établis dans la plaine, n'en aient ressenti les rigueurs.

L'ordonnance du comte Thomas de Savoie et du magistrat de Pignerol, de l'an 1220, citée déjà au chapitre précédent, doit être rappelée ici (1) à l'article des persécutions, puisqu'il y était défendu à tout habitant de, cette ville et de sa banlieue, de donner l'hospitalité à un Vaudois ou à une Vaudoise. Cette mesure sévère démontre l'état de proscription dans lequel se trouvaient les Vaudois de cette partie du Piémont, lorsqu'ils se hasardaient hors de leurs Vallées.

Quelques faits isolés, sauvés de l'oubli, font voir que la persécution religieuse sévissait aussi dans d'autres contrées de l'Italie. Là, c'était une femme, Tedesca ou la Tedesca, l'Allemande, dont le supplice par le feu occasionna de grands troubles à Parme, en 1277, au milieu desquels le couvent des dominicains inquisiteurs fut saccagé, Ici, dans la contrée de Domo-d'Ossola, en 1307, c'est l'hérésiarque Doleigno que l'on poursuit les armes à la main, ainsi que les nombreux partisans qui le suivent, et que l'on accuse de renouveler la secte des cathares et des patarins. Réunis au nombre de treize cents, ils sont attaqués, défaits, et leur chef brûlé. Bossi, Storia d'Italia... t. XV, p. 391-520.)

Mais ce fut, surtout contre les amis de l'Évangile, à l'occident des Alpes, contre les disciples de Pierre de Bruis, d'Henri et de Pierre Valdo, que sévit la cour de Rome. La fureur concentrée se déchaîna particulièrement, durant de longues années, dans les riantes campagnes qu'arrosent le Tarn et les autres affluents de la Garonne, dans les vallons sur la Durance et dans les plaines que baignent le Rhône inférieur et les eaux de la Méditerranée. Elle frappa sans pitié des hommes consciencieux et éclairés qui n'aspiraient qu'à rendre à Dieu un culte plus pur que celui qu'ils lui offraient lorsqu'ils étaient conduits par les prêtres romains. Ces cruelles persécutions sont connues sous le nom de croisades contre les Albigeois, nom emprunté à la ville et au territoire d'Albi, l'un des principaux centres de la secte vaudoise dans le midi de la France.

Il ne saurait entrer dans notre plan de faire l'histoire de ce grand acte d'iniquité. Un tel sujet doit être traité à part; nous renvoyons donc le lecteur, pour les détails, aux historiens particuliers. Nous nous bornons à signaler les moyens qu'employa la cour de Rome et leurs résultats.

Ce fut par des armes charnelles que le prétendu vicaire de Jésus-Christ et son clergé entreprirent de ramener les hérétiques dans le giron de l'Église romaine; tandis que l'apôtre qui a converti le plus d'âmes à la foi chrétienne, l'apôtre saint Paul, s'est écrié : Nous ne combattons point selon la chair, et les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas charnelles (2 Corinth., X, 3, 4), et que Jésus a dit à Pierre qui, un glaive à la main, voulait, non pas attaquer des contredisants, mais défendre la personne chérie de son divin maître : Remets ton épée dans le fourreau ( Matth., XXVI ). Le pape Innocent III commença l'oeuvre, en combinant les moyens de persuasion avec les menaces, les appels à la fidélité catholique avec les démarches insinuantes de la plus habile et de la plus astucieuse politique auprès des princes régnants. Le choix d'agents, parfaitement aptes à une semblable mission, devait lui assurer le succès. Ce furent d'abord Raynier et Guy, moines de Cîteaux, nommés légats, dès 1198, dans les contrées infestées. Le pape Innocent III leur adjoignit, en 1204, Pierre de Castelnau, archidiacre de Maguelone, avec des pleins pouvoirs. Mais, quelque peine qu'ils se donnassent, quelque pressantes que fussent leurs exhortations, et quelque sévères que fussent leurs menaces, la mission n'obtenait que peu de succès, lorsque l'espagnol Dominique de Gusman, si célèbre dès-lors, vint leur conseiller d'imprimer à leur marche une nouvelle direction.

« Considérant, dit le père Touron dans la vie de Saint Dominique, que les voies de fait, qu'on avait pratiquées jusqu'alors contre les apostats, n'avaient servi qu'à les aigrir ; que le luxe et la mollesse des catholiques scandalisaient les amis et les ennemis de l'Eglise... ; que les albigeois, au contraire, par un dehors de piété, se conciliaient la confiance des peuples et l'estime des grands...; que la cupidité et la dissolution de ceux (des prêtres ) que leur état engageait à une plus grande sainteté étaient une odeur de mort qui faisait blasphémer contre leur religion, et que les hérétiques, croyant pouvoir décrier la doctrine de ceux dont ils ne pouvaient estimer les moeurs, en profitaient pour entretenir les ignorants dans cet esprit de révolte qu'ils leur avaient inspiré contre leurs pasteurs légitimes, Dominique conclut de là qu'il fallait employer la persuasion et l'exemple plutôt que la terreur, marcher sur les traces des apôtres, en prêchant et en vivant comme eux, en voyageant comme saint Pierre et saint Paul toujours à pied, sans équipage, sans argent et sans provisions... Il ne doutait pas qu'un tel exemple ne prévînt les peuples en leur faveur, et ne reformât peu à peu les moeurs du clergé et ne confondit l'hypocrisie des hérétiques. » (TOURNON, Vie de saint Dominique, liv. V, p. 36. )

Le conseil fût suivi, les évêques et les légats eux-mêmes se firent missionnaires, et non sans obtenir certains succès. Ils ne reculèrent même point devant des disputes publiques. Mais la méthode de persuasion n'ayant point, par sa lenteur, satisfait des espérances exagérées, et s'écartant trop de la marche exclusive et tyrannique de Rome, les légats en revinrent aux excommunications et à remploi de la force.

Tout étant préparé, Innocent lança ses foudres contre Raymond, comte de Toulouse, l'excommunia et le maltraita dans un manifeste outrageant. Il convia en même temps le roi de France, les ducs, princes et seigneurs de cette contrée et du voisinage à une croisade contre les hérétiques, les y excitant par la promesse de leurs dépouilles et de magnifiques et éternelles récompenses dans le ciel, pour prix du sang des martyrs qu'ils auraient répandu. Obéissant à ses ordres, l'an 1209, sous la conduite du comte de Montfort, commandant de l'armée, et d'Amalric, abbé de Citeaux, légat du pape, cent mille croisés (3), au moins, envahirent le Languedoc, territoire hérétique.

"Saint" Dominique, irrité du peu de succès de son éloquence, appelle maintenant, à grands cris, les châtiments humains sur ceux qu'il n'a pu convertir. Un crucifix à la main, il apparaît lui-même au milieu des soldats, avec sa longue robe blanche et son manteau noir, ainsi que l'ange inexorable de la guerre, ou encore comme le digne suppôt de l'Antichrist. À l'entendre, le fer et le feu doivent venger le ciel. À la prise et au sac de Béziers (4), l'ardeur de massacrer est telle que l'on y fait subir un même sort aux hérétiques et aux chanoines s'avançant en procession au-devant des croisés : Tuez-les tous, avait dit Amalric, le fidèle légat d'un pape sans pitié, tuez-les tous. Dieu saura bien reconnaître ceux qui sont à lui ! Des bords du Rhône à ceux du Lot, les bûchers sont, pour ainsi dire, en permanence. La confiscation des biens, les tortures, d'horribles tourments et les flammes sont réservés à tous ceux de la prétendue doctrine hérétique, que l'épée et la lance n'ont pas transpercés dans les combats.

Tandis que de farouches et avides guerriers attaquent les places fortes, les châteaux et les chaumières des sectaires albigeois, Foulques, évêque de Toulouse et ses confrères du Languedoc, Dominique et ses disciples, intelligents et complaisants instruments de l'Antéchrist, font épier par leurs émissaires, dénoncent, interrogent et condamnent des malheureux sans nombre, qu'ils arrachent à leurs familles.

Des années d'expérience ayant démontré quels services signalés une association de moines intrigants, accusateurs et persécuteurs, pouvait rendre à la cause de l'oppression religieuse, Innocent III approuva, l'an 1215, lors du concile de Latran, l'intention que lui exprima Dominique de fonder un ordre de moines mendiants, de frères prêcheurs, pour la conversion et la répression des ennemis de l'Église. Et l'année suivante, Honorius III, successeur du sanguinaire pape Innocent III, confirma l'institution et constitua l'ordre. Ces frères prêcheurs furent appelés plus tard dominicains (5), du nom de leur fondateur, et reçurent des privilèges spéciaux pour l'extirpation des hérétiques.

Épier et rechercher les non-croyants, les convaincre de leurs erreurs, les persuader de rentrer dans le giron de l'Église, et s'ils résistaient, dresser les actes d'accusation, faire arrêter les prévenus, informer et instruire la procédure, prononcer le jugement et le faire exécuter par l'intervention du bras séculier : tels étaient les offices dont fut chargé cet ordre du sein duquel sortit bientôt le Tribunal de l'Inquisition, voué à jamais à l'exécration des hommes.

Dès l'an 1215, conjointement avec les évêques, les dominicains célébrèrent avec pompe ces actes de foi, auto-da-fé, comme on les appela par un déplorable abus de langage, dans lesquels ils exposaient les condamnés aux regards de la foule et les brûlaient ensuite avec une dévotion apparente, selon le cérémonial en usage dans les actes les plus solennels du catholicisme. O saints martyrs de la foi chrétienne ! morts de misère dans les prisons (6), dans les tortures, ou entassés sur les bûchers, vous avez été jugés dignes, comme votre divin maître, de souffrir, victimes de la haine que l'hypocrisie et la superstition ont vouée à la vérité. Comme Jésus, votre Sauveur, accusé de blasphème et condamné par les princes de son peuple, à l'heure en laquelle il proclamait devant eux l'accomplissement en sa personne des prophéties et des promesses, vous avez été, vous, ses fidèles disciples, déclarés dignes de la mort et voués au feu réservé éternellement aux impénitents, alors que vous essayiez de mettre en honneur la lumière de l'Évangile, et que vous confessiez, en opposition aux sectateurs de l'Antéchrist, le nom de Jésus, le roi de gloire! Saints martyrs, nouveaux Étiennes, puissiez-vous à l'heure de vos plus amères douleurs, lorsque la flamme flamboyait autour de vos membres, noircis et palpitants, avoir vu, comme le fidèle diacre de Jérusalem, les cieux ouverts et le Fils de l'homme assis à la droite de Dieu ! Vos derniers regards auront été ceux de la reconnaissance, et vos dernières paroles ici-bas celles de la foi triomphante. Honneur à vos cendres jetées au vent! souvenir respectueux à votre fidélité! Et surtout, plaise à Dieu que votre persévérance à confesser son nom par un culte en esprit et en vérité, et que votre fidélité jusqu'au martyre, ne soient pas un exemple perdu pour nous!

Pour atteindre le but de l'institution de leur ordre, et pour se montrer dignes de la confiance qu'on leur témoignait, les dominicains, aussi haineux que fanatiques, parcoururent les villes et comtés du Languedoc, établissant en divers lieux des tribunaux provisoires d'inquisition. Ils eurent la barbarie de décider que les enfants hérétiques, âgés de plus de sept ans, seraient passibles de la peine du bûcher, comme parvenus déjà, à cette époque de leur vie, à l'âge de raison. Le cardinal Conrad, nouveau légat du pape, en 1222, soutint avec véhémence ce tribunal sanguinaire. La fureur des inquisiteurs, accrue par son appui, exaspéra à un tel point les peuples du Languedoc, que l'on courut de toutes parts aux armes. Conrad, s'armant des foudres romaines, lança l'excommunication, appela ses fidèles sous les drapeaux, invoqua à son aide la guerre et la destruction, et prêcha une nouvelle croisade contre les Vaudois albigeois.

Raymond VI était mort, ainsi que son ennemi Simon de Montfort; leurs fils, Raymond VII et Amauri, croisèrent, comme leurs pères, le fer l'un contre l'autre sur les champs de bataille. Louis VIII, roi de France, se plaça à la tête des amis du pape, qui commirent partout des cruautés inouïes.

Louis IX, que Rome a béatifié sous le nom de saint Louis, suivit les mêmes errements. Ayant obtenu la soumission du comte de Toulouse et de ses principaux alliés, les anciens soutiens des Vaudois albigeois, il publia une ordonnance stable contre tous les hérétiques. Ceux-ci furent mis hors de la loi commune, privés de leurs droits civils et politiques et proscrits. Une forte somme fût promise à qui les dénoncerait, à qui les arrêterait. Le concile de Toulouse, de l'an 1229, prit des mesures analogues en ce qui concernait l'administration ecclésiastique et les droits de l'Église.

On interdit spécialement aux laïques de conserver chez eux les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, à l'exception des psaumes. On défendit, surtout, d'en traduire aucune partie en langue romane.

L'hérésie, toutefois, ne disparaissant pas et faisant même des progrès sur quelques points de ces contrées désolées, Grégoire IX, pontife romain, attribuant ce mal à la négligence des évêques, plus occupés de leurs affaires temporelles que du salut de leurs ouailles, prit la résolution de leur enlever la connaissance du fait d'hérésie, pour la transporter aux seuls frères prêcheurs, et accorda cet immense pouvoir aux élèves de Dominique, par un décret du 12 avril 1233, dans le diocèse de Toulouse principalement, et dans celui des archevêques (7) de Bourges, Bordeaux, Aix, Arles, Auch, Narbonne, Vienne et Embrun. Il mit les inquisiteurs sous la protection spéciale des comtes de Toulouse, de Foix, et des autres seigneurs, ainsi que des sénéchaux de France, avec l'obligation pour ceux-ci de leur prêter assistance toutes les fois qu'ils en seraient requis. À la suite de ce bref, des tribunaux d'inquisition furent érigés et demeurèrent en permanence à Toulouse, Carcassonne, Avignon, Montpellier, Albi et Cahors. Partout on les reconnut, et jusqu'à la dernière création du parlement de Toulouse, l'an 1444, leurs jugements furent exécutés sans appel.

Est-il nécessaire d'ajouter que les dominicains se montrèrent dignes de la confiance pontificale. Ils déployèrent un zèle sans égal, une sévérité indicible, ne s'astreignant à aucune règle, ou plutôt les enfreignant toutes. Ils pénétrèrent dans les secrets des familles, armèrent les parents, les amis les uns contre les autres, exaspérèrent et abreuvèrent de douleurs toutes les âmes généreuses. Aussi, ils atteignirent enfin leur but. Les prisons regorgèrent de victimes et durent souvent être agrandies ; les bûchers s'élevèrent de toutes parts. Tout ce qui ne renonça pas à ses convictions, et qui ne réussit pas à se cacher ou à dissimuler sa foi, périt dans les flammes ou succomba lentement dans les cachots. On estime que, dans les cinquante premières années de ce siècle, un million d'albigeois perdirent la vie, victimes de la haine, de la barbarie et de la superstition de l'Église romaine.

Ces développements sont, pour la plupart, empruntés à l'Histoire de l'Inquisition en France, par M. de Lamothe-Langon; Paris, 1829.

Hélas ! en exterminant et en emprisonnant la généralité des chrétiens vaudois, là où ils avaient obtenu les plus beaux succès, en ne leur laissant aucun repos, on avait réussi à arrêter les progrès du réveil magnifique que le retour aux saintes Écritures, à la saine et ancienne doctrine évangélique, avait opéré. On put sans doute alors se flatter de l'étouffer bientôt tout-à-fait.

De tels résultats réjouirent la cour de Rome; elle se hâta de poursuivre son oeuvre infernale et d'employer les mêmes moyens dans tous les lieux où l'hérésie lui fut dénoncée, partout où le pouvoir séculier se soumit au rôle d'instrument de ses vengeances et d'exterminateur de ses propres sujets.

Les Vaudois d'Allemagne eurent aussi leur tour et ne purent échapper à la persécution. On en saisit quatre-vingts dans la seule ville de Strasbourg, dont la plupart furent livrés aux flammes. Le fameux inquisiteur Conrad de Marpurg recourut à un moyen sûr de convaincre les accusés ; il les soumettait à l'épreuve du fer rougi au feu. L'an 1233, un grand nombre d'hérétiques furent également brûlés en divers lieux de l'Allemagne par les soins de ce même moine prêcheur et inquisiteur, qui, enfin, paya ses exactions par une mort violente. Dans le cours du. siècle, l'on renouvela souvent les mêmes supplices. Matthieu Paris rapporte que, l'an 1249, on condamna aux flammes quatre cent quarante-trois hérétiques, en Saxe et en Poméranie.

Parmi les victimes qui appartenaient à la Germanie, l'on vit avec étonnement à Heidelberg, l'an 1234, un inquisiteur, le moine Echard, ancien persécuteur des Vaudois, monter à son tour sur le bâcher. L'esprit de Dieu l'avait atteint pendant qu'il faisait subir des interrogatoires aux accusés; leur constance au milieu des supplices l'avait subjugué à l'Évangile. Beau triomphe de la foi! - Nous sommes sans renseignements sur ce, qui se passait en Italie.

Table des matières

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(1) Ce fait est confirmé par GIOFFREDO, Storia delle Alpi maritime; - dans Monumenta historiae patriae . t. III, p. 488.

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(2) On peut conclure de cette citation, selon nous, que Thomas, qui avait fait partie de la croisade contre les albigeois, et qui laissa tranquilles les Vaudois des Vallées piémontais, à ce qu'il parait, n'était pas encore leur souverain. Ce serait donc plus tard que les marquis de Luserne se sont soumis à la maison de Savoie.

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(3) il y a des auteurs qui portent infiniment plus haut la force de cette armée.

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(4) Dans la première campagne.

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(5) Presqu'en même temps, saint François d'Assise formait un second ordre de moines mendiants, Connus sous les noms de frères mineurs et de franciscains. Ils se montrèrent les dignes émules des dominicains.

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(6) L'un des plus barbares supplices consistait à emmurer, c'est-à-dire à mettre le patient entre quatre murs, à le nourrir chétivement par un guichet, ou même à l'y laisser périr de faim...

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(7) Lieux, sans doute, où les progrès de l'hérésie se faisaient remarquer.

Inquisition et croisades

CHAPITRE XV.

LES VAUDOIS REFOULÉS DANS LES ALPES FONDENT DES COLONIES.

Effet des persécutions précédentes. - Dans leur fuite, les Vaudois se dirigent vers les Vallées. - Les Églises vaudoises encombrées. - Colonies dans la Pouille et la Calabre. - Preuves et documents. - Situation des colonies. - Prospérité. - Agrandissement. - À quelle occasion. - Leurs relations avec les Vallées. - Vaudois répandus en Italie visités. - Nouvelles colonies en Provence (Vaudois du Luberon). - Les Vaudois encore nombreux. - menacés dans les Vallées.


Les Vaudois, persécutés dans le midi de la France avec une violence sans égale et incessante, soupiraient après quelque repos. Plusieurs d'entre eux avaient trouvé un refuge temporaire dans les états du roi d'Aragon; d'autres avait passé dans différentes contrées de la France, en Picardie, en Bourgogne, en Lorraine, en Alsace, en divers lieux de l'Allemagne, en Bohème surtout et jusqu'en Pologne; d'autres s'étaient enfuis en Lombardie et dans les villes italiennes, soumises plus particulièrement à l'influence gibeline, où par conséquent le pouvoir papal avait moins de force, et où les dissentions intestines comme aussi les luttes extérieures ne laissaient pas an clergé le loisir d'être persécuteur. (V. PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 233 à 246. - Histoire de l'Inquisition en France, par de LAMOTHE-LANGON... t. II, 587...)

Un grand nombre se replia dans cette partie des Alpes, qui est frontière de France et d'Italie, dans ces mêmes Vallées Vaudoises, où s'était conservée la pure doctrine de l'Évangile, depuis avant l'époque de Constantin, et d'où elle s'était répandue à pleins flots, par ses missionnaires, durant les siècles précédents. Ils remplirent de leurs familles éplorées les vallées de Luserne, d'Angrogne et de Saint-Martin, celle de Pragela ou du Cluson, la haute vallée du Pô, celles de Suse, de Fraissinière et de l'Argentière, le val Loyse (ou Louise) ou val Pute, où leurs coreligionnaires étaient déjà établis depuis des siècles, et où nous les retrouverons bientôt.

L'affluence des réfugiés y devint si considérable que le territoire ne pouvait plus les nourrir. Il fallut songer à de nouvelles migrations, préparer des débouchés à cette surabondance de population. Diverses causes, que la distance où nous sommes de cette époque et le manque de documents ne nous permettent plus d'apprécier, dirigèrent de nombreux Vaudois vers l'extrémité de l'Italie, dans la Pouille et dans la Calabre, dans le royaume de Naples. (V. Hist. de l'Inquisition en France, t. II, p. 613... - GILLES, Hist. Ecclésiastique, etc., p. 18. )

Cet établissement de Vaudois dans la Pouille est mentionné dans le rapport assez récent (1489) du légat de Capitaneis à l'archevêque d'Embrun, dans lequel il en indique encore d'autres en Ligurie et en Italie, en ajoutant ce fait particulier que, lorsque les Vaudois (que faussement il fait sortir de Lyon) se décidèrent à former ces établissements, ils étaient au nombre de plus de cinquante mille, dans les Alpes, aux confins du Dauphiné, dans les diocèses d'Embrun et de Turin. (Tiré de LÉGER, Hist. Générale, IIe partie, P. 22.)

Une ordonnance de l'empereur Frédéric Il, datée de Padoue, l'an 1244, appuie, notre récit :

« Nous devons les poursuivre, y est-il dit des Vaudois, avec d'autant plus de vigueur, qu'ils mettent eux-mêmes plus d'audace à combattre, par leurs superstitions, le christianisme et l'Église romaine, aux confins de l'Italie et, de la Lombardie, où nous savons de science certaine, que leur malice a exercé les plus grands ravages : ils se sont déjà répandus jusque dans notre royaume de Sicile. » (Hist. de l'Inquisition en France,... t. II, p. 538.)

La contrée de la Calabre, ou royaume de Naples, où les Vaudois fondèrent une première colonie, est adossée aux montagnes, contrée délicieuse, formée de riants vallons et de plaines fertiles. Les orangers et les oliviers y étalaient leurs fruits non loin des châtaigniers et des mélèses. Les personnes envoyées pour explorer les lieux étaient revenues aussi satisfaites de la richesse du sol que des conditions d'établissement que les seigneurs du pays leur avaient faites. Un traité avantageux aux colons ayant été bientôt conclu, un nombre considérable de Vaudois se disposèrent au départ; les jeunes gens se marièrent avant d'émigrer.

A leur arrivée, ils fondèrent, dans le voisinage de Montalto, un bourg qui prit le nom de Borgo d'Oltramontani, ou Oltromontani; en français, Bourg des Ultramontains, parce que les nouveaux venus étaient originaires d'au-delà des monts Apennins. L'émigration, continuant à s'effectuer de temps à autre vers les mêmes lieux, les Vaudois bâtirent, à peu de distance du premier, un autre bourg qui fut appelé Saint-Sixte, où fat dans la suite une de leurs plus célèbres Églises. Ils fondèrent de même Argentine, La Rocca, Vacarisso et Saint-Vincent. Enfin, le marquis Spinello leur permit de bâtir Guardia, ville close, qui a conservé l'épithète de Guardia-Lombarda, située sur une éminence près de la mer, et accorda des privilèges importants à ceux qui s'y fixèrent, tellement qu'elle devint avec le temps riche et considérable. Les Vaudois, ou Ultramontains, comme les appelaient les indigènes, s'accrurent extrêmement et prospérèrent de longues années dans leur heureuse colonie.

Plus d'un siècle après, vers l'au 1400, à la suite des rigueurs de l'inquisition sévissant en Provence et en Dauphiné, sous le regard des papes à Avignon, les Vaudois de ces contrées s'étant enfuis dans les Vallées y déterminèrent une nouvelle émigration dans le royaume de Naples, où ils fondèrent, dans la Pouille, les cinq petites villes de Monlione, Montanato, Faito, La Cella et La Motta. Enfin, vers l'an 1500, les Vaudois de Fraissinière et d'autres vallées, fuyant la persécution, allèrent s'établir dans le voisinage de leurs coreligionnaires, dans la vallée de Volturata. L'on comprend que, de ces centres divers, les Vaudois purent se répandre de tous côtés dans le royaume de Naples et jusqu'en Sicile. Nous raconterons en son temps leur fin lamentable. (GILLES, Hist. Ecclésiastique,... p. 18 et suiv.)

Ces colonies soutenaient des relations directes et suivies avec les Vallées Vaudoises qui les pourvoyaient de pasteurs, selon le choix qu'en faisaient leurs synodes. D'après la coutume, c'était deux à deux que les barbes ou pasteurs entreprenaient leur lointain voyage : l'un plus âgé, connaissant déjà les lieux, les personnes, et ayant l'expérience des affaires, l'autre plus jeune pour se former. En allant et en revenant, ils visitaient les fidèles épars dans les villes et les campagnes de l'Italie, les exhortant et les consolant, ce qui n'était pas entièrement inconnu à leurs adversaires (1). Les barbes des Vallées possédaient une maison dans chacune des villes de Florence, de Gênes et de Venise (2), et probablement encore ailleurs. Mais ce n'était que par intervalle et lors dut passage des pasteurs en mission, que les fidèles de ces villes et autres lieux jouissaient de la plénitude du ministère évangélique, tandis que, selon toute apparence, les colonies de la Pouille et de la Calabre conservaient à demeure, et jusqu'à leur remplacement, les pasteurs qu'un synode précédent leur avait envoyés.

À une époque peu précise, vers la fin du XIIIe siècle, peut-être au commencement ou dans le courant du XIVe les Vaudois des Vallées, pour remédier aussi au malaise résultant de leur agglomération sur une minime surface, tournèrent encore leurs regards vers la Provence (Luberon), que plusieurs de leurs pères avaient dû quitter, lors des croisades contre les albigeois. Des terres fertiles, mais incultes, dans des vallons inhabités, débouchant sur la Durance, à l'orient de Cavaillon, ayant été concédées à leurs députés par des seigneurs, à des conditions avantageuses, ils y envoyèrent le surplus de leur population. Leur activité, leur bonne foi et leur conduite exemplaire furent récompensées par une prospérité sans égale (3). Cabrières, Mérindol, Lormarin, Cadenet, Gordes, bourgs considérables furent successivement fondés et agrandis par eux. Leur prospérité fut telle que, lorsque François 1er autorisa le massacre des Vaudois de Provence (Vaudois du Luberon) par le trop fameux d'Oppède, l'an 1545, on ne ruina pas moins de vingt-deux bourgs, villages et hameaux.

On a pu voir, par ce récit, que l'Église vaudoise, malgré les horribles persécutions par lesquelles elle avait déjà passé, surtout dans le midi de la France, était encore assez forte, assez nombreuse et répandue dans un assez grand nombre de lieux pour qu'on pût espérer que la saine doctrine et la pureté relative du culte, transmises par elle, dès les temps de Constantin-le-Grand., se conserveraient et lutteraient encore longtemps contre les efforts de la grande Babylone. Mais le moment était venu où Rome allait attaquer les Vaudois des Alpes dans leurs retraites, et menacer ainsi de frapper au coeur l'Église militante déjà bien affaiblie.

Table des matières

Page précédente: PERSÉCUTIONS CONTRE LES VAUDOIS AU XIIIe SIÈCLE.

Page suivante: PREMIÈRES PERSÉCUTIONS CONNUES CONTRE LES VAUDOIS DU PIÉMONT, AUX XIV ème ET XV ème SIÈCLES.

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(1) Gilles raconte qu'un barbe de son nom, étant entré dans une église de Florence, entendit un moine, qui y prêchait, s'écrier: O Florence! que veut dire Florence? fleur d'Italie; et tu l'as été jusqu'à ce que ces Ultramontains t'ont persuadé que l'homme est justifié par la foi, et non par les oeuvres: et ils en ont menti. (Gilles,... p 20.)

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(2) Dans le catalogue des barbes que donne Perrin, vers l'an 1602, l'on trouve au nombre de ceux dont on a conservé la mémoire depuis plus de 300 ans, Jehan, de la vallée de Luserne, lequel, pour quelque faute, fut suspendu de son office, pour sept ans, pendant lequel temps il se tint à Gênes, où les barbes avaient une maison, comme ils en avaient aussi une belle à Florence. (PERRIN, p. 66.)

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(3) L'époque de la fondation de ces colonies est incertaine. D'après Camerarius, qui leur donne une existence de 200 ans, elles remonteraient à l'an 1345. D'après de Thou, qui leur assigne une durée de 300 ans, elles remonteraient à l'an 1245, environ. (CAMERARIUS, de Excidio, etc. ; et DE THOU, t. 1, p. 293.)

CHAPITRE XVI.

PREMIÈRES PERSÉCUTIONS CONNUES CONTRE LES VAUDOIS DU PIÉMONT, AUX XIVe ET XVe SIÈCLES.

Le nombre des Vaudois en Dauphiné et en Piémont. - L'inquisition à l'oeuvre. - Effets. - Persécution sous Clément VI. - Trop lente au gré de Grégoire XI. - Représailles des Vaudois. - La persécution continue. - Borelli contre Suse et val Pragela. - Ravages. - Persécution de Veleti. - Vaudois brûlés à Coni. - Ordres de Iolanta. - Martyrs. - Croisade de Capitaneis. - Préparatifs. - Marche suivie. - Attaque contre les Vallées. - Résultats. - Paix accordée par Charles II. - Vaudois de la vallée de Pô, persécutés en 1500.


Les Églises d'origine vaudoise étant en ruine dans le midi de la France et en apparente dissolution partout où les légats avaient un libre accès, le moment semblait venu de poursuivre à outrance ces défenseurs de la foi évangélique, dans les montagnes reculées au sein desquelles une partie considérable d'entre eux était comme retranchée. Ils occupaient, à moitié distance entre Turin et Grenoble, les deux versants des Alpes, qui s'inclinent à l'orient et à l'occident des pics neigeux des monts Genèvre et Viso. Leurs humbles demeures s'étageaient sur les flancs des montagnes, se groupaient ou s'étendaient, parsemées au fond des vallons. À l'occident, dans le massif des hautes Alpes du Dauphiné et de la Provence (Luberon), les vallées les plus élevées et les plus retirées étaient habitées, en totalité ou du moins en grande partie, par des Vaudois. Dans le diocèse d'Embrun, en particulier, il n'en était aucune qui ne contint de leurs Églises. Mais l'on signalait surtout la haute vallée de la Durance et les vallons adjacents d'Argentière, de Fraissinière et de val Loyse ou Pute.

À l'orient, tous les vallons et les vallées qui débouchent des hautes Alpes dans la plaine, vers Pignerol et Saluces, ceux qu'arrosent le Cluson et la Germanasque, le Pélice et la Grana, affluents du Pô, et le Pô lui-même; savoir, le val Pragela, la vallée de Saint-Martin, le val d'Angrogne, la vallée de Luserne, celle du Pô et celle de Bagnolo, etc. étaient encore, et depuis des siècles, la patrie terrestre des fidèles Vaudois du Piémont.

C'est dans ces anciennes et vénérables retraites de la pure foi, que le prétendu vicaire de Jésus-Christ, sauveur du monde et prince de, la paix, songea à porter la cruelle persécution. Elle s'en était déjà sans doute approchée plusieurs fois : elle avait même fait verser bien des larmes dans l'Embrunnais et assurément aussi dans les plaines du Piémont, quoique l'histoire s'en taise encore. Mais l'heure était venue où elle devait aussi éclater sur la région montagneuse de l'ancien diocèse de Claude de Turin, sur le foyer même où brillait encore le feu de la vérité.

Le pape Jean XXII, voulant poursuivre l'oeuvre commencée par Innocent III et le faire avec ensemble, ordonna à Jean de Badis, inquisiteur à Marseille, de joindre ses efforts à ceux d'Albert de Castellatio, établi avec la même qualité en Piémont. Dans sa bulle, datée de l'an 1332, le susdit pape désigne à l'attention de son légat les Valdenses ou Vaudois des vallées de Luserne et de Pérouse. Il se plaint de l'accroissement de ces hérétiques, de leurs fréquentes assemblées en forme de chapitres (s'agissait-il peut-être de leurs synodes?) dans lesquels ils se réunissaient jusqu'au nombre de cinq cents personnes. Il les accuse d'avoir tué le recteur Guillaume, après la messe, sur une place qu'il nomme Villa (1), et de s'être soulevés contre l'inquisiteur de Castellatio, lorsqu'il voulait exercer son office. Le récit détaillé de ce, premier essai de persécution contre les vallées de Luserne et de Pérouse n'est pas parvenu jusqu'à nous. Tout ce que l'on sait de cette expédition, qui eut réellement lieu, c'est que de Badis réussit à envelopper dans ses pièges Martin Pastre, l'un des chefs vaudois, et qu'il le fit conduire à Marseille et jeter dans les prisons. Mais, sur l'ordre du pape, il le renvoya en Piémont, afin d'y être jugé par Albert de Castellatio et être exposé à la torture, si cela était nécessaire, pour dénoncer ses complices. (De LA MOTHELANGON, t. III, p. 217. - LÉGER, II ème part., p. 20.)

En 1352, le pape Clément VI chargea Guillaume, archevêque d'Embrun, et Pierre de Mont, cordelier et inquisiteur, de faire disparaître l'hérésie. Les seigneurs, les juges et les consuls (syndics) de la province étaient invités à leur prêter appui.

Mais, cette fois encore, les résultats ne répondirent pas à l'attente pontificale. (DE LAMOTHE-LANGON, t. III., p. 256) À la page 254 du même écrit, on trouve une lettre étrange, écrite au même pape, et qui pourrait avoir donné lieu à la persécution qu'il entreprit après dix ans de pontificat. Cependant, comme cette possibilité n'est pas exprimée, nous nous contentons de signaler la lettre.

Le pape stimulait aussi à la persécution des hérétiques le dauphin Charles de France, ainsi que Louis, roi de Naples, et la reine Jeanne, sa femme. Cette dernière circonstance vient confirmer le fait des colonies vaudoises dans le royaume de Naples ; car, pourquoi le pape se serait-il adressé à ce prince, si celui-ci n'eût pas eu aussi des hérétiques dans ses états ? L'invitation adressée à la reine de Naples, qui possédait des terres dans le marquisat de Saluces, voisin des Vallées, vient ajouter une nouvelle présomption aux indications que nous avons données de la présence des Vaudois sur plusieurs points de ce marquisat. (DE LAMOTHE-LANGON, t. III, p. 256. - Monumenta historae patriae, t. III, p. 860.)

Les instances de la cour d'Avignon n'eurent pas non plus, cette fois, les résultats qu'elle avait espérés.

Deux ans plus tard, Jacques, prince d'Achaïe, de la maison de Savoie, ordonnait à Balangero et à Ueto Rorengo de mettre en prison ceux de la secte vaudoise qui avaient été découverts dans la vallée de Luserne (1) et dans les vallées voisines. (Histoire de la ville, etc., de Pignerol, t. III, p. 33.)

Cependant des appels pressants ne cessaient d'être adressés par la cour pontificale d'Avignon aux autorités séculières pour la destruction de l'hérésie. Mais, loin de déployer tout le zèle requis, les magistrats et le peuple paraissaient pencher vers l'indulgence. Grégoire XI, écrivant, en 1373, au roi de France, Charles VI pour se plaindre de ce que ses officiers contrariaient les inquisiteurs dans le Dauphiné, disait :

« Ils mettent des obstacles au travail des inquisiteurs, en les forçant à tenir leur tribunal dans des lieux exposés aux attaques des ennemis de la foi ; en ne leur permettant pas d'instrumenter contre les hérétiques sans le concours des juges civils ; en les contraignant à révéler le secret de leurs procédures. Ils font sortir de prison les sectaires condamnés ; ils se refusent même à prêter le serment d'agir contre ces opiniâtres (2). Hâtez-vous, ajoutait-il, de remédier à une telle conduite, sous peine de vous attirer l'indignation des saints apôtres Pierre et Paul. » (DE LA MOTHE-LANGON, t. III, p. 270-271.)

Si les inquisiteurs, chargés d'extirper la fidélité vaudoise, étaient souvent mal secondés, cependant ils faisaient bien des victimes et causaient bien des douleurs.

Ces rigueurs incessantes et des violences excessives entraînèrent, en 1375, des Vaudois à se livrer à des actes de représailles déplorables. Ils se jetèrent en armes sur la ville de Suse, forcèrent le couvent des dominicains et mirent à mort l'inquisiteur. On les accuse également d'avoir ôté la vie à un autre inquisiteur de Turin, peut-être près de Briqueras, à l'entrée de la vallée de Luserne. (DE LA MOTHE-LANGON, t. III, p. 278. - Monumenta historiae patriae t. III, p. 86 1. - RORENGO, dans l'Histoire de Pignerol, par Massi, t. II, P.35.)

Le grand schisme qui se forma, en 1378, dans l'Église romaine par l'élection de deux papes, d'Urbain VI à Rome, et de Clément VII à Avignon, ne ralentit point la persécution. L'inquisiteur Borelli, ayant cité vainement à son tribunal tous les habitants de Fraissinière, de l'Argentière et de val Loyse, en fit arrêter un grand nombre. Il fit conduire à Grenoble et brûler vifs cent cinquante Vaudois hommes, avec beaucoup de femmes, de filles et même de jeunes enfants, tous de val Loyse. Des vallées de l'Argentière et de Fraissinière, quatre-vingts victimes, hommes ou femmes, furent livrées au bras séculier, et l'on mit tant de persévérance à les punir, que souvent ils étaient exécutés sans autre jugement qu'une déclaration de culpabilité, fournie par le saint-office....

Il reste des preuves, écrit un auteur catholique, que plusieurs prévenus n'avaient été mis en prison que pour parvenir à s'emparer de leurs biens. Du sang ou de l'or, ajoute-t-il, voilà ce qu'il fallait à l'inquisition. (DE LA, MOTHE-LANGON, t. III, p. 289. - PERRIN, Hist. des Vaudois, p. 114.)

Le même inquisiteur, Borelli ou Borille, est accusé d'avoir, à la tête d'une troupe armée, sévi avec cruauté dans Suse, et surtout d'avoir apporté la désolation dans la vallée de Pragela ou Cluson, au coeur de l'hiver, aux fêtes de Noël de l'an 1400. Les historiens vaudois imputent l'odieux de cette attaque aux gens de la vallée de Suse (3). Les paisibles habitants de Pragela, assaillis à l'improviste, dans une saison où ils se croyaient garantis par les neiges qui couvraient les cimes et las pentes des montagnes, ne purent que s'enfuir en toute hâte, hommes, femmes et enfants, sur les hauteurs et sur les roches escarpées. Fugitifs, poursuivis sans relâche jusqu'à la nuit, plusieurs tombèrent frappés par le fer ennemi, ou emmenés prisonniers; et d'autres, encore plus à plaindre, périrent misérablement de faim et de froid, sur les rochers couverts de neige et de glace. La troupe la plus nombreuse, s'enfuyant dans la direction de Macel au val Saint-Martin, passa la nuit sur une haute montagne, au lieu appelé encore, aujourd'hui, l'Albergan ou refuge. Le coeur s'émeut à la mention de leurs souffrances. Qu'il suffise de dire, qu'au matin, cinquante pauvres petits enfants, d'autres prétendent que ce fut quatre-vingts, furent trouvés morts de froid, les uns dans leurs berceaux, les autres dans les bras glacés de leurs pauvres mères, mortes comme eux. (DE LA MOTHE-LANGON, t, III, p. 295. - PERRIN, p. 116. - LÉGER, II ème part., p. 7.)

Les bandes papistes, qui avaient passé la nuit dans les maisons abandonnées des infortunés Val-Clusons, reprirent le lendemain le chemin de Suse, gorgées de pillage, et saccageant tout ce qu'elles ne pouvaient emporter. On les accuse aussi d'avoir pendu à un arbre une pauvre et vieille femme vaudoise, Marguerite Athode, qu'elles rencontrèrent sur la montagne de Méane.

Cette incursion sanglante, au bruit qui s'en répandit épouvanta les peuples du Dauphiné et du Piémont, en même temps qu'elle les indigna. Ils témoignèrent leurs sentiments avec une telle énergie, que le pape enjoignit à l'inquisiteur de modérer son zèle et d'avoir plus de prudence, dans la crainte que l'hérésie ne fît des progrès. Ce mécontentement général et ces remontrances feraient penser que la population catholique avait souffert de cette expédition, dans laquelle on n'avait guère songé à l'épargner.

Il semble que la persécution dirigée contre les Vaudois s'amortit au début du XVe siècle, pour recommencer vers la fin avec une nouvelle violence.

Vers l'an 1460, l'archevêque d'Embrun chargea le moine franciscain, Jean Veleti ou Veilèti, de procéder contre les réchappés de Fraissinière, de l'Argentière et de val Loyse. Il s'acquitta de sa mission avec tant de barbarie, avec une partialité et une mauvaise foi telle, qu'il irrita et troubla tout le pays, et que des plaintes furent portées contre lui devant le roi Louis XI. Dans l'interrogatoire des accusés, il altérait et dénaturait sans scrupule leurs réponses à ses questions. Par exemple, à la demande adressée à un prévenu: Croyez-vous qu'après que les paroles sacramentelles ont été prononcées par le prêtre en la messe, le corps de Christ soit dans l'hostie? si le Vaudois répondait : Non, Veleti écrivait ou dictait: L'accusé a confessé qu'il ne croyait point en Dieu. Ce prêtre inique fit passer par le feu plusieurs fidèles disciples du Seigneur. (DE LA MOTHE-LANGON, t. III, loco citato.)

Sous le gouvernement de Louis de Savoie, entre 1440 et 1465, vingt-deux personnes dénoncées comme gazares ou vaudoises furent brûlées à Coni, comme relaps. Elles étaient de Bernezzo (Burnecium), ville du voisinage, dans laquelle, selon l'expression d'un auteur catholique piémontais, pullulait l'hérésie des pauvres de Lyon. Nous signalons ce fait, parce qu'il est du petit nombre et un des derniers de ceux qui démontrent que l'Église vaudoise s'est étendue autrefois en Piémont, vers le midi, bien au-delà de ses limites actuelles. (RORENGO, dans l'Hist. de Pignerol, t. Il.)

À l'instigation de l'évêque de Turin, Jean Compesio, et de l'inquisiteur, André de Aquapendente, qui publièrent eux-mêmes, le 28 novembre 1475, des bulles très-sévères centre les Vaudois, la duchesse Iolante, princesse française, veuve d'Amédée-le-Bienheureux, tutrice de son fils Charles, ordonna, en janvier 1476, aux châtelains de Pignerol et de Cavour, au podesta de Luserne et à ses autres officiers dans ces contrées, de pourvoir activement à la répression des hérétiques. Dans son décret, la duchesse s'exprime ainsi -

«Notre volonté est, que ceux de la vallée de Luserne principalement puissent entrer (venire possint) dans le sein de la sainte mère Église. »

L'expression entrer et non pas rentrer pourrait faire penser qu'à cette époque, on ne pensait pas encore à contester à l'Église vaudoise son existence simultanée et antérieure à celle de l'Église romaine. (V. Raccolla degli Editi, etc.; Stamperia Sinibaldo, etc.)

Ces ordres furent exécutés, et il arriva fréquemment que des Vaudois, attirés hors de leurs vallées par le négoce ou par quelque affaire, furent saisis et livrés aux inquisiteurs, qui ne manquaient pas d'en faire mourir quelques-uns. En sorte, qu'à peine y a-t-il ville en Piémont, en laquelle n'ait été supplicié quelqu'un d'entre eux. Jordan Tertian, barbe ou pasteur, fut brûlé à Suse. Hippolyte Roussier monta sur le bûcher à Turin. Villermin Ambroise fut pendu sur le col de Méane, ainsi qu'Antoine Hiun. Ugon Chiamp de Fenestrelles, pris à Suse, fut conduit à Turin. Là, attaché à un poteau, les entrailles lui furent arrachées du ventre et répandues dans un bassin; son martyre fut bientôt consommé. (LÉGER, II éme part., p. 7.)

Mais qu'était-ce que quelques supplices pour satisfaire l'impatience romaine. Aussi peu de sang eût-il pu apaiser la colère de l'ennemie irréconciliable des Vaudois, de celle qui assimile, aux crimes punissables par le tranchant du glaive et par le feu, la prétention des chrétiens évangéliques de penser par eux-mêmes, et la réclamation du droit d'examen en matière de foi ? Ayant commencé l'application de son système oppressif sur les honnêtes et timides habitants des vallées voisines et ayant obtenu quelques succès partiels, comment l'Église persécutrice se serait-elle arrêtée? Son orgueil était intéressé à continuer la guerre, que sa jalousie, sa soif de dominer, son avarice et sa haine avaient commencée. Mais pour que le triomphe fût certain, il fallait que l'attaque, de partielle, de locale, d'artificieuse et de lente, devint générale, violente, rapide et terrible. Une expédition du genre de celle qui avait anéanti les albigeois fut donc résolue contre ces milliers de laboureurs et de pâtres, dont la foi ferme et inébranlable résistait aux efforts de la superstition romaine, comme les hautes cimes de leurs montagnes aux nuées menaçantes, au choc des vents et de la tempête.

Innocent VIII, digne successeur de cet Innocent III, qui prêcha la première croisade contre des chrétiens, chargea Albert de Capitaneis, archidiacre de Crémone, de l'exécution de ses projets cruels et lui adjoignit, pour collègue, l'inquisiteur Blaise de Bena de l'ordre des prêcheurs. Il les accrédita auprès du roi de France et du duc de Savoie, ainsi qu'auprès de tous les seigneurs, comme nonces et commissaires apostoliques dans leurs états, et spécialement en Dauphiné et en Piémont, pour procéder contre cette très-pernicieuse et abominable secte d'hommes malins, appelés pauvres de Lyon ou Vaudois :

« Laquelle, dit-il dans sa » bulle, s'est malheureusement depuis longtemps élevée » dans le Piémont et lieux circonvoisins. » Et bien qu'il reconnaisse à cet objet de sa colère, une apparence de sainteté, il commande de les écraser comme des aspics venimeux, et de les exterminer s'ils ne veulent pas abjurer. (Extrait de la bulle d'Innocent VIII; LÉGER, II ème part., P. 8.)

La bulle papale promettait, pour récompense, à tous ceux qui, princes, seigneurs ou autres, prendraient en main le bouclier de la foi orthodoxe, et prêteraient secours aux susdits légats, indulgence plénière, rémission. de leurs péchés une fois en leur vie, et pareillement à l'article de la mort. Et ce qui n'était pas moins tentatif, elle concédait à chacun la permission de s'emparer des biens quelconques, meubles et immeubles des hérétiques. (Même citation que plus haut.)

Il ne fut bientôt bruit que de la bulle d'Innocent. Toutes les contrées qui touchent aux Alpes Cottiennes en retentirent. À Embrun, à Suse, à Pignerol, à Turin, à Vienne en Dauphiné, à Lyon, et même à Sion en Valais, on ne parlait que de la prochaine croisade. Les populations s'émurent. Charles VIII, roi de France, et Charles II, duc de Savoie, permirent l'expédition, et les seigneurs s'y préparèrent. Une nombreuse armée va cerner de tous côtés et attaquer avec ensemble la forteresse de l'hérésie. Albert de Capitaneis, muni de pouvoirs suffisants, appelle, excite et dirige les croisés. Son coeur est dur et sa main pesante : qui échappera ?

L'année 1488 allait être un temps de douleurs poignantes pour les Vaudois, et de honte perpétuelle pour Rome. De Capitaneis a deux corps d'armée à ses ordres; l'un, réuni en France, remontera les vallées du Dauphiné et viendra donner la main à l'autre, qui, parti du Piémont, doit envelopper les vallées orientales et se rapprocher en demi-cercle des frontières françaises, en détruisant tous les hérétiques sur son passage.

La première de ces divisions, commandée par le comte de Varax, sieur de La Palu, lieutenant du roi, gravit les montagnes du Dauphiné et envahit le val Loyse. Toutes les horreurs de la guerre saisissent, à la fois, les habitants consternés de cette vallée. Les papistes les traitent avec une barbarie sans égale. Les premiers que le fer égorge sont les plus heureux. Ceux qui se sont enfuis dans les creux des rochers et dans les profondeurs des cavernes, connues des seuls habitants de la vallée, y sont poursuivis; de grands feux allumés à l'entrée de leurs refuges ne leur laissent de choix qu'entre l'horrible massacre du dehors et la mort par la flamme ou par la fumée. La plupart se résignent à celle-ci. On rapporte que quatre cents jeunes enfants furent trouvés étouffés dans ces cavernes, et que trois mille personnes périrent dans ces terribles journées. Les malheurs du val Loyse en épargnèrent de semblables aux vallées voisines d'Argentière et de Fraissinière. Ne voyant de, salut que dans une résistance énergique, ils gardèrent les passages, se défendirent vaillamment et virent bientôt leurs persécuteurs s'éloigner pour un temps.

De l'armée qui opérait en Dauphiné, sur le flanc occidental des Alpes, se détacha un corps qui, traversant les cols élevés des montagnes, vint par Césane fondre sur le versant oriental dans la vallée de Pragela ou de Cluson, celle de toutes les Vallées Vaudoises qui était le plus au nord. La troupe ennemie, tombant inopinément comme une avalanche sur un peuple tout occupé en ce jour-là de ses paisibles travaux, le surprend sans défense, le terrasse, dévaste et ravage ses bourgades, pille ses chaumières et en massacre les habitants. Les fuyards eux-mêmes ne peuvent se soustraire à la fureur de ceux qui les poursuivent. Comme au val Loyse, on entasse des matières inflammables à l'entrée des cavernes qui devaient les dérober à la fureur d'adversaires sans pitié, et s'ils essaient d'échapper à la flamme qui les dévore ou à la fumée qui les étouffe, ils sont transpercés à l'instant. De toute la vallée de Pragela, les villages du Fraisse et de Méane eurent le plus à souffrir. Cependant les Val-Clusons, revenus de leur première épouvante, s'organisent sur divers points, fondent à leur tour sur leurs ennemis et réussissent à les repousser.

L'armée réunie en Piémont par les appels pressants du légat du pape, de Capitaneis, et destinée à extirper l'hérésie vaudoise des vallées de Saint-Martin, de Pérouse et de Luserne, ainsi que de Pravilhelm et autres lieux de la vallée du Pô, était prête à envahir ces malheureuses contrées. On assure qu'elle ne comptait pas moins de dix-huit mille hommes dans ses rangs, outre un grand nombre de Piémontais qui les suivaient pour mériter l'indulgence plénière promise par le pape et pour avoir leur part du pillage.

On n'a pas conservé le souvenir de tous les actes de cette grande persécution ; aussi nous ne saurions nommer tous les lieux dévastés, toutes les églises vaudoises isolées qui furent détruites. Mais il est bien probable que c'est de cette époque qu'il faut dater la ruine des nombreux Vaudois, dans les villes et les villages de la plaine du Piémont.

Quant aux attaques contre les Vallées proprement dites, l'on possède plus de détails. Il parait qu'une division de l'armée pénétra sans grandes difficultés dans la vallée de Luserne. Celle-ci est trop large, et le sol y est trop peu accidenté, pour que des hommes inaccoutumés à la guerre eussent pu sérieusement essayer d'en fermer l'entrée à une colonne nombreuse, bien armée et disciplinée. Saint-Jean, La Tour, Le Villar, Bobbi, et tous leurs hameaux, situés dans le bas de la vallée, furent donc occupés par l'ennemi. Dieu sait tout ce qu'on fit souffrir à ceux qui ne s'étaient pas enfuis à temps.

De Bobbi, dernier village en plaine de la vallée de Luserne, paisiblement assis au milieu des châtaigniers et des pampres verdoyants, sur de belles prairies légèrement inclinées, à la base de montagnes gigantesques, que le Pélice a déchirées et dont il s'éloigne couvert d'écume en murmurant; de ce lieu fertile enrichi des beautés de la nature, mais alors dévaste par d'avides et impitoyables soldats, s'ouvre au nord une gorge entre les rochers. Le sentier de montagne que les pâtres y ont tracé s'élève jusque sur l'arête du col Julien (Giulian) qui, non loin des formidables pies de la frontière française, à l'occident, et des cimes de la vallée d'Angrogne, à l'orient, sépare la vallée de Luserne, au midi, de celle de Saint-Martin, au septentrion. En poursuivant sa route, toujours au nord, sur la pente opposée, au travers des pâturages et des bois, l'on descend, enfin, aux hameaux de la commune de Prâli, épars sur un plateau enceint de montagnes abruptes. C'est là, et par le col qui vient d'être décrit, que sept cents hommes, détachés de l'armée papiste, qui occupait la vallée de Luserne, vinrent porter les fureurs de la guerre. Ils avaient espéré surprendre cette commune paisible, que sa position à l'extrémité de la vallée de Saint-Martin et hors de route pouvait rassurer contre une attaque. Ils purent croire un instant qu'ils avaient réussi, Déjà ils étaient au hameau des Pommiers, lorsqu'ils se virent assaillis eux-mêmes par les Prâlins réunis, avec un courage si impétueux qu'ils ne purent résister longtemps. Fatigués par une marche rapide et longue, dans des chemins rocailleux, glissants et en pente, surpris de rencontrer, au lieu de fuyards éperdus et suppliants, des hommes armés, pleins d'ardeur, et quelques-uns animés d'un sombre désespoir, ils fléchirent bientôt et furent tous taillés en pièces, sauf un seul ; c'était un porte-enseigne. Pendant le massacre, il s'enfuit le long d'un torrent qu'il remonta, et se cacha sous un grand amas de neige, dans la cavité qui s'y était formée par la fonte, car c'était en été, et il y demeura jusqu'à ce que le froid et la faim le fissent descendre pour implorer la miséricorde de ceux qu'il avait voulu massacrer. Il l'obtint sans peine. Les Prâlins apaisés par le succès le laissèrent aller en paix annoncer la défaite et la mort de tous ses compagnons.

L'effort de l'armée croisée porta principalement sur le val d'Angrogne, qui peut être regardé comme le coeur des Vallées, et qui fut alors, sans doute, comme tant d'autres fois encore, le lieu de refuge, la forteresse de leurs habitants éperdus, Ce vallon, bras latéral et septentrional de la vallée de Luserne, s'abaisse du nord et de l'occident, où les chaînons escarpés de Soiran, de l'Infernet et du Rouis le séparent des pâturages alpestres de la vallée de Saint-Martin vers le sud-est, et débouche par un brusque contour an midi, dans la vallée de Luserne, à l'orient du bourg de La Tour. L'arête de rochers et de pies qui, du Rous à l'occident, se dirige à l'orient et se termine par le magnifique Vandalin, aux flancs pyramidaux, ferme le vallon au midi, et le sépare de la vallée de Luserne, jusqu'au lieu où il vient se confondre avec elle. De ce côté, il est inattaquable. Des hauteurs de Soiran, au nord, la chaîne de montagnes, qui sépare le vallon d'Angrogne de la vallée de Saint-Martin et de la demi-vallée de Pérouse, se dirige au sud-est, aplatie et uniforme depuis le mont Cervin; son nom est la Séa d'Angrogne; elle contourne, enfin, vers le sud, et s'abaisse en ondulant des hauteurs de Roccamanéot sur la costière de Saint-Jean, et meurt dans la vallée. C'est sur le versant d'abord méridional, puis occidental de ce chaînon, que sont étagés, sur des pentes radoucies, les hameaux principaux de la vallée. Ce vaste plateau, peu accidenté, déboisé et couvert de pâturages dans sa partie supérieure, s'incline ensuite plus fortement, se subdivise, se déchire dans le bas, en sillons variés, s'ombrageant sous une forêt d'arbres fruitiers magnifiques, et se termine par des ravins en précipices dans le torrent de l'Angrogne au fond du vallon. Le chemin qui, de La Tour, conduit aux hameaux populeux semés sur ces pentes fertiles, suit les sinuosités de la rivière, ondoyant et serpentant sur le penchant des collines de la rive gauche à mi-côte.

Attaquer Angrogne par cet endroit serait une folie. Les escarpements, les sinuosités, les déchirures du sol sillonné de ruisseaux, ainsi que l'ombrage des châtaigniers, des noyers au feuillage épais, masquant continuellement la vue, exposeraient une armée à des surprises continuelles et permettraient à un petit nombre d'hommes déterminés de l'arrêter à chaque pas, de lui faire essuyer des pertes incessantes, de la couper et de la précipiter dans les profondeurs que longe la route.

Si la vallée d'Angrogne ne peut être forcée de ce côté, elle peut l'être plus facilement en gagnant le haut plateau par les pentes radoucies qui, de la plaine de Saint-Jean, à l'entrée de la vallée de Luserne, s'élèvent dans la direction du nord, vers la Séa d'Angrogne, par les hauteurs de Roccamanéot. Arrivée là, une troupe ennemie est maîtresse du plateau supérieur. Aucun obstacle ne s'oppose plus à sa marche, jusqu'aux rochers qui enceignent le vallon reculé du Pradutour; elle peut alors se précipiter comme un torrent dévastateur sur les hameaux qu'elle domine et qui n'ont plus de moyen de défense naturel.

C'est par le chemin que nous venons de décrire, en dernier lieu, que l'armée croisée se prépara à envahir la vallée centrale d'Angrogne. Elle quitta ses quartiers et se mit à gravir, par la costière de Saint-Jean, les gradins du flanc méridional des collines, se dirigeant vers le plateau et rocher supérieur de Roccamanéot. Les pauvres Vaudois eurent à soutenir sur ces collines le plus rude combat. Ils s'y préparèrent par la prière. Leurs ennemis en s'avançant les voyaient prosternés et entendaient les requêtes qu'ils adressaient à Dieu à haute voix. Ces papistes s'en moquaient, étant pleins de confiance dans leur nombre, dans leurs équipages de guerre et dans leur vaillance. Mais la miséricorde divine assura la victoire au petit nombre; Dieu exauça ceux qui s'attendaient à lui. Parmi les assaillants, un des principaux chefs, le Noir de Mondovi, nouveau Goliath outrageant Israël, se vantait avec d'horribles blasphèmes de faire un grand carnage de ces pâtres hérétiques, lorsqu'ayant haussé la visière, à cause de la chaleur et comme par mépris, il fut frappé entre les deux yeux par une flèche qu'avait décochée Peiret Revel d'Angrogne. Il tomba, et sa mort épouvanta tellement les siens, surpris déjà et embarrassés de la résistance opiniâtre des Vaudois, qu'ils tournèrent le dos à ceux qu'ils avaient méprisés auparavant et s'enfuirent avec perte. La joie d'une si grande délivrance éclata sur le champ de bataille et dans toute la vallée par des actions de grâces et de saints cantiques.

L'ennemi irrité d'une telle perte et honteux de sa défaite, ayant ramassé toutes ses forces, assaillit de nouveau la vallée d'Angrogne, et se rendit maître de tout le plateau et des hameaux de la rive gauche du torrent jusqu'à la Rocciailla, massif de rochers qui, des hauteurs voisines de la Vachère, descend brusquement au midi jusque dans le lit du torrent et sépare la vallée inférieure et cultivée d'Angrogne de la supérieure. Celle-ci, toute alpestre, a la forme d'un immense entonnoir, déchiré à l'orient, dont les bords sont, au midi, l'arête du majestueux Vandalin, à l'occident les sommités neigeuses de la Sella Veglia et du Rous, au nord les rocs effrayants de l'Infernet et de Soiran, et à l'orient cette Rocciailla, amas de rochers peu élancés, mais déchirés et escarpés qui viennent resserrer à sa sortie le torrent de l'Angrogne.

Au centre de cet entonnoir, s'étend une prairie, bordée d'un côté par le torrent et de l'autre par quelques maisons, c'est le Pradutour ou Prédutour, célèbre dans l'histoire vaudoise. C'est-là, c'est dans ce quartier que, selon la tradition, était autrefois cette célèbre école des barbes ou pasteurs vaudois, qui conservait intacte et pure la saine doctrine de la primitive Église, qui entretenait la flamme de la vérité évangélique dans ces montagnes écartées et qui la faisait rayonner au loin par des missionnaires. Ce vallon retiré, mais fertile encore dans le bas, a été choisi dans presque toutes les persécutions pour dernier refuge terrestre (4), avec quelques autres points également inaccessibles. Dans celle qui nous occupe, la population d'Angrogne et les fugitifs qu'elle avait recueillis s'y précipitèrent, et y entassèrent leurs familles avec le peu de biens qu'ils avaient pu sauver.

En remontant la vallée inférieure d'Angrogne, comme le faisait l'armée victorieuse des papistes, on ne peut pénétrer dans le quartier du Pradutour que par un défilé (5), au pied de rochers inaccessibles qui ne se sont ouverts que pour laisser passer le torrent et un étroit chemin. C'est dans cette gorge resserrée, entre la Rocciailla et l'Angrogne, que les bandes victorieuses se sont engagées. Les plus avancées vont pénétrer dans le refuge des Vaudois, au Pradutour, lorsqu'un épais brouillard s'abaisse inopinément et les enveloppe. Ils ne distinguent plus aucun objet, ils ne peuvent reconnaître où ils sont, ils n'osent avancer par crainte de surprise, ils s'arrêtent, l'inquiétude se met dans leurs rangs. C'est alors que les Angrognins, remplis de courage par cette intervention de la Providence en leur faveur, sortent de toutes leurs retraites, attaquent avec vigueur leurs agresseurs hors d'eux-mêmes, les repoussent, les mettent en fuite et les chassent devant eux. Bientôt, profitant de la connaissance qu'ils ont de la localité, ils gagnent du chemin sur eux à travers les rochers et les prennent aussi en flanc. Les, fuyards encombrant l'étroit chemin se heurtent, et cherchant à se devancer, se précipitent les uns les autres en bas des rochers dans les eaux bouillonnantes. Le brouillard, les abîmes, les rochers et le torrent firent en ce jour-là plus de victimes que le fer et le bras des Vaudois. Le nombre des morts fut très-considérable. La fidèle tradition a conservé le souvenir d'un de ces hommes que la main de Dieu atteignit dans cette déroute, c'est celui d'un capitaine Saguet ou Saquet, de Polonghèra, en Piémont, homme d'une taille colossale qui remplissait l'air de ses blasphèmes et de ses menaces contre les Vaudois. Le pied lui glissa sur le bord d'un rocher, il tomba dans les ondes bondissantes de l'Angrogne, fut emporté et jeté par elles dans un gouffre ou bassin qui porte encore aujourd'hui son nom : Tompi Saquet.

Plusieurs autres assauts furent livrés aux Vaudois dans leurs diverses retraites. Il est reconnu que les vallées de Pérouse et de Saint-Martin éprouvèrent les cruautés de l'armée du légat de Capitaneis. Pravilhelm, dans la vallée du Pô, fut aussi attaqué. Beaucoup de sang fut répandu dans tant de combats répétés. Les malheureux habitants durent verser bien des larmes, et ne se remirent que lentement de leurs désastres. Cependant les années ont effacé le souvenir de la plupart des scènes de désolation qui souillèrent cette époque. Ce qu'on sait de certain, c'est que Dieu donna partout secours à ses enfants, et qu'après que cette armée eut tournoyé pendant, un an dans les vallées et les contrées d'alentour, semblable à une tempête menaçante, le prince de Piémont, Charles II (6), fit cesser cette guerre pernicieuse à ses sujets. Désirant la paix, ce jeune prince, âgé d'une vingtaine d'années seulement, exprima son déplaisir de cette lutte cruelle, et fit porter des paroles de paix aux Vaudois. Il chargea de cette mission un évêque qui vint à Prassuit, hameau de la vallée d'Angrogne, conférer avec les montagnards. Le prélat les assura de la bienveillance de leur souverain et du bon accueil qu'ils en recevraient. Il réussit à leur persuader de lui envoyer une députation.

Les Vaudois firent donc partir pour Pignerol douze des principaux d'entre eux, que le duc reçut avec bonté. Il les questionna longuement, et sur les réponses qu'ils lui firent, il leur témoigna ouvertement qu'on l'avait mal informé, soit à l'égard de leurs personnes, soit à l'égard de leur croyance. Il voulut voir de leurs enfants, car on lui avait certifié qu'ils naissaient tous avec quelques difformités monstrueuses, avec un oeil unique au front, quatre rangées de dents noires, et autres choses semblables. Ayant trouvé beaux et bien faits ceux qu'on lui amena, il ne put contenir son mécontentement d'avoir été si grossièrement induit en erreur. Détrompé sur le compte de ses sujets vaudois, il accepta le don que les députés lui offraient au nom de leur peuple, leur confirma leurs privilèges (7) et libertés usitées, et leur promit de les laisser en paix à l'avenir.

Telle fut l'issue de cette cruelle croisade, de l'an 1488, entreprise au nom d'une religion sans pitié et terminée par la droiture d'un prince clair-voyant. Hélas ! que de fois encore, nous aurons occasion de voir les mêmes faits et les mêmes caractères se représenter, n'ayant subi d'autre changement que celui des circonstances. La calomnie n'a que trop été une arme habituelle dans la bouche de Rome pour perdre les fidèles Vaudois.

Après la paix de 1489, quelques années s'écoulèrent tranquillement pour ceux des Vaudois qui avaient survécu à la cruelle persécution que l'on vient de lire. Mais l'an 1500 fut marqué par une attaque des plus violentes contre les Vaudois de la haute vallée du Pô, dans le marquisat de Saluces. Déjà leurs voisins, les Vaudois de Bagnolo, si nombreux et autrefois si connus, avaient disparu entièrement. Le récit de leurs malheurs n'est pas parvenu à la postérité. On ne connaît ni quand ni comment ils ont cessé d'exister. Mais le bras qui s'appesantit sur eux ne, peut avoir été autre que celui qui venait de décimer les Vallées. Le même esprit ténébreux souffla des pensées de destruction dans le coeur de Marguerite de Foix, veuve du marquis de Saluces, contre ses sujets vaudois de Pravilhelm, des Biolets et de Bietoné, dans la haute vallée du Pô. Assaillis, poursuivis avec acharnement, ces pauvres gens ne virent de salut que dans la fuite. La vallée de Luserne devint leur retraite. C'est de là que, durant cinq ans, ils adressèrent à leur souveraine leurs supplications pour être remis en possession de leurs maisons et de leurs biens. Vain espoir ! On ne leur répondit que par la proposition honteuse de vendre leur âme en consentant au papisme. Des calculs criminels étaient étrangers à leur simplicité; ils demandaient justice : ne l'obtenant pas, ils songèrent à se la rendre. Peut-être dépassèrent-ils en cela la modération chrétienne. Sous la conduite de l'un d'eux, homme intrépide, ils revinrent à l'improviste, et armés, dans leurs anciennes habitations. Ils en chassèrent à coups d'épée les papistes qui s'y étaient établis, et inspirèrent tant d'épouvante aux populations voisines que celles-ci, n'espérant le repos que d'un compromis avec les légitimes et anciens habitants du territoire contesté, et se souvenant sans doute aussi des douces relations qu'ils avaient soutenues avec eux autrefois, joignirent leurs demandes aux leurs, pour implorer de leur souveraine la libre rentrée des Vaudois dans leurs villages; ce qui leur fut accordé ainsi que la jouissance de leurs libertés en ce qui concernait leur foi.

Ainsi se terminèrent pour un temps les persécutions armées contre les Vaudois fidèles à la religion de leurs pères. (Sources : DE LA MOTHE-LANGON déjà cité souvent. - PERRIN et GILLES que nous citerons encore.)

Table des matières

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(1) Rorengo dit que c'est à Angrogne que fut tué Guillaume, qu'il y était curé, et qu'il fut frappé pour avoir découvert l'hérésie à Castellatio. Ce que nous pouvons affirmer, c'est qu'il n'existe aucune localité à Angrogne qui réponde au nom de Villa, tandis qu'il existe un bourg appelé Villar à l'occident de La Tour.

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(2) On peut aisément comprendre que les intérêts des princes de la terre ne sont pas toujours ceux du pape.

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(3) L'orage venant de là, ils ont pu en ignorer la vraie cause.

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(4) Ce n'était pas le lieu seul du Pradutour qui servait de refuge, mais toute la contrée basse avoisinante, qui comprend la Ciauvia, le Chiot, Chaudet, etc.

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(5) L'ennemi tentera dans la suite d'y pénétrer par d'autres chemins, mais avec le même désappointement.

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(6) Gilles attribue cette paix au duc Philippe ; mais il fait une erreur, car ce prince était alors en France et, ne commença à régner qu'en 1496.

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(7) Nous avons la conviction que ces privilèges et ces libertés étaient celles réservées par les marquis de Luserne en faveur de leurs sujets, lors de leur soumission à la maison de Savoie.

CHAPITRE XVII.

LES VAUDOIS ET LA RÉFORME PROTESTANTE

AU COMMENCEMENT DU XVI ème SIÈCLE.

Petit nombre des Vaudois. - Réduits à se cacher, ou à dissimuler. - Au comble du mal, la réforme éclate. - Coup-d'oeil sur la réforme. - Empressement des Vaudois à s'en enquérir. - Martin, du val Luserne. - Morel de Mérindol et Masson de Bourgogne en Suisse et en Allemagne. - Écrit qui rend compte de l'état des Vaudois. Conseils demandés. - Réponse touchante et bienveillante d'Œcolampade. Bucer et Capiton visités. - Sympathie et accord des réformés avec les Vaudois. - Retour des deux Vaudois, Masson martyr. - Réponse des réformateurs examinée avec soin. - Synode d'Angrogne (Chanforans) en 1532, pour en délibérer. - Décision du synode. - Décision sur le service public - toute dissimulation flétrie. - Dissentiment. - Relation entre les Vaudois et les Églises de Bohème et de Moravie.


La paix de 1489 n'avait pu cicatriser toutes les plaies que la persécution avait faites aux Vaudois. Il est vrai que les paroles bienveillantes du duc de Savoie avaient d'abord rendu l'espérance à bien des coeurs, mais l'on ne s'était aperçu que trop tôt de ce qu'il y avait de peu rassurant et de précaire dans le nouvel état de choses. La population vaudoise était considérablement diminuée dans les Vallées. Pouvait-il en être autrement après tant de massacres et de combats? Et dans les villes et les villages de la plaine du Piémont, où avaient existé des églises vaudoises, la cruelle persécution les avait détruites; elle avait tué, dispersé ou réduit à se cacher leurs membres et adhérents. La perte de tant d'amis et de frères était des plus douloureuses, et la ruine de tant de congrégations vaudoises, foyers de lumière au milieu des ténèbres, était irréparable. Si du moins les Églises an sein des Alpes eussent été désormais à l'abri des pièges des ennemis de leur foi, mais les embûches, pour être plus couvertes, n'en étaient pas moins tendues: au lieu de croisades à main armée, suspendues pour un temps par l'humanité ou la politique du prince, le clergé romain recourait à de sourdes manoeuvres, à l'emploi de moyens détournés et à l'action régulière des tribunaux de l'inquisition. Ceux-ci, en vertu des privilèges concédés par l'autorité civile, avaient le droit de juger des cas spéciaux d'hérésie, qui pouvaient se présenter. La situation extérieure des Vaudois, déjà décimés, affaiblis et appauvris par la guerre de 1488, était donc très-précaire, malgré la paix conclue avec leur souverain. Dans de tels moments, quand à des désastres succède une paix incertaine ou peu rassurante pour la population affaiblie qui l'a conclue, si quelque événement ou quelque mobile nouveau n'intervient pas pour rendre la vie à ses forces déprimées, l'engourdissement la saisit, la crainte de nouveaux malheurs, si elle se remue, paralyse ses membres, et un lâche besoin de repos lui fait accepter l'esclavage.

C'est dans cette lamentable position que se trouva, après la paix de 1489, la population vaudoise des Vallées piémontaises, affaiblie, appauvrie, décimée, craignant de nouvelles persécutions ; spectatrice timorée des souffrances isolées de ceux de ses enfants qui se hasardaient dans les plaines du Piémont et que l'inquisition y faisait arrêter (1), cherchant un soulagement à ses douleurs, dans les promesses et dans les paroles bienveillantes qu'elle avait entendues de son prince, l'Église vaudoise fut menacée dans sa vie intérieure. Un grand nombre de ses membres, préoccupés de leurs intérêts terrestres, oubliant les préceptes du Sauveur sur la confession de son nom, recouraient à une honteuse et criminelle dissimulation. Pour être à l'abri de toute poursuite dans leurs courses pour leurs affaires, ils obtenaient des curés, établis dans les Vallées (2), des certificats ou témoignages de papisme. Pour les mériter, ils fréquentaient les églises catholiques, assistaient à la messe, se confessaient et faisaient baptiser leurs enfants par les prêtres. Il est vrai qu'ils croyaient diminuer leur faute, en disant en eux-mêmes lorsqu'ils entraient dans les temples des ennemis de leur foi: Caverne de brigands, Dieu te confonde! Il est vrai qu'ils fréquentaient aussi les prêches des barbes ou pasteurs vaudois, et se soumettaient à leur censure (3). Mais ces précautions même, loin de les absoudre, font ressortir d'autant plus leur duplicité, leur coeur partagé et le sévère jugement que leur conscience portait sur leur propre conduite. Évidemment l'Église vaudoise, en tolérant un si grand scandale, laissait une eau fétide s'infiltrer dans les canaux de sa vie spirituelle, que la source pure de la Parole de Dieu avait jusqu'alors alimentée seule; évidemment elle allait courir le risque d'altérer sa foi, et d'en modifier la profession.

Mais le chef invisible de l'Église, le Seigneur qui l'a rachetée par son sang, veillait avec amour sur cette faible mais ancienne portion de son héritage. Comme un ami qui ne se montre jamais plus fidèle qu'au moment du danger, ni plus tendre qu'à l'heure de l'affliction, Jésus vint délivrer l'Église vaudoise, lorsque la tentation s'aggravait et la consoler de toutes ses souffrances, en lui faisant parvenir la nouvelle de son triomphe sur l'Antéchrist par la RÉFORMATION. Que de choses et quelles choses dans ce seul mot!

Il n'exprime rien moins qu'un renouvellement profond, radical et complet de la figure, de la constitution et de la vie de l'Église, rien moins qu'un retour à sa forme primitive, qu'un rétablissement du dogme, de la morale et du service divin sur les fondements posés par le Seigneur lui-même et par les apôtres, et qu'une aspiration à revêtir une vie nouvelle de foi, de renoncement, de charité et de sainteté, une vie en un mot cachée avec Christ en Dieu. Depuis longtemps, au sein même de l'Église devenue romaine, on parlait de réforme; des princes, des magistrats, des savants, des hommes de lettre, des gens d'église et de nombreux fidèles, l'avaient à diverses fois demandée. L'assemblée même des évêques avait voulu l'essayer au concile de Constance; mais toujours en vain. Le mal était trop grand, la plaie trop profonde et invétérée, le corps lui-même trop gangrené, pour que la guérison en fût entreprise avec foi et résignation par tous ses membres. Chacun avait la conscience du mal, et en signalait les symptômes, mais personne dans l'Église n'en indiquait la vraie cause; personne ne lui appliquait le remède seul efficace; savoir, la prédication fidèle de la Parole de Dieu. Le moindre enfant d'entre les Vaudois l'aurait fait connaître; mais pour que l'Église romaine découvrit elle-même le remède et consentit à l'employer, il fallait une intervention directe de la Providence divine; car, comment la cruelle persécutrice des Albigeois et des Vaudois aurait-elle d'elle-même cherché la guérison dans le livre même qui avait inspiré, qui soutenait et consolait encore ces objets de sa haine ?

Ce miracle de sa miséricorde, Dieu se plut à l'opérer en plusieurs lieux comme dans plus d'un coeur à la fois afin que la gloire lui en revînt et non à aucun homme. Il réveilla l'amour de la vérité et suscita çà et là un esprit de recherche, depuis longtemps inconnu à l'Église romaine. Il mit entre les mains d'hommes selon son coeur le texte des saintes Écritures et leur en révéla le sens par son Esprit. En France, un vieillard, docteur illustre; en Allemagne, un jeune moine, Martin Luther, inquiet de son salut, dans un couvent de la Saxe; en Suisse, le curé Zwingli, jeune aussi, voué à ses devoirs pastoraux dans Glaris, au sein des Alpes, puis aux fonctions de prédicateur de la célèbre abbaye de Notre-Dame-des-Ermites, ou d'Ensiedlen, rétablirent simultanément, par la seule étude de la Bible, et sans connaître leurs travaux respectifs, les doctrines vitales de l'Évangile. (V. Hist. de la Réformation du XVIe siècle, par M. MERLE D'AUBIGNÉ.)

À peine initiés à la vérité évangélique et régénérés par elle, ces hommes bénis d'en haut n'avaient plus eu qu'un désir, celui de glorifier Dieu, en communiquant à d'autres, à leurs amis, à leurs parents, à leurs contemporains, la grâce qui leur avait été faite.. Dans leurs entretiens familiers, ils avaient excité un grand intérêt en racontant les circonstances providentielles par lesquelles Dieu avait mis entre leurs mains le texte sacré et ouvert leur coeur à ses inspirations. Par ces récits, ils avaient soulevé dans bien des âmes les vives et profondes émotions qu'ils avaient eux-mêmes ressenties, la joie, le ravissement, la terreur, la repentance et la reconnaissance qui s'étaient tour à tour emparés d'eux à la lecture des déclarations de la Parole de Dieu. Par leurs prédications et par leurs leçons publiques, les illustres réformateurs, surtout ceux de l'Allemagne et de la Suisse, avaient versé des torrents de lumière et allumé des foyers de vie dans une multitude de coeurs sincères. Par leurs publications, par leurs commentaires, et surtout par la traduction, l'impression et la dissémination des saintes Écritures, ils avaient mis à la portée de tous ceux qui avaient quelque élément d'instruction, et par le moyen de ceux-ci, à la portée de chacun, la connaissance de Dieu et de son Christ, selon l'Évangile.

La lumière avait été remise sur le chandelier. À son vif et pur éclat, les superstitions, l'idolâtrie, les erreurs et les vices de Rome apparaissaient dans toute leur laideur. Des milliers d'âmes honnêtes se détournaient de la voie de perdition dans laquelle des conducteurs aveugles les avaient retenues jusque-là et s'avançaient avec joie, confiance et espérance dans les sentiers de l'Évangile.

La réformation s'étendait en Allemagne et en Suisse; elle essayait ses forces à Paris, à Meaux et en divers autres lieux, lorsque le bruit de ses oeuvres retentit jusqu'au sein des Églises vaudoises du Piémont, du Dauphiné et de la Provence. Ces anciennes Églises, isolées, entourées d'ennemis, affaiblies, et quelque peu découragées par la persécution, s'émurent à la nouvelle consolante d'un retour à la Parole de Dieu, à la doctrine du salut par la foi en Jésus-Christ, et à une vie plus pure, dans des contrées auparavant papistes. Elles se hâtèrent de recueillir des renseignements certains et de nouer des relations avec leurs nouveaux frères. Dès l'an 1526, le barbe (pasteur) Martin du val Luserne revenait déjà d'un de ces voyages, rapportant plusieurs livres imprimés par les réformés. Ce fait est prouvé par la déposition d'un Barthélemi Féa, habitant près de Pignerol, qui ayant été, mis en prison pour la religion, confessa aux inquisiteurs que ledit barbe Martin, revenant d'Allemagne, avait passé dans sa maison, lui avait montré les livres qu'il en rapportait, et lui avait raconté merveille de la réformation qui s'y faisait. (GILLES,... p. 30. )

De tous les voyages des barbes vaudois à cette époque, celui de Georges Morel de Mérindol et de Pierre Masson (4), originaire de Bourgogne, est le plus connu. Députés par les Églises vaudoises de la Provence et du Dauphiné (5) auprès des réformateurs de la Suisse et de l'Allemagne, ils conférèrent avec les frères de Neuchâtel, de Morat et de Berne, savoir, avec Berthold Haller, et sans doute aussi avec Guillaume Farel; et, au mois d'octobre 1530, ils présentèrent au réformateur de Bâle, Œcolampade, un long écrit en latin dans lequel ils rendaient compte de leur discipline ecclésiastique, de leur culte, de leurs moeurs et de leur doctrine, lui demandant avis sur plusieurs articles.

Cet écrit, empreint d'une humilité et d'une ouverture de coeur trop rares, même entre frères dans la foi, jette un grand jour sur l'état intérieur où se trouvaient alors les Églises vaudoises du sud-est de la France. Il est même probable que cet état était plus ou moins celui des Églises vaudoises du Piémont, leurs voisines, mais peut-être à un moindre degré de décadence. Ce qui précède l'a fait entrevoir, la suite le rendra certain.

L'exposé que fit le barbe Morel, et qu'on peut lire dans Seultetus ou dans Ruchat, montre chez les Vaudois d'alors une infériorité sensible dans la connaissance des choses du salut, et surtout dans la profession de la foi évangélique, si on les compare à leurs ancêtres, tels que, l'histoire et les écrits religieux du XIIe Siècle nous les ont fait connaître. (SCULTETUS, Annalium Evangelii, etc.; Heidelbergae, 1618, t. II, P. 294. - RUCHAT, Rist. de la Réformation de la Suisse, t. II, p. 319 et suiv. )

Les renseignements que G. Morel donne sur les barbes, ou pasteurs des églises vaudoises, concordent en général avec ce que nous connaissons de leur ancienne discipline. Cependant l'on entrevoit dans son exposé des marques d'une certaine inquiétude ou incertitude sur quelques points de doctrine ou de discipline, une instruction biblique moins développée, et, à ce qu'il semblerait, une connaissance restreinte de leur si intéressante littérature religieuse.

Le candidat à la charge de pasteur, après avoir labouré la terre ou gardé le bétail, jusqu'à l'âge de vingt-cinq à trente ans, se présentait aux barbes et leur exposait sa demande. Si l'enquête formée sur sa conduite était à sa louange, il employait, durant trois ou quatre ans au plus, les mois d'hiver à s'instruire; il apprenait par coeur les évangiles selon saint Matthieu et selon saint Jean, les épîtres catholiques et une bonne partie de celles de saint Paul. Après cela, il devait passer un an ou deux dans la retraite. En cet endroit Morel parle de soeurs ou vierges, vivant ensemble dans un célibat perpétuel, et dit que c'est dans le lieu où elles demeuraient qu'on envoyait les candidats se préparer en silence aux fonctions du saint ministère, qui leur était ensuite conféré par l'administration de l'eucharistie et par l'imposition des mains. Cette espèce de congrégation religieuse de filles est un fait sans exemple dans l'histoire vaudoise, et, s'il est vrai, il prouverait avec le célibat des barbes, général alors, que l'envahissement des idées romaines était devenu considérable à cette époque, du moins dans les Églises de Provence.

Le saint ministère était, a ce qu'il parait, exercé avec foi et amour. La doctrine enseignée était restée généralement la même que dans les temps reculés ; elle était toujours essentiellement évangélique. Cependant, il parait qu'en ce qui concerne l'acceptation du salut et la vie intérieure du chrétien, les barbes d'alors accordaient à la volonté de l'homme une part immense:

« Nous avons cru, disaient-ils, que tous les hommes avaient naturellement quelque vertu que Dieu leur avait donnée , à l'un pourtant plus, et à l'autre moins; qu'ainsi les hommes peuvent quelque chose par cette vertu qui leur est donnée; cependant surtout quand Dieu l'aiguillonne et l'excite, comme il dit lui-même : Je me tiens à la porte et je frappe. »

De plus, ils n'admettaient la prédestination qu'avec certaines explications qui la réduisaient à n'être qu'une vue anticipée des intentions et des actions humaines par la toute-science de Dieu.

Quelques tendances romaines se faisaient apercevoir, telle que la confession auriculaire, mais sans superstition ni tyrannie. Ils demandaient aux réformateurs s'il devait y avoir des degrés de dignité entre les ministres de la Parole de Dieu, comme des évêques, des prêtres et des diacres ? si la distinction de péché originel, véniel et mortel est bonne, s'il est permis de prier pour les morts ? quels sont les préceptes cérémoniels et les préceptes politiques ? si ces ordonnances-là ont été tout à fait abolies par la venue de Jésus-Christ ? Ils rejetaient le purgatoire comme une fiction de l'Antéchrist, ainsi que toutes les inventions des hommes, telles que les fêtes des saints, les vigiles, l'eau bénite, l'abstinence de la viande en certains temps, et, en particulier, ils regardaient la messe comme une effroyable abomination devant Dieu. Mais ils toléraient un grand mal : par faiblesse et par crainte de leurs persécuteurs, ils faisaient baptiser leurs enfants par des prêtres et communiaient à la messe.

L'injustice et la cruauté de leurs ennemis ayant amené des dangers sans nombre pour les Vaudois et occasionné des voies de fait de la part de ceux-ci, Georges Morel demandait aussi si la violence ou la ruse pouvaient être autorisées dans les cas où la vie et le droit de propriété étaient en danger ? Il posait également la question de savoir s'il était permis aux fidèles (Vaudois) de plaider devant des juges infidèles (catholiques.)

Œcolampade, comme les autres réformateurs, vit avec une profonde, émotion et avec joie ces frères étrangers, députés par les anciennes Églises vaudoises, par ce petit résidu des chrétiens évangéliques échappés comme par miracle aux persécutions de Rome. Ainsi que tous ses collègues, Œcolampade bénit Dieu pour la conservation de ces disciples de la vérité, humbles troupeaux épars, aux pieds et au sein des Alpes, sauvés avec peine des pièges incessants tendus à leur vie aussi bien qu'à leurs âmes. Ces sentiments se firent jour dans la réponse du réformateur bâlois aux Vaudois de Provence, sous la date du 13 octobre 1530.

« Ce n'est pas, leur dit-il, sans un vif sentiment de joie en Christ que nous avons appris de Georges Morel, qui prend un soin si fidèle de votre salut, quelle est la foi de votre religion et quel est votre culte. Nous rendons nos actions de grâces au Père très-bon de ce qu'il vous a appelés à une si grande lumière, pendant ces siècles ou de si épaisses ténèbres couvraient presque le monde entier sous l'empire de l'Antéchrist. Nous reconnaissons aussi que Christ est en vous, c'est pourquoi nous vous aimons comme frères, et plût à Dieu que nous pussions vous témoigner par des effets l'affection de notre coeur ! »

Aux actions de grâces et aux témoignages d'attachement, le réformateur se sentit pressé d'ajouter les observations chrétiennes et les conseils de la vérité qu'on avait réclamés de sa fidélité.

« Comme nous approuvons beaucoup de choses en vous, il en est aussi plusieurs que nous voudrions voir amendées. Nous apprenons que la peur d'être persécutés vous fait dissimuler votre foi et que vous la cachez. Or, vous savez que l'on croit de coeur à justice et que l'on confesse de bouche à salut, mais que ceux qui auront eu honte de Christ devant le monde ne seront point reconnus par lui devant son Père. Parce que notre Dieu est vérité, il veut être servi en vérité; et comme il est le Dieu jaloux, il ne permet pas aux siens de se mettre sous le joug de l'Antéchrist, car il n'y a point d'accord entre Christ et Bélial. Vous communiez avec les infidèles, vous assistez à leurs abominables messes dans lesquelles la mort et la passion de Christ sont blasphémées. Car, quand ils se glorifient de faire satisfaction pour les péchés des morts et des vivants par leurs sacrifices, quelle est la conséquence, si ce n'est que Christ n'y a pas satisfait par son unique sacrifice, que Christ n'est pas ce que son nom de Jésus signifie, c'est-à-dire sauveur, et que c'est en vain qu'il est mort pour nous. Et en disant amen à leurs prières, ne renions-nous pas Christ ? Combien de morts ne vaudrait-il pas mieux souffrir? Je connais votre faiblesse; mais il faut que ceux qui savent qu'ils ont été rachetés par le sang de Christ soient plus courageux .....
Il nous vaudrait mieux mourir que d'être vaincus par la tentation »

Œcolampade répondit, dans l'esprit de la réforme, à toutes les autres questions qui lui avaient été posées, donnant les explications et les conseils demandés. Il importe peu de les rapporter ici en détail. Qu'il suffise de dire que le docteur de la réforme et les pasteurs de l'ancienne Église vaudoise se sentirent frères, et que le Seigneur leur donna l'unité de l'esprit par le lien de la paix.

De Bâle, les deux députés des Vaudois allèrent à Strasbourg pour conférer avec Bucer et Capiton. Ils portèrent au premier une lettre de recommandation d'Œcolampade, du 27 octobre 1530.

Ces rapports immédiats des barbes vaudois avec les réformateurs de la Suisse et de Strasbourg ont encore pour nous aujourd'hui un intérêt bien légitime. Il est réjouissant de voir que l'étude consciencieuse de la Parole de Dieu ait conduit les réformateurs, sortis du sein de l'Église romaine, à reconstruire une Église qui eut, dès son apparition, toute l'estime et toute la sympathie des vieilles Églises vaudoises qui avaient conservé la doctrine et le culte des premiers âges du christianisme, aussi purs du moins qu'elles l'avaient pu. Il est également édifiant de voir les Églises réformées, qu'on eût voulu rabaisser en les appelant nouvelles, constater par leur unité de foi et même par leur communauté de formes avec les Églises vaudoises, l'ancienneté de leur doctrine, de leur culte et de, leur organisation ecclésiastique. Quelques légères divergences dans des points secondaires qui ont été signalés n'affaiblissent point cette assertion, non plus qu'un faible commencement de décadence dans un petit troupeau persécuté.

Ayant rempli leur mission et munis de la réponse d'Œcolampade, les deux barbes vaudois reprirent la route de leur pays. L'un d'eux, Pierre Masson, ne put échapper aux soupçons et aux embûches ; il fut arrêté à Dijon, mis en prison et condamné à mort. Georges Morel plus heureux passa inaperçu avec ses lettres et papiers, et arriva sain et sauf en Provence. (PERRIN, p. 216.)

La réponse d'Œcolampade eut bientôt un grand retentissement dans toutes les Églises vaudoises. Les pasteurs des Vallées examinèrent aussi entre eux, et dans des conférences avec leurs voisins, les questions qui y étaient traitées. Quelques diversités de vue subsistant encore, on dut retourner plusieurs fois auprès des réformateurs en Allemagne et en Suisse. On prit aussi le parti de convoquer un synode pour terminer l'affaire. Toutes les Églises vaudoises devaient y être représentées. Les pasteurs suisses y furent invités. Un grand nombre d'entre eux, réunis à Grandson dans la Suisse française, choisirent, pour s'y rendre en leur nom, Guillaume Farel, cet ardent et fidèle réformateur, et Antoine Saunier, l'un et l'autre originaires du Dauphiné. (RUCHAT, t. III, p. 176 et 657.)

La présence de Farel au synode des Vaudois est constatée par la déposition d'un Vaudois jeté en prison par Bersour, dans la persécution de 1535. Jeannet Peyret d'Angrogne déposa qu'il faisait la garde, pour les ministres qui enseignent la bonne loi, qui étaient assemblés dans la bourgade des Chanforans (6), au milieu d'Angrogne, et dit qu'entre les autres, il y en avait un qui s'appelait Farel, qui avait la barbe rouge et un beau cheval blanc, et deux autres en sa compagnie, dont l'un avait un cheval quasi noir, et l'autre était de grande stature, un peu boiteux. (GILLES, P. 40.)

Le synode réuni à Angrogne, au lieu dit Chanforans, commença le 12 septembre 1532 (7). Il fut solennel et décisif. Toutes les questions avaient été mûries suffisamment; elles furent encore débattues en toute liberté durant six jours (8). Enfin, le synode ou assemblée des barbes et des pères de famille rédigea une brève confession de foi, qui peut être considérée comme un supplément à l'ancienne confession de foi de l'an 1120, qu'elle ne contredit en aucun point. Elle se compose de dix-sept articles (9).

1° Nous croyons que le service divin doit se faire en esprit et en vérité, car Dieu est esprit et veut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité;

2° Que tous ceux qui ont été et qui seront sauvés ont été élus de Dieu avant la fondation du monde;

3° Qu'il est impossible que ceux qui ont été ordonnés au salut (élus) ne soient pas sauvés;

4° Que quiconque établit le libre arbitre de l'homme nie entièrement la prédestination et la grâce de Dieu;

5° Qu'il n'y a d'oeuvre bonne que celle que Dieu a commandée, et de mauvaise que celle qu'il a défendue (10);

6° Qu'un chrétien peut jurer par le nom de Dieu sans contrevenir à ce qui est écrit au chapitre V de saint Matthieu, v. pourvu que celui qui jure ne prenne point le nom du Seigneur en vain. Or, il n'est point pris en vain, quand le serment tend à la gloire de Dieu et au salut du prochain. De plus, on peut jurer devant le magistrat, parce que celui qui en fait l'office, qu'il soit fidèle ou infidèle, tient sa puissance de Dieu,

7° Que la confession auriculaire n'est point commandée de Dieu ni déterminée par la sainte Écriture ; que la vraie confession du chrétien est de se confesser, à Dieu seul, auquel appartiennent l'honneur et la gloire; qu'il y a une autre sorte de confession, qui est quand quelqu'un se réconcilie avec son prochain, dont il est parlé en saint Matth., ch. V ; qu'une troisième confession est quand quelqu'un a commis quelque faute publique et qu'il la confesse aussi publiquement ;

8° Que le jour du dimanche nous devons cesser nos oeuvres terrestres par zèle pour Dieu, par amour envers nos serviteurs et pour nous appliquer à l'ouïe de la Parole de Dieu;

9° Qu'il n'est point permis au chrétien de se venger en aucune manière de son ennemi;

10° Qu'un chrétien peut exercer l'office de magistrat sur les autres chrétiens ;

11° Que l'Écriture ne détermine au chrétien aucun temps pour jeûner ;

12° Que le mariage n'est défendu à personne de quelle condition qu'elle soit ;

13° Que quiconque défend le mariage enseigne une doctrine diabolique

14° Que quiconque n'a point le don de continence doit se marier ;

15° Que les ministres de la Parole de Dieu ne doivent point être transférés d'un lieu à un autre, si ce n'est pour quelque grand bien de l'Église;

16° Qu'il n'est point incompatible à la communion apostolique que les ministres possèdent quelques biens particuliers pour nourrir leur famille ;

17° Touchant les sacrements, que la sainte Écriture démontre qu'il n'y a que deux sacrements que Jésus-Christ nous ait laissés ; savoir, le baptême et l'eucharistie (ou sainte cène) ; que nous recevons celle-ci pour témoigner que nous persévérons dans la sainte foi, selon l'engagement de notre baptême, et pour célébrer le souvenir de la passion de Jésus-Christ, qui est mort pour notre rédemption et nous a lavés de nos péchés par son sang précieux.

Le synode d'Angrogne prit aussi une résolution décisive pour le salut de l'Église vaudoise, compromis depuis un certain nombre d'années par la peur des persécutions. Il fut arrêté d'un commun accord qu'on cesserait entièrement toutes les dissimulations par lesquelles on avait espéré échapper aux regards des ennemis de la foi ; que désormais ou ne prendrait part à aucune des superstitions papistes ; qu'on ne reconnaîtrait pour pasteur aucun prêtre de l'Église romaine, et qu'on ne recourrait à leur ministère en aucun cas et dans aucune circonstance. On résolut également de cesser de dissimuler les assemblées religieuses; on décida que le culte se ferait ouvertement, publiquement, pour rendre gloire à Dieu. (GILLES, p. 30.)

Ces résolutions avaient rencontré quelque opposition dans le synode, de la part de quelques barbes, amis de l'ancien ordre de choses ou craintifs. Deux d'entre eux, d'origine étrangère Daniel de Valence et Jean de Molines s'éloignèrent sans autorisation de l'assemblée générale et s'en furent se plaindre aux Églises de Bohème et de Moravie.

Des relations aussi anciennes qu'étroites unissaient les Vaudois de France et du Piémont aux chrétiens évangéliques de Bohème et de Moravie. Elles dataient vraisemblablement de la fin du XIle siècle, du temps de Pierre Valdo (11) et de ses disciples immédiats, les pauvres de Lyon. Chassés par la persécution, dispersés en divers lieux, ils étaient devenus entre les mains de Dieu un moyen de vivification et d'union pour les Églises régies encore par la Parole de Dieu, au sein desquelles ils avaient trouvé un refuge, entre autres pour les Églises de Bohème et pour les vieilles Églises vaudoises dans les Vallées des Alpes. Valdo lui-même était venu terminer en Bohème sa belle et utile carrière (12). Il avait trouvé là une Église chrétienne qui, comme toutes celles de race slave, avait reçu la foi par l'intermédiaire de l'Église grecque, et qui, comme toutes ses soeurs, abhorrait le joug et les erreurs de Rome. Attachée aux saintes Écritures, quelle lisait dans une excellente traduction slavonne, langue du pays, l'Église de Bohème avait accueilli avec une fraternité toute chrétienne Pierre Valdo et les siens persécutés pour leur fidélité à la Parole de Dieu. Et, grâce à l'activité bien comme des pauvres de Lyon et aux voyages des barbes vaudois, allant en tous lieux évangéliser leurs frères, les Églises de Bohème et plus tard celles de Moravie, étaient entrées en communion étroite avec les Églises vaudoises de France et de Piémont. Une fois en rapport l'une avec l'autre, ces deux Églises, filles l'une et l'autre de l'Église primitive, s'étaient aimées comme deux soeurs et n'avaient cessé de s'en donner des preuves.

En cette occasion encore, les Églises de Bohème et de Moravie témoignèrent leur étroite affection et leur estime pour l'Église vaudoise par des conseils généraux dans l'esprit de l'Évangile. Il était évident, par la lettre qu'elles écrivirent et que les deux barbes mécontents rapportèrent l'année suivante (1533), qu'elles n'avaient été qu'imparfaitement informées; mais il ressortait de moins de son contenu, qu'elles s'intéressaient toujours vivement au bien spirituel de leurs frères vaudois. Ceux-ci, par égard pour leurs frères de Bohème et de Moravie, s'assemblèrent en synode dans le val Saint-Martin, le 15 août 1533 ; et, après avoir confirmé les résolutions du synode de l'année précédente, décidèrent d'en donner connaissance avec les explications convenables, par une lettre fraternelle aux Églises de Bohème et de Moravie. Ce que voyant, Jean de Molines et Daniel de Valence abandonnèrent pour toujours les Vallées.

Cette vive mais inutile opposition des deux barbes étrangers d'ailleurs aux Vallées Vaudoises, fait ressortir d'autant mieux l'accord intime de l'esprit de la réforme avec l'esprit vaudois. L'ancienne et vénérable Église vaudoise, fidèle encore dans sa vieillesse un peu décrépite aux vraies traditions apostoliques, venait de tendre avec joie une main fraternelle à sa soeur nouveau-née, enfantée par l'étude consciencieuse de la Bible. Elles s'étaient reconnues pour les filles du même Père, pour les servantes du même Seigneur; elles s'étaient embrassées, elles s'étaient confondues, se sentant une devant Dieu, reconnaissant en elles, avec des transports d'allégresse, l'épouse bien aimée de Jésus-Christ.

Gloire à Dieu Père, Fils et Saint-Esprit ! Amen.

Table des matières

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(1) Perrin, dans son Histoire des Vaudois, p. 155, dit: « Que les moines inquisiteurs faisaient toujours le procès à ceux qu'ils pouvaient faire appréhender, et notamment se tenaient aux embûches en un certain couvent (sans doute le couvent de l'Abbadie) qui est près de Pignerol, d'où ils les livraient au bras séculier. »

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(2) Il est fort douteux qu'il y eût d'autres curés qu'à La Tour, à Luserne, Briqueras, etc. - Ce serait une recherche intéressante à faire.

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(3) GILLES, ... P. 28.

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(4) Le compagnon de G. Morel est appelé Latome par Seultetus.

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(5) Perrin dit positivement qu'ils étaient envoyés par les Églises vaudoises de France et non par toutes les Églises vaudoises.

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(6) Maintenant maison isolée près des Odins vers Le Serre.

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(7) Perrin indique à tort le 12 septembre 1535, puisqu'en ce moment-là l'Église vaudoise était ci) pleine persécution. Léger, 1re part., p. 95 « se trompe également en indiquant le 12 décembre 1532. Cette saison aurait été trop rigoureuse pour le voyage des députés de la Suisse et de tant de pasteurs d'au-delà des Alpes.

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(8) GILLES, ... P. 4 1.

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(9) LÉGER ... 1re part., p. 95. C'est la copie d'un manuscrit qui est à Cambridge dans la bibliothèque. (Voir aussi GILLES et PERRIN, P. 157.)

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(10) Nous suivons LÉGER, 1re part., p. 95, et PERRIN. GILLES ajoute les paroles suivantes : « Et que l'homme peut faire les indifférentes que Dieu n'a point défendues selon les occasions, comme il peut aussi ne pas les faire »

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(11) Voir sur Pierre Valdo et ses disciples le chapitre VII de cette histoire.

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(12) Cette retraite de Valdo en Bohème n'autorise-t-elle pas à croire que des relations existaient déjà entre l'Église de Bohème et l'Église vaudoise?

CHAPITRE XVIII.

EFFETS PROCHAINS DE L'UNION DE L'ÉGLISE VAUDOISE AVEC CELLE DE LA RÉFORME.

Retour de la persécution des Vaudois en Provence., - celle de Bersour en Piémont. - Martyr. - Cessation de la persécution des Vaudois. - Martin Gonin martyr. - La première Bible en français (Olivetan) imprimée aux frais des Vaudois, à Neuchâtel. - Zèle pour le service divin en public. - L'usage de la langue française succède à la langue vaudoise (provençal). - Occupation du Piémont par la France plutôt favorable à la cause des vaudois. - Plaintes de Belvédère. - Persécution des Vaudois de Provence (Luberon). - Leur destruction enfin. - État assez tranquille des Vaudois du Piémont. - Temples construits aux Vallées. - Plusieurs martyrs à Chambéry. - Danger couru par deux pasteurs. - Plusieurs pasteurs arrivent aux Vallées, défi de dispute. - Tentatives du parlement de Turin contre les Vaudois. - Baronius. - Sartoire et Varaille martyrs, -un troisième échappe. - Nouvelles menaces contre les Vaudois sans effet. - Démarches en leur faveur.


Les résolutions prises au synode d'Angrogne, en 1532, et confirmées l'année suivante s'étaient bientôt traduites en faits. Le repentir des dissimulations précédentes aiguillonnait les âmes ardentes à donner des preuves de la sincérité de leur amour pour Dieu et de leur attachement à sa Parole. Une vue plus claire de leur devoir venait en aide à la foi des plus faibles. L'on voyait un zèle affaibli depuis bien des années ranimer tous les coeurs. Une vie chrétienne, non pas nouvelle, mais renouvelée, circulait fructifiante dans toutes les branches des Églises vaudoises. Barbes et fidèles du troupeau s'appuyaient, se secondaient réciproquement dans la réalisation du même désir, celui de glorifier leur Sauveur au milieu des idolâtres. Leur voeu ardent était de reproduire par leurs actes l'image gravée encore aujourd'hui sur le sceau des Églises vaudoises du Piémont, une lumière brillant dans les ténèbres. Les preuves constatant ce zèle ne manquent pas : nous les indiquerons successivement.

Et d'abord, signalons une preuve extérieure, il est vrai, mais convaincante : le retour de la persécution de la part des papistes. La haine religieuse ne poursuit jamais les tièdes; elle n'est jamais excitée par la vue d'hommes effrayés qui dissimulent et ne demandent qu'à se soustraire aux regards. La résistance et l'opposition seule la provoquent; c'est l'antagonisme qui la rend ardente. Or, deux ans ne s'étaient pas écoulés depuis le synode d'Angrogne, que la persécution recommença d'abord en Provence (Luberon), l'an 1534, à l'instigation des évêques de Sisteron, d'Apt et de Cavaillon, et l'année suivante, en Piémont, par les soins de l'archevêque de Turin et de l'inquisiteur de cette même ville. Le duc de Savoie, Charles III, cédant à leurs instances, remit le cruel office de poursuivre les prétendus hérétiques vaudois à un seigneur du voisinage de ces derniers, au sire de Rocheplatte, Pantaléon Bersour, qui, par son fréquent séjour dans son château de Mirandol (Mirandeul), ou dans la ville de Pignerol, au débouché de la vallée de Pérouse et non loin de celle de Luserne, était plus que personne à portée de connaître les lieux, les circonstances et les hommes.

Dans le but d'obtenir tous les renseignements possibles, Bersour, muni de lettres ducales pour le parlement de Provence, se rendit dans les diocèses de cette province où la persécution avait recommencé. Ayant obtenu copie des dépositions relatives aux accusés, ainsi que la permission d'assister aux interrogatoires subséquents, il eut par ce moyen des données très-précises sur les derniers événements, comme aussi sur les personnes les plus dévouées aux intérêts de la religion évangélique dans les Vallées du Piémont. Car, comme il a été dit auparavant, des relations continuelles unissaient les Vaudois des états du duc de Savoie à ceux du Dauphiné et de la Provence, et leurs barbes passaient souvent les Alpes pour venir édifier les Églises de leurs frères. Il se trouva même que plusieurs des détenus étaient des sujets piémontais, réfugiés en France, et que l'un d'eux, mort en prison, était de Rocheplatte, seigneurie peuplée de Vaudois et appartenant au commissaire ducal.

Revenu en Piémont, Bersour soumit aux inquisiteurs les listes des Vaudois dénoncés ou suspects, et reçut du duc Charles, par des patentes expédiées le 28 août 1535, l'ordre de procéder immédiatement au châtiment des coupables. Ayant rassemblé une troupe d'élite, forte d'environ cinq cents hommes, tant fantassins que cavaliers, il se jeta sur la vallée d'Angrogne, y pénétrant par Rocheplatte, par des chemins qui lui étaient bien connus. Mais l'entreprise ne réussit qu'à demi. La population inquiète et menacée avait place des gardes qui l'avertirent assez à temps pour disputer la victoire à l'agresseur et pour lui arracher une partie du butin ainsi que des prisonniers faits au commencement de l'attaque. De vives remontrances lui ayant été adressées par la comtesse Blanche, veuve du comte de Luserne, seigneur d'Angrogne, laquelle lui reprocha de n'avoir pas respecté la mémoire de son mari, et de l'avoir méprisée, elle et ses enfants, en assaillant ses sujets à son insu, Pantaléon Bersour cessa ses attaques de ce côté et dans les montagnes, pour se jeter de préférence sur les contrées de la plaine, habitées par des Vaudois. Il remplit de ces infortunés son château de Mirandol, les prisons et les couvents de Pignerol, et l'inquisition de Turin où Benoît de Solariis avec ses assesseurs leur faisaient leur procès. Un grand nombre d'entre eux subirent le supplice du feu. Les paroles de l'un de ces martyrs de la foi méritent d'être conservées. Catelan Girardet, arrêté à Revel, en cette même année 1535, était conduit au supplice. Arrivé sur le bûcher, il pria qu'on. lui donnât deux pierres. Les ayant reçues, il les frotta violemment l'une contre l'autre, et dit à la foule attentive, étonnée et curieuse de connaître le motif de cet acte singulier : Vous pensez par vos persécutions abolir nos Églises, mais cela ne vous sera pas plus possible que je ne puis, moi, anéantir ces pierres de mes mains, ou en les mangeant.

La persécution aurait sévi longtemps encore, si les circonstances politiques n'y avaient mis fin tout-à-coup. François 1er, roi de France, revendiquant quelques droits en Piémont pour sa mère, la reine Louise, soeur du duc Charles, et en outre demandant passage pour une armée destinée à recouvrer Milan, venait de recevoir pour réponse un refus et se préparait à entrer de vive force dans les états de son oncle. Les craintes qu'inspirèrent au gouvernement du duc une situation aussi dangereuse lui arrachèrent l'ordre que l'humanité et une sage politique auraient déjà dû lui dicter; savoir, de cesser la persécution contre les Vaudois. Il lui importait, en effet, de ne 'pas s'aliéner entièrement l'attachement de populations établies sur la frontière de son ennemi, occupant des passages fréquentés des Alpes, et pouvant ou les livrer et porter ainsi un coup funeste à leur imprudent souverain, ou les défendre avec leur fidélité éprouvée et lui tenir lieu, dans leurs Vallées, d'un corps de troupes qu'il pourrait dès-lors envoyer ailleurs. La persécution de Bersour prit donc fin tout-à-coup.

Un fâcheux effet qu'eut pour les Vallées Vaudoises la rupture, d'ailleurs favorable à leur cause, survenue entre leur prince et le roi de France, fut l'arrestation et la mort de l'un de leurs meilleurs pasteurs, Martin Gonin d'Angrogne. Il s'était rendu à Genève, au commencement de 1536, pour y conférer de quelques affaires ecclésiastiques avec de doctes théologiens et pour y faire emplette de livres. Il était lui-même doué de talents et de qualités rares; et bien qu'âgé seulement de trente-six ans, il avait déjà beaucoup voyagé et travaillé pour les Églises, en Piémont et ailleurs. Mais à son retour, il fut arrêté en Dauphiné, sa qualité de Piémontais le faisant soupçonner d'être un espion envoyé pour observer les préparatifs de guerre de la France. Le parlement de Grenoble l'ayant toutefois reconnu innocent, il allait être relâché, lorsque le geôlier le fouillant et lui ayant trouvé quelques lettres de religion, il fut incarcéré de nouveau et mis en jugement pour ce dernier fait. Examiné sur sa croyance, il en fit une franche et entière confession. Il résista de même à toutes les instances et à toutes les obsessions tendant à le faire changer de religion, et fut condamné à être noyé dans l'Isère. Cette barbare sentence fut exécutée la nuit du 26 avril 1536. L'on craignit que, si elle avait lieu de jour, la douceur et les pieux discours du martyr n'émussent et n'ébranlassent les assistants. La mort de ce fidèle serviteur de Dieu fut vivement regrettée aux Vallées où il était justement apprécié et où la pénurie de pasteurs commençait à se faire sentir.

L'emprisonnement et les supplices infligés pendant deux années aux Vaudois de France et de Piémont ne sont pas la seule preuve que nous ayons de leur redoublement de vie chrétienne depuis leurs relations avec les réformateurs.ils en donnèrent une frappante, dans le temps même où ils étaient persécutés, en payant les frais d'impression de la première Bible traduite en français. Ils livrèrent, à cet effet, quinze cents écus d'or, somme alors considérable, et surtout pour une population peu nombreuse de campagnards et de pâtres. C'est au synode d'Angrogne, en 1532, en présence de Farel et de Saunier, députés des Églises de la Suisse, que, vit la rareté des manuscrits des livres saints et la difficulté croissante de les copier, la décision avait été prise de faire traduire en français et d'imprimer l'Écriture sainte, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament. Un parent du célèbre Calvin, le réformateur de Genève, P. Robert Olivétan, avait été chargé de ce soin. Cette Bible d'un format in-folio et en caractères gothiques fut imprimée à Neuchâtel en Suisse, l'an 1535, par Pierre de Wingle, dit vulgairement Piccard. L'esprit vaudois, cet attachement à la Parole de Dieu qui, dans les siècles précédents, se manifestait par le soin que chacun mettait à en apprendre des livres entiers, avait reparti dans tous les coeurs rajeuni et ingénieux à profiter de l'invention récente de l'imprimerie, pour faciliter, à tous ceux qui savaient lire, la possession à peu de frais du recueil des saintes Écritures. (PERRIN, Hist. des Vaudois, p. 161. - GILLES,... chap. VII, p. 43, 44. - RUCHAT, Réformation, etc., t. III, p. 176, 403. )

Une nouvelle preuve du redoublement de la vie chrétienne parmi les Vaudois, c'est d'un côté l'élan que prit la prédication de la pure doctrine, et de l'autre le zèle que l'on déploya pour venir l'entendre. Il serait difficile de décider qui montra le plus de courage et de renoncement, des prédicateurs qui cherchaient les âmes à édifier, ou des auditeurs affamés du pain de vie, venant entourer leurs fidèles bergers, sans crainte de se compromettre, souvent même au péril de leurs jours. Le peuple des campagnes se portait en foule sur les lieux indiqués pour les assemblées. On vit peu à peu des citadins et des habitants de la plaine y accourir. Des seigneurs même protégèrent la foi évangélique et se déclarèrent ouvertement pour elle. Bientôt les barbes ne suffirent plus à leur tâche, vu les besoins nouveaux qui se manifestaient. Ceux d'entre eux qui étaient chargés d'instruire et de former les candidats au saint ministère (1) durent cesser ces travaux pour se donner entièrement à la prédication et à la cure d'âmes. Aussi songea-t-on bientôt à tirer parti des académies étrangères réformées, de celle de Genève, par exemple, soit pour y envoyer les jeunes Vaudois qui se destinaient au ministère évangélique, soit pour en faire venir les pasteurs dont on commençait à manquer, à cause du nombre croissant des assemblées et de celui des auditeurs de la vérité.

C'est de cette époque que date l'usage de la langue française dans le culte des Vallées Vaudoises du Piémont. Jusque-là, il avait eu lien dans la langue vulgaire de la contrée, c'est-à-dire, dans la langue romane, dans laquelle tous les anciens écrits étaient composés. Désormais il se fera généralement en français (2), car les éditions de la Bible imprimées aux frais des Vaudois et répandues dans les maisons seront dans cette langue, et la totalité des pasteurs la parleront également, soit par le fait de leur origine, soit par celui de leurs études. V. GILLES,... chap. VII et VIII. - PERRIN,... P. 161.)

Le mouvement religieux qui avait commencé au synode d'Angrogne, en 1532, s'étendit et se fortifia encore davantage lorsque survinrent les complications politiques entre le Piémont et la France, et surtout lorsque cette dernière puissance eut envahi et qu'elle occupa les états de la première. L'attention du gouvernement étant absorbée par des soins plus pressants à ses yeux, il négligea pendant des années de surveiller ou de réprimer l'activité vaudoise, et ne se réveilla que lorsque les papistes, surpris, confus et irrités des succès de l'Église jadis opprimée, jetèrent le cri d'alarme. Les prêtres précédemment établis dans les Vallées (3) ayant perdu tout espoir de voir jamais ce peuple rangé sous la domination romaine, et jugeant bien qu'à l'avenir ils n'en retireraient plus aucun revenu, s'étaient éloignés volontairement, découragés et avec eux la messe. Ces heureux résultats n'ont, au reste, pas été contestés par les auteurs catholiques; bien plus, ils s'en sont plaints amèrement. C'est ce qu'a fait le père Belvédère, dans son rapport adressé, en 1636, à la congrégation pour la propagation de la foi, dans lequel il entasse d'ailleurs bien des erreurs, et entre autres cette absurdité, que le réformateur Farel aurait été nommé gouverneur des Vallées par un comte de Wurtemberg, au nom du roi de France, et aurait persécuté les papistes. Mais, quelque singulières que soient les explications qu'il donne des faits qu'il rapporte, ceux-ci confirment pleinement tout ce que nous avons énoncé, lorsqu'il dit entre autres ces propres paroles :

« L'hérésie s'enfla tellement dans la vallée (de Luserne), que, de tout le Piémont, sujet au roi, allaient gens pour écouter les prêches, contre le vouloir du roi, qui l'ignorait ou le dissimulait. » (V. GILLES,.... chap. VII, p. 45. - PERRIN,... p. 161.)

Mais, tandis que les Vaudois du Piémont jouissaient dit relâche que les complications politiques leur avaient procuré dans leurs affaires religieuses, et qu'ils en profitaient pour consolider et pour étendre leur Église, ils reçurent les nouvelles les plus désolantes de leurs frères les Vaudois de Provence (Luberon). C'est à en rendre compte que nous allons maintenant nous attacher. (Voir ce qui a déjà été dit des Vaudois du Luberon au chap. XV.)

Massacre des Vaudois du Luberon (en Provence)

Le lecteur se souvient, sans doute, de ces florissantes Églises vaudoises, fondées en Provence et dans le Luberon, à la fin du XIIIe siècle, dans des vallons débouchant sur la Durance à l'orient de Cavaillon. Là s'élevaient les bourgs et villages de Cabrières, de Mérindol, de Lourmarin, de Cadenet, de Gordes et beaucoup d'autres encore, aussi célèbres par leur longue prospérité et par leur bonne réputation que par la terrible persécution qui mit fin à leur existence.

Déjà, dès le commencement du siècle (XVIe), on avait tâché d'aigrir contre eux le roi Louis XII. On les lui avait dépeints comme des gens infâmes qui, séparés de l'Église romaine, vivaient dans l'abomination de toutes sortes de turpitudes. Mais le roi ayant envoyé sur les lieux deux hommes probes, qui avaient sa confiance, savoir, son confesseur Parvi, et Adam Fumée, maître des requêtes, et ayant ouï le rapport favorable qu'ils faisaient de leurs moeurs et de leur piété, le roi avait ordonné qu'on les laissât en repos. (V. LA MOTHE-LANGON,... t. III, P. 425.)

L'an 1534, sous François 1er, les recherches, les punitions et les emprisonnements pour cause de religion avaient recommencé. Le parlement d'Aix, à l'instigation des évêques de Sisteron, d'Apt et de Cavaillon, avait procédé avec rigueur contre les Vaudois de ces contrées, ainsi qu'on vient de le lire quelques pages plus haut. Il se laissa même tellement circonvenir et aveugler par l'intrigue, la calomnie et le fanatisme, qu'il les condamna, en 1540, à une destruction générale, à perdre vie et biens, et le lieu à être rendu désert. L'intervention bienfaisante de, Guillaume du Bellay, seigneur de Langey et gouverneur du Piémont depuis l'occupation française, retarda l'exécution de l'arrêt. Il eut le courage de représenter au roi l'injustice de cette condamnation sans pitié. Il montra qu'elle allait atteindre une population recommandable, en qui il signalait, entre autres vertus, la tempérance, la chasteté, la patience, la fidélité au prince, l'amour du travail, l'hospitalité, et une piété vraie mais sans superstition. Éclairé par le jugement de cet honorable seigneur, François 1er refusa de confirmer la sentence. Mais des calomnies irritantes étant répandues sans relâche contre les infortunés Vaudois, de faux bruits colportés à dessein parvenant jusqu'aux oreilles du roi, accusant ces gens paisibles de complots contre le gouvernement, d'armements clandestins, et même de levées de troupes avec l'intention de se jeter sur Marseille, on comprit que le coup fatal allait être bientôt frappé. L'épée nue et la torche allumée que la haine romaine agitait, menaçantes, sur la tête des victimes n'attendait qu'un signal pour tout détruire. Il fut enfin donné. LEGER,... II ème part., p. 330. - GILLES,... p. 47.)

François Ier, à l'instigation de l'un des princes de l'Église romaine, d'un prétendu successeur des apôtres, de l'odieux cardinal de Tournon, ordonna le châtiment des Vaudois de Provence. Vainement,, à la première nouvelle de ce funeste dessin, les cantons évangéliques de la Suisse intercédèrent de la manière la plus active auprès du roi, ils n'obtinrent qu'une réponse fort sèche de ne pas se mêler des affaires de son gouvernement, pas plus qu'il ne se mettait en peine du leur. Calvin, l'illustre réformateur de Genève, voulut aller se jeter aux pieds du monarque français, mais étant tombé malade, et Farel se trouvant trop appesanti par l'âge pour entreprendre ce voyage, Viret, l'un des réformateurs du pays de Vaud, partit pour demander la grâce de ses coreligionnaires, portant avec lui des lettres de recommandation, non-seulement des États réformés de la Suisse, mais aussi des États protestants de la ligue de Smalcalde. Mais toutes ces Interventions furent inutiles. (V. RUCHAT, t. V, p. 253.)

L'ordre de détruire les hérétiques de la Provence et Luberon une fois transmis, on se hâta de procéder à son exécution. Un homme sans pitié et dévoré par la soif des richesses, irrité aussi, dit-on, de ce qu'une dame qui possédait comme seigneuries plusieurs des villages vaudois lui avait refusé sa main, Jean Meinier, baron d'Oppède, premier président au parlement de Provence, et lieutenant du roi dans la province en l'absence du comte de Grignan, marcha contre les innocents qu'il avait indignement calomniés. À la tête d'une troupe de milices provençales ainsi que de deux mille hommes de soldats réguliers, et accompagné de commissaires, soi-disant ses collègues mais en réalité entièrement sous son influence, il assaillit les proscrits voués à la mort, en avril 1545. Ces pauvres gens qu'il avait dépeints au roi, comme des rebelles armés, approvisionnés de munitions de guerre et retranchés dans des lieux de difficile accès, ne songeaient pas même à se défendre. Ils ne virent de salut que dans la fuite.

Laissons parler un auteur moderne qui a raconté ce grand forfait. « Des cris aigus, écrit-il, le son des cornets sauvages, d'autres signaux en usage à cette époque, pour annoncer l'approche des ennemis, avertirent les Vaudois des divers villages et hameaux de la venue du terrible Oppède. Chacun abandonna sa maison, y laissant sa petite fortune. Chacun voulait sauver son vieux père, sa femme, ses enfants et rien de plus. On courait dans les montagnes, dans les rochers voisins, au fond des précipices, sans s'occuper de ce qu'on délaissait, ou plutôt espérant que l''avidité du pillage retiendrait les persécuteurs et les détournerait de les poursuivre.

Pendant ce temps, la bande catholique incendiait les maisons, comblait les puits et les fontaines, arrachait les vignes, coupait les arbres au pied, ne laissait nulle part pierre sur pierre, n'épargnant ni les jardins ni les hospices, ni les ponts, rien en un mot de ce qui était sur cette terre malheureuse. Les Vaudois, mourant de faim et de douleur, épuisés par la fatigue et le besoin, continuaient leur marche incertaine. Bientôt, les femmes, les enfants, les vieillards, vaincus par la lassitude, furent contraints de s'arrêter. Il fallut les abandonner (4) On le fit avec désespoir; mais gardant encore l'espérance que toute charité chrétienne ne serait pas éteinte dans le coeur de ces pieux assassins, et qu'ils n'oseraient pas égorger la faiblesse, l'innocence et la décrépitude. Un soldat piémontais survenant trouva dans une espèce de plaine cette troupe infortunée, et du haut de la montagne fit rouler des pierres pour l'avertir que la bande de meurtriers, commandée par le baron de la Garde, approchait. Mais il n'y avait plus de force dans le reste de cette foule vaudoise; elle ne fit aucun mouvement, et elle attendit sa destinée avec résignation. La soldatesque, guidée par des moines inquisiteurs (5), se précipita sur les femmes et les traita avec une telle indignité, les obligea si cruellement à contenter leur débauche, que la plupart moururent sur les lieux, ne voulant pas vivre déshonorées; et les autres périrent de souffrances et de faim, après avoir été dépouillées jusqu'à leur dernier vêtement.

L'expédition avait commencé le 14 avril par le sac de Cadenet. Le 16, on mit le feu aux villages de Pepin, La Mothe et Saint-Martin, appartenant à la comtesse de Ceudal (qui avait refusé sa main à Oppède). Là, les pauvres laboureurs furent tués sans qu'ils fissent résistance; les femmes, les filles violées, les femmes enceintes et leurs enfants égorgés. Il y en eut à qui l'on coupa les mamelles, et on vit mourir de faim sur les corps de leurs mères des adolescents et des nourrissons en bas âge. Car le baron d'Oppède avait défendu, sous peine de la hart (de la corde), que l'on fournit de la nourriture à aucun de cette race maudite. La population des ces lieux disparut tout entière sous le fer et dans le feu. On ne réserva la vie qu'à ceux que l'on destinait au service des galères.

Le 17 avril, Oppède à la tête du corps des Piémontais, enrégimentés au compte de la France, s'avança vers les villages de Lormarin, Ville-Laure et Trèzemines, qu'il fit brûler le lendemain, tandis que les misérables venus d'Arles à cette croisade sacrilège incendièrent, de l'autre côté de la Durance, Genson et Laroque. Oppède, précédé par la juste terreur qu'il inspirait, ne trouva dans Mérindol qu'un jeune homme, Maurisi Blanc, garçon simple d'esprit et qui se rendit à un soldat, sous la condition de pouvoir se racheter pour deux écus. D'Oppède, paraissant respecter cette convention, paya les deux écus de rançon, et, maître de Blanc, il le fit attacher à un mûrier et tuer à coups d'arquebuse.

Les deux cents maisons qui formaient le village de Mérindol furent entièrement rasées, après avoir été livrées aux flammes le 18. - Cabrières restait encore : c'était un gros bourg fortifié et situé à trois lieues de Cavaillon. Les habitants en avaient fermé les portes. On fit avancer du canon pour les forcer, c'était le 19. Dès les premières décharges d'artillerie, ceux qui étaient dans la place crièrent aux assiégeants, que ce n'était pas pour désobéir aux ordres du roi qu'ils faisaient mine de résistance, mais afin seulement de se garantir de la première attaque d'une soldatesque furieuse, et qu'ils se rendraient volontiers pourvu qu'on leur garantit la vie et qu'on leur laissât les chemins libres pour aller dans une terre étrangère prier comme ils l'entendaient. Le seigneur de Cabrières accompagnait les assaillants. Il traita pour ses vassaux, obtint que leur cause serait portée en parlement et que la violence ne précéderait pas la décision de la justice. La capitulation conclue, Cabrières fut livré. Oppède, montrant alors toute la noirceur de son âme, fit saisir tous les hommes qui étaient là au nombre de soixante. On les conduisit dans un pré voisin, et par son ordre, on les tailla en pièces. Tailla est le mot, car on leur coupa séparément, la tête et les membres, accompagnant le tout d'affreux blasphèmes et d'horribles cris de victoire. Les femmes de tout âge, enceintes ou non, furent renfermées dans une grange à laquelle on mit le feu. Un soldat, touché de pitié, ce devait être un mauvais catholique dans la troupe, fit une ouverture à la muraille afin qu'elles pussent se sauver; mais ses camarades les repoussèrent dans les flammes à coups de piques et de hallebardes. Plusieurs Vaudois trouvés dans les caves, où ils s'étaient cachés, vivaient encore. On les amena dans la grande salle du château, et on les massacra en la présence du baron d'Oppède. Enfin, huit cents personnes des deux sexes avaient cherché un asile dans l'église; les débauchés et la canaille d'Avignon, accourus pour prendre part au pillage et au meurtre, reçurent la commission de les égorger jusqu'au dernier.

De semblables horreurs furent commises dans La Coste et dans tous les autres lieux de la contrée habités par des Vaudois. La plume se refuse à en continuer le récit. Un mot encore. De ceux qui s'étaient cachés dans des endroits écartés firent supplier Oppède de se contenter de leurs biens et de les autoriser à se retirer à Genève. Il répondit : Je vous enverrai habiter un pays d'enfer avec les diables, vous, vos femmes et vos enfants, de telle sorte qu'il n'en restera aucune mémoire...

« Vingt-deux villages vaudois avaient été brûlés ; près de cinq mille personnes avaient perdu la vie; sept cents hommes furent envoyés aux galères. Le nom de Vaudois disparut de la Provence. »

Un cri général d'indignation s'éleva dans toute la France. Mais le cardinal de Tournon fit auprès du roi l'apologie des assassins. On rapporte cependant que François 1er en eut la conscience chargée et bourrelée, et qu'à sa mort, qui eut lieu deux ans après, il recommanda expressément à son fils, Henri II, d'en punir les auteurs. Ceux-ci toutefois esquivèrent pour la plupart le châtiment. (LA MOTHE-LANGON,.... t. III, P. 429 à 442. - GILLES,... chap. VII, p. 47. - RUCHAT,... t. V, p. 253. )

Tandis que les Vaudois de Provence éprouvaient les extrêmes rigueurs d'un gouvernement esclave des prêtres de Rome, et passionné contre la vérité évangélique, les Vaudois du Piémont jouissaient d'une situation incomparablement plus douce.

L'autorité de François 1er en Piémont étant usurpée, ce prince qui persécutait à outrance les réformés de son royaume héréditaire, avait dû procéder avec plus de ménagement contre les prétendus hérétiques de ses nouveaux états, de peur que sa violence ne servit de prétexte à des soulèvements et par conséquent a des complications embarrassantes. Ce n'est pas que, de temps à autres, on n'eût sévi contre eux et qu'on n'en eût même fait mourir plus d'un (6). Mais, comparativement à ce qui se passait ailleurs, la position extérieure de l'Église vaudoise en Piémont était favorable. Quant à la vie intérieure, elle ne laissait rien à désirer, ainsi qu'il a été dit au commencement de ce chapitre. Durant les vingt premières années de l'occupation française, depuis 1536, l'esprit vaudois qui est l'esprit chrétien s'était tellement répandu ou manifesté, non-seulement dans toute l'étendue de la circonscription des Vallées, mais encore par tout le Piémont, qu'il y avait bien peu de villes ou de villages de quelque importance où il ne se trouvât de leurs frères ou de leurs amis, et parmi eux aussi des seigneurs et des personnes de distinction.

L'affluence des auditeurs, accourant de tous les hameaux des Vallées et de divers lieux du bas Piémont, autour des pasteurs, pour s'éclairer et s'édifier, devint si grande, qu'il ne fut plus possible d'éviter un certain éclat dans la réunion des fidèles. Les assemblées étaient devenues entièrement publiques, conformément à la décision du synode d'Angrogne, en 1532, quand, enfin, on fit le dernier pas dans cet acte de fidélité en construisant des temples. On s'était assemblé jusque-là chez les barbes, dans des maisons particulières, ou en plein air. C'est à Angrogne, ce boulevard de l'Église vaudoise que fut construit le premier temple, au lieu dit Saint-Laurent. Peu après, on en construisit un autre dans la même commune, mais plus haut dans la vallée, au lieu appelé Le Serre, à une demi-heure de marche du premier. Cette même année 1355, plusieurs autres communes du val Luserne mirent également la main à l'oeuvre pour le même objet; et, en 1556, l'on vit aussi s'élever dans la vallée de Saint-Martin plusieurs temples pour le culte vaudois ou évangélique.

Si bien des coeurs se réjouirent, en 1555, et rendirent de vives actions de grâces à Dieu, pour la construction de ces édifices, bien des coeurs se serrèrent, et bien des larmes furent versées aux Vallées, en cette même année, à la nouvelle du martyre de deux de leurs chers pasteurs (7) Originaires de France et réfugiés à Genève, ils avaient répondu à un appel des Vallées et y étaient venus exercer leur ministère, puis étaient allés faire un voyage à Genève. Revenant de cette ville vers leurs fidèles troupeaux en la compagnie de trois Français réformés (8), ils furent arrêtés sur le col de Tamiers, en Savoie, et martyrisés à Chambéry, sur la fin du mois d'avril 1555, après avoir confessé leur foi et obtenu une glorieuse victoire sur toutes les tentations. Quelques semaines auparavant, le parlement de Turin avait fait brûler, sur la place du Château, dans cette dernière ville, le libraire Barthélemi Hector de Poitiers, que des gentilshommes de la vallée vaudoise de Saint-Martin avaient livré à l'inquisition, comme coupable d'être venu vendre, dans la vallée, des livres de Genève. Ses réponses sincères et la courageuse confession qu'il avait faite de sa foi avaient ému bien des coeurs parmi ses juges. Mais les froides et égoïstes considérations du monde avaient dicté l'arrêt de mort. La multitude qui entoura son bûcher lui témoigna son vif intérêt par des larmes abondantes. Et du milieu d'elle sortirent des murmures et plus d'une invective à l'adresse des moines et des inquisiteurs.

Deux autres ministres coururent aussi, vers le même temps, un grand danger en Savoie. C'était le barbe Gilles des Gilles qui, à son retour des colonies du royaume de Naples, ayant passé par Venise et franchi les frontières de l'Allemagne, amenait, de Lausanne aux Vallées, Étienne Noël, français. Ne vinrent-ils pas un jour tomber au milieu d'une escouade de gens de justice, dans une hôtellerie ! Obligés par les astucieuses civilités du chef des archers de souper en sa compagnie, ils eurent toutes les peines du monde à ne pas se compromettre en répondant à ses adroites questions sur leurs occupations et sur le but de leur voyage. S'apercevant qu'au lever de table ils n'avaient point endormi tous les soupçons de leur interlocuteur, et qu'il paraissait ne renvoyer qu'avec peine au lendemain un interrogatoire subséquent, ils ne parurent désireux de sommeil que pour se remettre en route sans retard. Leur hôte compatissant et bien récompensé leur ayant donné des adresses, et les ayant fait sortir à la sourdine, ils gagnèrent les champs, les bois et les montagnes, et arrivèrent heureusement aux Vallées, louant Dieu pour une si grande délivrance. Noël fût nommé pasteur d'Angrogne, et Gilles pasteur du Villar.

À cette époque arrivèrent divers pasteurs aux Vallées, pour la plupart français, quelques-uns italiens. Un des premiers, Humbert Artus, peu après son installation à Bobbi, se vit entouré du magistrat, des moines et des autres papistes du lieu, brûlant d'envie de se mesurer de la langue avec lui et y procédant tumultueusement. Mais lorsque, réclamant une dispute en bonne et due forme, il offrit de la soutenir en latin, en grec ou en hébreu à leur choix, sur tel sujet qu'il leur plairait, ces ardents contradicteurs s'éclipsèrent tout confus et le laissèrent en paix.

L'année 1556, la vingtième de la domination française en Piémont, fût marquée par la tentative d'entraîner en masse les Vaudois dans le giron de l'Église romaine, par la persuasion jointe aux menaces. Le parlement de Turin, excité d'ailleurs par les agents du pape et par les ordres d'Henri II, roi de France, venait d'apprendre la construction de temples vaudois en divers lieux des Vallées. Ému par cet acte audacieux, il remit le soin de réprimer l'hérésie à deux de ses membres, le président de Saint-Julien et le conseiller de Ecelesia (della Chiesa), qui partirent au mois de mars pour leur mission avec une suite nombreuse. En la vallée de Pérouse, où il n'y avait pour lors aucun pasteur et où chacun s'enfuit à leur approche, ils ne trouvèrent personne à qui parler. Étant montés dans la vallée de Saint-Martin, ils y publièrent un édit aussi menaçant pour ceux qui résisteraient que conciliant et flatteur pour les sujets qui se hâteraient de se soumettre. N'ayant obtenu aucun succès, ils descendirent à Pignerol, où ils firent comparaître devant eux une foule de prévenus dont ils condamnèrent plusieurs à diverses peines. C'est là qu'un laboureur, auquel on demandait pourquoi il avait fait baptiser son enfant dans le temple d'Angrogne, répondit que c'était parce qu'on y administrait le baptême selon l'institution de Jésus-Christ. Ce même homme recevant l'ordre de le faire rebaptiser incontinent, et ayant obtenu la permission de prier avant de donner sa réponse, embarrassa singulièrement de Saint-Julien, lorsqu'il lui dit après sa prière : « Qu'il vous plaise auparavant de me donner un écrit signé de votre main par lequel vous me déchargez du péché que je pourrais commettre en faisant rebaptiser mon enfant, et par lequel vous prenez sur vous les peines que je pourrais encourir devant Dieu. » Le président, étonné de ce discours, se contenta de dire froidement ; « J'ai assez à répondre pour mes péchés sans me charger des tiens : ôte-toi de devant mes yeux. » Renvoyé à l'instant, le pauvre homme ne fut plus inquiété pour cela. (LÉGER,.... IIème part., p. 28.)

Voulant produire une impression profonde sur la vallée de Luserne, les commissaires ne s'y rendirent et ne montèrent à Angrogne qu'accompagnés de nombreux seigneurs, de prêtres et de moines, outre leur suite ordinaire. Le président, après avoir visité les deux temples, fit prêcher l'un de ces moines. Les pasteurs et le peuple durent écouter une prédication qui les pressait de passer sous l'obéissance de Rome; et quand ils demandèrent qu'un pasteur pût prendre la parole à son tour, ils n'obtinrent qu'un refus. Le président s'adressant ensuite à l'assemblée au nom du roi, du maréchal de Brissac, son lieutenant en Piémont, et du parlement de Turin, les somma de se faire papistes et de livrer leurs pasteurs, les menaçant, en cas de refus, d'une ruine semblable à celle qui avait anéanti leurs frères de Provence (9).

À tout cela, ce peuple digne de ses pieux ancêtres répondit avec la plus admirable simplicité et fidélité: qu'ils étaient résolus de vivre selon la Parole de Dieu, dans l'obéissance à tous leurs supérieurs, en toutes choses possibles, dans lesquelles Dieu ne fût point offensé; qu'à l'égard de leur religion, si on pouvait prouver par la Parole de Dieu qu'elle fût erronée, ils étaient prêts à se corriger. Le président parcourut les jours suivants les communes vaudoises de la vallée de Luserne. Les choses s'y passèrent exactement comme à Angrogne. Les menaces ni les caresses ne purent induire en tentation les descendants d'une si longue suite de pieux serviteurs de Dieu.

Un appel aussi général étant resté sans succès, Saint-Julien recourut aux démarches particulières. Il fit venir séparément auprès de lui les principaux, les flatta, leur fit des offres séduisantes, puis d'effrayantes menaces : tout fut inutile. Il s'adressa une seconde et une troisième fois aux communes; elles restèrent inébranlables. Leurs réponses furent toujours dignes, fermes et respectueuses. Leurs actes montrèrent un vrai courage chrétien. Ils refusèrent toujours, et tous, de livrer leurs ministres et leurs maîtres d'école. (V. GILLES, P. 58. - LÉGER, II ème part., p. 106 et 107.)

Peu satisfait du résultat de ses efforts, le président Saint-Julien reprit la route de Turin avec son collègue de Ecclesia. Leur rapport ne fit jaillir aucune lumière pour éclairer le parlement qui, ne sachant trop que faire, envoya en France les commissaires susdits, porter au roi et à son conseil les réponses des Vaudois, et leur donner de vive voix toutes les explications désirables. Comme la volonté royale ne fut connue du parlement qu'une année plus tard, les Églises des Vallées goûtèrent pendant ce terme les doux fruits de la paix, contre les désirs et l'attente de leurs adversaires.

Un ennemi, plus dangereux pour les âmes que la persécution même, cherchait à distiller un poison subtil et mortel dans les consciences des fidèles vaudois et réformés épars à Turin et dans les autres villes ou villages du Piémont. C'était Dominique Baronius, de Florence, prédicateur papal. Cet homme longtemps indéfinissable condamnait, dans son livre des Constitutions romaines et dans d'autres, les principales erreurs de son Église, et approuvait presque en totalité les vérités proclamées par les Églises vaudoises et par la réforme. Mais malgré cela, il cherchait à persuader que, selon les temps et les lieux, il était permis de dissimuler sa croyance en prenant part à des pratiques opposées, et même, par exemple, en allant à la messe, pourvu qu'intérieurement on désapprouvât ces choses et qu'on retint la saine doctrine. De tels principes auraient pu étouffer dans bien des coeurs, trop enclins à une prudence mondaine, la vie naissante qui s'y développait, si les prières et les représentations des pasteurs des Vallées, comme aussi les lettres des ministres de Genève, et surtout le livre de l'un d'eux, l'italien Celse Martinengo, n'avaient pas réfuté d'aussi tristes doctrines et combattu d'aussi lâches et ignobles sentiments.

La mort glorieuse de deux martyrs de la foi chrétienne vint encore proclamer le devoir de confesser sa croyance a la face des persécuteurs. L'un de ces fidèles témoins de la vérité était cependant un jeune homme, de cet âge dans lequel la vie parait belle, un étudiant instruit aux frais de la république de Berne, Nicolas Sartoire, de Quiers en Piémont, qui venait passer quelques semaines dans sa patrie pour se délasser de ses travaux. À peine ses pieds ont-ils dépassé la frontière qu'il est arrêté, et qu'au lieu des joies qu'il attendait, il doit se préparer à monter sur un bûcher. On chercha à lui faire renier sa foi, on tendit des pièges à sa jeunesse. À une vie achetée par une infidélité il préféra la mort et la paix des élus. Malgré les instantes réclamations de Berne pour obtenir sa liberté, il fût brûlé à Aoste, le 4 de mai 15 57.

Le second martyr avait cinquante ans. La réflexion, l'observation des actions humaines et l'étude de la Parole de Dieu l'avaient mûri; Geofroi Varaille était son nom. Originaire de Busque (Busca) en Piémont, il était papiste par sa naissance. Son père s'était même fait remarquer parmi les chefs de cette armée qui, en 1488, vint désoler les Vallées. Fils unique d'un persécuteur, Geofroi s'était fait moine, avait été envoyé comme prédicateur papal parcourir l'Italie, et en cette qualité était devenu le compagnon d'Ochin (Ochino) de Sienne, le fondateur de l'ordre des capucins. À cette époque déjà, en prêchant aux autres, il avait reconnu plusieurs erreurs dans la religion romaine. Attaché au légat du pape en France, honoré et jouissant de plusieurs bénéfices, il résida longtemps à la cour du roi, jusqu'à l'an 1556, que ne pouvant se dissimuler l'erreur romaine et ne voulant pas compromettre son salut, il quitta le légat et se retira à Genève. Là il continua à s'instruire dans la vérité et dans la vraie méthode de la bien enseigner, jusqu'à ce qu'il reçût l'imposition des mains pour le ministère évangélique, en 1557. En ce même temps, l'Église évangélique de Saint-Jean, dans la vallée de Luserne, demandait un pasteur. Varaille y fut envoyé et y prêcha quelques mois avec grand fruit. Puis, sur l'invitation de se rendre à Busque, sa patrie, et dans les environs où étaient quelques fidèles, il quitta les Vallées pour un petit nombre de jours et n'y put rentrer, car il fut arrêté à son retour sur la dénonciation de moines qui l'épiaient. Prisonnier sur parole à Bargé, il eût pu s'échapper, s'il n'eût pensé qu'à sa vie. Il empêcha même les Vaudois de Bubbiana, qui étaient de sa paroisse, de venir le délivrer, leur faisant dire de laisser agir Dieu. À Turin, l'archevêque, le président Saint-Julien et d'autres hauts personnages qui l'avaient eu connu, firent auprès de lui les plus instantes démarches pour le déterminer à rentrer dans l'Église romaine. Est-il besoin de dire qu'ils perdirent leur temps ? Ayant donc abandonné l'espoir de le gagner par des promesses, ses juges le condamnèrent à la dégradation et au supplice du feu; ce qui fut exécuté à Turin, le 29 de mars 1558. Sa contenance ferme et joyeuse, en allant à la mort, le discours grave et pieux qu'il fit au lieu du supplice, étonnèrent autant ses adversaires qu'ils réveillèrent et édifièrent bien des âmes, attentives à la vérité. Il fut étranglé, puis brûlé.

Un bon vieillard, qui avait déjà souffert beaucoup pour l'Évangile, dut assister au supplice de Geofroi Varaille, après quoi il fut fouetté et marqué d'un fer rouge.

Environ ce même temps, un autre ministre du val Luserne, revenant de Genève, fut arrêté à Suse et conduit à Turin. Mais au jour fixé pour son martyre, l'un des bourreaux feignit d'être malade; l'autre, après avoir supplicié quelques malfaiteurs, craignant d'être contraint d'exécuter le ministre, s'enfuit; celui des Allemands refusa de le faire, si bien que l'exécution étant ainsi retardée, et une heureuse circonstance s'étant présentée, le pasteur réussit à s'échapper et à retourner au milieu des siens.

Cependant, au mois de mars 1557, les commissaires Saint-Julien et de Ecclésia, arrivés de France, étaient revenus à Pignerol avec de nouvelles directions pour continuer et achever, s'il était possible, l'oeuvre qu'ils avaient entreprise l'année précédente; savoir, l'intimidation et la rentrée (10) forcée des Églises vaudoises dans le giron de l'Église romaine. Ils citèrent à leur audience, à Pignerol, les notables des Vallées, leur communiquèrent l'ordre du roi de se soumettre au joug papal et leur donnèrent seulement trois jours pour se décider. N'ayant rien obtenu, ils se rendirent de lieu en lieu assemblant partout le conseil général des chefs de famille, et leur communiquant avec force menaces la volonté expresse de Sa Majesté. Mais partout ils reçurent la même réponse, une protestation de soumission au souverain pour les affaires de ce monde, et une déclaration de ferme et inaltérable fidélité à Dieu, selon les enseignements de sa Parole, pour les choses de la religion.

Alors, dans l'espérance d'arriver à leurs fins par des mesures de rigueur contre les personnes les plus considérables des Vallées, ils ordonnèrent aux pasteurs, aux maîtres d'école et aux notables des communes (au nombre de quarante-trois pour la vallée de Luserne (11), de se présenter devant eux à Turin, le 29 mars 1557, sous peine de châtiments terribles s'ils y manquaient. Ces victimes désignées n'ayant osé aborder cette ville, fatale à tant de fidèles vaudois, et n'ayant envoyé qu'une épître à leur place, l'ordre fut, donné par le parlement de saisir et d'amener prisonniers à Turin les pasteurs et les maîtres d'école des trois vallées, avec menaces aux syndics de perdre leurs biens et leur vie s'ils ne les livraient.

Le danger était grand assurément; mais Dieu dont les miséricordes sont infinies et la providence admirable, veillait sur ses serviteurs. Le roi de France avait trop d'embarras sur les bras pour songer à occuper militairement les Vallées et à persécuter à main armée. Et de plus, les cantons protestants de la Suisse, sollicités par Farel et Théodore de Bèze, intervinrent par écrit auprès du parlement de Turin et du maréchal de Brissac, et par ambassade auprès du roi, et obtinrent la suspension de l'arrêt contre les Vaudois. Des princes allemands firent des démarches semblables. Nos amis des Vallées, grâce à ces circonstances, jouirent de quelque, relâche durant la fin de la domination française en Piémont, c'est-à-dire jusqu'en 1559. (Voir GILLES,.... p. 70. C'est cet auteur que nous avons ordinairement suivi dans le narré des faits de ce chapitre. Pour l'intervention, voir RUCHAT,... t. VI, p. 195 à 196.

Table des matières

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(1) On voit manifestement ici l'existence de cette école des barbes dont il a été parlé et qui avait existé au Pradutour.

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(2) Les affaires civiles se traitent dans la langue italienne.

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(3) Il reste toujours à déterminer dans quelles localités ils étaient établis.

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(4) Gilles dit (p. 49) qu'ils étaient environ cinq cents.

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(5) Gilles, dans son histoire, mentionne ce fait, comme arrivé après la destruction des villages, ce qui est probable. Pour être juste, nous devons ajouter qu'il ne raconte pas ces indignités; qu'il dit, au contraire, qu'un de leurs chefs les empêcha de faire cette fois les abominations qu'ils avaient commises ailleurs.

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(6) On prétend que François 1er répondit aux humbles réclamations de ces prétendus hérétiques, qu'il ne les faisait pas brûler en France pour les supporter dans les Alpes. (LÉGER ... II ème part., p 28.)

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(7) Ils s'appelaient Jean Vernou, de Poitiers, et Antoine Labori, du Quercy.

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(8) Guiraud Tauran de Cahors, Jean Frigalet de Nîmes, docte en jurisprudence, et Bertrand Bataille, écolier (étudiant) gascon.

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(9) Voir le sommaire de l'édit que le président fit publier partout, dans Gilles que nous avons surtout suivi pour ce fait, p. 58. - On lit encore dans les pages suivantes les réponses que firent les Églises vaudoises, et en particulier une brève confession de foi, conforme du reste à ce que nous savons des Vaudois. (Voir aussi LÉGER,... II ème part., p. 106, 107.)

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(10) On a vu que le mot rentrée, que les catholiques se plaisent à employer est entièrement erroné. Il faudrait que les Vaudois fussent sortis de leur Église pour y rentrer ; ce qui n'est pas.

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(11) Il peut être intéressant pour les descendants de plusieurs de ces notables de trouver ici les noms de leurs ancêtres qui avaient été désignés pour devenir les victimes de leur croyance évangélique.

D'Angrogne: Noël, ministre; Jean Dubroc, maître d'école, et son aide Paul Ghiot; Laurent Rivoire, Jean Stringa, Guillaume Malan, Antoine Odin, Laurent Viton, alias Peron, Antoine Fraschia, George Monastier, Isaac Musset, François Tussiane, Colet Buffa, George Stalè, Pierre Bertin.

De Saint-Jean : Simon Appia, Antoine Daniel, Barthélemi et Jafré Danna, Jean Malanot, Guillaume Thurin, Antoine Simond, François Daniel et Guillaume Girardet.

De Rora: Artuset Durand, Étienne Durand, Jacques Morglia, Jacques Mirot, Jacques Marauda, Louis Mirot.

De Bobbi: M. Humbert Artus, ministre ; Jean Bodet, Antoine Bodet, Jacques Bonjour et Jacobin Rua.

Du Villar: Gille ou Juliano Dughet, prédicateur ; Peiron Moussa, Guillaume Pelenc, Jacques Alaisan, Claude Rambaud, Barthélemi Viton, Jacques et Ciabert Dalmas.

Plusieurs de ces noms se sont conservés jusqu'à présent, quelques-uns sont fort répandus

CHAPITRE XIX.

LES VAUDOIS RENTRÉS SOUS LA DOMINATION DE LEUR PRINCE LÉGITIME SONT PERSÉCUTÉS AVEC LA DERNIÈRE RIGUEUR.

Retour des Vaudois sous la domination de Savoie. Emmanuel-Philibert, sollicité, publie un édit de persécution, en 1560. L'inquisition sévit dans la plaine. - Martyrs à Carignan, à Méane, à Barcelonnette. - Démarches des Vaudois. - Cruautés. - Commissaires du duc aux Vallées. - Les moines de l'Abbadie et leurs victimes. - Concession momentanée du duc. - Mission de Poussevin. - Dispute publique. - Dernières démarches. - Préparatifs de défense. - Le comte de la Trinité aux Vallées, avec une armée, recourt à la ruse, éloigne les notables. - Oppression croissante. - Alliance avec le val Cluson - Les Vaudois attaqués à réitérée fois, dans leur refuge du Pradutour, toujours vainqueurs. - Trêve. - Signature du traité de paix; base des relations futures des Vaudois avec leur souverain.


Après avoir été asservi à la France pendant vingt-trois ans, le Piémont fut rendu à son légitime souverain, le 3 avril 1559, par le traité de Catteau-Cambrésis, à l'exception de Turin et de trois villes fortes du voisinage avec leur territoire. Ainsi, les Vallées Vaudoises retournèrent sous la domination de la maison de Savoie. Le duc régnant Emmanuel-Philibert qui, en 1553, avait succédé à son père Charles III (auteur de la persécution de Bersour), était un prince justement apprécié, distingué autant par sa valeur que par des talents peu communs et par la sagesse de son administration. Il venait d'épouser Marguerite, soeur du roi de France. Cette princesse, instruite de l'excellence des principes évangéliques par ses illustres parentes, Marguerite reine de Navarre et Renée de France, fille de Louis XII, était bien disposée pour les réformés. Les Vaudois pouvaient donc espérer des jours tranquilles et la jouissance du culte de leurs pères.

Mais en faisant la paix, les princes contractants s'étaient promis réciproquement de combattre la réforme et de détruire cette hérésie. Le règne d'Emmanuel-Philibert ne devait donc se consolider que pour aboutir à la persécution religieuse. Déplorable et honteuse nécessité, si c'en était une!

Il est certain aussi, et le fait a été constaté dans le chapitre précédent, que la doctrine vaudoise qui n'était autre que celle de la réforme, s'était répandue de proche en proche en Piémont, pendant la domination française, et que, dans les Vallées surtout comme, à leurs abords, l'Église dite hérétique s'était fort accrue et avait remplacé son ancien système de dissimulation par une profession générale et publique. Les clameurs des zélés papistes, blessés dans leurs croyances, irrités des succès des amis de la Bible, les cris d'effroi des dévots, les lamentations incessantes des superstitieux partisans des images, le mécontentement de plusieurs seigneurs, inquiets des effets que pourraient avoir pour leurs revenus les changements de religion de leurs vassaux, pardessus tout enfin, les plaintes des prêtres dont la considération diminuait autant que leur prébende, accusaient auprès du gouvernement du jeune duc les braves Vaudois, et sous le masque de la religion et de la justice ne demandaient (lue vengeance. On peut croire que le jugement du prince lui conseillait une administration paisible et mesurée, et que le voeu de son coeur, éclaire par les douces représentations de son épouse, le portait à épargner des sujets inoffensifs. Mais ne connaissant pas par lui-même la piété qui est selon la vérité, élevé dans les erreurs de Rome, comment eût-il su et pu résister aux instances de l'inquisition, des prélats et du nonce papal, coalisés contre les Vaudois avec des seigneurs de la cour et avec les ambassadeurs de France, d'Espagne et de divers princes d'Italie.

Aux sollicitations de tant d'ennemis de l'Evangile, Emmanuel-Philibert , après une année de règne, publia donc le 15 de février 1560, à Nice, sa résidence (Turin étant toujours entre les mains des Français), un édit de persécution contre les Vaudois et les réformés de ses états. Il y était défendu à tout sujet de son Altesse d'aller entendre les prédicateurs non catholiques du val Luserne ou de tout autre lieu, sous peine de cent écus d'or d'amende, pour une première fois, et des galères perpétuelles pour la seconde. La moitié de l'amende était promise au dénonciateur. Bientôt après suivirent de nouvelles ordonnances plus sévères les unes que les autres, et entre autres, celle d'assister à la messe sous peine du bûcher. L'exécution des édits fut confiée à un prince du sang, Philippe de Savoie, comte de Raconis, cousin du duc, et à George Coste, comte de la Trinité. On leur adjoignit pour la procédure Thomas Jacomel, inquisiteur général, homme cruel et dissolu, le conseiller Corbis, en qui la violence n'avait pas éteint la sensibilité, comme il le prouva en résignant ses pouvoirs après avoir assisté à quelques scènes de barbarie, et le prévôt général de justice. ( Voir LÉGER,... Ii éme part., p. 34. - GILLES,... chap. XI, p. 72, 73. Voir le même auteur pour tout ce qui suit. )

C'est à Carignan qu'on commença à appliquer l'ordonnance de persécution; et d'abord sur un étranger, pour épouvanter les nombreux réformés que comptait cette ville opulente. Mathurin (1), c'était son nom, après avoir confessé sa croyance, devait, aux termes de l'édit, être brûlé, si dans trois jours il ne se rétractait pas et ne consentait pas à aller à la messe. Jeanne, sa fidèle femme, obtint de le voir, voulant, disait-elle, lui parler pour son bien. À peine introduite dans son cachot, semblable à la courageuse mère des Macchabées, elle exhorta son mari en présence des commissaires à persévérer dans la profession de sa foi pour le salut de sort âme, à ne s'inquiéter d'aucune chose de ce monde, non pas même de son supplice qui serait de peu de durée, ni de la laisser veuve et délaissée; car elle était résolue de, raccompagner à la mort, si telle, était la volonté de Dieu. Les menaces des commissaires ne purent l'ébranler ni elle ni son mari. Elle obtint même par ses sollicitations de subir sa peine le même jour et sur le même bûcher que son époux.

Les fidèles de Carignan et une infinité d'autres lieux, persécutés à outrance, s'enfuirent à Turin, alors terre de France, ou ailleurs. Leurs biens furent confisqués, mais ils sauvèrent leur vie, du moins pour le moment. Il est triste d'ajouter, mais la vérité l'exige, que plusieurs abjurèrent par crainte de la mort et pour conserver leur fortune à leurs enfants.

Les exécuteurs des vengeances romaines saccagèrent, dans le voisinage de Suse, les contrées de Méane et Mattis, peuplées de Vaudois, en condamnèrent les habitants aux galères, ou à d'autres peines, et en brûlèrent lentement, à petit feu, le digne ministre. La vallée de Barcelonnette, et d'autres, nouvellement soumises au duc, éprouvèrent de semblables traitements.

Insensiblement la persécution qui venait de sévir tout autour des Vallées, s'approchait de cette antique forteresse de la vérité évangélique. Le récit des dévastations, des confiscations, des arrestations, des sentences infamantes, des supplices et des abjurations, parvenait de toutes parts à ces hommes voués aux mêmes maux. Dans des conjonctures si critiques, les pasteurs et les principaux des Vallées se réunirent pour aviser aux moyens d'écarter le danger, s'il était possible. On implora, par d'ardentes et d'humbles prières, les directions de l'Esprit de Dieu et les effets de sa grâce toute-puissante. Puis l'on décida d'écrire au duc, à la duchesse et au conseil pour leur exposer l'état des affaires, ainsi que la justice de leur cause, et pour implorer la clémence d'un souverain qu'ils n'avaient jamais eu le dessein d'offenser.

Dans la lettre à leur prince, ils réclament de sa justice le droit reconnu à tout accusé, même à tout coupable, savoir celui d'être entendu avant que d'être condamné. Ils protestent ensuite solennellement de leur attachement à la vraie foi et à la religion pure et sans tache du Seigneur Jésus-Christ. Ils déclarent que la doctrine qu'ils suivent est celle des prophètes, des apôtres, du concile de Nicée et d'Athanase, qu'ils acceptent volontiers les décisions des quatre principaux conciles et les écrits des anciens pères de l'Église, dans tout ce en quoi ils ne s'éloignent point de l'analogie de la foi. Ils assurent qu'ils rendent de bon coeur l'obéissance due à leurs supérieurs et qu'ils cherchent la paix avec leurs voisins. Que, quant à leurs opinions, ils ne refusent pas de se laisser éclairer; que, loin de s'opposer à un concile libre, dans lequel toute question serait débattue et résolue par la Parole de Dieu, ils le désirent de tout leur coeur et qu'ils prient Dieu de disposer les princes à en accorder un. Ils supplient ensuite leur souverain de bien considérer que la religion qu'ils suivent n'est pas nouvelle comme quelques-uns voudraient le faire croire; mais que c'est la religion de leurs pères, de leurs aïeux, des aïeux de leurs aïeux, et de leurs prédécesseurs les saints martyrs, les confesseurs, les prophètes et les apôtres.ils font ensuite mention de leur confession de foi, disant qu'ils l'avaient proposée à l'examen des docteurs de toute université du monde chrétien, avec promesse de se départir de toute erreur qui s'y trouverait, si elle était démontrée par la Parole de Dieu; mais qu'on ne leur en avait signalé aucune. En conséquence, ils demandent d'être tolérés.

« Au nom du Seigneur Jésus, écrivent-ils, nous requérons que si, en nous, en notre religion, se trouve quelque erreur ou faute , elle nous soit démontrée; mais si nous avons la vérité pure et irrépréhensible, qu'elle nous soit laissée pure et entière. C'est chose certaine, sérénissime prince, que la Parole de Dieu ne périra point, mais durera éternellement. Si donc notre religion est la pure Parole de Dieu, comme nous en sommes persuadés, et non une invention humaine, il n'y aura aucune force humaine qui la puisse abolir. C'est ce que Gamaliel a dit pour la défense des apôtres, et chacun en reconnaît la vérité : Ne poursuivez plus ces gens-là, disait-il , mais laissez-les en repos; car, si ce dessein est un ouvrage des hommes, il se détruira de lui-même; mais s'il vient de Dieu, vous ne pouvez le détruire, et prenez garde qu'il ne se trouve que vous ayez fait la guerre à Dieu. » (Actes des Apôtres, chap. V, v. 38 et 39.)

Les courageux Vaudois rappelaient ensuite à leur prince, que l'on avait en vain essayé autrefois de détruire, par la persécution, la religion de leurs ancêtres; et ils le conjuraient de ne pas se joindre à ceux qui s'étaient souillés de sang innocent. Ils lui promettaient une entière fidélité et une parfaite soumission en tout ce qui ne porterait pas atteinte à leur foi, voulant rendre à César ce qui est à César, comme à Dieu ce qui est à Dieu.

« Et nous prierons de tout notre coeur, ajoutaient-ils, notre Dieu tout bon et tout puissant qu'il lui plaise de conserver votre Altesse en toute prospérité. »

La lettre était signée au nom des habitants des vallées de Luserne, Angrogne, Pérouse, Saint-Martin et d'autres innombrables habitants du pays de Piémont.

La lettre adressée à la duchesse était dans un style différent : elle ne renfermait pas d'apologie. On lui témoignait une grande confiance. On lui parlait comme à une protectrice et à une amie. On lui exposait les maux qu'avaient déjà soufferts les disciples de la Parole de Dieu, à Carignan et autres lieux , et les menaces terribles qu'on faisait à tous ceux qui ne consentiraient pas à se rendre à la messe. Enfin, en se recommandant à sa bienveillante et puissante intervention auprès du prince, son époux, on lui rappelait les exemples d'Esther et d'autres femmes pieuses, ainsi que ceux de fidèles qui avaient sauvé les enfants de Dieu persécutés.

La lettre adressée au conseil de son altesse reproduisait les considérations et les prières contenues dans la lettre du duc, avec des développements nouveaux. Elle insistait sur l'obligation imposée aux magistrats chrétiens d'empêcher l'effusion du sang innocent, et sur le compte qu'ils auraient à rendre de leur gestion à Dieu. Elle les invitait à se souvenir de ce que Dieu avait dit et fait pour le sang d'un seul Abel, et à penser à ce qu'il ferait pour le sang d'un si grand nombre de fidèles qu'on persécutait à mort. Ils réclamaient enfin, pour eux chrétiens, isolés dans leurs montagnes, la même tolérance qu'on accordait aux Juifs et aux Sarrasins, au milieu des meilleures villes du Piémont.

Les Vaudois ajoutèrent à cette lettre une apologie ou défense de leur religion, ainsi que de leur conduite présente et passée. Ils y réfutaient victorieusement d'injustes accusations et quelques calomnies. Ils envoyèrent aussi leur confession de foi.

Ce ne fut pas une petite difficulté pour ces hommes voués au mépris, frappés de réprobation, abandonnés d'avance aux exécuteurs de la justice, que de faire parvenir, d'une manière sûre, leur justification et leurs requêtes entre les mains de leur prince et de leur princesse circonvenus. De deux de leurs amis qui s'étaient rendus à Nice à cet effet, l'un, le sire de Castillon, se laissa effrayer par la perspective des affronts et des insultes à endurer. Mais l'autre, Gilles de Briquéras, bien venu auprès du comte de Raconis, ne repartit de la résidence qu'après avoir pu faire parvenir toutes les pièces à la duchesse et obtenu d'elle de les présenter elle-même au duc. Les Vaudois s'étaient aussi recommandés à l'intercession et aux bons offices d'un de leurs seigneurs, le comte Charles de Luserne, seigneur d'Angrogne.

Mais pendant que les députés des Vaudois se rendaient à Nice, puis durant les trois mois qui s'écoulèrent avant que Gilles eut remis les lettres à Marguerite de France, l'état des choses déjà si menaçant empira, et la haine intéressée se fit jour contre les amis de la Bible par des violences. Ce furent d'abord des seigneurs de la contrée qui se firent les agents de la persécution et qui rivalisèrent de barbarie avec l'inquisiteur et ses suppôts. Tandis que le dominicain Jacomel et le conseiller Corbis, établis à Pignerol, signifiaient par lettres aux Vaudois qu'ils eussent à se soumettre à l'Église de Rome et à aller à la messe, et que le comte de Raconis entrait en pourparler à Saint-Jean, en avril 1560, avec les syndics et les ministres, sans autre résultat qu'un échange de paroles, divers seigneurs maltraitaient leurs vassaux et leurs voisins de la religion. Dans la vallée de Luserne, on se plaignait surtout du comte Guillaume qui, avec quelques amis et à la tête de ses serviteurs, arrêtait et dénonçait les Vaudois, surtout ceux de Bubbiana, Campillon et Fenil, qui se rendaient au prêche. Il faisait de cette manoeuvre une spéculation, revendiquant pour sa peine la moitié de l'amende de cent écus d'or, infligée par l'édit à chaque délinquant convaincu de faute pour la première fois.

Dans la vallée de Saint-Martin, deux frères, Charles et Boniface Truchet (2), tourmentaient sans relâche les Vaudois de leur seigneurie de Rioclaret. C'était la haine de la religion évangélique qui les animait. Déjà, durant la domination française, ils avaient fait tout ce qui dépendait d'eux pour empêcher que les services religieux se fissent publiquement. C'étaient eux qui avaient arrêté et livré à l'inquisition le libraire Hector brûlé à Turin. Dernièrement encore, ils avaient, à deux fois, cherché à s'emparer du pasteur. Une première fois, ils l'avaient laissé comme mort entre les bras de ses fidèles paroissiens qui le leur disputèrent ; et une seconde fois, ils l'eussent arrêté dans le temple même, ayant déjà mis la main sur lui, sans la résistance opiniâtre de l'assemblée. L'édit de persécution avait été sollicité par eux. Ils avaient même obtenu permission de lever cent hommes, et de les employer à la soumission des hérétiques.

Or donc, au mois d'avril 1560, ils assaillirent à l'improviste les hameaux de la commune de Rioclaret, épars sur le penchant des monts, ravageant et tuant. Le jour paraissait à peine ; les habitants épouvantés se précipitent hors de leurs maisons, la plupart sans vêtements, jetant des cris d'alarme pour avertir leurs frères, et vont chercher un refuge sur les hauteurs encore couvertes de neige. Le ministre n'échappe qu'avec grande difficulté. Et tandis que la population, chassée à coups d'arquebuse, se consume par le froid et par la faim dans les retraites des bois et des rochers, leurs impies agresseurs se gorgent de biens dans les chaumières abandonnées. Un ministre de la vallée, de retour de Calabre depuis peu, apprenant ce malheur, veut aller consoler ses frères dans la détresse, mais il est reconnu, saisi et conduit à l'abbaye de Pignerol, où Jacomel et Corbis le condamnent au feu, ainsi qu'un autre homme de la vallée de Saint-Martin. Cependant les fugitifs virent poindre la délivrance au quatrième jour; quatre cents de leurs coreligionnaires du val Cluson, soumis à la France, émus de compassion à la nouvelle de leur infortune, passèrent les monts et vinrent se jeter sur la troupe ennemie qu'ils dispersèrent. Les Truchets exaspérés s'en allèrent à Nice se plaindre au duc et réclamer secours. On leur promit tout. On leur accorda aussi de reconstruire le château du Perrier, détruit par les Français, vingt ans auparavant, et d'y tenir garnison. Des circonstances personnelles à ces seigneurs (3) arrêtèrent seules pour le moment l'explosion de leur colère. (GILLES,... chap. XIII, P. 88, etc.)

Vers la fin du mois de juin, Philippe de Savoie, comte de Raconis, haut commissaire, vint pour la seconde fois dans la vallée de Luserne, accompagné du comte de la Trinité, son adjoint. Ayant assemblé les ministres et les syndics, ils leur apprirent que leurs écrits avaient été envoyés à Rome par le duc qui attendait la réponse du pape. Puis s'adressant aux chefs des communes, ils leur insinuèrent que la persécution cesserait aussitôt et que les prisonniers seraient remis en liberté, si les Églises consentaient à écouter les prédicateurs que le duc leur enverrait, et s'ils retiraient à leurs pasteurs le droit de prêcher, pendant qu'on ferait l'épreuve du savoir faire des premiers. Les syndics répondirent sur-le-champ au premier point : que si les prédicateurs proposés annonçaient la pure Parole de Dieu, ils les écouteraient; mais non dans le cas contraire. Quant au second point, ils demandèrent d'y réfléchir jusqu'au lendemain : leur réponse fut qu'ils ne pouvaient faire cesser leurs pasteurs aussi longtemps qu'ils n'auraient pas reconnu que les nouveaux prédicateurs étaient de vrais serviteurs de Dieu et des ministres du pur Évangile de vérité; réponse aussi prudente que sage et digne de magistrats pieux. Ils refusèrent également de renvoyer ceux de leurs pasteurs qui étaient étrangers. Les commissaires du duc exigeant une réponse par écrit à leurs demandes, le conseil des communes s'assembla le 30 juin et la donna rédigée avec toute la fermeté désirable, unie aux formes et aux ménagements dans les expressions que requérait la dignité du prince à qui elle était faite. Le mécontentement des commissaires fut grand. Dans leur colère, ils firent une nouvelle publication des édits, et la persécution se ralluma plus violente que jamais.

Parmi les plus grands ennemis dont les Vaudois eussent à redouter la fureur, il ne faut point oublier les moines de l'abbaye de Pignerol. Non contents de vivre dans l'opulence, ils s'étaient accordé de tout temps la satisfaction, douce à leur coeur, de faire la chasse aux Vaudois. Le moment leur partit unique pour la faire en grand. C'est pourquoi ils prirent à leur solde une troupe considérable de méchantes gens qu'ils lançaient fréquemment sur les évangéliques de la vallée de Pérouse, et de Saint-Germain en particulier, village éloigné de Pignerol seulement d'une lieue et demie.ils ne réussirent que trop bien dans fane de leurs expéditions. Ayant gagné un homme bien connu du pasteur de ce dernier lieu, ils envoyèrent de grand matin, avant le jour, ce traître au presbytère requérir pour un cas pressant le ministère dit fidèle pasteur, qui ne soupçonna le danger que lorsqu'il était trop tard, savoir quand il se vit entoure des sicaires de l'abbaye. Il tenta de s'échapper par la fuite, en même temps qu'il réveillait les villageois par ses cris. Hélas! c'était trop tard ! Il fut atteint, blessé et emmené. Plusieurs de ses fidèles paroissiens le furent avec lui, ainsi que des femmes. Quelques-uns même furent massacrés, en voulant l'arracher des mains des soldats.. Le pasteur fut, quelques jours plus tard, lié sur le bûcher. L'on contraignit même, par un raffinement nouveau de cruauté, et pour le divertissement des spectateurs, les pauvres femmes prisonnières à porter des fagots sur le feu qui consumait lentement leur conducteur spirituel. Nul ne saurait en renseigner aux prêtres de Rome.

La troupe soldée de l'abbaye de Pignerol (de l'Abbadie), forte d'environ trois cents hommes, fit de nouvelles expéditions contre Saint-Germain qu'ils dévastèrent. Ils se jetèrent aussi sur Villar de la Pérouse, qui en est proche, ainsi que sur les villages voisins, Prarustin et Saint-Barthélemi. Ils poussèrent même leurs courses jusqu'à Fenil, Campillon et autres lieux dans la plaine, au débouché du val Luserne. Le pillage était leur oeuvre de prédilection. Les prisonniers qu'ils faisaient étaient pour la plupart envoyés aux galères. À leur approche tout fuyait. C'est à peine si les persécutés osaient faire leurs récoltes. La famine et l'angoisse étaient sur le penchant des montagnes vaudoises qui regarde Pignerol.

Cependant les sicaires des moines allaient à leur tour trouver à qui parler. Les habitants du val Luserne, émus de compassion de la calamité de leurs frères, songèrent d'abord à les protéger, au moyen d'un fort détachement d'hommes armés, qui feraient la garde pendant que les persécutés récolteraient leurs moissons et mettraient ordre à leurs affaires.

Un plein succès couronna leur dévouement.. Mais après leur départ, les courses des pillards recommencèrent, jusqu'à ce qu'un jour des gens d'Angrogne, qui moissonnaient leurs champs sur les hauteurs qui dominent Saint-Germain, ouïrent une fusillade et, aperçurent une grosse troupe d'hommes armés se dirigeant sur le village situé à leurs pieds. Alors, au cri d'alarme de leurs frères, les Angrognins bien armés se précipitèrent dans la plaine, comme une avalanche qui renverse tout sur son passage. Divisés en deux, bandes, tandis que l'une mettait les papistes en faite, l'autre s'emparait à temps du pont sur le Cluson pour leur couper la retraite.

Il ne restait plus à l'ennemi cerné, battu, qu'à abandonner ses morts et ses blessés et à se jeter dans la rivière. Heureusement pour lui que les eaux en étaient basses à cause de la sécheresse de Pété. Plusieurs y périrent toutefois, atteints par les balles qu'on tirait sur eux du rivage. Les Angrognins s'étant comptés, et se trouvant au nombre d'environ quatre cents, eurent un instant l'intention de se porter sur l'abbaye de Pignerol, pour y délivrer leurs frères prisonniers, ce qui eût été très-praticable, comme on le sut ensuite, les moines et leurs gens saisis de crainte ayant en hâte quitté leur couvent pour se réfugier en ville. Mais l'absence d'un chef expérimenté et la prudence les retinrent de s'aventurer au milieu des flots de leurs ennemis acharnés, qui déjà faisaient sonner le tocsin dans lotis leurs villages et aussi à Pignerol.

Les Vaudois de la vallée de Pérouse (rive gauche), soumis à la France, eurent aussi leurs tribulations à cette époque. Ils durent quelquefois, comme leurs voisins, recourir à la force pour se défendre. (V. GILLES,... P. 94 et 95.)

Cependant, le duc et son conseil s'étaient sérieusement occupés des demandes et des représentations que les pauvres Vaudois leur avaient adressées au printemps. Le duc se figurant que sa religion était la bonne et que son excellence pourrait être démontrée par des raisons suffisantes, comme aussi sans doute par l'Écriture sainte à laquelle les Vaudois en appelaient toujours quand il s'agissait de défendre la leur, le duc inclinait pour accorder à ces derniers des conférences dans lesquelles des catholiques éminents par leur savoir démontreraient la vérité de la religion de Rome et l'erreur du culte vaudois (4) Cet avis avait été communique au pape, mais n'avait pas été goûté par lui. Le pontife avait répondu qu'il ne consentirait jamais qu'on mit en discussion les points de sa religion, que les constitutions de l'Église romaine devaient être admises absolument et sans contestation, ni exception, et qu'il ne restait qu'à procéder avec toute rigueur contre les récalcitrants; qu'il consentait à envoyer un légat avec des théologiens pour instruire les repentants et pour absoudre du crime d'hérésie ceux qui abjureraient, mais qu'il n'attendait pas un grand résultat de ce moyen; que le plus expédient, serait de procéder contre eux par voie d'exécution, et même par la force des armes. Il offrait au duc son assistance au besoin.

L'avis du pape fut admis en conseil. On ne le modifia que sur un point. On jugea convenable que le commissaire ecclésiastique cherchât à convaincre les Vaudois d'erreur et à les instruire avant de procéder avec la dernière rigueur. L'on choisit pour cette mission un homme de renom, parmi ses pareils, mais dont le mérite n'égalait pas la réputation, Antoine Poussevin, commandeur de Saint-Antoine de Fossan. Muni de pouvoirs fort étendus, il vint aux Vallées, s'attendant à un triomphe facile. Il prêcha avec fracas à Cavour, à Bubbiana et à Luserne, se vantant beaucoup et vomissant autant de menaces que d'invectives contre les évangéliques. À Saint-Jean, où il avait convoqué les syndics et les ministres de la vallée de Luserne, il crut convaincre les assistants par la Parole de Dieu, en leur démontrant qu'elle fait mention de la messe, dans le mot massah, qui signifie consacrer : il soutint que puisque l'Écriture sainte contient le nom de massah, avec le sens de consacrer, la messe était donc enseignée dans l'Écriture sainte. Les ministres qu'il croyait avoir écrasés et réduits au silence par cette argumentation n'eurent pas de peine à lui prouver que la citation n'était pas exacte; qu'il n'était point parlé de la messe dans le texte sacré; que le mot de massah n'avait point ce sens, et surtout que la Bible n'enseignait point les doctrines figurées ou énoncées dans la messe, la répétition du sacrifice de notre Seigneur, l'adoration de l'hostie, ni tant d'autres erreurs.

Poussevin, qui ne s'était pas attendu à trouver, dans ces ministres méprisés, des connaissances théologiques et bibliques qu'il ne possédait point, renonça brusquement à une discussion qu'il ne pouvait soutenir avec honneur, et emporté par la colère il se répandit en injures et en menaces. Les nobles et les officiers de justice qui l'accompagnaient étaient honteux de son ignorance ; ils étaient aussi profondément humiliés de l'infériorité marquée que cette discussion assignait à leur religion comme à ses prêtres.
Ceci s'était passé dans le courant de juillet et d'août.
Peu après, probablement au commencement de septembre, les Vaudois comprenant quels funestes effets allaient résulter pour eux du rapport que ferait à la cour l'infortuné Poussevin, profitèrent du retour du duc dans le nord du Piémont, pour lui écrire de nouvelles lettres et pour implorer sa justice et sa pitié. Ils s'adressèrent aussi à Renée de France, veuve du duc de Ferrare, princesse éclairée et amie de la réforme, la suppliant d'intercéder en leur faveur, à son passage à la cour de Piémont; mais l'irritation était trop grande en haut lieu. On estimait avoir jusque-là usé d'assez de ménagement envers d'opiniâtres religionnaires. On se crut en droit de les faire abjurer par la force.

Dès le mois d'octobre, le bruit se répandit dans les Vallées que le duc levait et rassemblait des troupes pour en exterminer les habitants. Les Piémontais qui avaient des relations avec les Vaudois pressaient leurs parents ou amis d'abjurer ou de fuir pendant qu'il en était temps encore. Ainsi, le comte Charles de Luserne chercha, par une manoeuvre adroite, à entraîner ses vassaux d'Angrogne dans une criminelle défection, au renvoi de leurs pasteurs, à l'admission de prédicateurs nouveaux et à la célébration de la messe dans leur commune. Une convention était même déjà signée, quand, le peuple reconnut sa faute et désavoua tout ce qui avait été fait.

Il ne restait plus qu'à se préparer à l'orage qui s'amoncelait, qui grondait en approchant et qui allait fondre sur les Vallées. Les pasteurs et les principaux s'assemblèrent à plusieurs reprises et délibérèrent sur ce qu'il était opportun de faire pour éviter la ruine totale dont ils étaient menacés. Et premièrement, convaincus que Dieu seul pouvait les délivrer, qu'en sa miséricorde et en sa grâce était leur seul recours, ils décidèrent de ne donner la main à aucune mesure qui fût préjudiciable à son honneur ou opposée a sa Parole; ils convinrent d'exhorter chacun à recourir sérieusement à Dieu avec une vraie foi et une repentance sincère, ainsi que par d'humbles et ardentes prières. Quant aux précautions à prendre, ils arrêtèrent que chaque famille rassemblerait ses provisions, vêtements et ustensiles et les transporterait, ainsi que les personnes faibles, dans les habitations les plus élevées au pied des cimes et des rochers. Enfin, vers la fin d'octobre, à l'approche de l'armée papiste, on célébra un jeune public, et le dimanche suivant on prit la cène. Dans ce moment solennel, le peuple fut visiblement soutenu d'en-haut. On le voyait résigné aux épreuves dont il plaisait à Dieu de le visiter pour la sainte cause de son Évangile. Dans l'intérieur des chaumières et sur les sentiers des montagnes, dans leurs déménagements, on entendait ces martyrs de la vérité s'encourageant les uns les autres par des discours édifiants et par de saints cantiques.

Quant à la défense, il y eut diversité d'avis. Les uns demandaient qu'on ne fît usage des armes qu'à la dernière extrémité, lorsqu'on serait poursuivi dans les asiles reculés des montagnes. D'autres voulaient une résistance immédiate, alléguant que c'était le pape avec ses satellites plutôt que leur prince qui leur faisait la guerre, puisque, comme on l'affirmait, il entrait pour une grande part dans les frais de l'expédition (5) et que, quant au sang versé, s'il y en avait, le péché devait être imputé, non à ceux qui le répandraient en défendant leur vie, leurs familles et leur religion, mais à ceux qui les attaquaient injustement. Ne vouloir se défendre, disaient-ils, que lorsqu'on serait réduit au dernier asile des montagnes, quand l'ennemi aurait tout pillé et tout détruit dans les hameaux du bas, c'était se perdre sans ressource, puisqu'il ne resterait plus alors aucun moyen de subsister ; ils conjuraient donc de se défendre dès l'entrée des ennemis dans les Vallées, en se confiant en Dieu, le protecteur des opprimés. Cet avis prévalut, et l'on se prépara au combat.

Le 1er novembre 1560, l'armée piémontaise, forte d'au moins quatre mille fantassins et de deux cents chevaux (6), composée en partie d'officiers et de soldats, qui avaient vieilli dans les guerres de leur souverain avec la France, et commandée par le comte de la Trinité, arriva à Bubbiana, terre vaudoise, et le lendemain déjà commença ses opérations dans la vallée de Luserne par une attaque contre les hauteurs d'Angrogne, les plus voisines de Saint-Jean. Les Vaudois n'avaient à opposer à ces troupes aguerries et disciplinées qu'un petit nombre d'hommes, mal armés, sans ordre ni connaissances militaires, n'ayant pour eux, avec le secours d'en-haut, que leur courage, la connaissance des lieux et l'habitude de la montagne. Car, quoique, la population totale des Vallées Vaudoises montât déjà alors à dix-huit mille âmes (7), c'est un fait connu que leurs hommes armés ne dépassaient pas douze cents, et encore ils étaient disséminés à de grandes distances les uns des autres dans leurs trois vallées. À l'attaque des hauteurs d'Angrogne par un corps de douze cents Piémontais, l'on n'avait pu opposer en toute hâte que deux cents hommes. Ceux-ci cependant firent si bien leur devoir que l'ennemi battit en retraite, laissant plus de soixante morts, n'en ayant perdu eux-mêmes que trois (8). Le même jour l'armée occupa la Tour, petite ville en plaine, au coeur de la vallée de Luserne, et peuplée en majeure partie de catholiques. La Trinité en fit réparer le château, situé au nord sur une colline, au débouché de la vallée d'Angrogne et détruit par les Français durant leur occupation. Il y mit une forte garnison qui se distingua par ses cruautés. Il fit aussi occuper le château du Villar, dans la même vallée, celui de Pérouse dans celle de ce nom, et celui du Perrier dans celle de Saint-Martin. Le gros de l'armée était à la Tour, d'où elle pouvait se jeter ait nord sur Angrogne, à l'occident sur Villar et Bobbi, et ait midi sur Bora. À l'orient, Saint-Jean, Bubbiana, etc., étaient déjà occupés.

Le lundi, 4 novembre, la Trinité essaya encore ses forces par une expédition à la Combe, hameau populeux sur la hauteur qui domine le Villar, où les habitants de cette commune avaient retiré leurs familles et leurs biens meubles. Mais ses troupes durent battre en retraite avec perte, ainsi qu'au Taillaret, hameau montagneux au nord-ouest de la Tour. Dans ces combats> les Vaudois avaient fait preuve de capacité militaire, de courage et d'une résolution bien arrêtée de mourir plutôt que de livrer leurs familles à l'ennemi. Le général comprit qu'il avancerait peu, s'il n'appelait à son aide la ruse et la politique. Il avait découvert dans ces montagnards une si grande sincérité et bonhomie, unies à un désir ardent de paix, une ignorance si complète des intrigues, et une confiance si extraordinaire en la bonne foi d'autrui, qu'il vit immédiatement tout le parti qu'il pourrait en tirer. Après avoir employé adroitement Jacomel, l'inquisiteur, et surtout Gastaud, son secrétaire intime qui feignit d'aimer l'Évangile, le comte ne rougit pas de tromper les principaux d'Angrogne appelés auprès de lui, en leur citant de prétendus discours du duc et de la duchesse des plus flatteurs pour eux, mais aussi des plus propres à les endormir, leur laissant entrevoir qu'au moyen de certaines complaisances tout pourrait s'arranger amicalement. Il réussit ainsi à leur faire déposer dans la maison d'un de leurs syndics quelques-unes de leurs armes dont il s'empara, à laisser célébrer, soi-disant pour la forme, une messe dans le temple de Saint-Laurent à Angrogne, et à se faire conduire, lui général ennemi, au Pradutour, forteresse, naturelle, refuge ordinaire en temps de persécution. Certainement les gens d'Angrogne poussèrent un peu loin la confiance ou la simplicité. Enfin, Pour couronner l'oeuvre, il les engagea et après eux les autres communes, malgré l'opposition de quelques hommes clairvoyants et de la plus grande partie des ministres (9), à envoyer les principaux de leurs vallées en députation au duc, résidant alors à Verceil (Turin étant toujours au pouvoir des Français), pour obtenir la paix.

Par cet artifice, le comte de la Trinité atteignit plus d'un but. Il endormait la vigilance de ces pauvres gens; il amollissait leur résolution par l'espérance de la paix; il les privait de leurs meilleurs conseillers et les empêchait de rien faire contre lui, de crainte de compromettre la négociation et même la vie de leurs chefs, actuellement entre les mains des papistes. D'un autre côté, par ces mesures, le comte ne s'était imposé aucune gêne à lui-même et restait libre de ses mouvements comme on put le remarquer bientôt.

Table des matières

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(1) Il est appelé Marcellin , dans une lettre écrite à un seigneur de Genève, par Scipion Lentulus , pasteur aux Vallées a cette époque. (LÉGER,... II ème part, , p. 34.) )

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(2) On prononce Truquet.

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(3) Ils furent capturés par des Turcs sur la mer de Nice puis rançonnés.

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(4) Botta dit lui-même : « Il duca désideroso di non far sangue penso d'instituire un colloquio, per cui sperava di potergli acquistare alla religione dei piu Storia d'Italia t. II, p. 423.)

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(5) Cinquante mille écus par mois et l'abandon de son revenu d'un an de tous les biens ecclésiastiques des états de son altesse. (GILLES,.... chap. XVIII, p. 115.)

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(6) C'est le chiffre qu'en donne le pasteur de Saint-Jean, Scipion Lentulus, dans sa lettre à un seigneur de Genève. (lEGER,... II ème part. p. 35. )

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(7) Voir la même lettre de Lentulus.

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(8) Selon la même lettre.

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(9) Voir la lettre de Lentulus déjà citée.

  CHAPITRE XIX.

LES VAUDOIS RENTRÉS SOUS LA DOMINATION DE LEUR PRINCE LÉGITIME SONT PERSÉCUTÉS AVEC LA DERNIÈRE RIGUEUR.

Suite

Retour des Vaudois sous la domination de Savoie. Emmanuel-Philibert, sollicité, publie un édit de persécution, en 1560. L'inquisition sévit dans la plaine. - Martyrs à Carignan, à Méane, à Barcelonnette. - Démarches des Vaudois. - Cruautés. - Commissaires du duc aux Vallées. - Les moines de l'Abbadie et leurs victimes. - Concession momentanée du duc. - Mission de Poussevin. - Dispute publique. - Dernières démarches. - Préparatifs de défense. - Le comte de la Trinité aux Vallées, avec une armée, recourt à la ruse, éloigne les notables. - Oppression croissante. - Alliance avec le val Cluson - Les Vaudois attaqués à réitérée fois, dans leur refuge du Pradutour, toujours vainqueurs. - Trêve. - Signature du traité de paix; base des relations futures des Vaudois avec leur souverain.


À peine les députés étaient-ils partis pour Verceil que le comte recommença de molester les gens du Taillaret, hameau considérable de la commune de la Tour, situé au nord-ouest, an pied du majestueux Vandalin. Cette localité est d'une certaine importance en temps de guerre, étant à la jonction des chemins de montagne qui mettent en communication les hameaux supérieurs du Villar avec le bourg de la Tour, comme aussi ces mêmes hameaux et bourg avec le vallon du Pradutour de la vallée d'Angrogne. Se plaignant de manque d'égards pour lui et de menaces faites à ses gens (c'était le loup se disant offensé par l'agneau), il exigea d'abord qu'on s'humiliât devant lui, puis qu'on lui remit toutes les armes, puis il saccagea les habitations, sans doute pour qu'elles fussent abandonnées et que le chemin des monts lui restât ouvert. Il fit aussi des prisonniers en grand nombre. Il se conduisit de la même manière dans les hameaux du Villar. L'oppression devint telle qu'à la Tour, sous les yeux du général, nul, ni rien n'était en sûreté, et que les évangéliques du bourg cherchaient à se mettre à couvert, eux, leurs femmes et leurs filles, avec ce qu'ils pouvaient emporter, dans les antres des rochers, quoique ce fût en hiver. D'autres plus heureux trouvèrent un asile dans les communes voisines. Les soldats les suivaient à la piste. Citons un fait. Ils trouvèrent dans une caverne un vieillard de cent trois ans et sa petite-fille qui le soignait. Après avoir tué l'homme vénérable, ils allaient outrager la fille, quand elle s'élança en bas les rochers, préférant la mort à la honte.

La Trinité imposa aussi à la vallée une contribution forcée de seize mille écus. Il exigea ensuite le renvoi des ministres; au moins, disait-il, jusqu'au retour des députés. On dut, on plutôt, on crut devoir y consentir. Il espérait pouvoir s'assurer de leurs personnes à leur départ; mais les Vaudois prirent de telles précautions, qu'ils les conduisirent en sûreté, bien qu'au travers des neiges et par les hauts passages de Giulian, puis du val Saint-Martin, chez leurs frères de Pragela sur terre de France. Étienne Noël, pasteur d'Angrogne, seul avait été excepté, comme par une faveur du comte qui paraissait avoir pour lui une grande estime. Mais on vit bientôt que c'était dans l'espérance de l'enlever plus sûrement. Le coup manqua heureusement, grâce à l'attachement des paroissiens de Noël, qui le protégèrent contre les soldats envoyés pour le saisir et qui le conduisirent hors de leur atteinte.

Enfin, le comte de la Trinité, après avoir détruit tout le vin et toutes les récoltes qu'il ne put emporter, et après avoir brisé tous les moulins qu'il lui fut possible, conduisit son armée en quartier d'hiver dans la plaine, laissant toutefois de fortes garnisons dans les forts et châteaux de la Tour, du Villar, de la Pérouse et du Perrier.

Pendant l'absence du chef, ces garnisons commirent toutes sortes de cruautés et d'infamies. Mais il est plus honorable de les taire que de les raconter.

L'on attendait aux Vallées avec une grande impatience les députés envoyés à Verceil pour obtenir une capitulation honorable. L'on annonça, enfin, leur retour dans leurs montagnes chéries, au sein de leurs familles et de leurs frères persécutés. Mais, à leur air souffrant, à leur regard abattu, on vit, avant même qu'ils ne parlassent, qu'ils n'apportaient aucune bonne nouvelle; qu'ils avaient été cruellement trompés, qu'ils étaient honteux tout à la fois d'eux-mêmes et du rôle qu'on leur avait fait jouer. Gastaud, le secrétaire du comte, racontèrent-ils, les avait effrayés, et leur avait fait présenter au duc une lettre toute différente de celle que leurs frères des Vallées les avaient chargés de remettre. Ils avaient dû demander pardon à son altesse et ensuite au légat du pape. Durant les six semaines de leur séjour à Verceil, ils avaient été continuellement harcelés par les moines. On les avait accablés d'injures et de menaces, au point qu'ils s'étaient vus contraints de promettre d'aller à la messe. Ils apportaient l'ordre formel aux communes vaudoises de recevoir des prêtres, de fournir à leur entretien et de consentir au culte romain, à l'introduction de la messe, par conséquent, sous peine d'une extermination générale.

Que faire ? la situation avait empiré. Il ne restait de choix qu'entre l'apostasie avec la paix, mais au prix du salut de leur âme, et de la fidélité à Dieu, à sa Parole, à l'Église des apôtres avec une perspective de maux affreux et immédiats, mais avec l'approbation de la conscience et l'espérance de la couronne de vie dans le ciel auprès du Seigneur. Placé entre ces deux alternatives, le peuple choisit la bonne part. Aux avantages de ce monde, il préféra la vie éternelle. Il rejeta les conditions honteuses qu'on lui faisait au nom du prince. Il rappela ses pasteurs et rendit au service divin sa publicité et sa forme usitée. Là où l'on avait souffert l'introduction de quelques images dans le temple, à Bobbi, par exemple, on les en arracha avec indignation. Partout se manifesta hautement l'intention généreuse de tout souffrir, jusqu'à l'incendie, la fuite et la mort, plutôt que de renier la foi de leurs pères.

Les pasteurs reçurent aussi, dans ces circonstances critiques, des lettres pleines d'affection et de sympathie chrétienne de leurs frères de l'étranger. La certitude du vif intérêt qu'on leur portait, la connaissance des prières qu'on faisait en divers lieux en leur faveur, les conseils de la charité la plus pure et les encouragements à ne regarder et à ne s'attendre qu'à Dieu pour leur délivrance: tous ces témoignages leur firent du bien, ils se sentirent moins seuls dans la lutte.

L'attachement sincère que leurs voisins et coreligionnaires du val Cluson ou Pragela (1) leur avaient toujours montré dans les jours de joie, comme dans ceux de deuil et de persécution, notamment dans les derniers événements, fit songer à renouveler l'ancienne union. Des députés des trois vallées passèrent les monts couverts de neige et vinrent proposer l'alliance aux communautés val-clusonnes, que leur souverain François II, roi de France, avait donné ordre de persécuter aussi. Acceptée sans hésitation, elle fut aussitôt jurée. On convint de se secourir mutuellement de toutes les forces disponibles, toutes les fois que leur ancienne Église apostolique serait persécutée. On réserva cependant la fidélité, que les contractants devaient à leurs souverains respectifs; (2). Les envoyés des vallées de Luserne, de Pérouse et de Saint-Martin reçurent le serment de leurs frères du Dauphiné qui, à leur tour, envoyèrent des députés recevoir le serment de leurs alliés. Ils arrivèrent par le Giulian à Bobbi, où l'union fut jurée par l'assemblée unanime de tous les pères de famille. Ils purent même voir, le lendemain, le premier acte agressif de ces hommes paisibles, qui dans l'espérance de la paix s'étaient jusque-là bornés à la plus stricte défensive. Tout le peuple des hameaux occidentaux de la vallée de Luserne vint se ruer, semblable à un torrent de leurs montagnes, sur la forteresse du Villar, réclamant la mise en liberté de leurs parents prisonniers dans ses cachots. Les gentilshommes de la contrée enfermés dans le château, firent avec la garnison une vigoureuse défense. Les Vaudois manquaient de canon et de machines de siège. Une partie d'entre eux devait surveiller la route de la Tour, car ils y livrèrent, en quatre jours, trois combats aux troupes que le commandant du château de ce dernier lieu envoyait au secours de ses compagnons d'armes. Cependant les assiégés mal approvisionnes, et surtout manquant d'eau, durent capituler au dixième jour. Ils rendirent le fort qui fut aussitôt démoli, et s'estimèrent heureux d'être reconduits à leurs avant-postes, la vie sauve.

Dans l'intervalle, les députés de toutes les communes s'étaient réunis et avaient ratifié et juré l'union, se promettant secours mutuel et s'engageant à ne rien conclure les uns sans les autres. Entre les mesures de détail qu'ils prirent, on ne peut omettre la levée d'une troupe d'élite de cent arquebusiers constamment de service, destinée à se porter en hâte sur les points menacés, et appelée à cause de cela la compagnie volante. Et, chose digne de remarque aussi bien que d'une juste louange, deux pasteurs furent désignés pour l'accompagner à tour, dans toutes ses expéditions, pour lui rappeler les devoirs du chrétien, s'opposer à tout excès, et célébrer régulièrement avec elle un service religieux.

Il était bien temps de se préparer au combat; car le comte de la Trinité, ayant appris le siège du fort du Villar, s'était hâté de rassembler ses troupes disséminées en quartier d'hiver dans la plaine et de les jeter dans la vallée de Luserne. Il est vrai que, arrivé, le 2 février 1561, un jour après la reddition du fort, il renonça pour le moment à ses vengeances sur le fond de la vallée; mais après avoir encore essayé, quoique inutilement, de diviser ses adversaires en faisant aux Angrognins des offres et des promesses, il reprit ses préparatifs contre la citadelle de ces montagnes, nous voulons dire contre la partie supérieure du vallon d'Angrogne, nommé le Pradutour. Cet endroit, célèbre dans l'histoire des Vallées (3), a la forme d'un immense entonnoir, dont les bords ont une hauteur diverse, et qui est déchiré sur l'un de ses côtés. Il est entouré, an nord, des liantes cimes rocheuses de l'Infernet et de Soiran qui le séparent du val Saint-Martin; à l'occident, par la ceinture infranchissable des monts neigeux du Rous et des pics dentelés, rivaux du Vandalin, qui enveloppent un vallon alpestre, la Sellaveilla avec ses chalets d'été; au midi, par les flancs échancrés du superbe Vandalin, qui s'abaisse en pentes rapides sur le large plateau de Costa-Roussina, d'où l'on descend au sud vers le Taillaret et dans la plaine de la Tour; enfin, à l'orient, par des pâturages plus on moins inclinés et par le massif de rochers, nommé la Rocciailla, qui, quoique inférieur en hauteur aux orgueilleux pics du voisinage, forme cependant une barrière infranchissable entre le pied du mont Cervin au nord, et le torrent de l'Angrogne au midi. Entre ces monts imposants et la Rocciailla, s'étendait au bord d'une eau pure et mugissante une prairie, le Praou Prédutour avec sa bourgade, et de tous côtés, sur les pentes, de petits domaines avec leurs édifices rustiques entourés d'arbres fruitiers.
Ce quartier fort peuplé en été l'est beaucoup moins en hiver; mais il n'avait pas cessé de l'être dans les mois rigoureux de la fin de 1560 et du commencement de 1561. La rentrée dit comte de la Trinité dans les Vallées avait fait refluer aussitôt les Angrognins dans leur asile. Un moulin y existait déjà pour les besoins de la localité; on en construisit un second par prudence. (GILLES,- chap. XXIII, p. 142.)

L'ennemi, comprenant fort bien que l'asile du Pradutour était le coeur des Vallées et qu'on ne les blesserait à mort qu'autant qu'on s'en rendrait maître, dirigea tous ses efforts de ce côté. Après deux attaques successives de la partie inférieure d'Angrogne, une première infructueuse, par les Sonnagliettes ou Roccamanéot, et une seconde, opérée de divers côtés à la fois avec de grandes forces et un plein succès, quoique chèrement payé, le comte de la Trinité en était resté maître jusqu'à la Rocciailla et à la Cassa. Puis, après avoir porté l'incendie dans tous les hameaux, sans pouvoir toutefois consumer les deux temples, il assaillit le Pradutour, le 14 février, par trois points différents ; savoir, par son entrée naturelle, au sud-est, le long du torrent et au pied de la Rocciailla, par les hauteurs qui le séparent au nord-est du vallon de Pramol, et au nord, par celles de la vallée de Saint-Martin. L'attaque par la route ordinaire, au sud-est, s'annonça par l'incendie. À la vue des flammes, consumant les hameaux abandonnés, les réfugiés pouvaient croire que l'armée approchait; ils se seraient peut-être jetés en masse dans cette direction, si l'on n'avait soupçonné une feinte et réfléchi qu'en tous cas quelques hommes suffiraient pour défendre un si étroit passage. L'on ne s'était pas trompé. De ce côté, l'attaque n'était que simulée. Six arquebusiers arrêtèrent et mirent en fuite ce qui se présenta. Un corps de troupe, qui se montra tout-à-coup sur le plateau de la Vachère an nord-est de la Rocciailla, venant de Pramol (4), où il avait passé la nuit, éprouva le même sort. Mais, tandis que nos pâtres aguerris les poursuivaient, l'on aperçut du quartier du Pradutour, sur les pentes des hautes montagnes qui le séparent au nord du val Saint-Martin, une masse considérable de soldats qui descendaient en toute hâte. Un cri d'effroi est jeté.
La foule sans défense adresse une prière fervente à Dieu (5), et tandis que quelques-uns courent avertir leur force principale, occupée à la poursuite des fuyards du côté de la Vachère, vingt-cinq à trente hommes seulement montent à la rencontre de l'ennemi. Bientôt rejoints par leurs frères victorieux et par la compagnie volante, en face des papistes, ils se jettent à genoux, priant Dieu de les secourir, et tombent avec tant d'impétuosité sur leurs adversaires, qu'ils les culbutent, les épouvantent et les chassent devant eux. Deux fois, les malheureux soldats, fatigués par une marche inaccoutumée et forcée sur le gazon glissant ou sur les pierres roulantes de la montagne, se retournent, préférant se battre plutôt que de gravir ces mêmes pentes sans fin qu'ils ont descendues, et deux fois effrayés de la force et, du courage croissant des Vaudois, ils reprennent la fuite en se dispersant. Le montagnard au jarret vigoureux et exercé les atteint bientôt et les immole. Le carnage fut grand, mais il l'aurait été bien davantage, si le ministre de la compagnie volante ne l'eut fait cesser partout où il put se porter et faire entendre sa voix.

Ce combat coûta la vie à deux des principaux chefs de l'armée du comte. L'un, Charles Truchet, seigneur de Rioclaret, qui avait persécuté ses propres vassaux, comme nous l'avons vu, et qui était l'un des promoteurs de cette guerre, terrassé d'abord par une pierre lancée avec la fronde et abandonné des siens, eut la tête coupée par sa propre épée, dont son vainqueur le frappa. Son général et l'armée le regrettèrent, car il était vaillant et expérimenté. L'autre chef, Louis de Monteil, qui s'était enfui l'un des premiers, avait déjà passé la crête des monts quand un jeune homme de dix-huit ans l'atteignit sur les neiges, refusa sa rançon et le tua.

Ainsi s'évanouirent pour les papistes les espérances de cette grande journée. Dieu avait accordé la victoire à ses enfants. Les pasteurs et tous ceux qui ne pouvaient combattre n'avaient cessé du matin jusqu'au soir d'invoquer son nom, comme Moïse, Hur et Aaron lorsque Israël combattait Amalec. Le soir dans toutes les directions, l'air retentissait du chant des louanges du Dieu fort et de paroles d'actions de grâces. Cette victoire valut aux Vaudois un butin considérable d'armes, de vêtements et de provisions de guerre.

N'ayant pas réussi au Pradutour, la Trinité, qui avait déjà incendié la plupart des hameaux d'Angrogne, déchargea sa colère sur quelques communautés du val Luserne. Il surprit celle de Rora, composée de quatre-vingts familles, et située dans un vallon derrière la montagne qui s'élève de la rive droite du Pélice au midi de la Tour et du Villar, et qui, incliné vers l'orient, verse ses eaux dans la rivière qu'on vient de nommer à peu de distance du bourg de Luserne. Cependant, malgré les forces que le général y envoya, ce ne fut que le troisième jour qu'il se rendit maître du village. Mais, grâce au courage déterminé de ses hommes valides et surtout de la compagnie volante envoyée à leur secours, toutes les familles et même quelque peu de leurs biens purent être sauvés et conduits au travers des neiges par d'affreux sentiers au Villar où on les reçut avec la plus touchante hospitalité.

Le Villar avait aussi été désigné par le comte à ses chefs. Son armée s'ébranla de la Tour, divisée en trois corps, le gros de l'infanterie par le grand chemin, la cavalerie avec les pionniers et quelques troupes légères le long du Pélice dans la plaine; la troisième colonne suivait de l'autre côté de la rivière le sentier qui traverse l'envers de la Tour pour arriver entre Bobbi et Villar. Les troupes du duc eurent l'avantage sur un terrain aussi découvert. Les Vaudois durent plier sur tous les points. Peut-être s'opiniâtrèrent-ils trop à défendre quelques positions avancées. Pendant ce temps, ils furent tournés et durent battre en retraite avec quelque perte, abandonnant le Villar pour se porter dans les vignes, à l'entrée de la Combe que l'ennemi ne put jamais forcer. Ils virent leur beau et grand village incendié sous leurs yeux, mais en s'estimant moins malheureux de ce désastre que si l'ennemi s'était établi et fortifié dans leurs demeures.

La Trinité poursuivit ses ravages dans le fond de la vallée, pillant, incendiant et tuant. Il essaya même d'attaquer avec des forces considérables les hameaux supérieurs (le la commune du Villar; mais il dut y renoncer et s'en retourner avec perte.

L'on était parvenu à la fin de février. Le comte voyant soit armée fort affaiblie employa un mois à la renforcer. De nouvelles troupes arrivaient tous les jours au quartier général. Le duc de Savoie avait même obtenu du roi de France dix compagnies de fantassins et quelques autres troupes d'élite (6). Un corps d'Espagnols joignit aussi les drapeaux de la persécution. En sorte que, de quatre mille hommes, nombre auquel se montait d'abord. l'armée de la Trinité, elle s'accrut jusqu'au chiffre d'environ sept mille. Elle comptait dans ses rangs la noblesse du pays. À la tête d'une aussi belle armée, le comte se crut assuré de réussir, et son premier effort se porta encore contre le coeur et le boulevard des Vallées, contre l'asile de tous les fugitifs, contre le célèbre Pradutour. Il l'attaqua, le 17 mars, à l'orient, par le chemin le long du torrent, au bas de la Rocciailla, par la croupe ou arête de la montagne, au nord-est de la même Rocciailla où les Vaudois avaient élevé sur toute la largeur un formidable rempart (7), et par un sentier intermédiaire, un peu au-dessous de ce dernier, sentier dangereux à travers les rochers, et qu'on n'avait pas songé, à cause de cela, à garnir de défenseurs. Peu s'en fallut que l'ennemi ne pénétrât par cet étroit passage, car toutes les forces des Vaudois étaient rassemblées aux places principales de défense; heureusement, il fut aperçu à temps et repoussé. Battu à la fois sur les trois points d'attaque, le général ennemi vit tuer sous ses yeux ses meilleurs officiers et décimer ses troupes d'élite si belles et si renommées. Il renonça donc au dessein de continuer l'assaut les jours suivants, quoiqu'il eût fait les préparatifs pour cela, et se retira le soir même avec soit armée harassée et ses blessés, laissant un grand nombre de morts au pied du rempart et sur tous les abords.

Pendant que l'armée battue se retirait en grande hâte, les Vaudois auraient pu lui causer des pertes irréparables, en l'attaquant dans les défilés, au passage des torrents ou le long des précipices ; c'était aussi le désir d'un grand nombre. Mais les principaux chefs, et surtout les ministres, ne voulurent jamais y consentir, rappelant qu'on était convenu de n'employer les armes que pour défendre sa vie, et de n'en user qu'aussi longtemps qu'elle serait menacée, modération admirable, et d'autant plus exemplaire, que ceux qu'on épargnait étaient sans pitié.

Le succès de cette journée redonna du courage et de l'espérance aux Vaudois. Les ennemis, au contraire, en furent déconcertés et abattus. Dieu combat pour eux, s'écriaient-ils; et ces paroles se répétaient dans tout le Piémont. Le comte parut même désirer la paix, et fit faire à ces paysans invincibles des propositions d'accommodement. Ils répondirent qu'ils souhaitaient aussi de voir la guerre faire place à une honorable paix, qui leur permît de servir Dieu avec une bonne conscience. Mais ils n'osèrent se fier à lui, ayant été déjà plus d'une fois la dupe de ses belles paroles, et ayant même expérimenté que c'était lorsqu'il parlait de paix qu'il méditait les coups les plus rudes. Ils se montrèrent plus confiants à l'égard de Philippe de Savoie, comte de Raconis, qui, quoique haut commissaire de la persécution, paraissait désapprouver cette guerre. Ils reçurent avec faveur son envoyé, ce même Gilles de Briquéras, qui était parvenu à remettre leurs doléances, réclamations et apologie à la princesse de Savoie, à Nice, l'année précédente. Mais le plus triste événement vint interrompre cette négociation. Gilles, quoiqu'il se fit tard, voulut se rendre le même soir au quartier de son seigneur. On lui donna une escorte; mais l'ayant renvoyée trop tôt, il fut tué par deux hommes d'Angrogne qui le rencontrèrent. Les démarches qu'on fit aussitôt auprès du comte de Raconis, et la remise immédiate des coupables, lavèrent de tout soupçon l'autorité vaudoise. Mais la négociation fut interrompue pour le moment.

Pendant ces pourparlers, l'armée du comte était allée dans la vallée de Saint-Martin débloquer le château du Perrier, étroitement par les Vaudois du voisinage et par leurs voisins et alliés du val Cluson. À son approche les assiégeants se retirèrent avec leurs frères des villages inférieurs dans les hameaux. du haut de la vallée, où ils se défendirent avec succès pendant un mois, après lequel ils eurent la joie de voir l'ennemi s'éloigner.

Les Vaudois retirés dans les localités les plus âpres et les plus sauvages, pressés, entassés dans un petit nombre de cabanes avec toutes leurs familles, voyaient diminuer rapidement leurs provisions, en même temps que grossir le nombre de leurs frères fugitifs, qui venaient réclamer d'eux un abri et du pain. On eût pu craindre que la disette ne se fît sentir et ne vint, ajoutée à tant d'autres souffrances, affaiblir les corps et décourager les coeurs. Mais celui qui avait nourri Élie sur les bords du Nérith fournit aussi de vivres ses serviteurs réfugiés vers les sources des torrents de leurs montagnes, et il remplit à souhait de farine et d'huile les vases des veuves, dos enfants et des pauvres, comme il l'avait fait autrefois à Sarepta pour la pieuse veuve.

Le printemps commençait à faire sentir, même sur les monts, sa douce chaleur. Mais, tandis que le souverain bienfaiteur et dispensateur de toutes choses allait rendre la vie à la création endormie et féconder la terre, le cruel comte de la Trinité ne songeait qu'à détruire de nobles créatures et à arroser le sol de leur sang. Il voulait à tout prix pénétrer dans l'asile du Pradutour pour y éteindre sa soif dans un bain de sang, semblable à un loup amaigri, qui, la gueule béante, la langue desséchée et pendante, rôde depuis bien des jours, la rage dans le coeur, autour d'une multitude de brebis et d'agneaux parqués dans une bergerie bien close, y cherchant quelque ouverture pour s'y introduire. Le comte espéra enfin l'avoir découverte. Il se proposa de surprendre le Pradutour par le Taillaret. On se souvient que le hameau de ce nom est situé au nord de la Tour, sur le versant méridional d'un plateau médiocrement élevé (au pied du flanc oriental du Vandalin), qui sépare la vallée de Luserne, et la commune de la Tour en particulier, du vallon supérieur d'Angrogne, ou Pradutour.

Pour réussir, par ce côté-là, il était de toute nécessité d'arriver sans bruit, avec toute la colonne expéditionnaire, sur le plateau de Costa-Roussina avant que l'alarme eût pu être donnée; sinon on s'exposait à être assailli et infailliblement repoussé d'en haut, en gravissant une pente de plus de deux lieues de longueur. La triste fin de Truchet et de sa division taillée en pièces dans une situation pareille, par un petit nombre de pâtres, était une leçon suffisante. Il fallait donc, si la chose était possible, endormir la vigilance des gens du Taillaret et de leurs voisins. Le comte, à qui les paroles trompeuses coûtaient peu, persuada à quelques particuliers influents du Taillaret, et en particulier au capitaine Michel Reymondet, de le venir trouver, leur ayant envoyé le sauf-conduit nécessaire. Il flatta leur vanité en leur disant que le duc les estimait et qu'il leur donnerait des preuves de son bon vouloir, s'ils posaient les armes et cessaient de lui montrer de la défiance et un esprit de révolte par les patrouilles incessantes qu'ils se permettaient de faire sans nécessité. Il les assura que, s'ils restaient en repos, il empêcherait ses soldats de leur causer le moindre déplaisir; mais que, dans le cas contraire, il les châtierait avec la dernière rigueur.

La vanité de ces pauvres gens ainsi mise en jeu, ils promirent de rester en repos, et ils gardèrent leur parole, malgré les sérieux avertissements et les reproches du ministre de la compagnie volante, à qui ils rendirent compte de leur voyage. Le ministre, augurant ce qui allait arriver, fit réunir sa compagnie d'arquebusiers à la Combe du Villar, placer des sentinelles et envoya des messagers dans diverses directions annoncer une attaque prochaine.

En effet, à l'aube du jour, le petit corps d'élite, qui avait déjà rendu de si grands services à la cause vaudoise, fût averti par ses sentinelles avancées que les papistes montaient au Taillaret. Il se mit aussitôt en marche par un chemin affreux, le long des escarpements et des précipices, dans l'intention d'arriver au plus haut du Taillaret et au-dessus de l'ennemi, Cependant, celui-ci, en plusieurs bandes, surprenait toutes les bourgades de ce grand quartier. Un régiment d'Espagnols se fit remarquer par ses excès. Le crédule Reymondet échappa à peine avec sa femme qui était accouchée depuis peu et son petit enfant. Les troupes atteignirent le plateau. Les arquebusiers vaudois n'avaient pu arriver à temps. Du haut de la montagne, les ennemis virent devant eux, au nord, le grand et profond ovale du Pradutour. En moins d'une heure de descente, par les pentes de Barfé, ils en auraient atteint les habitations du côté du midi. Mais ils préférèrent suivre un sentier qui leur permît d'attaquer le Pradutour par le haut : c'est ce qui les perdit. Les Vaudois venaient d'achever la prière accoutumée du matin, quand, presqu'en même temps, leurs sentinelles avertirent de l'approche de l'ennemi sur trois points : par le plateau à leur midi dont il vient d'être fait mention, et à l'orient par les deux chemins au nord et au sud de la Rocciailla. Douze hommes seulement s'élancèrent tout d'abord au-devant de la colonne débouchant du plateau par l'étroit sentier, et ils suffirent pour l'arrêter.

Le voyageur, peu exercé aux courses de montagnes, ne marche qu'avec hésitation et tremblement sur le sentier à peine tracé qui coupe une pente rapide. Le pas de la plupart des soldats du duc n'était pas plus assuré; aussi s'arrêtèrent-ils, quand ils virent leur étroit passage barré par six hommes résolus, et des pierres, des débris de rochers que les six autres détachaient des hauteurs du voisinage rouler sur eux et menacer de les entraîner d'un même bond dans le ravin. Mais le, coeur leur manqua tout-à-fait à la vue des agiles et intrépides montagnards, accourant toujours plus nombreux au secours de leur avant-garde. Ils tournèrent le dos et s'enfuirent au plus vite sur le plateau ou était encore une partie de leur troupe. Sur ces entrefaites, la compagnie volante arriva par le flanc du Vandalin sur les hauteurs qui dominent le plateau, et s'abritant derrière de gros arbres, des rocs et de petits murs qui séparent les pâturages, fit un feu nourri et meurtrier. La colonne papiste, ramassée et à découvert, perdit beaucoup de monde, tandis que les tirailleurs des montagnes n'eurent que trois morts. Enfin, après avoir encore fait l'essai de reprendre l'offensive, elle battit en retraite, non par le Taillaret par lequel elle aurait été trop exposée, mais par le sommet de la montagne qui s'abaisse insensiblement, en contournant vers la Tour, et qui par son peu de largeur facilitait la défense.

Quant aux deux colonnes qui s'étaient avancées par Angrogne, comme elles devaient, non opérer seules, mais simplement appuyer l'attaque par le Taillaret, en faisant diversion, elles se retirèrent lorsqu'elles virent leurs frères d'armes en fuite sur la montagne voisine.

Telle fut l'issue du dernier combat livré aux Vaudois dans cette campagne. Le comte de la Trinité craignant peut-être, après tant de revers, de se voir attaqué dans ses quartiers de la Tour par les montagnards aguerris, détala le soir même et se retira à Cavour avec une partie de ses troupes. De là, il menaçait encore de tout ravager, d'aller couper les blés en herbe, les vignes et les arbres. Mais une dangereuse maladie qui l'atteignit, et le fit descendre jusqu'aux portes du tombeau, rendit impossibles ses sinistres projets. Pendant son inactivité forcée, les Vaudois renouèrent avec Philippe de Savoie, comte de Raconis, les relations interrompues par le meurtre de Gilles de Briquéras. Ce prince, qui dans l'acquit de sa charge de haut commissaire avait toujours fait preuve de modération, se montra favorable à la paix. Il consentit à transmettre à madame la duchesse les voeux et une requête de ses sujets persécutés, tendant à obtenir des conditions que leur conscience pût accepter. Ayant reçu les pouvoirs nécessaires pour traiter, le comte de Raconis déploya une bienveillance pleine de confiance, qui abrégea la négociation et, après un mois de pourparlers, amena un accord résolvant toutes les questions pendantes et signé par les deux parties.

Un pardon général y était accordé à tous ceux des Vallées et d'ailleurs, qui avaient pris les armes contre son altesse et contre leurs seigneurs particuliers, pour cause de religion.

La liberté de s'assembler dans les lieux accoutumés pour ouïr des prédications, et pour célébrer tous les actes de leur religion, était reconnue à la majeure partie des communautés des trois vallées (8), ainsi que celle de construire des édifices à cet usage. Mais le droit de prêcher et de se réunir était formellement refusé, en dehors des limites indiquées dans la capitulation. Toutefois les ministres étaient autorisés à faire des visites pastorales à ceux des leurs qui seraient domiciliés dans des lieux où il n'y avait pas d'exercice public de leur religion (9), pourvu que ces visites se fissent avec prudence et discrétion. Il était spécifié, qu'on ne regarderait point comme une infraction au présent accord, ni comme une prédication prosélytique, les réponses qu'un Vaudois pourrait faire lorsqu'il serait interrogé touchant sa foi.

Tous les fugitifs des dites Vallées et tous ceux qui auraient abjuré ou promis d'abjurer avant, la guerre étaient admis à rentrer dans leurs maisons, avec leurs familles, ainsi que dans le libre exercice de leur religion. Leurs biens devaient leur être restitués, tous ceux du moins qui leur avaient été enlevés par le fait de cette guerre. La même promesse était faite à ceux de la vallée de Méane et à ceux de Saint-Barthélemi.

On assurait à tous la restitution, par voie de justice, de leurs meubles et de leur bétail (sauf ce qui aurait été enlevé par les soldats), ainsi que le rachat des objets vendus, au même prix que les acquéreurs les auraient payés. Le même droit était garanti aux catholiques contre les Vaudois.

On confirmait aux susdits Vaudois (10) toutes franchises et immunités, ainsi que tous privilèges, tant généraux que particuliers, concédés, soit par son altesse, soit par ses prédécesseurs, soit par des seigneurs, pourvu qu'ils ressortissent de documents publics.

Une bonne justice leur était promise.

Un rôle des fugitifs à réintégrer serait dressé et remis à son altesse.

Le duc se réservait de pouvoir construire un fort au Villar; mais il donnait à la fois l'assurance de ne pas s'en servir au préjudice des biens et des consciences de ceux des Vallées.

Le duc exigeait aussi des susdits de renvoyer ceux de leurs pasteurs qu'il indiquerait; mais en retour, il leur permettait de les remplacer auparavant. Il excluait toutefois de leur choix le pasteur Martin du Pragela.

Le droit de faire célébrer des messes et autres offices du culte romain dans toutes les paroisses des Vallées était réservé par son altesse. Mais elle reconnaissait à son tour à ceux de la religion opposée la liberté de ne pas y assister, en leur imposant toutefois l'obligation de laisser faire ceux qui voudraient y venir.

Remise était faite aux susdits de tous les frais de guerre, ainsi que des huit mille écus qu'ils redevaient à son altesse sur les seize mille qu'ils s'étaient engagés a payer.

Tous les prisonniers restés entre les mains des soldats seraient relâchés contre une rançon modérée; tous ceux qui pour cause de religion auraient été envoyés aux galères seraient mis en liberté gratuitement.

Il était permis à tous ceux des vallées de Méane et autres lieux mentionnés dans la capitulation, les ministres exceptés, de s'arrêter, d'aller et de venir, d'acheter, de vendre et de trafiquer dans les états de son altesse, pourvu qu'ils eussent leur domicile dans l'intérieur de leurs limites (11), et qu'ils s'abstinssent dans leurs voyages de controverser, de prêcher et de faire des assemblées.

Ce traité de paix fut signé, à Cavour, le 5 juin 1561, an nom du duc, par Philippe de Savoie, comte de Raconis, et au nom des communautés des Vallées, par deux pasteurs, François Val, ministre du Villar, Claude Berge, ministre du Taillaret, et par deux des principaux députés, George Monastier, syndic d'Angrogne, et Michel Reymondet, envoyé dit Taillaret (12). (V. LÉGER,... II ème part., p. 38. - Storia di Pinerolo,... Torino, 1834, t. III, p. 54.)

Tel fut l'accommodement qui intervint, grâce au coeur noble et généreux du glorieux Emmanuel Philibert, secondé par sa royale épouse, Marguerite de France, par le loyal Philippe de Savoie, comte de Raconis, et assurément par la majorité d'un conseil éclairé et juste. Que ce soit un accord, un traité ou une patente, peu importe; l'essentiel est que le contrat ait eu son effet, selon l'engagement des parties signataires. Appeler faiblesse blâmable un tel acte de clémence, il est vrai, mais aussi de justice, comme l'a fait l'historien Botta, parce que le duc de Savoie a admis le concours de ses sujets vaudois pour régler et déterminer les points de cet accommodement, nous paraît une critique mal fondée autant qu'injuste. Car pourquoi un souverain n'admettrait-il pas ses peuples à exprimer leur adhésion à l'acte, solennel qui règle leurs rapports avec lui, surtout lorsque, étant de religions différentes, il s'agit de régulariser un mode de vivre qui concilie ses droits avec l'acquit des devoirs qu'ils s'estiment obligés de rendre à Dieu. Loin d'être coupable de faiblesse, le prince qui condescend aux besoins religieux de ses sujets ne se montre que juste, et s'il consent à leur donner des garanties par un accord signé des deux parts, il fait preuve d'une haute sagesse, il se place au rang élevé et glorieux de pète de son peuple. Certes, la maison de Savoie n'a pas à regretter la politique qu'elle a suivie. Si, pour condescendre aux exigences de Rome, elle a dû souvent persécuter ses sujets vaudois, en leur rendant ensuite sa bienveillance, elle a aussi tellement conquis leurs coeurs, que leur attachement, leur fidélité et leur dévouement pour elle ne se sont jamais démentis. ( Storia d'Italia da CAROLO BOTTA,... t. Il, p. 428, etc.; Parigi, 1832.)

Botta remarque encore que, quoique le duc observât l'édit pendant quelques années, il ne voulut cependant jamais le ratifier, ni le faire enregistrer par le sénat et par la chambre des comptes, formalité indispensable pour qu'il acquît force dédit exécutoire. Mais cette argumentation est étrange. L'authenticité du traité ne saurait être niée (13), et son exécution, n'eût-elle été que momentanée, est également, une preuve suffisante pour en constater la valeur. La suite de cette histoire démontrera, d'ailleurs, qu'il est devenu la base des relations ordinaires entre l'autorité civile et, les Vallées. Il est triste de voir recourir à un tel subterfuge, lorsqu'il est si essentiel que la parole du prince soit entourée de respect et de confiance. Honneur à Emmanuel Philibert, qui, pendant toute sa vie, a été fidèle à l'accommodement qui avait été fait en son nom !

Si les deux parties intéressées consentirent à la convention, y trouvant chacune leur avantage, une personne en éprouva un vif déplaisir ; ce fut le pape à qui le duc la communiqua. Le pontife de Rome S'en plaignit avec amertume. Il pensait que ce pernicieux exemple de tolérance pourrait trouver des imitateurs, et que, par leur lâche complaisance, l'hérésie s'implanterait à toujours dans tant de royaumes placés sous sa houlette. Les moines et les prêtres du Piémont se donnèrent beaucoup de mouvement, et, s'ils ne réussirent pas à faire rompre l'accord, ils en retardèrent on entravèrent l'exécution, particulièrement en ce qui concernait la restitution des biens confisqués ou enlevés (14), et la libération des prisonniers, surtout de ceux qu'on avait envoyés aux galères. Cependant Philippe de Savoie, comte de Raconis, ayant consenti à porter aux pieds de la duchesse les griefs des Vaudois, cette excellente princesse, après avoir encore appelé auprès d'elle le vénérable pasteur Noël d'Angrogne, obtint le redressement de tous les torts et la stricte exécution du traité. (Voir, pour tout ce chapitre, GILLES,... chap. XI à XXVIII. - LÉGER,... II ème part., p. 29 à 40.)
La persécution avait duré quinze mois, dont sept de guerre acharnée.

Quittons maintenant les vallées du Piémont et transportons-nous dans une de leurs anciennes colonies, en Calabre, pour assister à son entière destruction.

Table des matières

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(1) Vallée au nord des trois vallées vaudoises du Piémont : le val Chuson est la continuation de la vallée de Pérouse. - V. la carte.

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(2) Quoique le val Cluson soit sur le versant oriental des Alpes, enclavé dans les possessions piémontaises de la maison de Savoie, il avait fait partie du Dauphiné anciennement, et appartenait encore maintenant à la France.

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(3) Voir chap. XVI.

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(4) En faisant ce détour par Saint-Germain et Pramol, l'ennemi avait tourné le passage dangereux de la Cassa, un peu à l'est, traînée de débris de rochers roulés et épars.

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(5) Voir la lettre de Lentulus déjà citée.

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(6) Voir Léger (lui cite l'Histoire Universelle de d'Aubigni. (LÉGER, .... II ème part., p. 36, 37. - GILLES . chap. XXV, p. 150.)

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(7) il y avait sur ce point un rempart naturel, la Cassa, déjà mentionné ; un autre rempart élevé sur la Gavia qui domine, et un troisième à l'autre extrémité de la Vachère nommé, barricades.

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(8) Les lieux où les Vaudois étaient autorisés à se réunir en assemblées religieuses sont les suivants : - dans la vallée de Luserne, Angrogne, Bobbi, le Villar (avec cette condition que, si le souverain établissait un fort en ce lieu, les réunions religieuses ne se feraient plus dans le bourg, mais dans un des hameaux ou autre lieu qui plairait aux habitants), Val-Guiebard, Rora; - dans la communauté de la Tour, les hameaux du Taillaret et la Rua de Bonet (le bourg de la Tour était exclus) ; - dans la vallée de Saint-Martin, Praali, Rodoret, Macel, Maneille ; - dans la vallée de Pérouse, le Pevy (Peui), hameau de la paroisse de la Pérouse, le Grand-Dublon (hameau de la paroisse de Pinache), Saint-Germain (au quartier de Dormillouse), Rocheplatte (aux Gaudins). - Le droit de s'assembler dans des temples était donc refusé à ceux de Saint-Jean, (lu bourg de la Tour, de Bubbiana, etc., Rioclaret, etc.

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(9) La capitulation mentionne spécialement ceux de la commune de Méane, ainsi que ceux de Saint-Barthélemi voisins de Rocheplatte, comme autorisés à jouir de ce bénéfice.

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(10) Dans la capitulation aucun nom particulier, par exemple celui de Vaudois, n'est donné à ceux avec qui elle est faite.ils n'y sont désignés que par ces mots : Ceux des Vallées.

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(11) L'histoire de Pignerol mentionne, après cet article, un article supplémentaire qui ne se lit pas dans le texte donné par Léger; il porte en substance : qu'un Vaudois pourra obtenir le domicile hors de ses limites, dans les états de son altesse, s'il y trouve de l'emploi, comme serviteur ou fermier, ou encore, s'il y acquiert des propriétés, pourvu qu'il ne fasse point d'assemblée, etc. Cet article, inconnu à Léger, et cité par un auteur catholique, n'est pas sans importance. (V. Storia di Pincrolo,... Torino, 1831, t. III, p. 54. )

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(12) Les autres députés étaient Rambaud du Villar, Arduino de Bobbi, Jean Malanot de Saint-Jean, Pierre Pascal de la vallée de Saint-Martin, Thomas Roman de Saint-Germain pour la vallée de Pérouse.

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(13) Léger donne dans son histoire des preuves irrécusables de la validité légale de ce document. (II ème part., p. 200, etc.)

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(14) Cette restitution rencontrait surtout des entraves à Bubbiana, à Fenil et à Campillon, petites villes de la vallée de Luserne, à l'extrême frontière, vers la plaine.

CHAPITRE XX.

DESTRUCTION DES COLONIES VAUDOISES DE LA POUILLE ET DE LA CALABRE.

État des colonies. - Influence de la réforme. - Demande d'un pasteur à Genève. Envoi et travaux fructueux de Pascal. - Persécution. - Surprises. - Supplices affreux. - Anéantissement des colonies. - Martyre de Pascal.


La vie religieuse, que la réformation avait réveillée au sein des anciennes Églises vaudoises des Alpes, s'était aussi ranimée, mais avec plus de lenteur, dans leurs colonies du royaume de Naples (1). La doctrine évangélique constamment enseignée depuis trois siècles par les barbes vaudois, dans leurs missions régulières chez leurs frères de la Pouille et de la Calabre, avait maintenu dans les coeurs de ces fils de la persécution un éloignement indestructible pour les superstitions romaines, en même temps qu'elle avait donné à leurs moeurs un cachet de douceur, de sobriété, de chasteté et de fidélité qui frappait tous leurs entours, quoiqu'une certaine timidité ou prudence les contraignit, en présence de l'ennemi de leur foi, à dissimuler une partie de leurs sentiments et de leurs actes religieux. Aucune contrée n'était plus paisible ni plus florissante dans tout le royaume de Naples que celle que les Vaudois de Calabre habitaient et cultivaient, non loin de Montalto, et dont Saint-Sixte et la Guardia étaient alors les lieux les plus marquants.
L'activité infatigable de ces laboureurs, leur ordre, leurs bonnes moeurs, source de bien-être pour eux, leur avaient gagné la faveur de leurs seigneurs qui en retiraient de notables bénéfices, des rentes plus élevées et une sécurité bien plus grande que de la part d'aucuns autres vassaux.

«Les curés et les prêtres seulement, dit un ancien auteur, se plaignaient qu'ils ne vivaient pas en matière de religion comme les autres peuples, ne faisant aucuns de leurs enfants prêtres, ni nonnains, ne se souciaient de chantats, cierges, luminaires, son de cloches, ni même de messes pour leurs morts; avaient fait bâtir certains temples sans les vouloir orner d'aucunes images; n'allaient point en pèlerinage; faisaient instruire leurs enfants par certains maîtres d'école étrangers et inconnus auxquels ils rendaient beaucoup plus d'honneur qu'à eux, ne, leur payant aucune autre chose que la dîme, ainsi qu'ils avaient traité avec leurs seigneurs. Ils se doutaient que lesdits peuples n'eussent quelque croyance particulière, laquelle les empêchait de s'allier ni mêler avec les peuples originaires du pays et qu'ils ne fussent de mauvais catholiques romains. »


Toutefois l'abondance des dîmes et la régularité avec laquelle on les acquittait, jointes à la crainte de déplaire aux seigneurs, avaient contenu le zèle soupçonneux et irritable des prêtres de la contrée. (Voir PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 197.) Mais, à la nouvelle des triomphes de la réformation, au retentissement qu'eurent ses doctrines, à l'émotion profonde qu'elles excitèrent en Italie, la défiance se réveilla, scrutant d'un oeil inquiet les moindres démarches des hommes intelligents et généreux. L'inquisition, épiant sa proie, suivait comme des limiers à la piste les traces des nombreux écrits et surtout des livres saints répandus en tous lieux par l'imprimerie récemment inventée. Et quand les colonies vaudoises de la Calabre se remuèrent de leur sommeil, agitées par le vent de l'esprit de vie qui soufflait du septentrion, elles rencontrèrent le regard, farouche de leur éternelle ennemie surveillant chacun de leurs pas et s'efforçant de lire dans leurs plus secrètes pensées.

Informées des résolutions courageuses du synode d'Angrogne, de 1532, par les barbes qu'on leur envoyait (2), entraînées à glorifier ouvertement leur Sauveur par l'exemple des Églises réformées, comme par celui de leurs frères du Piémont, les colonies vaudoises de Calabre désirèrent adjoindre au barbe Étienne Négrin, qui leur était venu des Vallées, un ministre consacré à Genève, la ville réformée par excellence. Elles députèrent, à cet effet, un de leurs notables, Marc Uscegli, qui, arrivé dans la cité de Calvin, s'adressa à l'Église italienne, et obtint pour elle ce qu'il souhaitait. Un jeune Piémontais, Jean-Louis Pascal, achevait alors ses études à Lusanne. Il avait quitté le papisme pour l'Évangile, et le service militaire pour celui du Seigneur Jésus-Christ. L'opinion unanime le désigna pour la périlleuse mission de Calabre. Il partit avec Uscegli (3), laissant à Genève sa fiancée qu'il ne devait plus revoir ici-bas.
Le ministère actif de Pascal porta des fruits. Sa prédication saisissait les âmes. La lumière souvent cachée sous le boisseau brillait sur le chandelier; mais sa clarté, bienfaisante pour les yeux sains des fidèles, irrita les yeux malades des papistes et effraya le principal seigneur des Vaudois de Calabre, le marquis, de Spinello. Aux cris d'alarme, jetés par les dévots de sa religion, et craignant peut-être d'être lui-même soupçonné d'hérésie, s'il n'agissait pas, le marquis, si indulgent jusqu'alors, recourut aux mesures de rigueur. Il cita à son audience les principaux de ses vassaux avec Pascal. Il les censura, les menaça et fit jeter dans les prisons de Foscalda le fidèle pasteur et son ami Uscegli. C'était en 1558 ou 1559. L'évêque diocésain de Cosenza, non content de ces arrestations, prit l'affaire en mains. Il procéda à la conversion forcée des prisonniers, si elle était possible, et persécuta en même temps le troupeau désolé, malgré les efforts secrets du marquis pour en détourner les coups.

Le procès de Pascal et la persévérance des fidèles Calabrais dans la doctrine évangélique ayant attiré l'attention du pape, celui-ci délégua le cardinal Alexandrin, inquisiteur général, pour mettre fin à l'hérésie dans le royaume de Naples. Le premier essai de conversion forcée fut tenté au printemps de 1560, à Saint-Sixte, bourg considérable dans le voisinage de Montalto. Promesses, exhortations, menaces, rien ne fut négligé pour en effrayer on en séduire les habitants.

Mais, plutôt que de se rendre à la messe, ils s'enfuirent tous ensemble dans la montagne au milieu des bois. Les inquisiteurs, ne pouvant les poursuivre pour le moment, se rendirent en toute hâte dans la ville de Guardia, vaudoise aussi, éloignée de douze milles. Ayant fermé les portes, ils convoquent la foule, leur annoncent faussement la rentrée des habitants de Saint-Sixte dans le giron de l'Église romaine. Ils feignent de les aimer et les pressent d'imiter un si bel exemple. Le marquis de Spinello joint ses prières à celles de ces fourbes, il leur promet de nouveaux avantages temporels... Et ces pauvres gens; abusés, surpris, cèdent et promettent ce qu'on demande d'eux. Bientôt, cependant, la vérité leur étant connue, une partie notable s'échappe et va rejoindre les fugitifs de Saint-Sixte. Deux compagnies de soldats sont envoyées à leur poursuite. En vain les malheureux supplient. qu'on traite avec eux et, qu'on leur permette d'émigrer; on ne leur répond que par des cris de mort. Contraints de se défendre par les armes, ils mettent en fuite leurs agresseurs.

Cette victoire leur valut quelques jours de repos; mais elle attira en Calabre le vice-roi en personne, à la tête de troupes considérables. Les fugitifs traqués dans les bois étaient suivis à la piste par des chiens dressés à cet usage, jusqu'aux pieds des arbres sur lesquels ils s'étaient réfugiés, dans les taillis, dans les creux où ils s'étaient blottis. Faits prisonniers ou tués, presque aucun n'échappa. Pendant que le vice-roi menaçait de tout détruire, les inquisiteurs affectant de la compassion et prodiguant des paroles de paix, attiraient dans leurs filets les gens crédules qui, croyant éviter, la fureur du lion, dit, le chroniqueur Gilles, se jetaient, ainsi dans la gueule du serpent.

Quand ces hommes à double face se furent emparés par cette feinte de plus de seize cents personnes, ils jetèrent le masque et les exécutions commencèrent. Ils auraient voulu faire passer les victimes pour d'infâmes paillards : ils les soumirent donc, à la torture, espérant les contraindre d'avouer que, dans leurs assemblées religieuses, ils se livraient aux plus honteuses turpitudes. Mais la patience des suppliciés déjoua leur vil dessein, aucun n'avoua. Charlin expira sur l'instrument même; les entrailles lui sortaient du corps. Verminel, qui cependant venait de consentir à apostasier, se laissa tenir huit heures de suite sur l'instrument de torture, appelé l'enfer, sans vouloir avouer d'aussi infâmes calomnies. Marçon père fût fustige, avec des chaînes de fer, puis assommé. L'un de ses fils fut égorgé et l'autre précipité d'une haute tour en bas. Bernard Conte, pour avoir secoué loin de lui un crucifix qu'on voulait lui faire tenir, fut conduit à Cosenza, et là, couvert de poix, il fut brûlé comme un flambeau de résine, supplice atroce imité de Néron. Soixante femmes furent torturées, une partie d'entre elles furent brûlées; d'autres moururent de leurs blessures : les plus belles disparurent. Quatre-vingt-huit hommes de Guardia furent égorgés à Montalto par l'ordre de l'inquisiteur Panza,

« Franchement, dit un témoin de cette scène, catholique romain, dans une lettre qui nous a été conservée (4), je ne puis comparer ces exécutions qu'à une boucherie. L'exécuteur est venu, il a fait avancer un de ces malheureux, et, après lui avoir enveloppé la tête d'un linge, il l'a conduit sur un terrain qui touche au bâtiment, l'a fait mettre à genoux et lui a coupé la gorge avec un couteau.
Ramassant ensuite le voile ensanglanté, il est venu chercher un autre prisonnier auquel il a fait su le même sort; et quatre-vingt-huit personnes ont été égorgées de la même manière. Je laisse votre imagination se figurer ce terrible spectacle En ce moment même j'ai peine à retenir mes larmes. On ne se représentera jamais la douceur et la patience avec laquelle ces hérétiques ont souffert ce martyre et la mort... Un petit nombre d'entre eux, au moment d'expirer, ont déclaré qu'ils embrassaient la foi catholique; mais la plupart sont morts dans leur infernale opiniâtreté. Tous les vieillards ont fini avec un calme imperturbable; A n'y a que les jeunes gens qui aient manifesté quelque frayeur. Tous mes membres frissonnent encore quand je me figure le bourreau avec le couteau ensanglanté, entre les dents, tenant à sa main le linge dégouttant, entrer dans la maison, le bras rougi de sang, et saisir les prisonniers l'un après l'autre comme un bouclier s'en va prendre les moutons qu'on veut égorger. » (Voir Revue Suisse, 1839, t. II, p. 707.)

Leurs corps, réduits en quartiers, furent ensuite attachés à des pieux, le, long du chemin de Montalto à Châteauvilar, l'espace de, trente-six milles, pour l'effroi des hérétiques et pour la satisfaction des catholiques!!! Ceux qui ne furent pas massacrés, et qui néanmoins ne voulurent pas abjurer, allèrent remplir les galères d'Espagne. Quelques-uns seulement échappèrent par la fuite et atteignirent les Vallées des femmes habillées en hommes), au plus fort de la persécution décrite au chapitre précédent; quelques-uns plus tard encore, après des dangers incessants, obligés qu'ils avaient été de ne voyager que de nuit, le plus souvent de remonter les rivières jusqu'aux lieux où ils pouvaient les passer à gué, de vivre chétivement de grains, de racines, de fruits et de ce qu'ils recevaient à titre d'aumônes, ou achetaient dans des lieux écartés. Combien d'entre eux qui furent arrêtés en chemin et livrés, l'ordre ayant été donné dans toute l'Italie, à tout garde de ville, pontonnier, marinier ou autres, de ne laisser passer, et à tout hôtelier de ne loger aucun étranger se présentant sans témoignage de son curé, attesté de lieu en lieu depuis l'endroit du départ.

Les Églises des Vallées Vaudoises menèrent deuil sur leurs soeurs de Calabre qui venaient d'être anéanties; les pasteurs surtout qui avaient exercé leur ministère et qui connaissaient chacune des victimes que les réchappés leur nommaient. Leur coeur se fondit en eux, lorsqu'ils apprirent le sort de leur collègue, Étienne Négrin, qui, après avoir résisté dans la prison de Cosenza à toutes les sollicitations et séductions des prêtres, y était mort de faim ou victime d'autres tortures secrètes., Quant à Louis Pascal, il consomma après tous les autres, sur le bûcher, à Rome, en présence du pape, des cardinaux et d'un peuple immense, le sacrifice qu'il avait commencé en se séparant temporairement de sa fiancée pour se rendre en Calabre. Les flatteries, les obsessions, les menaces continuelles d'une meute de moines et de prêtres, les tourments corporels qu'il endura dans d'humides prisons où on lui refusait même de la paille, les prières et les larmes d'un frère chéri (5), resté papiste, qui le suppliait de le redevenir, et qui, pour le tenter plus fortement, lui offrait là moitié de ses biens, le souvenir douloureux d'une tendre amie qu'il laissait veuve avant de l'avoir épousée, aucun pouvoir humain, en un mot, rien ne put ébranler cette âme fidèle et éprouvée. L'on se décida, enfin, à le supplicier sans tarder davantage. Le pape voulut se donner le plaisir d'assister aux derniers moments d'un hérétique si obstiné, qui l'avait constamment qualifié d'Antéchrist.

Le lundi, 9 septembre 1560, une foule agitée et curieuse se pressait vers la place du château Saint-Ange. Un échafaud et tout auprès un bûcher y étaient dressés. Dans le voisinage s'élevait un amphithéâtre de riches gradins, sur lesquels étaient assis sa sainteté le pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre, les cardinaux, les inquisiteurs, des prêtres et des moines de toute espèce, en grand nombre. Quand le martyr de la vérité chrétienne partit, se traînant à peine sous le poids de ses chaînes, ses ennemis, qui observaient tous ses mouvements et le jeu de sa physionomie pour triompher de la moindre faiblesse, ne purent surprendre sur ses traits ni altération ni crainte. C'était la même attitude douce et résignée qui ne l'avait jamais quitté durant tout le temps de son long emprisonnement. Arrivé sur l'échafaud, et profitant d'un moment de silence qui s'était fait, il déclara au peuple que, s'il mourait, ce n'était pour aucun crime qu'il eût commis, mais pour avoir osé confesser avec pureté et franchise la doctrine de son divin maître et sauveur Jésus-Christ :

« Quant à ceux, continua-t-il, qui tiennent le pape pour Dieu en terre et vicaire de Jésus-Christ, ils s'abusent étrangement, vu qu'en tout et par tout il se montre ennemi mortel de sa doctrine, de son vrai service et de la pure religion, et que ses actes le manifestent vrai Antéchrist. »

Il ne put en dire davantage. Les inquisiteurs venaient de donner le signal au bourreau qui, l'enlevant de terre, l'étrangla. Son corps, jeté sur le bûcher, fut réduit à l'instant en cendres.

« Le pape eût voulu être ailleurs, dit un historien, ou que Pascal eût été muet et le peuple sourd ; car il dit beaucoup de choses contre le pape, par la Parole de Dieu, qui lui déplurent extrêmement. Ainsi mourut ce personnage, invoquant Dieu d'un zèle si ardent qu'il en émut les assistants, et fit grincer les dents au pape et à ses cardinaux. » (V. CRESPIN, Hist. des Martyrs, fol. 520. PERRIN, Hist. des Vaudois et des Albigeois, p. 207.)

Quant aux Églises vaudoises de la Pouille et de quelques autres Provinces de Naples, n'ayant point déployé une ferveur singulière, elles échappèrent à l'attention soupçonneuse de Rome. Ceux de leurs membres, qui avaient de la piété, ne tardèrent pas à réaliser leurs biens et se réfugièrent en lieu sûr. Tous les autres ployèrent la tête devant l'orage et abandonnèrent la profession de l'Évangile. Aujourd'hui l'on chercherait en vain, dans ces contrées, les vestiges de ces colonies vaudoises si longtemps florissantes (Pour tout le chapitre, voir BOTTA, Storia d'Italia, t. II, p. 430 et suiv. - GILLES, Histoire Ecclésiastique, chap. XXIX. - LÉGER Histoire Générale, II ème part., p. 333. - PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 199, etc. - Revue Suisse, t. Il. - CRESPIN, foi. 515, etc.)

Table des matières

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(1) Voir plus haut chapitre XV .

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(2) Voir chap. XVII. Le ministre Gilles, ancêtre de l'historien, fut le dernier de ces barbes qui put revenir en paix aux Vallées.

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(3) M. J.-P. M***, dans un article de la Revue Suisse (lausanne, 1839, t. II p. 691) sur les Vaudois de Calabre, dit, en se fondant sur le témoignage ministre grison de l'époque, que Pascal partit pour la Calabre, d'un autre pasteur et de deux maîtres d'école.

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(4) Voir cette lettre dans à PORTA, Historia Reformationis Rhetiae,.... t. II, p. 310 à 312, et dans PARTALÉON, Rerum in Eccles. gestarum, p. 337, 338. L'auteur de la lettre dit aussi. « Ces gens sont originaires de la vallée d'Angrogne près de la Savoie; et dans la Calabre, on les appelle Ultramontains. Ils occupent encore quatre villes dans le royaume de Naples; mais je n'ai point appris qu'ils s'y conduisent mal. (Voir l'article de M. J.-P. M***, sur les Vaudois, dans la Revue Suisse, t. II, p. 707)

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(5) Ce frère écrivait : « C'était une chose hideuse que de le voir la tête nue, les bras et les mains liés si étroitement de petites. cordes qu'elles perçaient la chair, comme si on l'eût mené au gibet. Le voyant en tel état et pensant l'embrasser, saisi de douleur, je tombai par terre, ce dont son mal fut augmenté. » (CRESPIN, Histoire des Martyrs, fol. 520.)

CHAPITRE XXI.

LES BIENFAITS DE LA PAIX ACCOMPAGNÉS DE GRANDES MISÈRES.

Les Vallées dans la misère secourues. - Tracasseries de la part des prêtres. - Ordre injuste. - Intrigues. - Les Vallées sous le gouverneur Castrocaro. - Ambassade des princes Palatin et de Saxe. - Persécution dans le marquisat de Saluces. La Saint-Barthélemi; attaque du val Pérouse. - Mort de la bonne duchesse Marguerite. - Règne de Charles-Emmanuel. - Les Vallées sous la domination française. - Leur retour sous celle de Savoie. - Moyens employés pour entraîner les Vaudois au papisme. - Les bannis. - Martyre de Coupin. - Les milices vaudoises en campagne. - Amende au sujet de cimetières. - Le val Pérouse occupé par les troupes du duc. - menées de l'inquisition. - Rapt d'enfants. - Les Vaudois à leurs frontières. - Essai infructueux d'établir les moines et la messe dans les communes vaudoises. Invasion des Français en Piémont. - Une terrible maladie emporte la moitié de la population.


La paix, signée à Cavour, le 5 juin 1561, par Philippe de Savoie et par les députés des Vallées, avait dissipé bien des craintes et ramené des jours sereins sur une terre désolée. Le coeur des mères ne défaillait plus à l'ouïe du seul nom de soldats, et la perspective de scènes odieuses ou déchirantes ne leur faisait plus jeter à la dérobée un regard inquiet sur leurs enfants. L'on avait fait redescendre à pas lents les vieillards des retraites des montagnes. La joie du retour aux lieux où s'était passée leur enfance, sous les treilles du coteau, ou à l'ombre des châtaigniers, avait ramené le sourire sur leurs lèvres. Les fils, les pères, avaient suspendu leurs armes, et allaient reprendre de leurs mains aguerries la bêche et la faucille pour de paisibles travaux. Mais la signature du traité, en apaisant bien des craintes, n'avait pas cicatrisé toutes les plaies. Il en était même de très-profondes. La plus généralement sentie était une misère croissante. Sept mois d'une guerre impitoyable de la part des papistes avaient appauvri toutes les familles. Des villages entiers et une infinité de hameaux avaient été la proie des flammes et n'étaient plus qu'un amas de décombres. Il fallait les rebâtir, mais on manquait de tout. Les provisions de l'année précédente avaient pris fin. Le temps de semer le blé était passé. Les moissons approchaient, mais elles étaient presque nulles, les hauteurs seules ayant pu être cultivées, et les meilleurs champs étant restés en friche. À cette pénurie se joignait encore la difficulté de pourvoir aux besoins d'entretien et d'établissement des fugitifs de Calabre qui arrivaient dénués de tout aux Vallées.

Dans ces conjonctures, et par les conseils de l'Église de Genève, les Églises des Vallées recoururent à la charité de leurs frères de la Suisse et de l'Allemagne. Jean Calvin s'employa pour elles avec un grand zèle. Leurs députés, reçus partout avec intérêt, eurent la consolation de recueillir des sommes assez fortes pour subvenir aux plus grandes de leurs nécessités. L'électeur Palatin fit le don le plus considérable. Après lui, on peut signaler le duc de Wurtemberg, le marquis de Baden, les cantons évangéliques avec Berne au premier rang, l'Église de Strasbourg, et un grand nombre d'autres entre lesquelles il convient de citer celles de Provence. La France eût envoyé bien davantage, si les collectes qui s'y faisaient en divers lieux n'avaient été arrêtées par les troubles intérieurs.

Aux épreuves journalières, causées par leur indigence actuelle, vinrent s'ajouter des tracasseries suscitées par des prêtres et des moines. Ceux-ci provoquaient les pasteurs à des disputes de religion. Un échange de lettres eût lieu et devint un prétexte de mesures violentes. Les Vaudois furent accusés de fomenter la discorde, et l'autorité trompée par de faux rapports publia, le 6 mai 1563, un mandement défendant aux catholiques toute relation et tout commerce avec les hérétiques. Mais cette mesure vexatoire portant préjudice aux papistes, autant pour le moins qu'aux pauvres Vaudois, les gentilshommes de la contrée et du voisinage réclamèrent auprès du duc, et firent modifier le décret (1). Le jour du marché, 9 de juillet, on publia à Luserne que son altesse n'entendait pas que le commerce cessât entre les deux religions, mais que seulement on s'abstint de controverse.

Les ennemis des Vaudois ne se tinrent pas pour battus. Prétendant que le traité de paix n'avait pas été observé exactement dans tous ses points par ceux des Vallées, ils ne cessaient de fomenter contre eux des intrigues à la cour et de circonvenir le duc par des rapports mensongers. Sur leurs instances, calomnieuses, le gouvernement de son altesse songea à restreindre les libertés des Vaudois par des mesures sévères, et choisit, pour exécuter ses desseins, un homme digne d'une telle confiance, Sébastien Gratiol de Castrocaro, toscan de naissance. Il avait fait la guerre aux Vaudois comme colonel de milices dans la dernière persécution, sous le comte de la Trinité. Fait prisonnier dans une affaire, il avait été traité honorablement, puis relâché par respect pour madame la duchesse, dont il se disait gentilhomme. Profondément blessé de s'être vu entre les mains de ces rustres montagnards et d'avoir dû sa liberté à leur générosité, il se sentit propre au rôle d'oppresseur et réussit à se faire nommer, d'abord, commissaire du duc dans les Vallées, puis peu après gouverneur de celles-ci. Deux influences contraires contribuèrent à son élévation : l'appui de l'archevêque de Turin, à qui il avait promis de tout entreprendre pour la conversion des Vaudois au papisme, et la recommandation de la pieuse princesse, protectrice des Vallées, dont il sut toujours fasciner les yeux ou tromper la vigilance par de faux discours.

Les premières paroles de Castrocaro à son arrivée dans le val Luserne, au printemps de 1365, furent menaçantes. Le duc, disait-il, retirait les concessions qu'il avait faites dans le traité de paix. Mais les Églises ayant réclamé auprès de son altesse, le commissaire modifia ses paroles et insista seulement sur la signature immédiate de promesses rédigées par lui-même, tendant à restreindre considérablement les libertés des Églises et des particuliers. En cas de refus, la cavalerie entrerait aussitôt dans les Vallées et la guerre recommencerait.

Dans une position si critique, les Églises se conduisirent avec sagesse, unissant dans leurs réponses la prudence à la fermeté, la convenance du ton à l'excellence des raisons. Celles-ci cependant, selon toutes les apparences, auraient été de peu de poids, si l'excellente princesse que Dieu avait placée auprès du duc, comme leur sauvegarde, n'eût encore intercédé en leur faveur. La réponse, dans laquelle elle apprit aux Églises le succès de son intervention et l'abandon des exigences qui les avaient si fort inquiétées, laisse percer néanmoins une trop grande confiance dans l'homme astucieux, imposé aux Vallées en qualité de gouverneur.

Castrocaro, établi avec une forte garnison au château de la Tour, dans la vallée de Luserne, ne tenait que trop bien les promesses qu'il avait faites à l'archevêque. Il ordonnait au pasteur de Saint-Jean de refuser la sainte cène aux nombreuses personnes qui, du bas Piémont, venaient la lui demander. Il exigeait de l'Église de Bobbi le renvoi de son pasteur, sous prétexte qu'il était étranger : puis, sur le refus des hommes de coeur qui la composaient, il prononçait leur séquestration, défendant à tout ressortissant de son gouvernement le moindre rapport ou commerce quelconque avec eux. Il emprisonnait, rançonnait ou maltraitait d'une autre manière tous ceux qui ne se pliaient pas à ses moindres volontés. Il abreuvait de dégoût les pasteurs. L'un des plus considérés, Gilles, à son retour d'un voyage à Genève par le Dauphiné, se vit arrêté comme conspirateur par les soldats du gouverneur, jeté dans un cachot du fort, puis chargé de fer, conduit à Turin par les archers de justice et un détachement de cavalerie.

Ce n'était pas seulement dans les vallées de Luserne, d'Angrogne et de Saint-Martin (la majeure partie de celle de Pérouse, rive gauche, était alors française), que l'intolérance, que l'oppression religieuse se faisait sentir, c'était dans toutes les villes du Piémont où se trouvaient des réformés. Un édit, publie le 10 juin 1565, leur enjoignait d'aller à la messe ou de quitter, dans les deux mois, les états de son altesse. Le duc ne veut plus deux religions dans son pays, avait répondu le chancelier à quelques membres réformés de la noble famille des Solari. En effet, un grand nombre d'entre eux durent choisir entre l'exil et la prison.

L'ouïe et la vue de tant de vexations, et surtout la crainte fondée de plus grandes encore, dictèrent une mesure extrême à quelques Vaudois et à leurs amis; ils implorèrent l'intercession de princes protestants de l'Allemagne, et spécialement des électeurs Palatin et de Saxe, auprès du duc. Ces généreux défenseurs de la foi envoyèrent, à cet effet, en ambassade, à son altesse de Savoie, Jean Junius, conseiller d'état de l'électeur Palatin, homme pieux et versé dans les affaires. Il arriva à Turin, en février 1566. Un étrange procédé, contraire au droit des gens, l'instruisit aussitôt du degré de zèle ou de fureur avec lequel on agissait contre les non-papistes. Barberi, fiscal général, n'eut, pas plutôt appris que le secrétaire de l'ambassade, David Chaillet, était ministre du saint Évangile, qu'il alla le constituer prisonnier dans son hôtel. Il est vrai de dire que le conseiller Junius s'étant plaint, l'instant d'après, de cette infraction grossière du droit des gens, et ayant demandé réparation de l'injure faite à son prince dans la personne d'un des membres de l'ambassade, en obtint la libération immédiate et l'arrestation de Barberi. Mais cet acte inouï servit de base et de preuve aux remontrances que le délégué des cours protestantes d'Allemagne fit de la part de ses maîtres à la cour de Savoie, au sujet des persécutions contre les Vaudois et contre les réformés en général. Le gouvernement de Turin ne fut point satisfait de ces démarches officieuses. Cependant le duc promit quelque adoucissement, aux mesures prises contre les réformés du Piémont et en général de ses états. Il assura aussi à l'ambassadeur, que les conditions du traité de paix, fait avec ceux des Vallées, seraient observées exactement. Le résultat le plus rapproché fut la libération de quelques prisonniers, du respectable ministre Gilles en particulier, à la grande joie des fidèles de son Église, de ses collègues et de tout le peuple.

Le peu de fond que l'on pouvait faire sur les promesses de la cour de Turin à l'ambassadeur protestant parut aussitôt après son départ. Il avait à peine franchi la frontière, que Castrocaro fit publier dans la vallée de Luserne deux ordonnances, dont l'une enjoignait à tout habitant, natif d'autres lieux que de ceux de son gouvernement, de sortir des terres de sa juridiction dès le lendemain, sous peine de la vie et de la confiscation de ses biens. L'autre ordonnance défendait aux réformés de Luserne, Bubbiana, Campillon et Fenil, de venir au prêche à Saint-Jean, sous les mêmes peines. Le château de la Tour regorgea bientôt de prisonniers qui n'avaient pas cru devoir obtempérer à de tels ordres. Une députation à la cour et l'intercession de la bonne duchesse détournèrent encore cette fois l'orage. Les cachots s'ouvrirent, les accusés rentrèrent en paix dans leurs demeures et les ordonnances tombèrent en oubli (2).

Castrocaro ne se laissait pas arrêter par les obstacles imposés de haut lieu à son ardeur. Il n'en poursuivait pas moins le cours de ses tentatives oppressives, conformément à ses engagements secrets. Il avait déjà essayé, mais sans succès, grâce à l'intervention de Madame, de restreindre un usage établi de temps immémorial, celui de la réunion en synodes des pasteurs et des députés des paroisses de toutes les Églises vaudoises, tant de celles des vallées piémontaises, que de celles du Dauphiné et d'autres lieux (3). N'ayant pu empêcher les synodes, il s'efforça d'en altérer le caractère et d'y gêner la liberté des membres, ainsi que des discussions et des votations en y assistant en personne. On protesta contre sa présence au synode de Bobbi, mais vainement ; Castrocaro resta dans l'assemblée.

La persécution recommença aussi contre les réformés du bas Piémont, de Barcelonnette et. d'autres lieux. Elle devint même si vive qu'un grand nombre de ces pauvres gens se réfugièrent pour un temps à Vars, à Guillestre, en Fraissimère et dans les autres vallées du haut Dauphiné.

La nouvelle de ces actes, si peu conformes aux promesses faites au conseiller Junius, parvint aux princes qui l'avaient envoyé en ambassade à Turin, et leur causa un vif déplaisir. L'électeur Palatin s'en plaignit au duc de Savoie: l'historien Gilles nous a conservé la lettre remarquable que ce prince écrivit à cette occasion. Elle est aussi distinguée par l'élévation des vues que par la noblesse et la pureté des sentiments. C'est une défense chaleureuse de la liberté de conscience, un éloquent plaidoyer en faveur de la tolérance, en même temps qu'un hommage à la foi chrétienne, un appel à la conscience, à la justice du duc, et un sérieux avertissement du jugement à venir.

« Que votre Altesse, y lisons-nous, sache qu'il y a un Dieu au ciel, qui non-seulement contemple les faits, mais aussi qui sonde les coeurs et les reins des hommes et auquel il n'y a rien de caché. Que votre Altesse prenne garde de ne pas faire volontairement la guerre à Dieu, et de ne pas persécuter Christ dans ses membres, car s'il supporte ceci pour quelque temps, pour exercer la patience des siens, il châtiera néanmoins finalement les persécuteurs par d'horribles punitions. Que votre Altesse ne se laisse point abuser par les discours persuasifs des papistes qui peut-être lui promettent le royaume des cieux et la vie éternelle, pourvu que, par quelque moyen on prétexte que ce soit, elle exile, traîne en prison et extermine à la fin ces huguenots (c'est ainsi qu'ils appellent maintenant les bons chrétiens); car, certainement, on ne va pas au royaume des cieux par des cruautés, des actes inhumains et des calomnies. Il faut suivre une autre voie pour y entrer, La persécution d'ailleurs n'avance pas la cause qu'elle prétend défendre. Tant s'en faut que ceux qui ont affligé les chrétiens, qui les ont tourmentés, exilés, livrés à la mort par des supplices, les aient anéantis; au contraire, ils en ont accru le nombre, tellement que l'on a vu cet adage se vérifier constamment:

Les cendres des martyrs sont la semence de l'Église chrétienne. Car l'Église est semblable à la palme qui s'élève, d'autant plus qu'elle est davantage gênée à l'entour. Que votre Altesse considère que la religion chrétienne s'établit par la persuasion et non par la violence. Et, comme il est certain que la religion n'est pas autre chose qu'une persuasion ferme et éclairée de Dieu et de sa volonté révélée dans sa Parole, puis gravée dans le coeur des croyants par le Saint-Esprit, elle ne peut, une fois enracinée, en être arrachée par des tourments; car les fidèles endureront plutôt quelque supplice et souffrance que ce soit, que de se soumettre à aucune chose estimée par eux contraire à la piété. »

L'on ignore quel fût l'effet moral de cette lettre sur l'esprit du duc. Il serait possible qu'elle ait contribué pour une part quelconque au système plus modéré qui prévalut en général dans l'administration des Vallées, durant une suite d'années, même alors que le roi de France eût donné le signal et l'exemple de la persécution à outrance, en faisant verser des flots de sang de ses sujets protestants dans la nuit de la Saint-Barthélemi.

Les Églises vaudoises du marquisat de Saluces, au sud de la vallée de Luserne, sur les rives et près des sources du Pô, avaient subi le sort du territoire et se trouvaient depuis un grand nombre d'années sous la domination de la France. Grâce aux ménagements de toute espèce que les intérêts de la politique française prescrivaient dans l'administration d'une contrée de moeurs et de langue étrangères, au-delà des monts, la réforme, ou ce qui est la même chose, l'Église vaudoise y avait fait de rapides progrès. Des assemblées ou Églises plus ou moins nombreuses s'étaient formées dans la plupart des villes du marquisat et dans un grand nombre de villages. Des pasteurs actifs et, dévoués visitaient à tour et fréquemment celles des lieux où ils ne résidaient pas. Ils étaient au nombre de neuf, en 1567. Pour la sûreté de leurs personnes, ils étaient généralement obligés de recourir à des précautions de prudence dans leurs courses d'évangélisation et dans leurs assemblées. Les Églises écartées dans les montagnes, comme celle d'Aceil, jouissaient de plus de liberté. À Pravilhelm surtout, ancienne et vénérable souche de l'Église vaudoise dans ces contrées (4), la prédication de la Parole et l'administration des sacrements se faisaient ouvertement et avec une pleine sécurité. Aussi s'y rendait-on dans ce but de toute part. D'ordinaire cependant, partout ailleurs, le service religieux se faisait à domicile et dans de petites assemblées.

Le clergé romain irrité des progrès de la réforme, mais contenu dans ses transports jaloux par l'intention royale de ne pas inquiéter les réformés paisibles et prudents dans l'exercice de leur culte, recourut à un moyen adroit de les affaiblir. Sachant que le plus grand nombre des pasteurs n'étaient pas natifs des états du roi, ils réclamèrent et obtinrent du duc de Nevers, gouverneur, un édit du 19 octobre 1567, enjoignant à toits ceux de la religion (réformée) habitant le pays, mais non sujets du roi, d'en sortir, eux et leurs familles dans trois jours, sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens. La mesure n'atteignit pas le but qu'on s'était proposé; les pasteurs, fidèles au devoir, continuèrent en secret leur oeuvre de salut. Deux d'entre eux, il est vrai, ayant été découverts, furent jetés en prison où ils restèrent plus de quatre ans, après lesquels, sur les instantes démarches faites à la cour par le ministre Galatée, au nom des Églises du marquisat, ils furent remis en liberté.

L'on était arrivé à l'année 1572. Si l'on excepte quelques actes arbitraires et rigoureux, intervenant de temps à autre, ainsi qu'une gêne et une surveillance habituelles, les Vaudois et les réformés, tant du marquisat que des Vallées et du Piémont proprement dit, jouissaient d'une certaine tranquillité. La nouvelle du prochain mariage de la soeur du roi de France avec le jeune roi de Navarre, chef du parti protestant en France, avait parti indiquer un rapprochement dans les esprits et annoncer un meilleur avenir, quand tout-à-coup, au commencement de septembre, le bruit d'horribles massacres, exécutés sur toute la surface de ce royaume, passe les monts avec la rapidité du vent, vient semer l'angoisse et jeter la terreur dans l'âme de tous les réformés. Tout ce qu'il y avait de plus considéré dans les rangs de leurs frères avait été perfidement égorgé, la plupart dans leur lit, en cette nuit odieuse de la Saint-Barthélémi. La boucherie avait continué les jours suivants (5).

Le sous-gouverneur des pays du roi en Piémont, Louis de Birague, avait aussi reçu l'ordre de faire mourir les principaux réformés de son gouvernement, mais il s'était décidé à en retarder l'exécution, sur les observations judicieuses et charitables (nous aimons à le croire) de l'archidiacre de Saluces. Cet ecclésiastique avait fait remarquer le désaccord complet entre les derniers ordres si cruels et les précédents qui prescrivaient la mise en liberté des deux ministres, et une manière d'agir tolérante et douce avec les réformés. Il avait donc proposé de se borner à l'arrestation des principaux, disant qu'on pourrait toujours procéder plus tard à les faire mourir, si sa majesté l'exigeait. Cet avis prudent et humain avait été suivi, mais aux premières arrestations, la plupart des suspects s'étaient éloignés ou retirés en lieu sûr. Un message royal portant de surseoir à toute exécution, s'il en était encore temps, et de s'en tenir aux ordonnances précédentes relatives aux réformés, arriva peu de jours après et rétablit les choses sur le pied où elles étaient auparavant.

La nouvelle des horreurs de la Saint-Barthélemi ne fut pas plutôt connue dans le Piémont (sujet au duc de Savoie), que les papistes ardents firent de grandes démonstrations de joie et bafouèrent les réformés, leur criant que leur Dieu était aboli et leur ruine prochaine. Les discours du gouverneur des Vallées, Castrocaro, jetèrent la population dans le trouble; aussi l'on eut rien de plus pressé que de retirer dans les retraites accoutumées des montagnes les familles et les objets importants. Les hommes seuls restèrent en observation dans leur domicile, le coeur serré, ne trouvant de repos que dans la prière. Mais le duc, qui ne paraissait pas approuver le système d'assassinat qui venait de souiller la France, n'eut pas plutôt connaissance de la défiance des Vaudois, qu'il les fit assurer de ses dispositions pacifiques et les invita à rentrer dans leurs demeures pour y reprendre leurs travaux, ce qui eut lieu.

À cette époque, le même gouverneur des terres françaises au-delà des monts, Louis de Birague, essaya d'enlever à la vallée vaudoise de la Pérouse (passée sous la domination de la France, en 1562) l'exercice public de sa religion. Les Églises réclamèrent, s'appuyant sur ce que le roi, lors de leur annexion à la France, avait reconnu leurs privilèges et libertés, tant ecclésiastiques que politiques, et leur en avait garanti l'exercice. Ne pouvant les persuader de céder. Birague recourut à la force. Cependant, craignant que les Vallées Vaudoises, restées sous l'autorité de la Savoie, ne secourussent leurs soeurs dans la détresse, il obtint du duc qu'une défense leur fût faite d'intervenir. Mais si les braves Vaudois, fidèles à leurs traditions et aux exemples qu'ils avaient tant de fois donnés, exprimèrent dans leur réponse leur dessein bien arrêté de respecter la volonté de leur souverain dans tout ce qui regardait ses intérêts ainsi que sa gloire, ils ne se montrèrent pas moins décidés à servir Dieu invariablement et à soutenir, par tous les moyens en leur pouvoir, la religion menacée dans les droits comme dans la personne de leurs frères du val Pérouse.
Le nouveau gouverneur pour le roi de France, Charles de Birague, renonçant bientôt aux mesures de persuasion que son frère défunt avait essayées, rassembla des troupes, et en juillet 1573, les lança sur le village de Saint-Germain. Cinq pauvres villageois furent faits immédiatement prisonniers et conduits à Pignerol. (Quelques jours après, ils furent condamnés à être ramenés près de leur bourgade pour y être pendus.) Le jour même de la prise de ces cinq hommes, les gens d'Angrogne, conduits par le vaillant Pierre Frasche, se précipitèrent de leurs hauteurs dans la plaine au secours de leurs frères, en danger, et réunis à eux ils repoussèrent l'ennemi. Des contingents de toutes les communes des Vallées venant, les jours suivants, grossir la troupe vaudoise, celle-ci se trouva en état de tenir tête aux deux divisions françaises qui, de la Pérouse et de Pignerol, l'assaillaient à la fois. Après plus d'un mois d'attaques inutiles et d'une vaillante défense, la paix étant désirée aussi bien dans un camp que dans l'autre, on tomba d'accord assez facilement. Pour satisfaire aux convenances., ou plutôt pour sauver les apparences, on convint que les Vaudois du val Pérouse présenteraient une requête pour obtenir la paix et l'exercice de la religion que leurs pères, écrivirent-ils, avaient suivie de temps immémorial. Ils s'engagèrent aussi à suspendre pour un mois leur culte public, et ce qui était plus grave quoique remédiable, à congédier leur pasteur Guérin (6). À ces conditions, les Vaudois de la vallée de Pérouse obtinrent la conservation et la garantie de leurs coutumes et en particulier de la capitulation accordée par le duc de Savoie, leur ancien seigneur, aux Vallées Vaudoises, dont ils faisaient partie. Ainsi se termina, à la satisfaction de tous, la lutte appelée guerre de la Radde, du nom de l'officier qui commandait les troupes françaises.

Pendant ces troubles, et dans le voisinage de la contrée attaquée, l'Église vaudoise avait obtenu, par le zèle de ce même pasteur Guérin, que les siens sacrifièrent pour avoir la paix, un succès moral notable, qui fut sans doute la cause de son éloignement.

Pramol, dont les divers hameaux occupent le centre d'un vallon solitaire au nord-ouest de Saint-Germain, entre la Séa (ou arête) d'Angrogne, vers le midi et les dernières, ramifications des montagnes de la vallée de Saint-Martin, au nord, Pramol avait jusqu'alors compté des papistes et un curé dans son enceinte. Mais Guérin y étant monte un dimanche pour célébrer le service divin, apostropha le prêtre qui avait achevé sa messe, lui demandant s'il aurait bien le courage de soutenir que la messe qu'il avait chantée fût bonne. Le pauvre homme montrant un assez grand embarras à cette interpellation, Guérin, qui ne, voulait pas paraître abuser de l'avantage de l'attaque contre un adversaire non préparé et surpris, le quitta en lui disant que, le dimanche suivant, il lui démontrerait, par la Parole de Dieu, et par le missel même dont il se servait pour la chanter, qu'elle était pleine d'erreurs. Le dimanche suivant, le ministre étant monté à Pramol, n'y trouva ni prêtre ni messe. Le serviteur du pape avait fui le combat. Guérin, dans une allocution aux ouailles délaissées, les pressa d'éclairer leur conscience et leur offrit d'être leur guide dans l'étude de la Parole du salut. Ces hommes, déjà à moitié persuadés, se rendirent assidûment à son domicile de la Balma, entre Pramol et Saint-Germain, et en peu de temps, tons se déclarèrent pour l'Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ. La population évangélique étant considérablement augmentée par cette conversion des papistes du vallon, Pramol fut dès-lors érigé en paroisse et pourvu d'un pasteur particulier.

À l'occasion des troubles de la Pérouse et du secours que les Vaudois des vallées de Luserne, d'Angrogne et de Saint-Martin avaient porté à leurs frères dans la détresse, Castrocaro renouvela ses mesures de rigueur; mais la faveur de la duchesse les fit révoquer, ou du moins en affaiblit l'effet. Ce fut la dernière fois que Marguerite de France, duchesse de Savoie, donna aux Vaudois, méconnus et opprimés, une preuve signalée de sa bienveillance. Princesse éclairée et compatissante, elle osa accepter et garda jusqu'à sa mort, arrivée le 19 octobre 1574, le rôle difficile de médiatrice. C'est sans doute à elle, après Dieu, que les Vaudois durent les conditions comparativement plus douces qui leur furent accordées à cette époque si orageuse, marquée par la persécution et par la mort de tant de leurs frères réformés, en France, en Espagne, en Italie et ailleurs.

Depuis la mort de la duchesse, le crédit de Castrocaro diminua rapidement à la cour, car chacun savait que, si elle avait soin de tempérer son ardeur contre les Vaudois, c'était elle toutefois qui l'avait fait nommer et qui l'avait maintenu dans son gouvernement. Des cris de mécontentement se firent, jour de toute part. Les seigneurs des Vallées, qui avaient vu avec tant de regret leur autorité affaiblie et leur position rabaissée par la sienne, s'agitèrent contre lui. Une occasion de le mettre en accusation se présenta bientôt. Un officier de Castrocaro, à la tête d'une troupe de soldats, assassina par son ordre, dit-on, un capitaine, Malherbe, qui s'était toujours montré assez froid pour le gouverneur et très-attaché au contraire aux gentilshommes de la Vallée. Quoique Vaudois, le capitaine Malherbe était estimé du duc à cause de sa valeur. Les parents du mort ayant porté plainte, et les seigneurs la soutenant de tout leur pouvoir, la cause de Castrocaro prit une tournure fâcheuse pour lui. Il lutta encore quelque temps, il est vrai, contre ses adversaires, parmi lesquels il comptait l'archevêque de Turin, irrité de ce que, malgré ses promesses secrètes, il n'avait pas même réduit une seule commune vaudoise à embrasser le papisme, ni enlevé aux Vaudois aucun de leurs droits. En vain, pour se remettre en bonne odeur auprès du prélat, il essaya de rétablir la dîme en faveur de certains prêtres, et de soutenir adroitement le jésuite Vanin, trop faible malgré sa présomption, pour lutter en public avec les pasteurs; en vain, pour se rendre nécessaire, il accrédita des bruits sinistres, sema l'inquiétude parmi les Vaudois, afin de les noircir dans ses rapports; la chute de cet adroit aventurier avait été résolue.

Un nouveau prince avait pris la direction des affaires. Charles-Emmanuel, âgé de dix-neuf ans avait succédé à son père, Emmanuel-Philibert, décédé le 30 août 1580. N'ayant aucune raison de soutenir un homme justement accusé de malversation, d'abus de pouvoir, de rapine et même de meurtre, tant par ses administrés que par ses égaux, le jeune duc consentit à son arrestation, et en chargea le comte de Luserne qu'il nomma gouverneur en sa place. Castrocaro finit ses jours en prison.

Environ ce temps-là, pendant une suite d'années, les Églises vaudoises du Dauphiné, situées à l'ouest et au nord des vallées piémontaises, dans celles de Queiras, de Château-Dauphin, de Césane, d'Oulx et d'autres encore, furent souvent assaillies et si maltraitées par les papistes que, dans quelques lieux, on ne pouvait plus s'assembler que de nuit pour vaquer aux exercices de la religion. Et lorsque ces Églises aspirant à la mesure de liberté, alors générale en France, cherchaient à secouer la tyrannie de leurs voisins catholiques romains, on leur courait sus à main armée pour les détruire, avec d'autant plus d'ardeur que la situation de leurs Vallées élevées et reculées rendait impossibles les secours de leurs frères éloignés. L'aide de leurs alliés et coreligionnaires des vallées piémontaises ne leur fit du moins pas défaut, et les tira souvent de la plus grande peine. Peut-être même que le zèle que l'on mit à secourir des frères dans la détresse dégénéra quelquefois en passion de la guerre. Du reste, nous ne suivrons point le vaillant capitaine Frasche et ses compagnons d'armes dans les combats qu'ils soutinrent avec et pour leurs frères des vallées, dauphinoises. Car, après que beaucoup de sang eut été versé de part et d'autre en diverses rencontres, les choses reprirent la position qu'elles avaient auparavant.

En 1592, les Vallées Vaudoises, qui avaient passé quelques années dans une assez grande tranquillité, furent occupées subitement, ainsi qu'une partie de la plaine, par une armée française sous les ordres du sire de Lesdiguières, chef aussi habile que courageux, qui venait d'enlever le haut Dauphiné aux ligueurs, ou parti catholique. Durant cette occupation, ce général fortifia Briquéras, à l'entrée de la vallée de Luserne, rétablit le château de ce dernier lien et rasa ceux de la Tour et de la Pérouse. Gentilshommes et habitants des Vallées durent prêter serment de fidélité au roi de France. Ils ne le firent qu'à regret, après plusieurs représentations et un premier refus. L'occupation ne dura que deux années. À la fin de 1594, Lesdiguières dut battre en retraite, ayant perdu l'importante place de Briquéras, et le duc rentra en possession de cette partie de ses états. Mais comme si ce n'eût pas été assez pour les pauvres Vaudois d'avoir été chargés de logements militaires et de contributions de guerre, d'avoir essuyé toute sorte de maux, même le pillage et l'incendie (7), il fut même un moment question, en conseil, de les punir encore pour le serment qu'ils avaient dû prêter à la couronne de France en même temps que leurs seigneurs et les autres papistes, à qui cependant on n'en faisait point un crime. Il se trouva heureusement au conseil du duc des hommes consciencieux, qui, sachant que les Vaudois avaient premièrement pris avis à Turin, et qu'ils n'avaient agi comme ils l'avaient fait qu'avec l'autorisation tacite de la duchesse (le duc se battait alors en Provence) et de son conseil, firent agréer leurs explications et excuses, mais non sans peine.

Au bruit des armes, au tumulte des gens de guerre, aux réclamations qui surgissent de leur passage comme de leur départ, succéda un bruit de voix animées, un tumulte de gens d'église, de moines et de prêtres, déclamant, réclamant, insistant, assourdissant, disputant, récriminant, injuriant parfois, et ce qui est pire, fomentant la haine, la défiance et les divisions, recourant à la tromperie, à l'intimidation et jusqu'aux persécutions qui s'accomplissent dans l'obscurité silencieuse des cachots. Le jeune duc avait, il est vrai, en traversant la vallée de Luserne, rassuré ses fidèles sujets vaudois par ces paroles (8) :

« Soyez-moi fidèles et je vous serai bon prince, et même bon père; quant à votre liberté de conscience et à l'exercice de votre religion, je n'y veux faire aucune innovation ; je ne changerai rien à votre mode de vivre usité jusqu'à présent; et si quelqu'un entreprend de vous y troubler, venez à moi, et j'y pourvoirai. »

Mais le duc n'avait pas pu refuser à son clergé l'autorisation de faire une mission, même des missions régulières aux Vallées ; et il n'en fallait assurément pas davantage pour créer bien des troubles et des tourments au sein de celles-ci.

L'archevêque de Turin se fit voir aux Vallées avec une suite nombreuse. On semblait attendre un grand effet de sa présence. Les Vaudois, éblouis par l'éclat qui entoure un prince de l'Église, allaient, pensait-on, se jeter à ses pieds ; ou du moins, s'ils retardaient encore un peu leur passage au papisme, ils écouteraient avec faveur les missionnaires placés sous son haut patronage et installés par lui. Ces missionnaires étaient, les uns, des jésuites dans la vallée de Luserne; les autres, de révérends capucins, dans celles de Pérouse et de Saint-Martin.

Ces serviteurs du pape ne s'épargnèrent point. Ils étaient partout, dans les assemblées publiques, dans les maisons particulières, dans les boutiques, dans les champs, sur les chemins. Ils entraient en discussion avec chacun, passant aussi rapidement d'un auditeur à un suivant que d'un sujet à un autre. Ce n'était que criailleries continuelles. Les ministres avaient cédé à la tentation de répondre; ils avaient même cru leur honneur et leur ministère intéressés à leur participation à ces luttes. Mais ils s'aperçurent bientôt qu'ils se consumaient en paroles, sans grande édification, à cause de la souplesse de leurs adversaires à changer le terrain du combat, aussitôt qu'ils le sentaient trop glissant. Les flèches de la vérité s'éparpillaient, et le but n'était pas atteint. Les ministres résolurent donc de ne plus discuter qu'en séances régulières et publiques sur un sujet énoncé avec précision, et ils s'en tinrent à leur décision. La première de ces disputes eut lieu à Saint-Jean, en 1596, sous la présidence du comte de Luserne; elle tourna tellement à la défaite du jésuite, que le comte, pressé de se prononcer et de donner raison au ministre, recourut à un échappatoire (9) et clôtura précipitamment les débats.

Dans les vallées de Pérouse et de Saint-Martin, les pères capucins s'agitaient aussi beaucoup, d'autant plus qu'ils se sentaient appuyés par le voisinage des troupes du duc, en guerre dans le val Cluson avec celles du roi de France. Entre autres, ils firent tant que le gouverneur de Pignerol entreprit d'ôter aux nombreux évangéliques de Pinache l'usage de leur temple, ravagea ce village et envoya en prison, à Turin, le père et le frère du pasteur Ughet qui leur avait échappé. D'autres vinrent les y joindre, plusieurs y moururent. On n'en sortait que difficilement, et rarement sans abjurer. Le pasteur de Pravilhelm, Antoine Bonjour, enfermé dans le fort de Revel, avait été plus heureux; s'étant dévalé en bas les murailles, il avait pu gagner les bois, puis les montagnes, et était rentré en paix à Bobbi, sa patrie, dont il devint le pasteur jusqu'à sa mort.

Pleins de présomption, les capucins, en mission dans le val Pérouse et le val Saint-Martin, voulurent aussi s'accorder l'honneur d'une dispute publique à Saint-Germain, en 1598, mais ils n'eurent pas lieu de s'en féliciter beaucoup. Ils recoururent donc à une méthode plus habile et moins compromettante de faire des prosélytes. Ils faisaient dire avec mystère aux évangéliques qu'il y avait de grands et terribles desseins contre eux qui s'effectueraient au dépourvu. Cette communication confidentielle, qu'ils priaient de tenir secrète de peur que mal n'en arrivât à ses auteurs pour leur charitable imprudence, n'avait d'autre but, disaient-ils, que d'inviter les intéressés à se tourner du bon côté pendant qu'il en était temps encore. Ces bruits suscitèrent, on n'en peut douter, bien des craintes, mais n'eurent pas l'effet que les alarmistes en avaient espéré.

Les moines missionnaires, mécontents de leurs efforts infructueux, songèrent à un autre moyen, dont ils sentaient la force et qui n'a été dès lors que trop mis en pratique au détriment de l'honneur de ceux qui l'employèrent et de la religion qui y a recours. Ils s'attachèrent aux endettés, aux misérables, chargés de famille et de peu de probité, leur promettant une somme convenue et des secours subséquents, s'ils abjuraient l'Évangile. On promit également un plein pardon, s'ils allaient à la messe, à des coupables de délits que la vengeance des lois allait atteindre. Ce moyen immoral eut le plus de succès. Les Vaudois se seraient consolés de la perte d'hommes indignes, occasion de honte pour leur Église, si par leur infidélité leurs enfants n'avaient été entraînés avec eux dans l'abîme. Deux hommes plus considérables, l'un de Pramol, l'autre de la vallée de Saint-Martin, abjurèrent aussi ; le premier, pour éviter le châtiment qui le menaçait pour abus d'autorité et concussions; le dernier, par vanité, séduit qu'il était par les caresses des gentilshommes et des magistrats de la contrée. Ces défections servirent du moins à démontrer aux Vaudois dans quel nouveau danger l'orgueil, l'amour de l'argent et tout acte immoral, pouvaient les précipiter.

Table des matières

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(1) En effet, par cette mesure, les marchés de plusieurs petites villes frontières et de Pignerol même se trouvaient privés d'abondants approvisionnements, etc.

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(2) C'est sous le gouvernement de Castrocaro que l'on éleva le fort de Mirebouc, au fond de la vallée de Luserne, sur la commune de Bobbi, à la frontière de, France, au pied du col de la Croix.

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(3) Du marquisat de Saluces, par exemple. - Un synode général vaudois, tel que ceux que nous indiquons, eut lieu à la fin de mai 1567, au Villaret de val Cluson ou Pragela (Dauphiné), pour prendre des résolutions et des mesures de sûreté, commandées par la crainte du passage prochain, dans le voisinage des Vallées, de l'armée du duc d'Albe se rendant en Flandres. (Voir GILLES, chap. XXXV. p. 239.)

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(4) Voir sur ce sujet la fin du chapitre XVI.

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(5) On croit que plus de cent mille huguenots (nom qu'on donnait en France aux réformés) furent massacrés à cette époque.

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(6) Guérin néanmoins ne fut pas perdu pour les Vallées. Il ne fit que passer dans une autre paroisse.

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(7) La Tour fut, pendant le siège de Briquéras par le duc, assaillie a l'improviste, pillée et incendiée en partie par une division d'Espagnols qui, à leur retour, mirent aussi le feu à divers quartiers de Saint-Jean.

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(8) Dans un voyage de Charles-Emmanuel an fort de Mirebouc une députation de Vaudois se rendit au Villar pour le complimenter c'est dans cette occasion qu'il leur adressa ces belles paroles.

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(9) « Si vous étiez en dispute, dit-il, touchant les qualités d'un bon cheval ou d'une bonne épée, je vous dirais mon avis, parce que j'y entends quelque chose ; mais je n'entends rien à vos controverses, et cela étant, je ne veux pas m'y ingérer. Au reste, je dois vous avertir que j'ai ordre de son altesse de me rendre promptement à Turin, etc. »

CHAPITRE XXI.

LES BIENFAITS DE LA PAIX ACCOMPAGNÉS DE GRANDES MISÈRES.

Suite

Les Vallées dans la misère secourues. - Tracasseries de la part des prêtres. - Ordre injuste. - Intrigues. - Les Vallées sous le gouverneur Castrocaro. - Ambassade des princes Palatin et de Saxe. - Persécution dans le marquisat de Saluces. La Saint-Barthélemi; attaque du val Pérouse. - Mort de la bonne duchesse Marguerite. - Règne de Charles-Emmanuel. - Les Vallées sous la domination française. - Leur retour sous celle de Savoie. - Moyens employés pour entraîner les Vaudois au papisme. - Les bannis. - Martyre de Coupin. - Les milices vaudoises en campagne. - Amende au sujet de cimetières. - Le val Pérouse occupé par les troupes du duc. - menées de l'inquisition. - Rapt d'enfants. - Les Vaudois à leurs frontières. - Essai infructueux d'établir les moines et la messe dans les communes vaudoises. Invasion des Français en Piémont. - Une terrible maladie emporte la moitié de la population.


Vers la fin de l'an 1599, le duc ayant fait un voyage en France, les adversaires des Vaudois crurent le moment favorable pour les molester. Ils voulurent les obliger à chômer les fêtes papistes en quelques lieux où cette sujétion n'avait jamais existé, et fermèrent les écoles en d'autres endroits. La moindre résistance entraînait la prison dont on ne sortait qu'à prix d'argent, ou en promettant d'aller à la messe. De plus, on plaça comme curé à la Tour un homme entreprenant, Ubertin Braide, qui revendiqua des évangéliques la dîme dont ils étaient affranchis dès 1561, et sur leur refus, il fit saisir leurs effets par la justice. Il s'ensuivit une excessive irritation chez plusieurs. L'on craignit des troubles. Mais une députation envoyée au duc, alors en Savoie, obtint le redressement des griefs. Le prêtre ayant été débouté de ses prétentions, le calme parut renaître. Cependant des jeunes gens mal inspirés rallumèrent, par un acte répréhensible, le feu à peine caché sous la cendre. Ils effrayèrent un soir par leurs cris le prêtre retiré dans sa cure. Celui-ci, craignant quelque vengeance, s'enfuit chez un gentilhomme du voisinage.

L'affaire fut envisagée comme criminelle. L'on fit des enquêtes. Les jeunes gens bien connus devaient être conduits à Turin. L'arrivée d'une escouade d'archers leur fit prendre la fuite. Ne comparaissant pas à l'audience, ils furent condamnés par contumace et bannis des états de son altesse. Cet événement fut la source de nombreux déplaisirs pour les pasteurs, gardiens vigilants de la morale publique, et une cause prolongée de troubles, même de délits et de crimes. Car ces jeunes gens contraints de fuir leurs demeures, sans moyen régulier d'existence, réclamaient souvent par la force ce qu'ils n'obtenaient pas par bienveillance. Des gens dépravés, dont plusieurs papistes, profitèrent de la confusion générale pour commettre dans l'ombre des iniquités, assurés qu'ils étaient qu'on les attribuerait aux bannis.

Un douloureux événement donna, au commencement de ce siècle, la mesure de cette susceptibilité romaine, qui ne reconnaît pas même au chrétien évangélique le droit de répondre, pour sa défense, à celui qui lui conteste l'excellence de sa religion. Un honnête marchand de la Tour, nommé Coupin, étant à Asti, en 1601, pour la foire, fut un soir, au souper, entraîné par les questions des convives à se dire Vaudois, et à nier la présence réelle du Sauveur dans la cène. Dénoncé comme coupable, quoiqu'il fût resté dans les limites de défense validées par la capitulation de 1561, il fut jeté dans les prisons, et n'en put être tiré, quelques démarches que ses parents, ses amis et les Églises fissent, même auprès du duc. L'inquisition ne lâcha sa proie que privée de vie et même ne s'en désista point, car elle fit brûler publiquement la dépouille du martyr trouvé mort dans sa prison. Durant les deux années de sa captivité, ce chrétien, aussi humble que sincère, ne put être ébranlé un seul moment dans sa foi, il édifia jusqu'à la fin ceux qui étaient admis à le voir. Il s'étonnait lui-même de la force inattendue qui lui était communiquée, ainsi que des réponses claires, précises, évangéliques, que Dieu lui inspirait en face de ses juges.

La même année de l'arrestation de Coupin, c'est-à-dire en 1601, l'ordre fut donné, à tous les évangéliques du marquisat de Saluces (1), de sortir des états de son altesse dans le cours de deux mois depuis la publication de l'édit. Liberté leur était laissée de vendre leurs biens dans le même espace de temps. Hélas ! plusieurs faillirent et devinrent papistes. Toutefois un grand nombre de familles préférèrent obéir à Dieu, et passèrent en France ou en Suisse, quelques-unes obtinrent de se fixer aux Vallées. Les anciennes Églises vaudoises dit marquisat, Pravilhelm et les autres de la montagne, furent enfin laissées en repos après avoir partagé quelque temps les tribulations communes.

L'effort papiste ne s'arrêta pas là. On tenta d'induire à l'abjuration, par flatteries et par menaces, les membres de l'Église vaudoise, domiciliés dans le bourg de Luserne ainsi que dans les villes de Bubbiana, Campillon et Fenil, sur la lisière du Piémont, où ils ne jouissaient pas du droit de pratiquer leur culte publiquement. Le gouverneur de la province, Ponte, pour les intimider, dénonçait aux récalcitrants, par des édits publiés à grand bruit, l'expiration de leur permis de séjour. L'archevêque de Turin, présent aussi sur les lieux, faisait paraître les intéressés devant lui, les flattait par de douces paroles, ou cherchait à ébranler leur foi par des raisons qu'il croyait sans doute plausibles. Dans ce dernier but, et pour leur agréer, sans penser mûrement au danger que courait sa cause, il provoqua même une dispute publique, qui eut lieu à Saint-Jean, entre son délégué, le professeur et recteur des jésuites à Turin, Marchesi, et le pasteur Auguste Gros, ancien professeur papiste, converti depuis longtemps, homme de talent, de science et de grande piété. Cette dispute, qui affermit dans leur croyance les Vaudois qu'elle avait attirés, ne fut pas renouvelée, malgré le bon vouloir du ministre, n'ayant pas produit les résultats que l'archevêque en espérait.

Le bourg de Luserne n'étant point compris dans la capitulation de 1561, les Vaudois qui y étaient domiciliés, et qui n'abjurèrent pas, durent se fixer ailleurs. Ceux qui étaient établis à Bubbiana, Campillon et Fenil, conformément au traité, ne se laissaient pas persuader d'en sortir. Pour faire fléchir cette résistance, on recourut à un moyen que des prêtres seuls, plus préoccupés de leurs conquêtes que de l'honneur de leur souverain, pouvaient imaginer. Ils obtinrent du duc qu'il interviendrait de sa personne auprès des plus considérés, et qu'il ajouterait, à ses actes précédents, le poids de son ascendant immédiat, l'instance d'une parole affectueuse, l'irrésistible autorité d'une demande de sa bouche. Les imprudents ! ne voyaient-ils donc pas que, même dans le cas le plus favorable, celui du succès, le prince perdait plus qu'il ne gagnait? et qu'en induisant ses sujets à renier leur foi, il ébranlait lui-même son trône, puisque la fidélité au souverain, si juste, si légitime, ne l'est pas plus que celle qui est due à Dieu, et même qu'elle n'est forte et durable qu'autant qu'elle s'appuie sur la foi religieuse? Et dans le cas défavorable à leur point de vue, dans le cas de la résistance du Vaudois à la pression morale exercée sur lui par son prince, la majesté, du trône n'était-elle pas compromise par un effort infructueux sur la conscience d'un sujet, et la personne même du prince exposée à un jugement sévère de celui qui eût désiré pouvoir le respecter toujours?

À un jour marqué, les quatre personnages les plus considérés d'entre les Vaudois de Bubbiana, qui, par leur influence, à ce que disaient leurs adversaires, avaient, jusqu'alors rendu inutiles les efforts réunis du gouverneur irrité et de l'insinuant archevêque, furent mandés à Turin, au nom du prince, et furent introduits l'un après l'autre en sa présence. Le premier, appelé Valentin Boule (ou Bolla), après avoir ouï les paroles affectueuses de son altesse, lui exprimant son vif désir qu'il embrassât sa religion, supplia respectueusement son souverain de lui permettre de demeurer fidèle à Dieu selon sa Parole. Est-il nécessaire d'ajouter que le duc n'insista pas, et qu'il lui permit de se retirer en lui disant : Vous m'auriez assurément fait un grand plaisir en déférant à mes remontrances, mais je ne veux pas faire violence à votre conscience. Pendant que Valentin Boule s'éloignait, sans avoir pu échanger une parole avec les trois autres, on annonça perfidement à ceux-ci que leur frère et ami avait cédé au désir du duc et lui avait donné sa parole d'abjurer. Trompés par ce rapport, déconcertés par l'apparente défection de celui qu'ils considéraient comme le plus fidèle, ils promirent l'un après l'autre ce qu'on désirait d'eux si ardemment. Une partie de leurs amis de Bubbiana suivit leur exemple. Toutefois plusieurs rentrèrent par la suite dans l'Église.

Quelque temps après, on agît de même à l'égard de quelques particuliers influents parmi les Vaudois de Pinache, dans la vallée de Pérouse, après que le gouverneur Ponte et l'archevêque eurent été travailler auparavant la contrée. Les trois Vaudois qui parurent devant le duc, les nommés Michel Gilles, Jean Micol et Jean Bouchard, demeurèrent fermes dans la foi, comme aussi la plupart de leurs frères de la Pérouse et du val Cluson, malgré les moyens divers qui furent mis en oeuvre pour les entraîner au papisme. Pour séduire les pauvres pendant la disette, qui était fort grande cette année-là, l'an 1602, l'archevêque promettait des vivres en abondance à ceux qui iraient à la messe; il n'épargnait, en effet, ni blé, ni argent : néanmoins, il fit peu d'avance par cette captation immorale. Il fit aussi défendre d'employer, comme moissonneurs, dans la plaine, les Vaudois qui ne seraient pas porteurs d'un certificat délivré par lui.

Encore un exemple des moyens indirects de conversion employés par les papistes. Sous prétexte que les nombreux Vaudois, dont les maisons étaient sises sur la grande route de la Pérouse, donnaient du scandale aux passants, on fit éclore un édit qui leur défendait d'y habiter plus longtemps, et leur ordonnait de se retirer de l'autre côté de la rivière, vers Pramol. Il faut ajouter cependant que, sur d'instantes réclamations et prières, tant des victimes de la mesure que de leurs voisins de la religion romaine, la mise à exécution fut d'abord suspendue et enfin abandonnée.

On comprendra toutefois que le gouvernement et le duc lui-même, entraînés fréquemment par les menées des prêtres à des démarches et à des actes de peu d'effet pour la conversion des Vaudois au papisme, et comprenant mal les motifs de conscience qui prescrivaient la résistance à ceux-ci, étaient mécontents du peu de cas qu'ils paraissaient faire de leur désir ou de leur volonté. Les troubles que causaient les jeunes gens, bannis pour leur conduite imprudente envers le curé de la Tour, et maintenant fugitifs, errants, vivant à l'aventure au jour le jour de dons ou de rapine, ces troubles, ces désordres que les pasteurs n'avaient pu arrêter furent représentés au prince comme des symptômes de révolte contre son autorité, et on en prit occasion de l'exciter à des mesures de la dernière rigueur. On parla même de détruire les églises.

Les Vaudois, recevant de divers côtés le conseil de se tenir sur leur garde, comprirent toute la grandeur du danger; mais, au lieu de recourir aux moyens de défense humaine, ils n'eurent qu'une pensée, celle d'implorer l'assistance si souvent éprouvée de leur céleste protecteur, bien persuadés qu'ils étaient de cette vérité que si l'Éternel ne garde la ville celui qui la garde veille en vain. On exhorta le peuple à la repentance et à redresser sa vole en plusieurs points. Les pasteurs les plus aptes à la chose parcoururent les Églises, s'attachant surtout aux plus malades. On s'adressa aussi aux moins coupables des bannis et on fit appel à leurs meilleurs sentiments. Surtout, on s'humilia par un jeûne solennel, le Il et le 12 d'août 1602. Peu après, on vit arriver dans la vallée de Luserne le gouverneur de Turin avec le prévôt général et une grande compagnie de gens de justice. Ils venaient juger les bannis que les communes avaient eu ordre de livrer. En place de ceux-ci, on voulut remettre au gouverneur une requête pour son altesse, qu'il refusa. Il publia quelques ordres sévères et s'éloigna (2).

Les Vaudois recoururent alors à la médiation du comte Charles de Luserne, principal seigneur d'une des Vallées et qui était en faveur à la cour. Ils envoyèrent aussi une députation, chargée de présenter à son altesse une supplique rédigée aux Vallées, dans laquelle ils exposaient les faits dans leur vrai jour, se plaignaient des calomnies que leurs ennemis répandaient sur leur compte pour les noircir aux yeux de leur prince, et recouraient avec confiance à sa bienveillance, comme aussi à sa haute justice. Mais, qui le croira ? pour être présentée au prince, la supplique dut être modifiée dans sa forme, dès là-même, dans le fond. Il fallait s'exprimer comme l'auraient fait des coupables. Elle n'eut, malgré ces changements, ou peut-être à cause de ces changements, qu'un succès tout-à-fait partiel.

Pendant que les Églises se préparaient à rédiger une nouvelle requête au duc, quelques faits se passèrent qui ne devaient pas contribuer à rétablir le calme. Les Vaudois de Pinache (val Pérouse), ne pouvant depuis longtemps obtenir justice à l'égard d'un temple dont on leur contestait l'usage, s'emparèrent de celui du Dublon, auquel ils avaient également droit, abandonnant en retour aux papistes leurs droits sur le précédent. Des menaces et quelques troubles s'ensuivirent, toutefois sans issue fâcheuse. À Luserne, un jour de marché, en mars 1603, l'on aperçut six des bannis. Cernés et attaqués dans une rue étroite, ils se firent jour à main armée, en tuant entre autres un capitaine Crespin. L'un d'eux étant tombé plus loin, en sautant d'une muraille, et s'étant fracturé la cuisse, fut pris, jugé et condamné à être écartelé. On fit venir pour l'exécution une compagnie d'infanterie, qui demeura ensuite plusieurs mois pour protéger Luserne contre les attaques redoutées des bannis.

Au mois d'avril, les Vallées reçurent l'heureuse nouvelle que, par l'intercession du comte Charles de Luserne, le duc Charles-Emmanuel leur accordait la plupart de leurs demandes, notamment la grâce des bannis, à la réserve de quelques-uns qui étaient nommés. Cette issue réjouit bien des coeurs, mais pour quelques jours seulement, car l'on s'aperçut bientôt que toutes les difficultés n'étaient pas aplanies. Comment l'auraient-elles été, quand il semble que c'était de principe admis, dans les relations avec les Vaudois, de ne considérer les concessions et les promesses qui leur étaient faites que comme un pis-aller, en attendant qu'on pût les révoquer ou en entraver l'exécution?

La compagnie d'infanterie de Luserne porta le trouble dans la vallée par une expédition sur Bobbi, dans laquelle elle eut pu être taillée en pièces par la masse de gens qu'elle s'attira sur les bras, et que les prudents efforts de quelques Vaudois eurent peine à contenir. Ces soldats provocateurs durent s'estimer heureux, après la fuite de leur capitaine et la mort (déplorable à nos yeux) de quelques-uns d'entre eux, de mettre bas les armes et de se rendre prisonniers. Au reste, sur la demande du comte Emmanuel de Luserne et par respect pour le souverain, on les remit en liberté, et on leur rendit leurs armes quelques jours après.

Enfin, après une nouvelle mission du comte Charles aux Vallées, cette fois en compagnie du prévôt général de justice, toutes les difficultés parent être levées. Un temple fut concédé à ceux de Pinache. Les bannis furent graciés à l'exception de cinq, et les Vallées s'engagèrent à payer une somme convenue, à titre de dédommagement pour les dégradations de temples papistes attribuées à des Vaudois.

Des jours paisibles succédèrent à ceux assez tristes qui venaient de s'écouler. Ils ne furent interrompus que par des événements ordinaires. L'Église de la Tour agrandit son temple, malgré l'opposition des papistes, et grâce à la faveur du duc qui intervint. L'année 1605, la dysenterie emporta beaucoup de monde aux Vallées, entre autres le pasteur du Villar, Dominique Vignaux, natif de Pénasac en Gascogne, noble de naissance et de port, de moeurs pures, très-lettré, bon théologien, employé pour l'ordinaire dans les affaires majeures des Églises. C'est à lui qu'on avait confié le soin de recueillir les écrits originaux des Vaudois en langue romane ou vaudoise et en latin (3), qui furent remis à Pierre Perrin, pasteur dans le Dauphiné, d'après le voeu du synode de France, pour l'éclairer dans ses travaux sur l'histoire des Vaudois.

L'an 1611, les Vallées s'effrayèrent de la présence d'un corps considérable de troupes françaises au service de Savoie, qui séjourna un mois dans la vallée de Luserne et y commit quelques excès.

L'année 1613 et la suivante, les Vaudois durent eux-mêmes prendre les armes pour le service de leur prince. Ils fournirent plusieurs compagnies de milices qui se conduisirent parfaitement, tant au siège de Saint-Damian que dans Verceil et ailleurs. On leur accorda de pouvoir se réunir entre eux matin et soir pour faire leurs prières accoutumées. En plusieurs lieux, surtout dans les 'villes, ils furent reçus avec amitié. Leurs hôtes les questionnaient sur des points de religion et leur témoignaient le désir de connaître la vérité; quelques-uns même faisaient voir qu'elle ne leur était pas étrangère. Mais dans les lieux écartés l'on s'enfuyait à leur approche, et l'on tremblait de leur fournir le logement. Car, ainsi que dans les siècles reculés, la superstition papiste les dépeignait comme des hommes monstrueux dont plusieurs n'avaient qu'un oeil au front; elle garnissait leur bouche de quatre rangées de dents longues et noires, destinées à broyer la chair et les os des petits enfants qu'ils aimaient, racontait-elle, à rôtir sur la braise.

La population de Saint-Jean fort accrue, se trouvant trop à l'étroit dans le local où se faisait le service divin accoutumé, s'était construit un temple plus vaste. Une influence puissante à la cour le fit fermer (4). Le même esprit priva les Vaudois de Campillon de l'usage de leur ancien cimetière, attenant à celui des papistes. Les Vallées eurent même à payer six mille ducatons pour arrêter un déploiement de rigueurs, auxquelles une tentative d'enterrement à main armée dans le cimetière contesté avait donné lieu.

Le paiement de cette somme considérable faillit amener la désunion entre les trois vallées, celles de Pérouse et de Saint-Martin ayant refusé de rembourser à celle de Luserne leur quote-part. Elles ne tardèrent cependant pas à voir que, si elles suivaient ultérieurement ce système égoïste, elles s'isoleraient les unes des autres et offriraient une proie facile à leur ennemi commun, toujours vigilant. En effet, la vallée de Luserne ayant à payer à l'autorité une nouvelle somme qu'on lui arrachait sans motif bien fondé en justice, elle fit cession à la chambre ducale, un peu par force, prétendit-elle, de ses droits sur les valeurs qui lui étaient dues par les autres vallées. Les communes vaudoises se virent ainsi contraintes de solder, par crainte de l'autorité supérieure, ce à quoi elles auraient dû consentir de bon gré, par amour pour leurs frères et dans l'intérêt commun.

Les officiers de la chambre réclamaient incessamment l'acquittement de la dette. Alors, dans une assemblée générale des préposés des communes de la vallée de Pérouse, réunis pour se disculper d'un fait grave, la soustraction de comptes mis sous scellé et laissés à la garde de quelques-uns d'entre eux, les papistes (seuls compromis, puisque c'était à eux seuls que les objets enlevés avaient été confiés) conseillèrent aux Vaudois de se joindre à eux pour écrire une requête en commun, dans laquelle on réunirait les demandes que les uns et les autres avaient à faire, et dans laquelle on offrirait en dédommagement une somme ronde de trois mille ducatons qu'on paierait entre tous. Les préposés vaudois se flattèrent d'obtenir, par leur union aux papistes et par la protection de hauts patrons que leurs amis avaient à la cour, la remise de leur dette et la corroboration de leurs libertés. Ils espéraient aussi faire oublier, par cette démarche qu'ils croyaient habile, quelques petits actes de résistance à l'autorité qui avaient eu lieu pour maintenir leurs privilèges. Ces faits étaient la délivrance du ministre Chanforan, qu'on soustrayait à sa juridiction en le conduisant à Pignerol, pour avoir déplu aux révérends capucins du Perrier dans une altercation avec eux, et l'opposition que des Vaudois de Pinache avaient faite à des officiers de justice d'une localité éloignée, qui, ignorant que l'usage autorisât les Vaudois à travailler dans leurs limites les jours de fête papiste, avaient voulu saisir quelques ouvriers occupés à la bâtisse du clocher. Entraînés par le beau dire de leurs collègues papistes, les préposés vaudois signèrent donc, mais à l'insu des pasteurs et du peuple des Églises, une requête où la cause qu'ils prétendaient servir n'occupait qu'une fort mince place. Pleins d'une confiance aveugle, ils abandonnèrent au châtelain, rusé papiste, la conduite de la négociation et les communications verbales.

Doit-on s'étonner que le résultat ait trompé leur espoir et les ait jetés dans des perplexités nouvelles? La réponse favorable aux papistes mettait les trois mille ducatons entièrement à la charge des évangéliques; de plus elle les condamnait, à démolir six de leurs temples, sous le prétexte qu'ils étaient hors des limites, ce qui n'était nullement. Tel était donc le fruit amer de la division des Vallées, et de l'union des Vaudois avec les ennemis de leur religion. Mais ceux du val Pérouse n'étaient pas au bout de leurs peines. Un mémoire explicatif, dans lequel ils demandaient des conditions plus douces, attardé par une fatale négligence, ne fut pas présenté à temps. L'ordre de démolir au moins le clocher de Pinache ayant été répété dans l'intervalle par le gouverneur de Pignerol, sans être suivi d'aucune exécution, les Vaudois s'en référant à leur requête et ne s'en mettant plus en peine, tandis que leurs ennemis travaillaient sous main contre eux, le prince aux yeux de qui on les avait noircis se prépara à les châtier sévèrement. Ceci s'était passé en 1623.

Au commencement de 1624, l'ordre péremptoire de démolir les six temples arriva aux communes avec menaces, s'il n'y était pas fait droit immédiatement, de les contraindre par les armes. Dans les derniers jours de janvier, un régiment de troupes françaises vint occuper Fun des grands villages vaudois du val Pérouse; savoir, Saint-Germain, au nord-ouest de Pignerol, au débouché du vallon de Pramol, sur la rive droite du Cluson. Bientôt après, toute la vallée fut occupée par un total de six à sept mille soldats. Dans la perplexité où cette invasion jeta subitement la vallée de Pérouse, les autres et même celle de Cluson (Pragela), alors française, ne l'abandonnèrent point. Quelques empêchements qu'on s'efforçât d'y apporter de la part du duc et des seigneurs, des détachements nombreux d'hommes déterminés, traversant les montagnes couvertes de neige, ne cessaient d'accourir de tous les points des Vallées. Mais quel espoir raisonnable pouvait-on nourrir de repousser hors des limites une armée aussi considérable et aussi bien exercée que celle du duc? Aussi, fallut-il bientôt se résoudre à la cruelle extrémité de démolir les six temples désignés. On se consolait un peu par l'espoir de les relever sitôt après le départ des troupes, ainsi qu'on était convenu avec Syllan, commissaire ducal. Mais le comte Taffin, qui commandait l'armée. ne semblait nullement considérer sa mission comme terminée; il exigeait des Vaudois qu'ils déposassent leurs armes, et en particulier qu'ils défissent les barricades et autres moyens de défense, derrière lesquels ils s'étaient retranchés sur les hauteurs de Saint-Germain, à rentrée du vallon de Pramol.
Une telle exigence trahissant des projets cachés, on se refusa d'y satisfaire. Une affaire assez chaude s'ensuivit ; mais, quelque effort que fissent les papistes, ils ne purent jamais forcer le passage. Leur situation à eux mêmes n'était rien moins qu'avantageuse ; ils étaient au gros de l'hiver, mal logés, et pour une partie d'entre eux pas du tout, souvent sans feu ni abri, au milieu des neiges, abondantes cette année-là, ayant devant eux des adversaires vigoureux, dont le nombre grossissait incessamment depuis l'assaut donné aux barricades. Dans de telles circonstances un accommodement put être conclu assez facilement entre le comte Taffin et les principaux des Vallées, en présence et par les bons offices du comte Philippe de Luserne. L'armée se retira, et des députés de toutes les communes du val Pérouse se rendirent devant son altesse pour s'excuser de leur mieux et obtenir leur pardon, ainsi que la permission de relever leurs temples.

De temps à autre, l'inquisition trouvait moyen de faire quelque victime. Elle en voulait principalement aux convertis du papisme, réfugiés aux Vallées. Elle les arrêtait lorsque, trompés par une paix apparente, ils se hasardaient en Piémont. Ainsi, mourut à Turin, en 169-3, sur le bûcher, Sébastien Basan, sans compter Louis Malherbe qui, en 1626, ne sortit que mort de la prison. Combien d'autres qui gémirent pendant des années dans les cachots, ou qui, après une libération contestée, périrent le plus souvent victimes d'un attentat isolé, loin des regards.

Un moine, le père Bonaventure, essaya aussi d'une guerre d'un nouveau genre. Familier, flatteur, se faisant bien vouloir des enfants, il parvint à enlever plusieurs garçons de dix ou douze ans, dans les villages bas de la vallée de Luserne, touchant au Piémont (5), où d'ancienneté les Vaudois et les papistes vivaient entremêlés. Les enfants ne furent jamais rendus à leurs parents. Et, quelques démarches qu'on pût l'aire, la meilleure réponse que l'on obtint de l'autorité civile fut que ces actes n'étaient imputables qu'aux moines et qu'on ne savait qu'y faire.

On jeta aussi en prison plusieurs Vaudois des mêmes villages de la plaine de Luserne, sous prétexte qu'ils habitaient hors des limites, quoique cela ne fût pas. Dans les démarches faites auprès du sénateur Barberi et de ses acolytes, pour délivrer les prisonniers, on put s'assurer que ces prétendus agents de la justice outrepassaient leur mandat, et visaient, pour le moins, autant à extorquer quelque rançon et à lever des contributions qu'à assouvir leur haine religieuse et celle de leurs amis.

Une menace d'invasion du Piémont par une armée française, sous les ordres du marquis d'Uxel, en 1628, fournit l'occasion aux Vaudois de prouver leur fidélité à leur souverain et de recevoir, à leur tour, la preuve de la pleine confiance qu'ils inspiraient. On leur confia la garde de plusieurs passages de leurs montagnes qui étaient particulièrement menacés, et on leur accorda, à leur instante prière, de servir isolément, sans être mêlés aux autres troupes de son altesse. Leurs compagnies étaient toutes commandées par des officiers sortis de leurs rangs et choisis par eux. Les chefs supérieurs seuls appartenaient à l'armée régulière. Il ne se livra qu'un petit nombre de combats, dans lesquels l'armée d'Uxel eut le dessous, et auxquels elle mit fin elle-même en se retirant.

À cette époque le comte de Carlisle, ambassadeur du roi de la Grande-Bretagne auprès du duc de Savoie, entendit, de la bouche même de son altesse, le témoignage de satisfaction qu'elle se plut à donner à ses fidèles sujets des Vallées, énonçant en même temps l'intention bien arrêtée de leur en donner des marques.

Mais, tandis que Charles-Emmanuel nourrissait les meilleurs sentiments envers les Vaudois, de chauds partisans de Rome, revêtus d'éminentes dignités, abusaient de leur autorité et du nom de leur prince, pour introduire furtivement aux Vallées les ennemis irréconciliables de l'Église évangélique, la cavalerie légère du pape, les moines.

Déjà une semblable tentative avait eu lieu partiellement à la fin du dernier siècle, et avait abouti à l'établissement définitif des capucins au Perrier, bourg papiste de la vallée de Saint-Martin. Mais, cette fois, il ne s'agissait de rien moins que de doter chaque commune vaudoise d'un couvent de moines. Pour les faire agréer aux populations, on s'y prit de toutes les manières, sans scrupule. À Bobbi, la finesse prédomina; à Angrogne, l'ostentation, l'éclat et les menaces; à Rora, la violence. Le prieur de Luserne, Marco Aurelio Rorenco, ou Rorengo, à la tète des prêtres, le comte de Luserne, le plus puissant des seigneurs de la vallée, et le comte Righino Roero, au nom du gouvernement, n'épargnèrent aucune peine pour arriver à leur fin. On fit même intervenir l'héritier du trône, le prince de Piémont, Victor-Amédée. On remit de sa part à chaque commune une lettre, dans laquelle il annonçait d'abondantes distributions de blé et de riz (l'hiver de 1628 à 1629 était sévère, l'on souffrait de la disette); il demandait pour ces denrées et pour leurs distributeurs, qui devaient être les moines, une maison fournie par la commune. Mais, quelque effort qu'on fit à Angrogne, on ne put obtenir pour eux l'hospitalité, même une seule nuit. Après quelque temps de séjour à Bobbi, au Villar et à Rora, ils durent céder à la volonté générale et s'éloigner. Comme ils résistaient avec trop d'obstination en ce dernier lieu, quelques femmes les emportèrent sur leurs bras une partie du chemin. Des tentatives échouèrent dans la vallée de Pérouse, à Saint-Germain et à Pramol. Ainsi la messe ne put être célébrée nulle part dans les communes vaudoises, si l'on excepte peut-être Saint-Jean et le bourg de la Tour, dans lequel le culte évangélique n'était pas toléré. C'est dans ce dernier lieu que le moine Bonaventure (que Gilles appelle le porte-enseigne de toute leur fourmilière) recueillit tous ses confrères et qu'ils s'établirent. Il n'est pas sans importance de rappeler ici, qu'à cette époque, le culte romain ou papiste n'avait aucun desservant, ni temple, ni autel, dans la presque totalité des Églises vaudoises des trois vallées.

Les Vallées se remettaient à peine des inquiétudes que leur avaient données les efforts des moines et de leurs puissants protecteurs, lorsque l'arrivée d'une armée française devant Pignerol, au printemps de 1630, les jeta dans la plus grande perplexité. Le maréchal de Schomberg, qui la commandait, exigeait une prompte soumission à son roi. Les troupes, sous ses ordres, pillaient et ravageaient les lieux accessibles des trois vallées. Il venait de réduire Pignerol et sa citadelle, où les milices vaudoises tenaient garnison. Déjà il occupait Briquéras, à une lieue de Saint-Jean, avec mille chevaux et quinze mille fantassins. Le dernier des quatre jours de réflexion, accordés à grand'peine aux Vaudois, tirait à sa fin et ils délibéraient encore. Le secours promis par son altesse, que l'on avait avertie du danger, n'arrivait pas. Au contraire, le bruit se répandait que le duc retirait ses troupes derrière le Pô. Par ce mouvement, les Vallées étaient livrées à l'ennemi. Elles se décidèrent donc pour la soumission, conjointement avec leurs seigneurs papistes, toutefois à la condition que leurs milices ne seraient point contraintes à porter les armes contre son altesse, hors de leur territoire. Parmi les quinze articles de la capitulation, signée et jurée peu après, il en est un que le prieur de Luserne, député du clergé de ladite vallée, avait essayé, d'exclure puis de modifier, mais sans succès; il spécifiait que ceux de la religion réformée jouiraient de la plénitude des droits que les édits leur assuraient en France, quant à l'exercice de leur religion, et que nul ne pourrait les troubler en aucune façon. À ces conditions, les trois vallées n'auraient guère connu d'autres maux, pendant l'occupation française qui dura une année, que ceux qu'amenait le passage continuel de troupes, de France en Piémont, et le transport d'un grand matériel, si Dieu ne les eût visitées par une des plus sévères épreuves qu'il leur eût jamais envoyées, par une maladie contagieuse et épidémique, apportée de France par l'armée, à ce qu'il parait, et désignée comme une peste par l'histoire contemporaine.

Les premiers cas furent signalés au commencement de mai 1630, dans la vallée de Pérouse, puis dans celle de Saint-Martin, peu après dans celle de Cluson ou de Pragela, et seulement plus tard dans la vallée de Luserne. Les pasteurs et les députés des Églises, réunis à Pramol pour prendre des mesures contre un mal si terrible, ne négligèrent rien de ce qui pouvait en arrêter la marche. Ils pourvurent entre autres aux achats de médicaments, ainsi qu'à l'assistance régulière et suffisante, des pauvres. On aurait aussi désiré de célébrer un jeûne général et public; mais ne voyant pas comment il serait possible de le faire avec solennité, au milieu d'un si grand encombrement de troupes, d'approvisionneurs, de gens d'affaires, d'allants et de venants, on se borna à ce que chaque pasteur pourrait obtenir de son Église par ses exhortations à la repentance, tant en public qu'en particulier. La maladie étendait ses ravages et sévissait avec fureur. Toutes les maisons, dans certaines localités, comptaient des morts ou des mourants. Le manque de vivres, déjà fort sensible au commencement de l'année, augmentait tous les jours. On ne savait où s'en procurer. L'état de l'atmosphère contribuait aussi à étendre le mal. En juillet et en août, la chaleur fut excessive. Ce dernier mois fut le plus funeste. Sept pasteurs furent emportés par la peste, dans ce court espace de temps. Quatre autres étaient déjà morts le mois précédent. Le douzième mourut le mois suivant comme il s'apprêtait à partir pour Genève, où il était député, pour y chercher de nouveaux pasteurs. Il n'en resta que trois, outre un octogénaire invalide (6). Heureusement encore que, par une dispensation providentielle, ils appartenaient à des vallées différentes; en sorte que chacune d'elles ayant le sien, aucune ne manqua absolument de secours religieux; d'autant plus que, sans craindre la mort qui les menaçait sans cesse, ils se multipliaient pour ainsi dire, tant ils mettaient de zèle dans l'accomplissement de leurs devoirs. Ils se transportaient de village en village, prêchaient en plein air aux valides, et visitaient à domicile des centaines de mourants. Eux-mêmes durent veiller, à réitérées fois, dans leurs presbytères auprès du lit de parents chéris. Le seul pasteur restant dans la vallée de Luserne, Pierre Gilles, pasteur de la Tour, l'auteur d'une histoire des Églises vaudoises, justement appréciée (7), que nous avons eue constamment sous les yeux dans la rédaction de celle-ci, ne perdit pas moins de quatre fils pleins d'espérance.

Si la peste se ralentit quelque peu pendant l'hiver, ce ne fut que pour s'étendre an printemps dans les bourgades élevées qu'elle avait épargnées. Enfin, elle cessa tout-à-fait en juillet 1631, après avoir duré plus d'une année. La moitié de la population avait disparu. La plupart des maris vivants avaient perdu leurs femmes; presque toutes les femmes étaient veuves et les filles orphelines. Des grands-pères et des grands-mères, chargés d'années, restaient seuls., eux qui comptaient auparavant avec joie de nombreux enfants et petits-enfants, soutiens et espérance de leur vieillesse. Le coeur se serrait à l'ouïe des cris de petits êtres, désormais orphelins, appelant d'une voix triste et fatiguée le nom chéri de leurs parents, de l'absence prolongée desquels ils ne pouvaient se rendre compte.

La proportion des morts fut à peu près la même partout; elle monta à la moitié de la population, tant vaudoise que papiste. La vallée de Saint-Martin estima sa perte à mille et cinq cents Vaudois et à cent papistes; celle de Pérouse à plus de deux mille Vaudois; l'Église de Rocheplatte à cinq cent cinquante, qu'il faut ajouter aux précédents. Les morts de la vallée de Luserne, y compris ceux d'Angrogne, montèrent à environ six mille Vaudois, dont huit cents dans la commune de la Tour. Ce qui fait un total de plus de dix mille Vaudois enlevés en un an par la mortalité. Un nombre considérable de familles s'éteignirent entièrement. Nous n'avons point compté les étrangers aux Vallées, qui étaient venus demander à l'air pur des montagnes la conservation de leur vie, et qui n'avaient obtenu du sol qu'un tombeau. Et encore des centaines en furent privés. Les soldats, les vivandiers, les pauvres que la peste renversait morts, hors des routes, y restaient sans sépulture infectant, l'air de leurs cadavres. En divers lieux, on brûla des maisons où plusieurs morts se trouvaient, afin de n'avoir pas à les enterrer.

Vers la fin de l'automne, on voyait encore en beaucoup de contrées les blés dans les champs, les raisins dans les vignes, et toute sorte de fruits dans les possessions, se perdre, sans que personne les récoltât. Des terres excellentes restèrent sans culture. Le salaire des ouvriers augmenta prodigieusement à cause de la rareté de ceux-ci.

Au milieu de tant de maux, une seule chose fut prospère,... la piété, ce fruit exquis auquel est faite la promesse de la vie présente et de celle qui est à venir.
« Le zèle du peuple, dit Gilles dans son langage naïf, à se trouver és prédications en la campagne,, or ci, or là, estoit fort grand: et chacun s'esmerveilloit et louoit Dieu de l'assistance qu'il nous faisoit parmi les afflictions tant cuisantes et espouvantables. »

Pendant la peste l'on avait appris la mort du duc Charles-Emmanuel, qui avait régné cinquante ans et qui s'était généralement montré favorable à ses fidèles sujets vaudois, autant du moins que les intrigues incessantes de leurs ennemis le lui avaient permis.
La nouvelle de la paix conclue entre le roi de France et le duc de Savoie, vint aussi relever les esprits abattus par tant de secousses successives. Les Vallées, en effet, retournèrent, à la fin de l'année, sous la domination de Savoie, à l'exception de la portion du val Pérouse qui est située sur la rive gauche du Cluson, laquelle resta aux Français ainsi que Pignerol.
Il semblait que la guerre et la peste, ces fléaux de Dieu, une fois éloignées de ces campagnes et de ces vallons désolés, il deviendrait possible aux survivants de se remettre doucement de tant de souffrances, de sécher leurs pleurs,... et de jouir de quelques jours calmes et paisibles. En effet, tous les liens se resserraient, il s'en formait aussi de nouveaux par de nombreux mariages : tant de personnes isolées se rapprochaient et cherchaient les unes auprès des autres un mutuel soulagement. Les travaux reprenaient quelque activité. L'on échangeait quelques paroles d'espérance, assis à l'ombre des grands châtaigniers, à l'heure du loisir, ou auprès du feu pétillant des chalets, sur les hautes Alpes, à la tombée de la nuit.

Mais leurs peines n'étaient pas finies. La jeune génération, échappée à la peste, devait supporter un jour tout ce que la barbarie peut inventer de plus cruel. En attendant, elle allait se former à la patience, au milieu des vexations et des intrigues sourdes ou avouées qui devaient les précéder, et que nous allons raconter au chapitre suivant. (Voir pour ce chapitre, dans GILLES, les chapitres XXX à LX.)

CHAPITRE XXII.

LES VAUDOIS, CALOMNIÉS À LA COUR, SONT MAL VUS ET MAL MENÉS.

Griefs injustes élevés contre eux. - Lettres patentes refusées. - Expulsion complète et définitive des Vaudois de la vallée du Pô. - Disputes avec les prêtres. - Conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques. - Coups montés découverts à temps.


Le premier soin des Églises vaudoises, en 1631, à leur retour sous la domination de Savoie, fut d'envoyer une députation à son altesse Victor-Amédée 1er avec mission de demander, après les hommages et les félicitations, la confirmation générale de leurs privilèges, et en particulier des grâces et concessions, accordées par son auguste père, l'an 1603, et entérinées l'an 1620. Cette démarche n'était pas seulement commandée par la convenance; elle était devenue indispensable, à cause de l'acharnement avec lequel des prêtres et d'autres papistes les desservaient et les accusaient auprès de son altesse. Le succès se fit attendre. Les députés furent, il est vrai, reçus avec bienveillance par leur souverain, mais la confirmation de leurs privilèges fut renvoyée après l'examen de quelques points qu'on les accusait d'avoir transgressés ou mal observés. Mais quoiqu'il fût facile d'éclaircir les faits en question, les mois, les années se succédèrent sans qu'on pût obtenir la confirmation désirée. Les commissaires délégués par la cour étaient évidemment d'accord, pour étouffer ou voiler la vérité, avec les intrigants papistes qui attisaient le feu, à la tête desquels figurait l'ardent prieur de Luserne, Rorenco ou Rorengo. Ces hommes, aveuglés par la passion, soulevaient des difficultés toujours nouvelles.

Ils soutenaient que l'habitation des Vaudois dans Luserne était de fraîche date, tandis que les plus vieux papistes de, l'endroit étaient prêts à témoigner que, dès leur première enfance, ils y avaient vu établies les mêmes familles, auxquelles on contestait aujourd'hui le domicile. Il est vrai de dire, et nous l'avons remarqué au chapitre précédent, qu'on avait, pendant quelques années, contraint les Vaudois à sortir de ce bourg, où ils étaient revenus ensuite s'établir. On contestait également le droit d'habitation aux Vaudois de Campillon, de Fenil et de Bubbiana. Toutefois la démonstration de leurs droits était facile. Ils avaient pour eux le fait du domicile non interrompu et la lettre du traité de 1561, qui, sans les nommer, les désignait suffisamment, comme d'ailleurs les rôles remis alors au, comte de Raconis en faisaient foi.

Les mêmes adversaires faisaient un crime aux Vaudois d'avoir acheté des biens de catholiques romains, tandis qu'on pouvait prouver leur droit par un grand nombre d'instruments anciens aussi bien que nouveaux, actes bien en règle, rédigés par main de notaires et sanctionnés par des juges, les uns et les autres de la religion romaine.

Enfin, ils paraissaient même trouver mauvais l'emploi des maîtres d'école évangéliques, comme si c'eût été une nouveauté aux Vallées, tandis qu'on pouvait prouver que, de toute ancienneté, les Églises vaudoises en avaient eu sans interruption. Le but particulier que ces intrigants papistes avaient en vue, sur ce dernier point, était de substituer leurs moines aux maîtres d'école évangéliques. Aussi, dans une des grandes conférences des députés des Vallées, présidées par le commissaire ducal, pour l'arrangement de cette affaire, un vieillard de Bobbi, Pierre Pavarin, à l'ouïe de l'offre que leur faisait faire son altesse, d'envoyer, à ses dépens, pour tenir leurs écoles, des révérends pères, aussi instruits que modestes et bien supérieurs à leurs régents, ne put contenir son émotion et s'écria: L'on voudrait nous faire envoyer nos enfants à l'école des moines? Pour moi, j'aimerais mieux voir consumer les miens sur un bûcher que de les voir instruire par de telles gens. Il n'y eut pas jusqu'à la modeste et unique cloche de Saint-Jean qui ne devint le point de mire des tentatives papistes. Ils ne voulaient pas moins que la réduire au silence, ou la confisquer à leur profit, pour la faire sonner ensuite dans leurs fêtes au grand déplaisir des Vaudois. Mais ceux de Saint-Jean, qui d'ancienneté s'en étaient servis pour leurs assemblées et pour d'autres usages encore, défendirent si bien leur droit qu'on ne put la leur enlever.
On eût désiré obtenir un aussi plein succès sur les autres points; mais Fauzon, le commissaire ducal, écoutait plus volontiers les insidieux discours des papistes que le droit. On faisait même difficulté de laisser exercer le notariat à M. Étienne Mondon, le seul Vaudois de son état qui eût échappé à la peste, et on refusait d'en admettre, aucun autre à cet office, qu'ils avaient cependant exercé de tout temps, Les frères Goz (Gos), l'un docteur en droit, l'autre en médecine, l'un et l'autre réfugiés du marquisat de Saluces, venaient d'être invités par le duc à transporter leur domicile hors de la Tour et de la vallée de Luserne. Quelle espérance fondée d'obtenir la sanction ducale pour les anciennes concessions pouvait-on conserver, quand on voyait l'intolérance menacer tout et donner déjà des preuves palpables de son retour ? Ce fut donc inutilement que l'on attendit les lettres patentes qu'on avait sollicitées. Elles ne furent plus expédiées.

Loin de là, la persécution ouverte qui éclata contre les Vaudois de Saluces (1), soumis alors au même prince, vint éclairer ceux des trois vallées sur la nature des desseins qu'on méditait contre eux. Il restait dans les montagnes de Saluces, vers les sources du Pô, au pied du Viso, quelques débris des anciennes Églises vaudoises. Leur isolement dans des vallons élevés, leur possession du sol de temps immémorial, leurs moeurs paisibles et leur résistance calme, mais soutenue, aux séductions comme aux tentatives d'oppression papiste, les avaient préservés de la ruine qui avait atteint toutes les autres Églises du marquisat. Pravilhelm, Biolets, Bietoné et quelques autres lieux, dans le voisinage de Païsana, jouissaient encore de la pure clarté de l'Évangile de Jésus-Christ. Mais la peste avait réduit leur nombre de moitié. On n'avait plus à craindre leur résistance. Un édit, du 23 septembre 1633, ne leur laissa le choix qu'entre le papisme et l'exil. Deux mois leur étaient accordés pour vendre leurs biens et s'éloigner, s'ils ne voulaient abjurer.

Eux et leurs amis du val Luserne sollicitèrent, mais inutilement, le retrait de l'édit ou son adoucissement. L'évêque de Saluces, grand harangueur, s'étant transporté à Païsana s'efforçait d'émouvoir, par de douces paroles, les principaux qu'il mandait auprès de lui. Mais la fidélité à Dieu l'emporta dans ces coeurs sincères sur les calculs de l'intérêt et sur l'amour de la patrie. Quoique le terme fatal approchât, sans qu'on eût effectué la vente des maisons et des fonds de terre; quoiqu'on touchât à l'hiver, presque tous se décidèrent au départ. Leurs frères du val Luserne leur tendaient les bras. Ils se mirent en route eux et leur bétail, traînant et emportant tout ce qui était transportable. Répartis dans les villages et hameaux de leurs amis et frères, ils y apprirent l'embrasement de leurs anciennes demeures par les moines de Païsana. Tout espoir de retour leur était ainsi ôté. Cet acte odieux était superflu. Les Vaudois de Saluces se sentaient plus forts et, partant, plus heureux de leur réunion à ceux du Luserne. Entendant gronder le tonnerre de la persécution, voyant éclater sur eux les foudres romaines, ils pressentaient, comme leurs frères, une faveur de Dieu pour leur salut commun, dans leur rapprochement.

Deux d'entre eux, étant retournés peu après pour leurs affaires dans le marquisat, y furent reconnus et emprisonnés. L'un, Julian, se racheta par une rançon considérable; l'autre, Peillon, mourut sur les galères en persévérant dans la foi.

De tous les ennemis des Vaudois, il n'y en avait point de plus actifs ni de plus redoutables que les prêtres et les moines, comme on a déjà pu le voir. Ils l'étaient surtout à l'époque où nous sommes parvenus. C'étaient eux qui s'opposaient le plus au renouvellement et à l'observation des concessions et privilèges accordés jadis aux Vaudois. Entre tous ces hommes d'église se faisaient remarquer le prieur de Luserne, Marc Aurèle Rorenco, et le préfet des moines, Théodore Belvédère. Pour atteindre plus sûrement leur but, en se saisissant de l'opinion publique, ils eurent recours à l'imprimerie. Rorenco, le premier, publia en 1632, sous le titre de Breve narrazione (2), un livre qui calomniait la religion et la vie des chrétiens réformés, et spécialement des Vaudois. Il y avait recueilli les édits contre les Vaudois arrachés à la bonne foi du souverain par les manoeuvres de leurs ennemis, et révoqués, pour la plupart, peu après, par la justice et la bienveillance éclairée de leurs altesses de Savoie. Et, quoique l'auteur eût parlé des concessions accordées, il ne l'avait fait que d'une manière décousue, incomplète et partiale. Le pasteur Valère Gros avait préparé une réponse qui ne fut cependant point imprimée, grâce aux perfides conseils de quelques faux amis papistes, et surtout des commissaires délégués aux Vallées qui assuraient qu'elle n'était point nécessaire, vu le peu de cas que l'on faisait en haut lieu du livre de leur adversaire; ce qui était faux.

Rorenco encouragé par ce succès publia, en 1634, de concert avec le préfet des moines, Belvédère, des Lettres apologétiques, de peu de science, ou de peu de conscience, dans lesquelles abondaient les railleries contre les Vaudois, de ce qu'ils n'avaient pu répondre quoi que ce fût au premier livre. Cette fois, ce fut l'historien P. Gilles, pasteur de la Tour, qui entra en lice; il réfuta les deux livres précédents, dans des Considérations sur les Lettres apologétiques. Les deux auteurs papistes répliquèrent, en 1636, par un ouvrage latin dont le titre surtout s'annonçait assez pompeusement. Qui pourrait résister à cette Tour contre Damas, à cette forteresse de l'Église romaine contre les incursions des calvinistes ? Une telle audace était réservée au même soldat de Christ contre qui la flèche romaine était surtout lancée. Gilles publia en opposition à la Tour contre Damas, la Tour évangélique, solide et bien bâtie sur le vrai fondement, sur la pierre de l'angle qui est Christ. Le préfet des moines publia enfin un livre italien, dédié à la congrégation pour la propagation de la foi, séant à Rome, sur l'état de l'Église vaudoise, sur leur ordre (discipline), leur doctrine et leurs cérémonies, livre farci de mensonges et de calomnies, dans lequel il insinuait obliquement la nécessité, de leur extermination. Gilles le réfuta aussi, avec soin, dans un ouvrage spécial approfondi et détaillé, chapitre par chapitre. Mais les accusations étaient mieux accueillies de la généralité des lecteurs italiens que les réfutations, et, chose déplorable, elles excitèrent sourdement à la haine et à la persécution. Qui dira jusqu'à quel point ces productions monacales ont préparé la grande et épouvantable persécution qui éclata quelques années après?

Un édit semblable à celui qui avait expulsé de leurs villages les Vaudois de Pravilhelm, de Biolets et de Bietoné, vint jeter l'effroi dans la vallée de Luserne. Le petit nombre de familles vaudoises, demeurées de reste à Campillon, bourg de la plaine, compris encore dans la vallée de Luserne, reçurent l'ordre d'évacuer pour toujours leurs maisons, dans les vingt-quatre heures, et de se retirer ailleurs, sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens. Toutes obéirent, et Campillon ne compta plus de Vaudois dans son sein. Plusieurs familles quittèrent aussi Bubbiana à la même époque. (V. LÉGER,... II éme part., p. 63.)

Dans les endroits où ils avaient pu s'établir, au Périer et à la Tour, les moines ne se tenaient point tranquilles. Ils se conduisaient souvent en agents provocateurs. Par exemple, au mois de mai 1636, le moine Simond assaillit par de grosses injures quelques Vaudois paisibles qu'il trouva sur la place de la Tour; puis, tenant un crucifix doré entre les mains, il se mit à genoux en proférant des paroles exécrables contre les rois et les princes réformés. Évidemment il espérait irriter les assistants, et par son crucifix, devant lequel il se mettait à genoux, et par ses discours inconvenants. Mais eux, connaissant trop bien l'astuce de ces gens-là, se continrent, et pour leur décharge s'allèrent plaindre de ses procédés au magistrat. C'est ce même moine Simond qui souleva une émeute, à Luserne, contre le pasteur de Saint-Jean, Antoine Léger, parce que celui-ci s'était rendu dans ce bourg papiste pour y visiter un paroissien gravement malade, ce qui était licite d'après la capitulation de 1561. L'alarme s'étant donnée, les Vaudois accoururent de toute part au secours du pasteur, qui, par leur sollicitude et leur empressement, échappa au danger.

De vives disputes verbales, ou par écrit, éclataient de temps en temps. Des discussions publiques eurent aussi lieu, provoquées par le fougueux Rorenco et par un moine envoyé de Rome. Elles annonçaient aux pasteurs ainsi qu'aux fidèles vaudois, que leurs ennemis pleins d'ardeur se préparaient à de plus rudes luttes, comme les pluies subites avertissent qu'on est dans la saison des orages.

Le ciel s'assombrit bientôt tout-à-fait. Aux difficultés que la haine tracassière du clergé papiste soulevait dans les affaires de tous les instants, aux débats sur la religion, aux obstacles mis à la prospérité individuelle, à la libre jouissance du domicile consacré par un long usage et par des concessions souveraines, aux empêchements mis surtout à l'instruction de l'enfance et à l'exercice de la liberté religieuse dans certaines communes, à toutes ces entraves, objets de la sollicitude inquiète des conducteurs des Églises, vinrent s'ajouter des difficultés politiques et matérielles d'une immense gravité. Le duc Victor-Amédée ler venait de mourir en octobre 1637. La régence de son fils, âgé de cinq ans, remise à sa veuve Christine de France, était réclamée par le cardinal Maurice de Savoie, aidé de son frère Thomas, tous deux frères du défunt, et par conséquent oncles du jeune duc. Ces princes, soutenus par l'Espagne, s'emparèrent du Piémont. Turin même leur ouvrit ses portes. Madame royale et ses enfants passèrent les Alpes et se réfugièrent en Savoie. La cause de la régente semblait perdue en Piémont. C'est dans ce moment critique, où tous l'abandonnaient de ce côté des Alpes, que les Vallées, suivant jusque dans le malheur de leurs souverains les traditions de leur antique fidélité, déclarèrent leur ferme résolution de soutenir le droit de leur duc et de sa mère. Elles furent pour cela cruellement maltraitées, surtout celle de Luserne par son seigneur, marquis de Luserne et d'Angrogne, qui avait pris parti pour les princes Maurice et Thomas. S'attendant à être assaillies par l'armée des princes et de l'Espagne, elles crurent devoir prendre des précautions de défense, pour se conserver à leur souverain; elles créèrent en particulier des officiers militaires. Grâce à cette énergique attitude, elles ne furent point forcées, et rendirent même un service éminent; car elles tinrent libres les passages des Alpes, par lesquels l'armée française, sous les ordres du comte de Harcourt et du maréchal de Turenne, pénétra en Piémont, et après en avoir chassé l'armée espagnole, procura la paix et remit le jeune duc, sous la régence de sa mère, en pleine possession de ses états. (V. LÉGER,... II éme part., p. 69 et 70. - GILLES, que nous avons suivi jusqu'ici de préférence, clôt son histoire à l'an 1643. C'est donc LÉGER que nous suivrons désormais.)

Il ne paraît pas que la régente ait su beaucoup de gré aux Vallées Vaudoises pour leur fidélité, ou qu'elle y ait seulement pris garde. Car, à peine fut-elle de nouveau en possession du pouvoir que son gouvernement recommença à les traiter avec rigueur. Peut-être trouva-t-on plus facile de reprendre les vieilles traditions de persécutions que d'entrer dans une nouvelle voie de justice et de vérité. Il est d'ailleurs des personnes auxquelles on tient à ne pas devoir de la reconnaissance et qu'on traite durement. précisément parce qu'on ne veut pas avouer qu'on leur est redevable.

Le temple de Saint-jean, qui avait été rouvert, fut fermé de nouveau. Un commissaire fut envoyé, pour chasser sur la rive gauche du Pélice, tous les Vaudois domiciliés sur la rive droite, au débouché (le la vallée, à Luserne, à Bubbiana, à Fenil, et pour faire rentrer dans les limites ceux qui étaient établis à Briquéras (3). L'un des pasteurs qui avait le plus concouru aux mesures de défense, prises en faveur de la régence de Madame royale, contre les princes de Savoie, Antoine Léger, oncle de l'historien, fut même cité à comparaître à Turin. Averti à temps que c'était pour le perdre, il ne s'y rendit point, et quelques démarches que fissent les Églises, ainsi que plusieurs personnages de distinction qui l'estimaient, il fut condamné à mort par contumace et ses biens confisqués. Victime de sa fidélité, il s'éloigna pour toujours de sa patrie, et se rendit à Genève, la ville des réfugiés protestants, où il obtint une place de pasteur et de professeur de théologie et de langues orientales (4) Pour le dire en passant, les adversaires des Vaudois ont eu constamment pour système de se défaire, d'une manière plus ou moins plausible, de tout homme éminent qui surgissait aux Vallées. Par cette sentence de mort, prononcée contre le personnage le plus distingué que les Églises vaudoises possédassent, elles furent privées d'un conseiller aussi habile que prudent et pieux, à l'heure même où elles en avaient le plus besoin. Les temps, en effet, étaient sérieux plus que jamais, car un conseil spécialement chargé de surveiller l'hérésie venait d'être formé à Turin par la régente. Le cardinal Maurice de Savoie en était le président (5), et l'archevêque de Turin vice-président. Ce fut, sans doute, à la demande de ce conseil, appelé ordinairement de la simple désignation, il congresso, que la duchesse publia, en 1644, des règlements sur les honneurs dûs au crucifix, sur le chômage des fêtes, sur la sépulture des Vaudois, etc., et qu'elle délégua, en 1646, le prieur Rorenco dans la vallée de Luserne pour y rétablir les églises ruinées (églises papistes qui n'avaient existé que dans l'imagination des amis de Rome ).Le conseil, il congresso, subit une transformation quelque temps après le jubilé de 1650, lorsque le Conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques, séant à Rome, eut décidé la création de conseils auxiliaires de même nom dans les villes métropolitaines qui étaient aussi en quelques lieux des sièges de parlements.

Ces conseils de second ordre, sous la direction immédiate de celui de Rome, dirigeaient à leur tour des comités inférieurs, et tous les nombreux agents répartis dans les divers lieux de leur arrondissement. Cette organisation ne laissait rien à désirer sous le rapport de l'ensemble, de l'unité d'esprit qui y présidait, de la promptitude et du secret de 'l'exécution, comme aussi sous celui de l'activité et du zèle fanatique de ses membres. Le pape était bien servi, et la machine à destruction aussi bien organisée que bien aiguisée et montée. Pour réunir le plus de moyens d'action et les plus efficaces, les conseils de provinces avaient été invités à organiser des comités de femmes, spécialement chargées de collecter les fonds considérables dont on avait besoin pour acheter la conversion de certains hérétiques et pour couvrir les dépenses des agents. Elles devaient aussi, par le moyen de leurs espions, qui étaient le plus souvent des servantes, des garde-malades et des personnes officieuses, pénétrer dans les ménages des hérétiques, afin d'y profiter du moindre motif de désunion qui pourrait se présenter, pour entraîner le mécontent à l'abjuration.

Le conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques siégeait à Turin, sous la présidence de l'archevêque et dans son palais. Mais le membre le plus actif et le plus influent de cette assemblée était un laïque, un seigneur de la cour, le marquis de Pianezza, homme rusé et cruel s'il en fut jamais. Sa femme présidait le comité féminin et lui imprimait une activité qui ne le cédait qu'à celle de son mari.

À peine constitué, le nouveau conseil se mit à l'oeuvre avec vigueur. Des ordres sévères, disons vrai, des ordres injustes et cruels furent rédigés et soumis à la signature de Charles-Emmanuel Il. Ce prince, âgé de seize ans, déclaré majeur depuis deux ans, l'an 1648, était dans son inexpérience, sous l'influence directe de sa mère, qui approuvait ces mesures oppressives. Un magistrat complaisant, l'auditeur André Gastaldo, fut choisi et délégué, aux Vallées pour les mettre à exécution. D'après ses instructions, qui nous ont été conservées, il devait refouler dans les montagnes toute la population vaudoise, non-seulement de la rive droite du Pélice où elle était en minorité, mais encore de la grande commune de Saint-Jean où elle formait la presque totalité, et, du bourg de la Tour où elle était en majorité. Il devait confisquer toutes les terres et maisons de ces mêmes lieux, que leurs possesseurs vaudois n'auraient pas vendues à des papistes dans le terme de quinze jours, à moins qu'ils ne se lissent eux-mêmes papistes. Dans ce cas leurs biens leur seraient rendus pour eu jouir. Il devait poursuivre au criminel tout Vaudois porteur d'armes à feu. Il devait contraindre les communes d'Angrogne, du Villar, de Bobbi, de Rora, etc., de fournir dans le terme de trois jours une maison où les pères missionnaires pussent se loger et célébrer la messe. Enfin, il devait défendre aux. communes d'accorder l'habitation à aucun hérétique étranger, sous peine de deux mille écus d'or d'amende pour la commune et de mort ainsi que de confiscation de biens pour l'étranger. Par cette dernière mesure, on espérait priver les Vallées de pasteurs, pour l'avenir du moins. Ces ordres portent la date du 15 mai 1650, et la signature du duc Charles-Emmanuel. (Voyez Storia di Pinerolo, etc., t. III, p. 212 à 216.)

L'auditeur Gastaldo procéda d'entrée avec brutalité à l'accomplissement de son mandat, n'accordant dans son manifeste que trois jours aux Vaudois des localités mises au ban, pour choisir entre la mort et la dépossession ou l'abjuration (6). Cette partie du décret ne fut cependant pas, pour le moment, suivie de l'exécution, sans que nous puissions supposer d'autre motif de ce retard que la difficulté d'accomplir cette oeuvre barbare, les moyens de coercition n'étant pas encore suffisamment préparés, et la préférence que l'on donna à l'établissement des moines et du culte papiste dans toutes les communes. Cette autre partie des ordres du conseil reçut une pleine et prompte exécution à la grande douleur de tous les fidèles. Rora, Angrogne, Villar et Bobbi virent les zélés satellites du pape s'établir au sein de leurs populations et l'office de la messe odieux aux Vaudois y prendre racine. Désormais, sur cette terre sanctifiée de temps immémorial par la Parole de vérité, par la pure prédication de l'Évangile de Jésus-Christ, l'erreur aura aussi son culte, l'idolâtrie ses autels. Le peuple des vrais adorateurs de Dieu verra circuler au milieu de lui les prêtres des images et des saints, les invocateurs de Marie. Il devra s'entendre répéter que l'encens est agréable à Dieu, que les litanies latines et chantées sont les prières et les cantiques qu'il aime. Ceux que l'éclat d'un culte pompeux et tout extérieur n'aura pas séduits seront amorcés par la promesse du pardon des péchés après la confession, oui gagnés à prix d'argent par des flatteries et des honneurs mondains. Et ceux que l'exemple de leurs frères n'aura pas entraînés, les menaces, les amendes, les prisons, l'enfer et le fer les réduiront au silence. En peu de mois, en peu d'années du moins, la victoire du pape sera complète (7).

Telles étaient les espérances du conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation de l'hérésie. Mais il vit bientôt que tous les moyens de persuasion, de séduction et d'intimidation restaient sans effet sur des hommes aussi éclairés et aussi consciencieux que l'étaient les chefs des Églises et sur la foule des Vaudois, que leurs traditions de fidélité à l'Évangile et une forte instruction religieuse prémunissaient généralement contre l'apostasie. Le conseil ne réussissant pas dans la propagation de la foi, premier moyen et premier but de ses travaux, se décida pour le second, pour l'extirpation de l'hérésie. Il ne manquait plus que de saisir une occasion favorable, ou de la faire naître, si elle ne se présentait pas. Dans l'espace de quelques années, il en suscita plusieurs que nous allons rapporter, mais qui n'eurent pas tous les résultats désirés, jusqu'au jour où ces hommes altérés de sang trouvèrent, enfin, le moyen d'étancher leur soif ardente dans les flots qu'ils en firent verser.

La première occasion favorable que le conseil crut trouver pour l'extirpation des Vaudois avait été ménagée au Villar par une créature du marquis de Pianezza, le nommé Michel Bertram Villeneuve. Cet homme avait été sauvé par ce seigneur de la prison, à laquelle son père accusé comme lui pour fabrication de fausse monnaie n'avait échappé qu'en s'empoisonnant. Établi au Villar, simulant une vive indignation de l'introduction des moines et de leurs offices dans ce bourg, cet homme excitait sous main à la violence, ne cessant de dire qu'il ne fallait pas laisser prendre racine à ces pères ou vipères, dans un lieu où nul ne se souvenait d'avoir vu habiter aucun papiste, bien moins encore des missionnaires. Il fit si bien que la femme, du pasteur et deux personnages considérés de l'endroit, Joseph et Daniel Pelenc, jeunes hommes pleins de feu, adoptèrent cette manière de voir et finirent par la faire partager au pasteur lui-même, nommé Manget, qui cependant ne fut d'avis d'agir qu'autant que les Églises de la vallée y donneraient leur consentement. Dans ce but, il demanda au modérateur, ou président ecclésiastique du comité directeur des Églises vaudoises, d'assembler les députés des communes et les pasteurs pour un objet important. L'assemblée eut lieu aux Bouisses, dans la communauté de la Tour, le 28 mars 1653. Elle entendit avec surprise la proposition de Manget, de chasser les moines du Villar, ces étrangers insolents, dont le couvent, foyer d'intrigues, injustement établi, pourrait devenir, si l'on n'y mettait opposition, un feu aussi dangereux pour l'Église vaudoise qu'il lui était hostile. Mais, quoique éprouvant une vive peine de la présence et des tentatives des moines, l'assemblée ne goûta point sa proposition ni l'expédient par lequel il voulait rendre cet attentat moins coupable, et qui consistait à en charger des femmes. Jean Léger, pasteur de Saint-Jean, qui s'est fait connaître plus tard par son histoire générale des Églises vaudoises, se montra digne de la confiance que son peuple lui avait témoignée en l'appelant si jeune encore (il n'avait que trente-huit ans) à la place difficile et importante de modérateur; Léger, en sujet fidèle, démontra l'injustice du procédé proposé, en citant l'article XIX de la capitulation de 1561, qui réservait au prince la liberté de faire célébrer la messe dans les lieux où il y aurait des prédications, sans obliger cependant en aucune manière les Vaudois à assister à celle-là. ( V. LÉGER,... II ème part., p. 40.)

Néanmoins, l'imprudent Manget, emporté par un zèle amer et aveuglé sur les conséquences d'une entreprise criminelle, consentit à l'expulsion des moines, que ses amis, égarés comme lui, effrayèrent le soir même. Sa femme s'oublia au point de porter aux exaspérés les allumettes nécessaires pour mettre le feu à des chenevottes, entassées à dessein, qui eurent bientôt propagé l'incendie et consumé le couvent.

Le malheureux pasteur du Villar avait poussé l'imprudence et la mauvaise foi jusqu'à laisser croire à ses fougueux amis, que l'assemblée des Bouisses avait approuvé et ordonné l'expulsion des moines et l'incendie de leur repaire. Ce bruit se répandit de lieu en lieu avec la nouvelle de l'événement dont il était le commentaire. C'est ainsi qu'il arriva aux oreilles du redoutable marquis de Pianezza et de ses adjoints du conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques. Ils parurent aussi irrités qu'ils durent se réjouir intérieurement. Ils avaient enfin une occasion; non pas seulement un prétexte, mais une raison, un motif aussi plausible que juste de punir. La punition devait être proportionnée à l'offense. Une ruine entière n'était pas un châtiment trop grand contre des hommes incorrigibles qui, après avoir résisté aux appels de l'Église romaine, en avaient outragé les ministres, profané les mystères et incendié les lieux saints. Et de fait, Madame royale donna des ordres pressants de réunir toutes les troupes de l'état, et expédia sur-le-champ le colonel Tedesco, militaire entreprenant et courageux, à la tête de cinq à six mille cavaliers et fantassins pour surprendre le bourg populeux du Villar et pour le réduire en cendres.

De son côté, le jeune et prudent modérateur n'avait pas plutôt appris les bruits qui attribuaient au colloque des Bouisses l'ordre d'incendier le couvent et l'expulsion des moines, qu'il s'était rendu en compagnie des principaux de son Église et des voisines chez le magistrat de la vallée, résidant à Luserne, et y avait protesté de son innocence, de celle de ses collègues, du colloque entier, et même de la majeure partie des habitants du Villar; l'acte déplorable de l'expulsion et de l'incendie n'ayant été commis l'intention et de fait que par un petit nombre de coupables. Léger et les députés ses collègues s'offraient, au nom de leurs Églises, de prêter main forte à la justice pour punir les auteurs du délit. Ils suppliaient en retour de faire grâce aux innocents. Ces déclarations, rédigées dans un acte authentique, furent portées à l'heure même à Turin par un des seigneurs de Luserne.
Néanmoins, le 26 avril, pendant que les hommes de la vallée étaient, selon la coutume, au marché de Luserne, le comte Tedesco se hâtait d'atteindre le Villar, à la tête de douze cents cavaliers bien montés, suivis de bien près par le reste de ses troupes. Sa diligence fut telle, qu'il traversa Fenil, Bubbiana, Saint-Jean et la Tour, et se trouva aux portes du Villar avant de rencontrer la moindre résistance.

Le bourg menacé eut été perdu sans retour, si Dieu dans sa miséricorde n'eût fait tomber des torrents de pluie qui percèrent si fort l'équipement des cavaliers, que presqu'aucune arme à feu ne se trouva en état de répondre au feu bien nourri de la petite troupe de vingt-cinq hommes environ qui, réunie à temps à l'entrée du bourg, osa résister (8). La pluie ne cessant point, le jour tirant à sa fin et l'alarme étant donnée dans toute la vallée, le comte se vit contraint de sonner la retraite, et se retira le soir même à Luserne, sans avoir été assailli, ni coupé sur la route.

Le lendemain, tous les Vaudois de la vallée étaient sous les armes. Les bruits les plus sinistres montaient du Piémont. L'on disait que divers corps de troupes étaient en marche, qu'on voulait faire un exemple effrayant. Les chefs des communes et les pasteurs s'assemblèrent en hâte. Les députés des lieux bas, en particulier ceux de Saint-Jean, opinaient pour la soumission, parce que leurs biens et leurs familles étaient déjà en la puissance de l'armée. Mais la prière ayant rendu du calme à l'assemblée, et les nouvelles, reçues de divers lieux et amis, ainsi que les exhortations de Léger et de plusieurs autres ayant démontré la certitude d'un massacre, on se réunit dans une même volonté de se défendre jusqu'à la mort.

Cette résolution étonna le comte Tedesco. Il vit bien que ses pas dans la vallée seraient marqués par des flots de> sang. La route qu'il devait suivre était constamment dominée par des hauteurs. Il s'exposait à de grandes pertes s'il s'avançait imprudemment. Manoeuvrer lentement n'était pas son dessein. Il n'avait pas fait les préparatifs nécessaires pour une expédition lente ou compliquée. Il consentit donc à des pourparlers. On y convint que les communes signeraient une déclaration semblable à celle que quelques-uns de leurs chefs avaient fait parvenir à son altesse; qu'elles protesteraient de leur innocence quant à l'expulsion des moines et à l'incendie de. leur couvent; qu'elles supplieraient leur souverain de se borner à châtier les auteurs du délit; qu'enfin, elles demanderaient pardon de ce qu'elles avaient pris les armes pour se défendre, n'ayant pu croire que ce fût la volonté de leur souverain qu'elles fussent exterminées.

Le comte Christophe de Luserne, qui avait consenti à porter à Turin l'acte de soumission des communes vaudoises, en rapporta la promesse d'une amnistie générale et de la confirmation de leurs concessions, moyennant le renvoi définitif du ministre Manget et de sa femme, ainsi que la réintégration des pères missionnaires dans une maison fournie par la commune du Villar. Une députation devait aussi se rendre en personne à la cour pour demander pardon de leur prise d'armes.

Ces conditions ayant été remplies (9), le comte Tedesco se retira avec son armée. Avec elle aussi s'éloigna, pour un petit nombre de mois, la crainte de scènes déchirantes. La vallée de Luserne ne jouit pas longtemps d'une pleine tranquillité. Elle se vit, tout-à-coup menacée, au commencement de 1654, de toutes les horreurs de la guerre, par les combinaisons artificieuses, on n'en saurait douter, de la princesse même qui tenait les rênes de l'état, quoique son fils eût déjà été déclaré majeur. Madame royale avait consenti, pour de bonnes sommes d'argent, à recevoir en quartier d'hiver dans ses états l'armée de France en Italie, commandée par le maréchal de Grancé. Elle lui avait assigné les Vallées Vaudoises et un petit nombre de communes du voisinage. Deux régiments furent d'abord répartis dans la vallée de Luserne déjà bien chargée par la présence habituelle de l'escadron de Savoie, logé chez les particuliers et entretenu en partie par eux, hommes et chevaux. La prestation matérielle, quoique grande, eût été supportée avec patience, par soumission à la volonté du prince; mais de tous côtés on s'entendait dire, à l'oreille, que c'était contre les intentions de Madame royale que les troupes françaises de Grancé s'établissaient dans le pays; que Madame royale estimait trop les Vallées pour croire que celles-ci admettraient au milieu d'elles des troupes étrangères sans ses ordres précis, signés de sa main ; que les recevoir serait s'exposer à être traités comme traîtres et rebelles après le départ des troupes. Ces bruits inquiétants étaient répandus par les moines et les seigneurs papistes, qui se disaient bien instruits de l'état des choses. Leur but fût atteint, le peuple de la vallée prit les armes pour repousser les Français. Pour l'apaiser, le préfet Ressan écrivit aux préposés que le maréchal avait l'approbation de son altesse mais son secrétaire vint aussitôt les avertir que cette lettre lui avait été arrachée, qu'elle n'exprimait donc pas la vérité. Les communes de la Tour, de Bobbi et du Villar, non encore occupées, persistèrent dans leur refus. Le préfet, feignant d'être irrité du mépris fait à sa lettre, animait le maréchal, homme bouillant à rassembler son armée pour mettre à la raison les barbets (10). Ainsi dit, ainsi fait. Le 2 de février, Grancé était avec toutes ses troupes devant la Tour. Les hommes de la vallée s'apprêtaient à lui barrer le passage, effort dangereux. dans la plaine, lorsqu'on manque d'artillerie et, de cavalerie et que l'ennemi en est pourvu. Le feu allait commencer lorsqu'un capitaine français réformé, nommé de Corcelles, ayant aperçu le modérateur Jean Léger, courut à lui; Léger, saisissant la queue de son cheval, traversa avec lui l'armée rangée en bataille et vint se jeter aux genoux du maréchal, comme celui-ci achevait de donner ses derniers ordres, et lui exposa rapidement les scrupules de ses concitoyens :

« Ayez, dit-il, le moindre billet de son altesse royale qui témoigne qu'elle consent à ces logements, et faites alors des Vallées à votre discrétion; elles auront patience, si même on leur marche sur le ventre, pourvu qu'elles n'encourent pas l'indignation de leur prince. »

Paroles qui peignent parfaitement la soumission complète des Vaudois à leur souverain, dans tout ce qui ne touche pas à la foi religieuse.
Le maréchal maugréant, dit Léger, ces pestes qui fomentaient tant de troubles, consentit à suspendre ses opérations jusqu'au retour du courrier qu'il expédia sur-le-champ à Turin et qui rapporta le lendemain matin une lettre de Madame royale aux Vallées les autorisant au cantonnement des troupes françaises. La vallée de Luserne seule n'eut pas moins de quatre régiments à loger, dont l'un, à lui seul, comptait environ trois mille hommes.

L'intention de perdre les Vaudois avait donc été déjouée une seconde fois (11). Elle ne pouvait l'être toujours, comme nous allons nous en assurer nous-mêmes de nos yeux étonnés et au grand déchirement de notre coeur.

Rappelons auparavant un fait qui ressort de toute l'histoire des Vaudois; c'est leur fidélité à leur souverain, et leur entière et prompte obéissance à ses ordres, comme à ses lois, dans tout ce qui ne portait pas atteinte à leurs devoirs envers Dieu, selon le saint évangile de Jésus-Christ. Ils en avaient fourni la preuve en bien des occasions, récemment encore en défendant la régence contre les princes coalisés avec les Espagnols, et en dernier lieu, en risquant de se faire massacrer par l'armée de Grancé, plutôt que de se soumettre à l'étranger contre le gré de leur souverain.

Aussi voyons-nous le jeune duc confirmer, en 1653, par trois décrets, leurs privilèges antérieurs, et par un quatrième du mois de mai 1654, dans le même sens. Il est vrai, que les agents subalternes soulevèrent obstacles sur obstacles à ce que ces décrets fussent entérinés, opposant de nouvelles difficultés de forme à mesure qu'on levait les précédentes, tellement qu'on ne put pas parvenir à les faire enregistrer.

Néanmoins, l'histoire a constaté qu'à l'époque où nous sommes parvenus, hormis la faute commise au Villar par quelques imprudents, faute qui d'ailleurs ne pourrait être attribué à la généralité qu'avec injustice, la conduite des Vaudois envers l'autorité et leur prince était à l'abri de tout reproche et même exemplaire. Ce n'a donc pas été, comme les ministres de son altesse l'ont prétendu plus tard, pour des motifs politiques que l'on a fait tomber le tranchant du glaive sur tant de victimes. Le fait d'ailleurs de l'existence, à Turin, dès 1650, d'un conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques, est démontré par le texte même d'une proclamation de Gastaldo, datée de Luserne 31 mai 1650, et portant que ceux-là seulement seront exempts de peine qui prouveront s'être faits catholiques au conseil susnommé, érigé à Turin par son altesse royale (12). Ce l'ait déjà suffisant pour tout expliquer, quand même on réussirait à entasser des accusations plus ou moins plausibles contre les Vaudois, démontre avec d'autant plus de force, en l'absence de prétextes politiques, que les épouvantables persécutions qui vont suivre sont le fruit des manoeuvres de Home. Qui s'en étonnera ? Ceux qui connaissent son histoire, ou qui ont vu à l'oeuvre cette Église corrompue, savent qu'une des preuves de la malédiction qu'elle a reçue du Seigneur, est de se voir contrainte par ses propres principes, et forcée par l'esprit qui anime ses plus fidèles agents, à poursuivre à outrance, comme des ennemis irréconciliables, dignes de tous les supplices, les plus fidèles confesseurs du nom de Jésus-Christ, les amis les plus zélés de sa parole, les âmes les plus sanctifiées, les Eglises les plus pures.

Nous nous arrêtons; laissons le jugement de cette Eglise au Seigneur ; c'est à lui qu'il appartient ainsi que la vengeance.

CHAPITRE XXIII.

CRUAUTÉS INOUÏES COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES

Expulsion des Vaudois de la plaine de Luserne. - L'armée piémontaise aux: Vallées. - Massacre des Vaudois. - Défense héroïque de Janavel. - Les Vaudois sous les armes. - Trêve. - Ambassade des Cantons évangéliques de la Suisse. Démarches de la Grande-Bretagne et des autres puissances protestantes. Collectes. - Conférences de Pignerol. - Médiation de la France. - Signature du traité.


Le calme avait succédé au vent d'orage. Les événements, semblait-il, n'avaient pas servi les intentions du conseil pour l'extirpation des hérétiques; aussi les Vaudois, au sein de leurs Vallées, se complaisaient déjà dans l'espérance d'un meilleur avenir et se hâtaient de solliciter l'enregistrement, au sénat, des quatre décrets par lesquels, en 1653 et 1654, le duc avait confirmé leurs privilèges. Mais, qu'ils étaient loin d'entrevoir la vérité et de soupçonner l'épouvantable catastrophe qu'on leur préparait. Car, tandis que sous divers prétextes on écartait leurs demandes, ou que l'on tardait de s'en occuper, les agents de Rome à la cour de Turin, d'accord avec les principaux personnages du gouvernement, ourdissaient dans l'ombre de nouvelles trames, dignes dès puissances ténébreuses qui les inspiraient. La conception du plan à suivre ne les arrêta pas longtemps; on reprit un ancien projet, déjà mentionné, en 1650, dans un manifeste de l'auditeur Gastaldo, et tendant au refoulement violent des Vaudois dans de plus étroites limites, comme aussi à une oppression croissante.

En conséquence de ces délibérations et muni de nouveaux pouvoirs, le docteur en droit Gastaldo, auditeur à la chambre des comptes, conservateur général de la sainte foi, chargé d'assurer l'observation des ordres publiés contre la prétendue religion réformée des, vallées de Luserne, de Pérouse et de Saint-Martin, délégué spécialement à cet effet par son altesse royale, s'étant transporté à Luserne, y publia, le 25 janvier 1655, l'ordre cruel qui suit :

« Il est enjoint et commandé à tous les particuliers, chefs de famille, de la prétendue religion réformée, de quelque état et condition qu'ils soient, sans aucune exception, habitants et propriétaires des lieux et territoires de Luserne, Lusernette, Saint-Jean, la Tour, Bubbiana, Fenil, Campillon, Briquéras et Saint-Second (1), de s'éloigner desdits lieux et territoires, et de les abandonner avec toutes leurs familles, dans l'espace de trois jours, dès la publication du présent édit, pour se transporter dans les localités et dans l'intérieur des limites que son altesse royale tolère, selon son bon plaisir, et qui sont : Bobbi, Villar, Angrogne, Rora et le quartier des Bonnets. Les contrevenants, qui seront trouvés hors desdites limites, encourront la peine de la mort et de la confiscation de tous leurs biens, à moins que, dans les vingt jours suivants, ils ne fassent conster devant nous (Gastaldo) qu'ils se sont catholisés, ou qu'ils ont vendu leurs biens à des catholiques. »

Le manifeste renfermait un allégué étrange, incroyable : il y était dit que, ni son altesse, ni ses prédécesseurs n'avaient jamais eu la volonté d'assigner aux Vallées des limites plus étendues que celles que leur donnait le présent édit; que ces limites plus étendues que les Vaudois réclamaient étaient une usurpation que cette usurpation constituait un crime, et que ceux qui se l'étaient permise étaient passibles de châtiment (2).
L'ordre qui expulsait violemment, en trois jours, au cœur de l'hiver, des familles entières et par centaines, eût-il été fondé en droit et arraché au pouvoir par la conduite indigne des condamnés, n'en aurait pas moins été un ordre cruel.

Qu'on se représente, en effet, l'abattement des pères et des mères, contraints d'abandonner tout-à-coup, sans avertissement préalable, la demeure qu'ils avaient bâties ou reçue en héritage des auteurs de leurs jours, dans laquelle ils avaient élevé leurs enfants, soigné leurs récoltes, où ils vivaient heureux dans la crainte du Seigneur et sous le regard de sa face. Voyez-les maintenant s'interrogeant et se demandant : Où aller ? que devenir ? faut-il donc tout quitter, abandonner nos biens, nos foyers, renoncer à tant d'avantages terrestres? Un moyen leur restait d'éviter une si grande ruine. Par une compassion cruellement raffinée, Gastaldo le leur a indiqué, c'est l'apostasie. Fais-toi papiste, invoque la vierge et les saints, prosterne-toi devant les images taillées, assiste à la messe, adore l'hostie, confesse-toi au prêtre, puis fais-lui des présents, et tu conserveras ta maison, tes vergers, tes vignes et tes champs,.... au prix de ton âme immortelle. Si tous sont affermis, on peut espérer, sans doute, que la foi au Sauveur et l'attente des biens à venir obtiendront dans leurs cœurs la victoire sur l'amour des biens terrestres. Mais qui osera attendre de tous, ou seulement du plus grand nombre, autant de foi et de renoncement? Et les vieillards infirmes, et les malades et les nombreux petits enfants, que deviendront-ils? comment les transporter? sur quel point les diriger? dans quel des villages de leurs frères compatissants faudra-t-il demander pour eux et avec eux un refuge ? Oh ! cher lecteur, soyez témoin des angoisses, des embarras, des craintes et des pleurs de victimes dévouées aux plus grands maux par la cruauté papiste.
Voyez le temps horrible qu'il fait au-dehors; il neige sur les montagnes, mais dans le fond de la vallée les flocons se changent en pluie qui transperce tout. C'est cependant l'heure du départ... Le cruel Gastaldo l'a marquée. Ceux qui tarderont auront leurs biens confisqués et tomberont sous une sentence de mort. Quelle décision allez-vous prendre, hommes paisibles, qui soupirez après le repos? O victoire de la foi! l'amour de Dieu a triomphé dans leur cœur ils partent, emportant comme ils peuvent, ce qu'ils ont de plus précieux. Souvent même à la place d'objets d'une absolue nécessité, dont on aurait chargé le mulet rare serviteur des maisons aisées, on a fait monter sur son dos le débile octogénaire, le malade qu'on vient de sortir de son lit, ou des enfants incapables de marcher. Saintes familles, battues par l'orage, glacées de froid, marchant avec confiance au-devant d'un avenir incertain, nous vous contemplons avec vénération, nous vous suivons avec amour. Que le récit de vos souffrances transmette encore aujourd'hui, à vos descendants, l'exemple glorieux de votre foi et de vos sacrifices.

Le pasteur de la plupart de ces victimes, l'historien Jean Léger, ne peut, dans son récit, admirer assez la bonté de Dieu, qui ne permit pas que d'un aussi grand peuple (3) personne ne manquât à sa conscience. Tous préférèrent une perspective de misère et de souffrances de toute espèce à la paisible possession de leurs maisons et biens, achetée par l'abjuration. Ils avaient pris pour devise, s'écrie-t-il, ces paroles des livres saints qui rappellent le sacrifice d'Isaac:
En la montagne de l'Éternel, il y sera pourvu.

Les exilés furent reçus avec compassion par leurs frères des villages tolérés; on leur fit place auprès du foyer; on se serra pour les loger; la table fut dressée pour tous; on partagea avec eux le mets brûlant de farine de mais ou polenta, la châtaigne bouillie, le beurre et le lait. En leur honneur la coupe d'un vin vermeil circula de main en main, tandis qu'on écoutait leurs récits plaintifs.
Mais on ne s'en tint pas là. On essaya d'attendrir Gastaldo. On fit parvenir au duc une humble requête. Hélas! tout fut inutile. La requête fut rejetée; les députés revinrent consternés. La messe ou l'exil, leur avait-on répondu. Il n'y avait pas d'autre alternative.
Sans se laisser rebuter, les trois Vallées persévérèrent à présenter des mémoires en faveur de leurs frères persécutés. Ils frappèrent à toutes les portes. On nous a conservé leurs principales lettres à Madame royale, au duc et à l'homme de qui leur sort paraissait le plus dépendre, à cause de son influence et des pouvoirs qu'il avait reçus, nous voulons dire le marquis de Pianezza. Ils remontrèrent avec tout le respect possible que, de temps immémorial (4), ils avaient habité ces lieux dont on venait de les exiler; que la capitulation de 1561, qui avait refusé la liberté de prédication aux Vaudois dans la plupart des communes en question, leur avait cependant reconnu l'habitation; que celle-ci était constatée par des actes authentiques très-anciens ; qu'elle avait été constamment garantie dans les concessions postérieures; que leur expulsion des lieux de leur naissance et des communes de leurs ancêtres ne pouvait, par conséquent, s'effectuer sans déchirer les documents les plus précis et les plus respectables, ni sans léser un usage incontesté jusqu'alors. L'on était loin de s'entendre. L'accès au trône de leur souverain était même fermé aux Vaudois. Gastaldo le leur avait déclaré, et ils s'en étaient promptement assurés. Ni leurs requêtes ni leurs députations n'avaient été admises. On exigeait qu'ils demandassent grâce et qu'ils s'en remissent, pour les conditions, au bon plaisir de son altesse. C'était, en effet, le seul moyen de les amener à l'abjuration. Cependant, quoi qu'on fît, on ne put l'obtenir d'eux. Dans toutes leurs requêtes et dans toutes leurs promesses de soumission, ils réservaient constamment le maintien de leurs anciens privilèges et principalement celui de leur liberté de conscience. Et si ces vœux et réserves devaient être rejetés, ils suppliaient leur prince de les laisser sortir en paix de ses états...

Ces insistances et demandes irritaient le conseil. La situation, déjà bien critique, fut encore aggravée par des imprudences dont la calomnie sut tirer grand parti. Quelques expulsés de Bubbiana et des autres villages de la plaine de Luserne, ayant ouï que des pillards piémontais dévastaient leurs biens et pillaient leurs maisons, y étaient retournés pour s'assurer de la vérité et pour protéger leur propriété. Leurs anciens seigneurs et surtout le comte Christophe de Luserne, feignant des sentiments de bienveillance, les avaient encouragés à surveiller leurs demeures et à ne pas abandonner entièrement la culture de leurs terres, moyennant toutefois que leurs familles restassent éloignées : l'auditeur Gastaldo, ajoutait-on, n'y voyait aucun mal. Ces paroles étaient comme l'amorce que le pêcheur met à l'hameçon pour attirer et retenir le poisson vorace. Les Vaudois de Saint-Jean, de la Tour, de Luserne, de Bubbiana et autres lieux, trop occupés à protéger leurs biens sans maîtres, ne virent pas qu'ils donnaient à leurs ennemis une occasion de les accuser de transgresser l'édit du souverain, comme on ne manqua pas de le faire. On écrivit à la cour qu'ils résistaient, qu'ils persistaient dans leur obstination. On qualifia même leur imprudence de rébellion enragée.

Un meurtre commis sur la personne du prêtre de Fenil, l'une des communes d'où les Vaudois venaient d'être chassés, fut attribué aussitôt à la vengeance dés barbets. Les véritables auteurs de l'assassinat furent poursuivis bientôt par les parents du mort et jetés en prison. C'étaient le seigneur de Fenil, Ressan, préfet de justice de la province, l'un des plus ardents ennemis des Vaudois, son secrétaire Dagot et un bandit célèbre, nommé Berru. Néanmoins la renommée hâtive avait déjà rempli tout le Piémont de ce crime imputé aux barbets détestés, quand on soupçonna les vrais criminels. Le mal était produit, la calomnie avait atteint son but (5). Les Vaudois étaient, au jugement des Piémontais, non-seulement des hérétiques, ennemis de la vierge et des saints, mais encore des rebelles à leur prince et des assassins. Les châtiments qui leur seraient infligés par la justice vengeresse du souverain ne pourraient jamais être assez sévères.
Enfin, les persécuteurs des Vaudois avaient atteint leur but ; le conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques avait, obtenu le consentement du duc, et de la famille ducale, ainsi que l'assentiment général. L'heure est donc venue de frapper le grand coup, d'extirper l'hérésie en un jour. Le marquis de Pianezza, l'âme du conseil, rassemble des troupes, tandis qu'il trompe et endort les députés des Vallées à Turin.

Toutes les troupes disponibles se préparent en secret pour l'expédition, ou y joint des compagnies bavaroises. L'armée française, à la demande de Charles-Emmanuel, fait passer les Alpes, couvertes de neige, à six régiments, ainsi qu'au régiment irlandais composé des papistes qui avaient fui devant Cromwell. On prétend même que les bandits, les repris de justice, et des gens sans aveu furent attirés, à dessein, à la suite de l'armée, avec promesse de grâce et de pillage, s'ils s'acquittaient bien de leur devoir.
Le marquis de Pianezza se jouant jusqu'au bout de la députation vaudoise, à qui il promettait depuis longtemps une audience qu'il remettait d'un jour à l'autre, l'assigna enfin au 17 avril 1655. Mais, tandis qu'elle heurtait à sa porte, à l'heure convenue, et qu'on répondait aux sieurs David Bianchi de Saint-Jean, et François Manchon de la vallée de Saint-Martin, qu'ils ne pouvaient pas encore parler à son excellence (6), le fourbe Pianezza, parti dans la nuit, entrait dans la vallée de Luserne à la tête d'une armée qui, le lendemain, ne comptait pas moins de quinze mille hommes, de l'aveu même des adversaires.

Saint-Jean et la Tour, abandonnés par les Vaudois depuis le manifeste de Gastaldo, furent occupés sans peine, ainsi que leurs anciennes demeures dans les villages de la plaine. Il est à peine besoin d'ajouter que tout fut saccagé. Les pauvres expulsés et leurs frères de Bobbi, du Villar, d'Angrogne, se tenaient tristement sur les collines, en lieux sûrs, d'où ils regardaient les troupes se disséminer dans la plaine et la ravager. Leurs sentinelles veillaient jour et nuit. L'intention agressive des papistes était trop évidente pour hésiter à se défendre. Les montagnards résolurent de vendre chèrement leur vie. Déjà, le 19 avril, ils furent rudement assaillis en plusieurs endroits, de Saint-Jean, de la Tour, d'Angrogne et des collines de Briquéras, tout à la fois. Quoique très-inférieurs en nombre, ils repoussèrent partout les troupes réglées. Le 20, les attaques furent renouvelées,, mais sans plus de succès.
Alors le marquis de Pianezza appela la ruse et la tromperie à son aide. Il réunit chez lui, au couvent de la Tour, le mercredi 21, de grand matin, les députés des communes du val Luserne, les calma, les rassura. Il fit comprendre, qu'il n'en voulait qu'aux opiniâtres qui résistaient aux ordres de Gastaldo; que, quant à tous les autres, ils n'auraient quoi que ce soit à craindre, pourvu que, en signe d'obéissance et de fidélité au prince, ils consentissent à recevoir et à loger, dans chacune de leurs communautés, pour deux ou trois jours, un régiment d'infanterie et deux compagnies de cavalerie. De douces paroles diminuèrent, dans l'esprit des députés, la première impression pénible que leur firent ces propositions. Un excellent dîner, servi somptueusement et offert avec aménité par le fourbe vice-président du conseil pour l'extirpation des hérétiques, acheva de les convaincre de la sincérité et de la bienveillance de ses intentions. De retour dans leurs communes, ils inspirèrent à leurs frères une confiance semblable, malgré les efforts de bien des hommes clairvoyants, du pasteur Léger en particulier.

Toute l'armée se mit donc en marche, le 22 avril, pour occuper les communes vaudoises. Les régiments prirent premièrement possession des grandes bourgades du Villar et de Bobbi, dans la plaine, ainsi que des hameaux inférieurs d'Angrogne. Ils s'emparèrent en même temps des principaux passages, et ne rencontrant aucun obstacle ils pénétrèrent, tant que le jour le leur permit, jusqu'aux hameaux des vallons les plus élevés. Au lieu de quelques régiments et de quelques escadrons, toute l'armée s'était logée et établie dans les habitations des crédules Vaudois. Leur foi à la parole d'autrui et leur respect pour leur souverain les perdirent. Il est triste de penser que des sentiments aussi honorables soient souvent devenus une cause de ruine.
L'empressement de quelques soldats à exécuter les ordres secrets avertit les Vaudois, déjà inquiets, de ce qu'ils avaient à craindre. Une troupe se hâtait de gravir les hauteurs au-dessus de la Tour pour pénétrer par là dans le quartier du Pradutour, citadelle naturelle d'Angrogne souvent mentionnée dans les persécutions précédentes en montant, ces forcenés mirent le feu à toutes les maisons, bien plus ils massacrèrent tous les malheureux qu'ils purent attraper. Le spectacle de ces flammes, l'ouïe de ces cris et des hurlements des infortunés qu'ils égorgeaient on poursuivaient, ne laissèrent plus aucun doute. L'avertissement : sauve qui pourra! la trahison est découverte! retentit d'une extrémité de la vallée à l'autre. Dans le vallon d'Angrogne, la plupart des hommes eurent encore le temps de se jeter dans les montagnes et de sauver une bonne partie de leurs familles, à la faveur des ténèbres. Ils se glissèrent par le versant opposé de la montagne, sur laquelle s'étagent leurs hameaux, jusque dans la portion de la vallée de Pérouse qui est terre de France et où ils se trouvèrent en sûreté. Les malades, les vieillards avaient dû rester; plusieurs femmes avec leurs enfants étaient demeurés auprès d'eux.

Les soldats, le jour de leur arrivée et le suivant, furent très-pacifiques. Ils ne paraissaient occupés que du soin de se rafraîchir. Ils usaient largement des provisions, entassées par les réfugiés de Saint-Jean, de Bubbiana et des autres bourgs de la plaine. Ils exhortaient ceux qui étaient entre leurs mains à rappeler les fugitifs, les assurant qu'ils ne recevraient aucun dommage, si bien qu'il y en eut d'assez crédules pour se rejeter dans les filets auxquels ils avaient échappé une première fois.
Les troupes se comportaient de la même manière dans les communes du Villar et de Bobbi et dans tous les hameaux occidentaux qu'elles occupaient. Mais, ni les pauvres habitants de ces lieux-là, ni les réfugiés qu'ils comptaient parmi eux, n'eurent autant de facilité que ceux d'Angrogne pour s'échapper. Ils n'avaient que deux issues pour se sauver en France, le col de la Croix et le col Giulian (Julian) qui débouche sur Prali, d'où l'on gagne celui d'Abries, tous couverts de neiges profondes, le premier gardé en outre par le fort de Mirebouc, ou Mirabouc, situé à moitié chemin du. passage, et les deux autres prodigieusement longs et difficiles, surtout encore au cœur de l'hiver dans ces contrées alpestres.
Les circonstances ne paraissant pas promettre un avenir plus favorable aux troupes du duc, et un retard pouvant éventer leur sinistre, projet, le samedi, 24 avril 1655, fut choisi pour l'exécution des ordres du conseil pour la propagation de la foi et pour l'extirpation des hérétiques.

O mon Dieu ! comment redire un si grand forfait? Caïn a versé une seconde fois le sang de son frère Abel! .....

« Le signal ayant été donné sur la colline de la Tour qu'on appelle le Castelus (ainsi s'exprime Léger, témoin de ces horreurs), presque toutes les innocentes créatures qui se trouvèrent en la puissance de ces cannibales se virent égorger comme de pauvres brebis à la boucherie; que dis-je ? elles ne furent point passées au fil de l'épée comme des ennemis vaincus auxquels on ne donne point de quartier, ni exécutées par les mains des bourreaux comme les plus infâmes de tous les criminels; car les massacres de cette façon n'eussent pas assez signalé le zèle de leur général, ni acquis suffisamment de mérites aux exécuteurs.
Des enfants, impitoyablement arrachés à la mamelle de leurs mères, étaient empoignés par les pieds, froissés et écrasés contre les rochers ou les murailles, sur lesquelles bien souvent leurs cervelles restaient plâtrées, et leurs corps jetés à la voirie. Ou bien un soldat, se saisissant d'une jambe de ces innocentes créatures, et un autre de l'autre, chacun tirant de son côté, ils le déchiraient misérablement par le milieu du corps, s'en entrejetaient les quartiers, ou parfois en battaient les mères, et puis les lançaient par la campagne.
Les malades ou les vieillards, tant hommes que femmes, étaient, ou brûlés dans leurs maisons, ou hachés (à la lettre) en pièces, ou liés tout nus en forme de peloton, la tête entre les jambes et précipités par les rochers, ou roulés par les montagnes. Aux pauvres filles ou femmes violées, on leur farcissait le ventre de cailloux, ou bien on les remplissait de poudre à laquelle on mettait le feu. D'autres malheureuses femmes ou filles ont été empalées, et dans cette effroyable posture, dressées toutes nues sur les grands chemins comme des croix. D'autres ont été diversement mutilées et ont eu surtout les mamelles coupées, que ces anthropophages ont fricassées et mangées.
Des hommes, les uns ont été hachés tout vifs, un membre après l'autre, ni plus ni moins que de la chair à la boucherie. D'autres ont été suspendus par les génitoires, d'autres écorchés vifs, etc. (7).

Tous les échos des Vallées rendaient des réponses si pitoyables aux cris lamentables des pauvres massacrés, et aux hurlements que l'extrême douleur leur arrachait, que vous eussiez dit que les rochers eux-mêmes étaient émus de pitié, tandis que les barbares exécuteurs de tant d'infamies et de cruautés restaient absolument insensibles.
Il est vrai que plusieurs de ces infâmes massacreurs, du Piémont, n'ayant pas d'enfant et voyant ces douces créatures, belles comme, de petits anges, en emportèrent un certain nombre dans leurs foyers. Il est vrai aussi que, soit dans l'espérance d'une rançon, soit pour d'autres motifs, ils épargnèrent quelques notables, tant hommes que femmes, dont plusieurs ont péri misérablement dans les prisons (8).

Après le massacre des Vaudois général, les soldats se mirent à la poursuite des fuyards qui, n'ayant pu passer la frontière, erraient dans les bois et sur les montagnes, ou qui languissaient, privés de feu et d'aliments, dans des masures écartées on dans les retraites des rochers. La mort sous les formes les plus horribles les poursuivait. Malheur à ceux qui étaient découverts et atteints. Quand les maisons des victimes eurent été saccagées, on se fit un jeu, disons mieux, un devoir de les réduire en flammes : villages, hameaux, temples, maisons isolées, granges, étables (9), bâtiments grands et petits, tout fut embrasé. La belle vallée de Luserne, à l'exception du Villar et de quelques demeures, réservées pour les massacreurs irlandais, qu'on pensait à y établir, toutes ces contrées, semblables jadis à la riche terre de Goscen, ne ressemblèrent bientôt plus qu'aux ardentes fournaises d'Égypte.
C'est bien alors, s'écrie Léger, que les fugitifs, tisons arrachés du feu, pouvaient crier à Dieu ces paroles du psaume LXXIX :

 

Les nations sont dans ton héritage:
Ton sacré temple a senti leur outrage
Jérusalem, ô Seigneur, est détruite,
Et par leur rage en masures réduite.
Ils ont donné les corps
De tes serviteurs morts
Aux oiseaux pour curée,
La chair de tes enfants
Aux animaux des champs
Pour être dévorée.
Autour des murs où l'on nous vint surprendre,
Nos tristes yeux ont vu leur sang répandre,
Comme de l'eau qu'on jette à l'aventure,
Sans que l'on pût leur donner sépulture, etc.

 

Nos larmes n'ont plus d'eau, écrivaient, de Pinache aux Cantons évangéliques de la Suisse, le 27 avril, des Vaudois fugitifs; elles sont de sang, elles n'obscurcissent pas seulement notre vue, elles suffoquent notre pauvre cœur ; notre main tremblante et notre cerveau hébété par les coups de massue qu'il vient de recevoir, étrangement troublé aussi par de nouvelles alarmes et par les attaques qui nous sont livrées, nous empêchent de vous écrire comme nous désirerions; mais nous vous prions de nous excuser et de recueillir, parmi nos sanglots, le sens de ce que nous voudrions dire. » (V. DIETERICI, die Valdenses; Berlin, 1831, p. 66.)

La cour de Turin, dans un manifeste, publié en français, en latin et en italien, a nié la plupart des faits énoncés plus haut. Les historiens catholiques romains ont accusé Léger d'exagération dans ses récits; on le comprend, le crime, une fois commis, cause même à ses auteurs ou à leurs amis une horreur involontaire. La conscience proteste; l'orgueil souffre des taches ineffaçables, faites à l'honneur des coupables, et l'on s'efforce de voiler, partant de nier la vérité. Mais le crime n'était pas de ceux qu'on peut cacher. Les victimes par centaines ont été vues gisantes, mutilées, déshonorées, sans sépulture, dans les champs et sur les chemins; leurs noms et le genre de leur mort ont été notés avec soin. Pourquoi des milliers de familles auraient-elles pris le deuil, si ce récit était ampoulé ? Pourquoi le commandant d'un régiment français, le sieur du Petitbourg, que le marquis de Pianezza dans son manifeste appelle un homme d'honneur, digne de foi, a-t-il donné sa démission après les événements de la vallée de Luserne, si ce n'est parce que, comme il l'a déclaré dans un acte authentique, il ne voulait plus assister à de si mauvaises actions?

« J'ai été témoin, dit-il, de plusieurs grandes violences et extrêmes cruautés, exercées par les bannis de Piémont et par les soldats, sur toute sorte d'âge, de sexe et de condition que j'ai vu massacrer, démembrer, pendre, brûler, violer, et de plusieurs effroyables incendies. Quand on amenait des prisonniers au marquis de Pianezza, je l'ai vu donner l'ordre de tout tuer parce que son altesse ne voulait point de gens de la religion dans toutes ses terres (10). »

Les yeux de l'Europe protestante se sont d'ailleurs assurés de la réalité de ces horreurs. Les ambassadeurs des Cantons évangéliques de la Suisse, des provinces unies de la Hollande et de l'Angleterre l'ont constatée et déclarée. Leurs dépêches, les lettres de leurs gouvernements et leurs démarches auprès du duc de Savoie en font foi, comme aussi l'histoire qu'a publiée l'envoyé extraordinaire du protecteur de la Grande-Bretagne, lord Morland, personnage distingué par toutes les qualités de l'esprit et du cœur, qui s'est rendu sur les lieux, sitôt après les massacres des Vaudois.

Table des matières

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(1) Il n'est fait mention, on le voit, que de la vallée de Luserne, sauf Saint-Second. C'est sur elle, comme la plus considérable, que portait tout l'effort du conseil de la foi.

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(2) Si le lecteur se rappelle ce que contient le chapitre VIII de cette histoire, il pourra juger du fondement de cette prétendue usurpation.

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(3) Quinze cents personnes au moins, et peut-être deux mille.

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(4) Léger fait aussi remarquer, que les Vaudois habitaient ces lieux, avant que la maison de Savoie possédât le Piémont.

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(5) Berru avait même osé déclarer qu'il avait été gagné par les pasteurs Léger et Michelin pour commettre ce meurtre. Mais dans les conférences, du mois d'août, tenues à Pignerol, en présence de l'ambassadeur de France et des députés suisses, Léger confondit ses calomniateurs, en, démontrant sa parfaite innocence, ainsi que celle de son collègue, et en offrant d'éclaircir l'affaire à Pignerol, terre de France, où l'on amènerait Berru lui-même qu'on venait de saisir aux Vallées. Les Piémontais papistes ne le voulurent pas, disant que c'était inutile, que Léger était pur de tout soupçon, etc., etc., qu'il fallait livrer Berru à ses juges ordinaires.

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(6) Ils auraient, sans doute, été arrêtés eux-mêmes peu après, si un seigneur, ami des Vaudois, ne leur avait dit à l'oreille : Le marquis est aux Vallées, sauvez-vous.

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(7) Les détails de ces horreurs sont racontés dans l'histoire de Léger, II ème partie, p. 116 à 139, après avoir été recueillis et consignés par main de notaire, sur les témoignages de témoins oculaires, interrogés dans toutes les Vallées par Léger, au retour de la paix.

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(8) L'impitoyable marquis de Luserne et d'Angrogne poussa la barbarie jusqu'à laisser dans les cachots, au milieu des prisonniers, les cadavres de ceux d'entre eux qui y mouraient. L'on peut se figurer ce que durent souffrir, en leur santé et dans leurs sentiments les plus intimes, des hommes s'attendant tous les jours à la mort, et contraints de respirer, de manger et de dormir durant les ardeurs de l'été à côté de cadavres en putréfaction, etc. (LÉGER, II ème part., p. 139.)

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(9) Sur chaque propriété un peu étendue et écartée, il y a grange et écurie.

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(10) Voir la déclaration authentique de ces horreurs donnée par M. du Petitbourg, commandant du régiment de Grancé, dans LÉGER, II ème part., p. 115.

 

HISTOIRE DES VAUDOIS.


CHAPITRE XXIII. (suite)

CRUAUTÉS INOUÏES COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES

Expulsion des Vaudois de la plaine de Luserne. - L'armée piémontaise aux: Vallées. - Massacres. - Défense héroïque de Janavel. - Les Vaudois sous les armes. - Trêve. - Ambassade des Cantons évangéliques de la Suisse. Démarches de la Grande-Bretagne et des autres puissances protestantes. Collectes. - Conférences de Pignerol. - Médiation de la France. - Signature du traité.


De toute la vallée de Luserne, une seule communauté avait échappé aux vengeances de l'armée, c'était la plus petite, nommée Rora, composée de vingt-cinq familles seulement, située au midi de celles du Villar et de la Tour, du côté droit du Pélice, dans les montagnes, ou elle forme un vallon reculé entre les bras de deux arêtes abaissées qui descendent à l'orient du massif imposant du Friolant. L'on pénètre dans cette enceinte par deux chemins, l'un qui monte de Luserne (c'est la voie ordinaire), et qui serpente, à plusieurs places, en précipice sur le torrent, dit la Luserna; l'autre qui, des bords du Pélice, et par des sentiers qu'on prend de Bobbi et du Villar, conduit péniblement le long de pentes rapides, tournées au nord, passe au pied de rochers escarpés, et parvenu au sommet de l'arête redescend dans le vallon solitaire de Rora. Quoique épargnée d'abord par l'armée, la petite commune n'avait pas été oubliée ; car, malgré les promesses réitérées de son seigneur, le comte Christophe de Luserne, au nom du marquis de Pianezza, le samedi 24 avril, jour de la grande boucherie des Vaudois, quatre à cinq cents soldats reçurent l'ordre de gravir en secret le sentier décrit plus haut, pour se porter ensuite par la montagne du Rummer sur Bora. Ils auraient surpris la communauté, si la miséricorde divine n'eût permis qu'ils fussent découverts de bien loin par un homme de cœur, Josué Janavel, qui avait quitté sa demeure des Vignes, près de Luserne, et s'était retiré à Rora avec sa famille. Il veillait sur les rochers avec six hommes. À la vue du danger, loin de fuir, il se porte en avant et se met en embuscade dans un poste avantageux. Une décharge subite de toutes les armes de sa petite troupe, en couchant six ennemis à terre, effraie d'autant plus la tête de la division, que celle-ci n'aperçoit point ceux qui la mitraillent et qu'elle ne peut par conséquent en connaître le nombre. Le désordre se met dans ses rangs épars déjà par un effet de la marche. Ils reculent, se précipitent les uns sur les autres, atteints par les balles de Janavel et de ses six compagnons. Ils s'enfuient poursuivis par ceux-ci, qu'ils n'ont pas un seul instant le courage d'envisager, laissant, outre les six premiers morts, cinquante-trois ou cinquante-quatre autres, gisant sur le sentier ou dans les précipices.

Les pauvres Rorains (Roraines), échappés au danger, s'en vont auprès de leur comte et du marquis de Pianezza s'excuser et se plaindre. Pour les endormir dans une fausse sécurité, on leur répond qu'aucune division n'a marché contre eux; que ceux qui les ont assaillis ne peuvent être que des pillards piémontais qu'ils ont bien fait de châtier, et que des ordres sévères seront donnés pour que personne ne les trouble à l'avenir. Mais comme c'est un principe de droit papiste, qu'on n'est point tenu par la parole donnée aux hérétiques, dès le lendemain six cents soldats, choisis entre les plus propres à une attaque dans les montagnes, prirent une route un peu différente par le Cassulet. Ils n'échappèrent point aux yeux de lynx de Janavel. Ce vaillant et prudent guerrier surveillait les mouvements de son perfide ennemi, à la tête de douze pâtres armés de fusils, de pistolets et de coutelas, et de six autres munis seulement de frondes à cailloux, qu'ils savaient, il est vrai, rendre meurtrières. Placés à temps en embuscade, de flanc et de front, dans un endroit très-avantageux, ils firent pleuvoir sur la tête de la colonne une grêle de balles et de pierres, dont chacune renversait son homme. Les ennemis épouvantés par une si rude attaque, ne sachant comment sortir du défilé, ni comment poursuivre, dans les taillis et les rochers, des combattants le plus souvent invisibles, cherchèrent le salut dans la fuite, laissant, comme le jour précédent, de cinquante à soixante cadavres,

Ce qui semble incroyable, c'est que le comte de Luserne vint lui-même expliquer une seconde fois à ses vassaux que c'était par un malentendu que l'attaque avait eu lieu, et que pareille chose n'arriverait plus. Quelle bassesse jointe à tant de cruauté ! Dès le jour suivant, huit à neuf cents hommes enveloppaient de nouveau Rora, incendiant toutes les maisons qu'ils atteignaient. Il était à craindre que personne n'échappât. Mais Janavel et les siens, voyant les soldats, trop empressés à faire du butin et trop sûrs de leur victoire., se débander, les assaillirent avec tant de courage, et Dieu leur donna un tel succès, au lieu nommé Damasser, que la division tout entière se replia par Pianpra sur la Tour et sur le Villar, abandonnant le butin et le bétail qu'ils avaient pris, dont l'embarras était en grande partie la cause de leur défaite.
Irrité de ces échecs, Pianezza ordonna une quatrième attaque, pour laquelle il rassembla toutes ses troupes disponibles, ainsi que tout ce que Bagnols, Bargé, Famolasc, Cavour et autres lieux parent fournir d'hommes armés. Mais, au jour marqué, les troupes de Bagnols, commandées par le fougueux et cruel Mario, s'étant trouvées au rendez-vous avant les autres, et celles-ci tardant à venir, Mario emporté par sa haine contre les barbets, et par l'ambition qu'il avait de moissonner la gloire de la journée, part à la tète de sa bande, d'une troupe d'Irlandais et de quelques autres détachements, et parvient sans résistance jusqu'au hameau de Rummer, où les familles de Rora s'étaient réfugiées. Là, les dix-sept compagnons de Janavel surent encore si bien choisir leur point de défense qu'ils ne purent être forcés, et qu'après une longue et opiniâtre résistance, ils virent la confusion et le découragement se glisser dans les rangs opposés. En ce moment décisif, il plut à Dieu de semer l'épouvante dans les coeurs de ces bandes si orgueilleuses quelques heures plus tôt. Elles s'enfuirent, laissant soixante-cinq morts sur la place. Leur terreur s'accrut par effet même de leur précipitation, puis à leur arrivée dans un endroit nommé Petrocapello, où elles croyaient pouvoir reprendre haleine, par l'attaque inopinée de Janavel et de ses héros qui les avaient suivies, la déroute fut complète. Ne pouvant s'enfuir assez vite sur l'étroit chemin qui longe la Luserne, les malheureux se poussaient et tombaient de rochers en rochers dans ses flots. Ce fut le sort du grand Mario lui-même qui ne fut retiré des eaux que pour s'en aller rendre l'âme à Luserne, dans une angoisse inexprimable, tourmenté qu'il fut à son heure dernière par le souvenir des horreurs qu'il avait commises dans cette vallée.

Après un si long combat et une délivrance si miraculeuse, Janavel et sa troupe, harassés de fatigue, s'étaient assis sur une élévation et se fortifiaient par un léger repas, quand ils aperçoivent un petit corps d'armée qui, venant du Villar, grimpait la montagne, espérant sans doute de les prendre par derrière et entre deux feux. Ils courent se placer avantageusement. L'ennemi qui s'approche les aperçoit, et détache un peloton pour les reconnaître. Ils le laissent avancer, et au lieu de répondre par le mot d'ordre qu'ils ignorent et qu'on leur demande, ils font signe aux soldats de venir à eux. Ceux-ci, pensant que sans nul doute c'était des paysans papistes de l'expédition combinée, pressent le pas, et reçoivent la mort à bout portant. Ceux que les balles ont épargnés s'enfuient à toutes jambes jeter le désordre dans le gros de la division qui est à découvert sur un terrain désavantageux, à cause de son inclinaison, et l'entraînent dans sa fuite, sans que les uns ni les autres aient le temps de reconnaître le nombre de leurs vainqueurs qui en tuèrent encore plusieurs. Janavel après ce nouveau succès, ayant rassemblé son monde sur une élévation, les invita, comme il le faisait toujours, à se jeter avec lui à genoux, pour rendre de vives et de justes actions de grâce à Dieu, l'auteur de leur délivrance.
Trois jours après, le marquis de Pianezza fit sommer les gens de Rora, avec d'affreuses menaces d'aller à la messe dans les vingt-quatre heures. « Nous aimons cent mille fois mieux la mort que la messe, » lui répondit-on. Alors le marquis, pour réduire vingt-cinq familles, ne trouva pas que ce fût trop de réunir huit mille soldats et deux mille paysans papistes. Il divisa, cette armée en trois corps, dont deux devaient pénétrer par les deux chemins déjà mentionnés; savoir, par le chemin du Villar et par celui de Luserne. Le troisième corps traversa les montagnes qui séparent Rora de Bagnols. Hélas! tandis que Janavel et sa troupe dévouée opposaient toute la résistance possible à la première division qui se présenta, les deux autres atteignirent le lieu où les pauvres familles s'étaient réfugiées, et exercèrent sur elles toutes les horreurs que nous avons énumérées plus haut et que la plume se refuse à décrire une seconde fois. La vieillesse, l'enfance ou le sexe, loin d'être une sauvegarde, semblaient exciter la furie et les honteuses passions de ces hommes qu'aucune discipline ne retenait plus. Cent vingt-six personnes y perdirent la vie dans les tourments. La femme et les trois filles du capitaine Janavel furent réservées pour la prison, ainsi que quelques réfugiés du hameau des Vignes de Luserne. Les maisons encore debout furent incendiées après qu'on en eut enlevé tout ce qu'on pouvait. Les vainqueurs se partagèrent le butin.

Janavel et ses amis avaient échappé au désastre. Pianezza, craignant peut-être le ressentiment d'hommes qui n'avaient plus rien à perdre, écrivit au héros de Rora, lui offrant sa grâce, celle de sa femme et de ses filles, s'il renonçait à son hérésie, le menaçant, au contraire, s'il résistait, de mettre sa tête à prix et de faire périr sa famille dans le feu. Loin d'être subjugué par ces menaces, cet homme, digne du nom de Vaudois, répondit:

« Qu'il n'y avait point de tourments si cruels, ni de mort si barbare qu'il ne préférât à l'abjuration; que si le marquis faisait passer sa femme et ses filles par le feu, les flammes ne pourraient consumer que leurs pauvres corps; que, quant à leurs âmes, il les recommandait à Dieu, les remettant entre ses mains aussi bien que la sienne, dans le cas où: il lui plût de permettre qu'il tombât au pouvoir de ses bourreaux. »

Un de ses petits garçons, âgé de huit ans, avait échappé au massacre. Janavel, presque dépourvu de vivres, de poudre et de plomb, fendit avec sa troupe les neiges des hautes montagnes voisines, portant son enfant sur son cou, et après l'avoir déposé au Queyras, terre de France, et s'y être reposé quelques jours, lui et ses gens, il repassa les hautes Alpes, ramenant avec lui un petit nombre de réfugiés bien armés. Ils revinrent grossir la petite armée vaudoise qui, depuis les massacres, s'était formée sur les montagnes de Bobbi, du Villar et d'Angrogne.

Pendant ces combats à Rora, les autres vallées avaient aussi été menacées. Les seigneurs de celle de Saint-Martin avaient fait leur possible pour l'engager à se soumettre et à abjurer la foi de ses pères, l'avertissant sérieusement qu'une division de l'armée allait l'envahir et la châtier si elle ne cédait. Loin de là, la vallée prit les armes et réussit par son courage à éloigner les maux qui avaient écrasé celle de Luserne. Celle de Pérouse souffrit davantage. Mais ses peines ne sont pas à comparer aux malheurs que nous avons énumérés précédemment.

Cependant les réchappés de Rora, de Bobbi, d'Angrogne, de la Tour et de Saint-Jean, auxquels s'étaient joints un petit nombre de frères des autres vallées, s'étaient armés et formaient, lorsqu'ils étaient tous réunis, une force d'environ quinze cents combattants; ce qui cependant n'eut lien que rarement. Dans la plupart des rencontres, elle ne monta qu'à la moitié de ce chiffre et souvent même à peine au tiers. Cette petite armée, maîtresse des montagnes que leurs ennemis avaient abandonnées, après y avoir incendié tous les villages et hameaux, se dispersait incessamment pour se pourvoir de subsistance ou pour échapper au danger, et se reformait aussitôt pour fondre à l'improviste sur les corps détachés de l'armée piémontaise, stationnée dans les petites villes, bourgs et villages, à l'entrée de la vallée de Luserne. Elle livra un grand nombre de combats dans les derniers jours de mai, et dans les mois de juin et de juillet. Elle obtint même des succès mémorables, sous la conduite des vaillants capitaines Janavel et Jayer. Ce dernier était de Pramol. Dans l'une de leurs entreprises, ils surprirent le bourg de Saint-Second, rempli d'ennemis. À l'aide de tonneaux, qu'ils avaient sortis des premières maisons emportées d'assaut et qu'ils roulaient devant eux pour se mettre à couvert, ils approchèrent si près de la forteresse, dans laquelle la garnison s'était retirée, qu'ils en brûlèrent la porte, au moyen de fagots de sarments auxquels ils mirent le feu. Ils en firent autant à la porte d'une vaste salle, où les soldats, pressés les uns contre les autres, avaient cherché leur dernier refuge. Ces malheureux, en grande partie irlandais, dont la cruauté avait été sans égale, dans l'œuvre des massacres, ne pouvaient inspirer aucune pitié à ceux dont ils avaient déshonoré les soeurs, les femmes et les filles, et qu'ils avaient privés de pères, de mères ou d'enfants ! Aussi crut-on les traiter doucement en, les faisant passer, tous, au fil de l'épée, sans autre tourment préparatoire que la pensée de la mort. Bien différents de leurs ennemis, ils épargnèrent la vie des vieillards, des enfants, des malades, et respectèrent le sexe ici comme en tous lieux. Ils agirent ainsi pendant toute la durée de la guerre. Seulement, soit par représailles, soit pour enlever ce poste à leurs ennemis, ils mirent le feu au bourg, après en avoir retiré tout ce qui était transportable, butin dans lequel ils retrouvèrent quelque peu de celui qu'on avait fait sur eux. Le régiment irlandais fut affaibli de plusieurs centaines d'hommes par cette défaite. Les troupes piémontaises y perdirent aussi un pareil nombre.

Enhardie par ce succès, la petite armée vaudoise osa même s'approcher de Briquéras et en ravager les cassines ou habitations environnantes (1). L'alarme ayant été donnée par un signal convenu, elle se vit assaillie par toutes les forces piémontaises des environs, cavalerie et infanterie. Dans sa retraite, en bon ordre, elle chargea plusieurs fois avec avantage et se retira n'ayant eu qu'un tué et quelques blessés. Peu après, cette troupe aguerrie se porta devant le bourg de la Tour qui était fortifié et y tint la garnison en échec. Des montagnes d'Angrogne, où elle établit ses quartiers, elle envoya une forte division assaillir le bourg de Crassol (dans la haute vallée du Pô); à son approche, les habitants, qui leur avaient fait beaucoup de mal dans les massacres, s'enfuirent abandonnant leurs troupeaux qu'elle amena sur les Alpes du Villar (2). Nos Vaudois reconnurent dans le butin un grand nombre de pièces de bétail qui leur avaient appartenu.
Malgré l'absence du vaillant Jayer, occupé ailleurs, Janavel tenta un coup de main sur Luserne, mais il se retira après deux assauts infructueux; la garnison ayant été renforcée d'un régiment dès la veille, ce qu'il ignorait à son arrivée.

Attaqué lui-même par trois mille ennemis, sur une des hauteurs d'Angrogne, n'ayant à ses côtés que trois cents défenseurs, il leur tint tête constamment et repoussa tous leurs efforts. Et quand les assaillants se retirent vers les deux heures de l'après-midi, ayant perdu de leur aveu plus de cinq cents hommes, voici venir le capitaine Jayer avec sa troupe. La joie de se retrouver surexcite le courage des Vaudois. Sans tenir compte de leur fatigue, ils s'élancent dans la plaine, fondent avec furie sur les ennemis qui se retirent, les uns à la Tour, les autres à Luserne, et leur tuent encore une cinquantaine d'hommes avec trois officiers de marque. Mais, ô douleur sur la fin de ce rude combat, le brave, le vaillant, le pieux Janavel tombe. Une balle lui a traversé la poitrine. On croit qu'il va rendre le dernier soupir. Il désire parler à Jayer qui le remplacera dans le commandement. Il lui donne encore quelques conseils avant d'être emporté loin du champ de bataille, à Pinache, dans la vallée de Pérouse, sur terre de France, où il se rétablit peu à peu.

Ce jour devait être un jour de deuil pour les Vallées. Oubliant le conseil, donné par Janavel mourant, de ne plus rien entreprendre ce soir-là, et comme si ce n'eût pas été assez d'avoir battu l'ennemi dans sa retraite, Jayer, trop bouillant et trompé par un traître qui lui fait espérer un immense butin du côté d'Ousasq, s'en va, à la tète de cent cinquante hommes choisis, se jeter entre les mains de ses ennemis. Ayant déjà pillé et incendié quelques cassines, sur la hauteur, il se laissa entraîner par le traître, avec cinquante de ses hommes, vers des habitations, où il se voit tout-à-coup entouré par la cavalerie de Savoie qui, avertie, l'attendait placée en embuscade. Surmonté par le nombre, Jayer mourut en héros, aussi bien que son fils qui ne le quittait jamais, et tous ses compagnons à l'exception d'un seul. Il fit mordre la poussière à trois officiers, et ne tomba qu'après une longue défense et couvert de blessures. Léger l'a dépeint en ces mots :

« Grand capitaine, digne de mémoire, zélé pour le service de Dieu, sachant résister à la séduction des promesses comme aux menaces; courageux comme un lion et humble comme un agneau, rendant toujours à Dieu seul la louange de toutes ses victoires, il eût été accompli s'il eût su modérer son courage. »


Les Vallées, un moment consternées, se ranimèrent à la voix du capitaine Laurent, de la vallée de Saint-Martin, d'un frère de Jayer et de plusieurs autres. Dans un combat que la petite troupe soutint contre six mille ennemis, elle leur tua deux cents hommes, parmi lesquels le lieutenant-colonel du régiment de Bavière; mais elle perdit en retour l'excellent capitaine Bertin, d'Angrogne.

Au commencement de juillet, les Vaudois eurent la joie de voir arriver de nombreux frères d'armes du Languedoc et du Dauphiné; l'un d'eux, nommé Descombies, officier expérimenté et de renom, obtint peu après le commandement général. Le colonel Andrion, de Genève, qui s'est distingué en France et en Suède comme aux Vallées, arriva dans le même temps (3). Le modérateur Léger, à peine de retour d'un grand et rapide voyage qu'il venait de faire en France et en Suisse pour la cause des Vallées, se porta immédiatement avec le colonel Andrion sur la montagne d'Angrogne, nommée la Vachère, où la petite armée vaudoise avait élevé quelques retranchements. Les ennemis, comme s'ils eussent en vent de leur arrivée, et pour prévenir l'élan qu'elle allait donner au moral de ces pâtres persécutés, montèrent pour les surprendre, dès le lendemain de grand matin, avec toutes leurs forces, parmi lesquelles se trouvaient des troupes fraîches. Les Vaudois, avertis à temps par leurs espions, avaient pu se concentrer dans le poste fortifié des Casses (4). L'armée du duc divisée. en quatre corps, dont l'un resta en observation comme réserve, donna l'assaut sur trois points à la fois, presque sans relâche pendant près de dix heures et enfin rompant les barricades, franchissant les obstacles, força les Vaudois à la retraite, les poursuivant au cri de victoire ! victoire! jusqu'au pied d'une dernière hauteur retranchée aussi, sur laquelle ils se réfugièrent comme dans leur dernier asile terrestre. Celui qui des cieux veillait sur eux, les soutint si bien que, quoique les ennemis les eussent souvent abordés à la distance d'une longueur de pique, ils se défendirent sans désemparer. La poudre et le plomb commençaient à manquer à plusieurs, ce qui aurait été fatal, s'ils n'eussent à l'instant saisi leurs frondes et s'ils n'eussent roulé des quartiers de rochers qui, souvent, volant en éclats dans leur course rapide en bas les pentes, atteignaient même des détachements éloignés. Remarquant, enfin, de l'hésitation et du désordre dans les rangs ennemis, ils se jetèrent tous à la fois hors des retranchements, le pistolet d'une main, leurs coutelas (longs d'une coudée, larges de deux ou trois doigts) de l'autre, et répandirent un tel effroi parmi les troupes papistes fatiguées, qu'elles battirent en retraite. Plus de deux cents soldats y furent tués et autant grièvement blessés. Le régiment de Bavière y perdit quelques-uns de ses meilleurs officiers.
C'est au retour de ces troupes mécontentes, et à la vue des blessés et des morts, que le syndic Bianchi (Bianqui) de Luserne, bien que papiste, jouant sur le surnom de barbets donné aux Vaudois, et qui est synonyme de chiens, s'écria:

« Autrefois les loups mangeaient les barbets, mais maintenant le temps est venu que les barbets mangent les loups, »

parole qui lui coûta la vie.

Le 18 juillet, dans la nuit, l'armée vaudoise, forte pour la première fois, grâce aux renforts venus de France, de dix-huit cents hommes, dont soixante à quatre-vingts cavaliers, montés depuis peu, investit le bourg de la Tour, et l'aurait peut-être emporté d'assaut, ainsi que le fort (5), si le nouveau général Descombies, qui la commandait pour la première fois, eût mieux connu l'ardeur et l'intrépidité des montagnards sous ses ordres. Il perdit du temps à reconnaître le fort. L'alarme se donna, les régiments piémontais en garnison à Luserne et ailleurs arrivèrent, et l'entreprise fut manquée. Néanmoins le capitaine Belin et le lieutenant Peironnel, dit Gonnet, forcèrent la muraille du couvent des capucins, s'en emparèrent, y mirent le feu ainsi qu'au reste du bourg, firent prisonniers quelques révérends pères, et ne se retirèrent que lorsque les renforts ennemis, se joignant aux troupes battues de la Tour et à celles du fort, les pressèrent de toute part.
Le général Descombies, plein de confiance en sa petite armée, allait la ramener contre le fort de la Tour, pour la conduire ensuite sur Luserne, lorsqu'une trêve fut conclue, et plus tard un traité, qui mit fin à toutes les opérations militaires des Vaudois. Mais avant de parler de cette négociation, nous devons retourner en arrière pour montrer l'effet produit par les persécutions et les massacres des Vaudois sur les populations protestantes de l'Europe et sur leurs gouvernements.

Un cri de réprobation avait retenti dans tous les pays réformés, à l'ouïe du sanglant récit des tourments de leurs frères des vallées du Piémont. Un frisson d'horreur avait parcouru les membres de chacun. Des larmes amères avaient coulé au souvenir des morts. Et, au narré des maux qu'enduraient les survivants, un besoin de leur venir en aide s'était saisi de tous les cœurs, des gouvernants comme des administrés. C'est un fait à consigner que les peuples réformés s'émurent comme un seul homme, et qu'ils donnèrent à leurs frères dans la foi un bel exemple de charité chrétienne. Presque toutes les Églises s'humilièrent devant Dieu dans un jour solennel de jeûne et de prières à l'intention des Vallées.
Des collectes abondantes se firent en même temps, dans tous leurs ressorts, pour fournir aux réchappés les moyens de subsister, dans la disette de toutes choses, à laquelle la rage de leurs ennemis les avait réduits, de rebâtir leurs maisons incendiées, de racheter des instruments d'agriculture, et le bétail indispensable qu'on leur avait enlevé.
Mais qu'eussent été ces secours, quelque considérables même qu'on eût pu les réunir, si les pauvres persécutés avaient été abandonnés sans protection sons le pesant et tranchant joug de fer qui ensanglantait leur cou ? Il fallait plus que des dons en argent; il fallait plus que des lettres de sympathie et de consolation; il fallait que la charité chrétienne se montrât par des démarches directes auprès du gouvernement piémontais pour en obtenir des assurances et des garanties de paix à l'égard des pauvres opprimés.

Cette intervention de la charité chrétienne fut spontanée; elle devait l'être, comme tout fruit de la foi. La cour de Turin a mis de l'insistance à l'attribuer aux demandes, plaintes et obsessions des Vallées auprès des gouvernements réformés ; c'est méconnaître ou ignorer la force de l'amour fraternel qui unit les disciples de la vérité; c'est même douter du cœur de l'homme. Car, là où les sentiments chrétiens n'auraient pas été assez puissants pour inspirer de généreux efforts envers des frères malheureux, l'humanité seule les eût dictés. Il est vrai que les Vallées donnèrent connaissance de leur affreuse position à leurs amis éprouvés de la Suisse, pouvaient-elles ne pas le faire ? Cache-t-on ses larmes à ses intimes? Il est possible que les Vaudois aient prévu, qu'ils aient espéré même que leurs frères élèveraient leur voix en leur faveur. Mais qui pourrait les en blâmer? Exigerait-on que le malheureux renonçât à toute espérance d'exciter l'intérêt? Le récit de ses maux constituerait-il un crime ? L'oppresseur seul osera le prétendre. Car, s'il en était ainsi, toute lettre d'une victime serait un acte d'accusation, toute lamentation d'un peuple écrasé un cri de révolte.

L'honneur des premières démarches en faveur des Vaudois persécutés appartient aux Cantons évangéliques de la Suisse. Leur zèle religieux et leur charité brillèrent de l'éclat le plus pur. Leur sollicitude se fit déjà remarquer avant les massacres. En effet, à peine eurent-ils connaissance du cruel ordre publié par Gastaldo, qu'ils écrivirent au duc, le 6 mars, une lettre pleine de convenance, dans laquelle ils le suppliaient de permettre que ses sujets vaudois continuassent à demeurer dans leurs anciennes habitations, et de leur assurer la liberté de conscience par le maintien de leurs privilèges héréditaires (6). Et quand la nouvelle des massacres leur parvint, rapide et écrasante comme la foudre, déjà le 29 avril, ils ordonnèrent incontinent un jeûne et des collectes dans toutes leurs contrées, et dès le lendemain, ils avertirent dans des lettres pathétiques les puissances protestantes de ce qui venait de se passer dans les Vallées Vaudoises du Piémont, les invitant à s'intéresser à l'avenir de celles-ci. Eux-mêmes, sans attendre l'effet de leurs avis, députèrent à la cour de Turin le colonel de Weiss (7), de Berne, avec charge de remettre entre les mains de Madame royale et de Charles-Emmanuel une lettre d'intercession en faveur de leurs frères affligés.

Le voyage du député suisse n'eut pas grand effet. Reçu, il est vrai, par leurs altesses, il fut renvoyé, pour traiter, au fourbe et fanatique Pianezza avec lequel il ne put nouer aucun arrangement. Celui-ci essaya de l'employer au désarmement des persécutés; mais de Weiss, ne pouvant leur garantir un traité honorable, les choses demeurèrent dans le même état où il les avait trouvées. Du moins il s'était assuré de la situation des affaires par ses propres yeux. Il retourna peu après rendre compte de sa mission à ses seigneurs.
Les Cantons évangéliques, loin de se décourager de n'avoir rien obtenu, résolurent d'envoyer une ambassade qui offrirait sa médiation entre les deux parties actuellement sous les armes, et s'efforcerait d'obtenir du duc pour les Vaudois la libre habitation dans tout le territoire des Vallées, la rentrée dans leurs biens et le libre exercice de leur religion. Les Cantons instruisirent, par de nouvelles lettres, les états protestants de la situation des Vaudois, ainsi que des démarches que leurs députés allaient tenter, et les invitèrent à appuyer leur intervention par des lettres, ou mieux encore par des ambassadeurs.
Toutes les puissances protestantes répondirent à cet appel. Toutes, outre les collectes qu'elles ordonnèrent dans toutes leurs villes et leurs campagnes, écrivirent au duc de Savoie pour le supplier d'en agir autrement avec ses sujets de la religion. Le roi de Suède, l'électeur Palatin, l'électeur de Brandebourg, le landgrave de Hesse-Cassel, firent en particulier preuve d'un grand zèle dans le maniement de cette affaire; mais les efforts les plus grands partirent des Cantons déjà nommés, de la Grande-Bretagne, gouvernée par le protecteur Cromwell, et des provinces unies de la Hollande. L'Angleterre toute émue encore de ses mouvements religieux, prit fait et cause pour les Vaudois, jeûna et fit d'abondantes collectes. Olivier Cromwell déploya un grand zèle, écrivit aux états protestants et intervint par ambassade, d'abord auprès de Louis XIV, allié de la maison de Savoie, et dont les régiments avaient pris part aux massacres, puis auprès de Charles-Emmanuel. Lord Morland, jeune diplomate aussi savant que pieux, essaya d'intéresser le monarque français au soulagement des victimes de ses propres soldats et en reçut du moins quelques promesses. Arrivé à Turin, sur la fin de juin, il obtint audience, et ayant exprimé un jugement sévère sur les horreurs commises, il réclama de la justice et de la générosité du prince, au nom de son état, des mesures pi us douces et la réintégration des Vaudois dans la jouissance de leurs biens, de leurs anciens privilèges et de leurs libertés.

Pendant que lord Morland reprenait le chemin de Genève, vers la fin de juillet, le lord protecteur de la Grande-Bretagne envoyait à Turin un nouveau plénipotentiaire, sir Donning, qui, après avoir entendu lord Morland, devait en sa compagnie et avec le chevalier Pell, résidant d'Angleterre en Suisse, se porter en Piémont, afin d'y poursuivre l'arrangement des affaires vaudoises et de les amener à bonne fin.
À la même époque, les états généraux des Provinces-Unies députaient dans le même but M. Van-Ommeren, avec ordre &agir de concert avec l'ambassade anglaise et avec les Cantons évangéliques. Ceux-ci avaient déjà envoyé leurs ambassadeurs dès le commencement du mois. Ils ne rencontrèrent point lord Morland qui revenait à Genève par un autre chemin. Sir Douning et M. Van-Ommeren n'arrivèrent que plus tard en Suisse. L'ambassade des Cantons évangéliques se trouva donc seule pour accomplir une mission si difficile. Ce fat un grand mal. L'absence des commissaires de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies donna une influence décisive au parti catholique, représenté par l'ambassadeur du roi de France, et permit la conclusion précipitée d'un arrangement peu avantageux aux pauvres Vaudois.

Sur sa route, l'ambassade suisse reçut l'avis que la médiation du roi de France venait, d'être agréée par le duc pour les affaires vaudoises. Néanmoins, elle continua sa route et fût reçue avec honneur. Elle se composait de MM. Salomon Hirzel, Statthalter de Zurich, Charles de Bonstetten, baron de Vaumarcus, etc., conseiller de Berne, Bénédict Socin, conseiller de Bâle, et Jean Stockar, ancien bailli de Locarno, de Schaffhouse. Sous prétexte que l'acceptation de la médiation du roi de France ne permettait de prendre aucun autre arrangement, la, Pour de Turin n'entra point en matière avec elle; elle consentit toutefois à ce que l'ambassade suivit la négociation et s'intéressât aux Vaudois. Les députés se rendirent, en conséquence, à Pignerol, ville alors française, à quelques lieues des Vallées, et où l'ambassadeur de France, de Servient, avait assigné les parties.

L'arrangement fut laborieux. La première quinzaine du mois d'août se passa en récriminations et explications, en pourparlers très-vifs, en demandes de libertés de la part des Vallées, en propositions insidieuses de quelques délégués de la cour, et en démarches officieuses des commissaires évangéliques (8). Enfin, le 18, l'accord fut conclu et la paix signée. Les conditions eussent été sans doute plus avantageuses aux Vaudois, si les ambassadeurs de la Grande-Bretagne et des Provinces Unies eussent été présents, comme ceux des Cantons évangéliques. Lord Morland, il est vrai, écrivit de Genève à la députation suisse de traîner en longueur et de faire son possible pour renvoyer la conclusion du traité jusqu'à leur arrivée, qui devait être prochaine. Mais il est douteux que ces diplomates eussent été admis à intervenir directement, puisque la médiation du roi de France avait été acceptée par le duc, et que les princes protestants eux-mêmes avaient sollicité le concours de ce monarque ambitieux, qui maintenant prétendait agir seul. Le déplorable état des Vallées exigeait d'ailleurs un prompt dénouement. Saccagées, en proie à tous les maux de la guerre, elles soupiraient après le repos. Les familles, sans pain et sans asile depuis deux mois, ne pouvaient attendre plus longtemps. Leurs mandataires, le pasteur Léger à leur tête, tous hommes de confiance, crurent bien faire en acceptant des conditions qui, sans être entièrement satisfaisantes, leur assuraient l'habitation dans la majeure partie des anciennes limites, la vente de leurs biens dans les quelques localités qu'il fallait abandonner, et le libre exercice de la religion dans toute l'étendue des nouvelles limites, comme aussi l'exemption de tout impôt pendant un certain nombre d'années. La mise en liberté de tous les prisonniers, y compris les enfants enlevés, et une amnistie complète, furent stipulées en même temps.
Les endroits où il fut interdit aux Vaudois d'habiter, et où ils durent vendre tous leurs biens, furent ces communes, en majeure partie papistes, de la plaine de, Luserne, signalées dans l'ordre de Gastaldo, savoir : Luserne, Lusernette, Bubbiana, Fenil, Campillon, Garsillana. Le séjour dans la Tour et a Saint-Jean leur fut, accordé, en réformation de l'édit de Gastaldo, mais avec cette réserve que le temple de Saint-Jean serait hors de la commune et que les prêches ne se feraient point dans l'étendue de celle-ci, non plus que dans l'enceinte du bourg de la Tour. Saint-Second fut fermé aux Vaudois, mais la possession de Prarustin, de Saint-Barthélemi et de Rocheplatte leur fut reconnue comme du passé, ainsi que l'exercice de leur religion dans ces villages. L'habitation dans la ville de Briquéras pourrait être concédée, mais par privilège. À part ces changements, les limites restaient les mêmes qu'autrefois. Les autres communes des vallées de Luserne et d'Angrogne, de Pérouse et de Saint-Martin, conservaient leurs privilèges.

Le duc s'était réservé de faire célébrer la messe et d'entretenir des prêtres ou des moines dans les lieux où il le trouverait bon; mais en retour, il avait garanti à tous la liberté de conscience et l'exercice de leur culte dans l'enceinte des nouvelles limites. Un article spécial confirmait les anciennes franchises, les prérogatives et les privilèges concédés et entérinés précédemment. L'acte était revêtu de la signature du duc et de celle de quelques-uns de ses ministres. La nombreuse députation des Vallées le signa également. Il fut entériné par le sénat et la chambre.

Malgré les instances des députés des Vallées, il ne fut nullement fait mention, dans l'acte, de l'intercession de l'ambassade suisse, l'ambassadeur français n'ayant jamais voulu consentir à ce qu'un autre nom que celui de son maître affaiblit son titre de médiateur en le partageant.

Les Vaudois eurent encore deux autres chagrins, celui de se voir dépeints dans la préface du traité sus-mentionné, comme des révoltés à qui le prince faisait gracieusement remise du châtiment que méritaient leurs fautes, et en second lieu, celui de lire, dans l'édition imprimée de cette patente, un article portant le consentement des Vallées à l'érection d'un nouveau fort à la Tour, article interpolé méchamment pour la ruine des pauvres Vaudois. Tous leurs députés ont protesté contre cette insigne tromperie. Les ambassadeurs suisses, témoins du traité, ont déclaré n'avoir aucun souvenir d'un semblable article. Bien plus, durant toute la négociation, ils avaient insisté pour la démolition du fort existant et on la leur avait promise. Ils avaient même un instant manifesté l'intention de ne partir de Turin qu'après avoir appris que la chose était en train d'exécution.
Nous eussions préféré passer sous silence un tel méfait; mais l'intelligence des événements subséquents en a réclamé la mention.

Les plénipotentiaires de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies, retenus en Suisse pour leurs affaires, pendant la négociation de Pignerol, éprouvèrent un sensible déplaisir en apprenant qu'elle était terminée; car ils auraient voulu des conditions meilleures pour les Vaudois. Ils firent leurs efforts pour entraîner les Cantons évangéliques à de nouvelles démarches auprès du duc, tendant à faire revoir et à modifier le traité ou patente de Pignerol. Mais la guerre qui éclata entre les cantons catholiques et les cantons évangéliques ne permit pas à ceux-ci de se jeter dans de nouvelles complications. Les commissaires de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies se tournèrent alors vers Paris, et sollicitèrent de Louis XIV la révision du traité dont il avait été le médiateur. Le roi ne s'y refusa pas absolument. Un M. de Bais fut envoyé aux Vallées et à la cour de Turin recueillir de nouveaux renseignements. Mais il ne serait pas impossible que cette mission ne fût pas sérieuse. Ce qui est certain, du moins, c'est qu'elle n'eut aucun résultat.
Louis XIV et Charles-Emmanuel n'étaient que trop bien d'accord.
Il nous reste à indiquer le montant approximatif des valeurs collectées dans les états protestants, en faveur des Vallées désolées et l'emploi qu'on en fit.

Le 25 juillet, la somme des secours venus de France montait à 200,000 francs. Depuis le commencement de mars 1655 jusqu'au 1er novembre 1656, les Vaudois avaient reçu de France, d'Angleterre, de Hollande et de Suisse, 504,885 francs et une fraction de secours et de la ville de Zurich. seule, 3,778 florins. (Revue Suisse, t. III, p. 273, pour cette dernière somme.)
Il paraîtrait, toutefois, que le chiffre total a été plus élevé encore. Ce qui nous porte à le présumer, c'est le fait rapporté par Léger; que, sur les collectes faites en Angleterre, le protecteur préleva et plaça sur l'état 16,000 livres sterling (9), c'est-à-dire 400,000 francs de France, dont les intérêts devaient être employés à pensionner les pasteurs, les régents, les étudiants des Vallées, etc. (10). Si l'on a pu prélever, pour un but qui n'était pas identique avec celui des collectes, une somme de 400,000 francs sur celles-ci, il faut nécessairement que leur chiffre ait été, pour le moins, aussi considérable et même bien supérieur (11). Et si l'on ajoute à ces 400,000 ou 500,000 francs, qui ont dû être expédiés d'Angleterre, les 200,000 que les protestants de France avaient déjà expédiés au mois de juillet 1655, a les sommes qui arrivèrent de Suisse, de Hollande et d'Allemagne, on aura une somme qui a dû bien certainement être d'un million et plus.

On a cru, devoir, dans le temps, par des motifs de prudence facilement appréciables, ne pas faire bruit de la somme considérable de dons envoyés par la charité des protestants. Cependant des comptes dressés avec soin ont été rendus par les consistoires de Genève et de Grenoble, auxquels toutes les sommes avaient été envoyées et qui présidèrent à leur emploi par des commissaires... Ces derniers, d'accord avec l'assemblée générale des Vallées, avaient déterminé la marche à suivre dans les distributions, établi l'échelle de répartition, d'après les pertes essuyées et les circonstances des communes, comme aussi des individus, laissant seulement, aux experts désignés par les communes l'estimation particulière des dommages et l'appréciation, des besoins. Enfin, une commission de quatre membres, tous étrangers aux Vallées, avait employé trois mois entiers à revoir tous les comptes de distribution, se transportant sur les lieux, et là, en présence de la commune assemblée, écoutant les réclamations et jugeant de leur valeur en dernier ressort. La gestion de cette commission avait ensuite été approuvée, et tous les comptes adoptés par les consistoires de Grenoble et de Genève, puis par le synode du Dauphiné, et enfin par le synode national de Loudun.
Néanmoins, des bruits étrangers et calomnieux ont été semés contre l'honneur de ceux des Vallées qui eurent part à la direction de cette affaire. Le principal fauteur de ces mensonges était un nommé de Longueil, ancien jésuite, soi-disant converti à l'Évangile, auquel on avait confié l'école du Villar. Le second était le même Bertram Villeneuve, créature vendue à Pianezza, et qui déjà, en 1653, avait failli amener la ruine des Vallées en proposant l'expulsion des moines du Villar et l'incendie de leur demeure. Ces hommes ourdirent leur trame en silence, conjointement avec deux autres collaborateurs. lis faisaient accroire aux envieux et aux mécontents, toujours en si grand nombre lorsque des partages ont eu lieu, qu'il était resté à l'étranger des sommes considérables que les principaux des Vallées se réservaient, et qui, si elles étaient partagées entre tous, donneraient à chacun un dividende de cinq cents livres au moins, et peut-être même de quinze cents. Les gens crédules que ces fourbes remplirent de mécontentement députèrent en France auprès des synodes quelques-uns des leurs pour se plaindre. Mais là, l'examen qui fut fait à nouveau de toutes les pièces confondit les accusateurs et lava de tout soupçon les accusés. Néanmoins, le soin que les ennemis des Vaudois mirent à colporter cette calomnie l'enracina dans un grand nombre d'esprits défiants., Le public européen, même le public protestant, ne manqua pas d'en croire une partie qui, quelque faible qu'elle fût, nuisit sensiblement aux Vaudois, lorsque de nouvelles désolations fondirent sur eux en 1663 et 1664.

Le malin n'avait eu garde de laisser se fortifier l'intérêt si vif que les Églises réformées avaient toutes ensemble porté dernièrement aux persécutés du Piémont. (V. GILLES, ch. LX à LXII. - LÉGER, II ème part., p. 57 à 260, pour tout le chapitre.)

Table des matières

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(1) On n'oublie pas que cette troupe n'avait pas d'autres provisions de bouche que celles qu'elle se procurait par ses excursions.

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(2) Cette expédition avait aussi pour but de procurer aux Vaudois du bétail dont ils avaient été privés après les massacres.

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(3) Du pays de Vaud s'y était aussi rendu un M. de Barcelona. (Revue Suisse, imprimée à Lausanne, 1840, t. III, p. 270.)

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(4) Traînée remarquable de rochers disséminés sur une longue surface formant avec la pente de la montagne, d'où ils se sont détachés, une barrière à franchir.

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(5) Le fort, dont il est ici question, n'est pas celui situé au nord du bourg dont on. aperçoit encore les restes; c'était une construction fortifiée, sise dans le bourg même qui avait été élevée pendant la guerre. (LÉGER, II ème part., p. 264.)

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(6) Dans la réponse que le duc adressa aux Cantons évangéliques, il accuse les, Vaudois d'un fait qu'on leur imputait calomnieusement ; savoir, d'une farce jouée à la Tour par des enfants, le jour de Noël 1651, dans une mascarade où figurait un âne. Il fut démontré plus tard que ces enfants étaient papistes, et qu'ainsi les Vaudois n'avaient point offensé leurs voisins dans leur religion. (LÉGER, II ème part., p. 203 à 201.)

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(7) Ou de Wyss.

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(8) Le narré de la négociation eût été instructif et utile à la cause des Vaudois. Il eût mis au jour les intentions de ces hommes au cœur dur,qui n'avaient d'autre regret que celui de n'avoir pas encore pu se défaire des barbets; mais nous nous sommes abstenus d'en parler au long, parce que notre récit n'est déjà que trop chargé de scènes déchirantes et d'actes odieux, dont la connaissance provoque l'indignation et qui banniraient du cœur toute charité, si on les multipliait.
Le représentant du roi, Servient, chercha même à enlacer les députés vaudois, et à les faire consentir à des propositions dont il leur dissimulait la portée et qui tendaient à les perdre. Voir, par exemple, sa conduite au sujet du fort de la Tour, dans LÉGER, II ème part., p. 264.

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(9) M. Georges LOWTHER cité ci-après dit : Plus de douze mille livres sterling.

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(10) Cette somme fut perdue, en majeure partie, à l'avènement au trône de Charles Il, qui ne voulut pas reconnaître les engagements de l'usurpateur.

 

.(11) En effet, on évalue à 917,781 fr. de France la somme totale des collectes levées en Angleterre, y compris les 400,000 fr. ci-dessus. (V. le Catholicisme etc., par George LOWTHER, t. I, p. 291 ; publié en 1827.)

CHAPITRE XXIV.

PERSÉCUTION ET ÉMIGRATION DES VAUDOIS (1656-1686).

Érection du fort de la Tour. - Vexations commises par la garnison. - Condamnation de Vaudois marquants. - Ordre de cesser tout service religieux à Saint-Jean. - Résistance du synode. - Léger condamné à mort. - De Bagnols. - Us bannis. - Une armée surprend Saint-Jean. - Générosité des Vaudois. - Déroute de l'armée. - Médiation de la France. - Démarche des Cantons évangéliques. - Conférence. - Patente de 1664, dite de Turin. - Arbitrage de Louis XIV. - Jours paisibles. - Révocation de l'édit de Nantes. - Exigence du roi de France. - Édit d'abolition du culte évangélique. - Ambassade des Cantons suisses. - Projet d'émigration. - Indécision des Vallées. - Attaques contre celles-ci par Catinat et l'armée de Savoie. - Soumission des Vaudois. - Leur emprisonnement. - Leidet martyr. - Négociations des Cantons pour la délivrance des prisonniers et leur départ pour la Suisse. État des Vaudois dans les forteresses. - Leur voyage au coeur de l'hiver, et leur arrivée à Genève.


Si la période précédente a mis sous nos yeux un spectacle lamentable et fait entendre à nos oreilles les complots des grands, les cris de fureur des sicaires de Rome, les gémissements et les pleurs des victimes, la période dans laquelle nous entrons ne nous attristera guère moins. Quoique moins sanglante, elle déroulera devant nous de nouvelles preuves de cette haine invétérée que le pouvoir qui s'est intitulé : Conseil pour la propagation de la foi et pour l'extirpation des hérétiques, a nourrie contre de pauvres et paisibles montagnards, haine qui ne pourra s'éteindre que par l'éloignement et la ruine de ceux qui en sont l'objet.

Les ambassadeurs des Cantons évangéliques de la Suisse avaient repassé les Alpes, emportant le souvenir consolant des efforts qu'ils avaient faits pour assurer à leurs frères des Vallées une paix supportable. Quelques promesses verbales des agents de la cour leur avaient laissé l'espérance que le traité auquel ils avaient concouru serait exécuté d'une manière large et généreuse. De plus, on était convenu avec eux de la démolition du fort de la Tour, pour un temps aussi rapproché que le permettrait l'honneur du duc, qui ne devait pas paraître fléchir devant ses sujets. Mais les faits ne répondirent nullement aux paroles. Non-seulement les clauses de la patente de Pignerol, les plus défavorables aux Vaudois, furent maintenues dans leur rigueur, mais l'on se hâta encore de mettre à exécution l'article qui avait été trompeusement intercalé dans les exemplaires imprimés et qui, contrairement, aux promesses faites à l'ambassade suisse, statuait qu'une forteresse serait construite sur l'ancien emplacement du château de la Tour, démoli par les Français en 1593. Les députés des Cantons évangéliques n'avaient pas encore quitté Turin que les travaux commençaient déjà, et que l'on jetait les fondements d'une redoutable citadelle, sur le lieu même où les soldats du comte de la Trinité avaient commis tant de violences, et d'où Castrocaro avait commandé en maître sur toute la vallée. Hirzel et ses collègues, avertis à temps demandèrent des explications. Il leur fut répondu que ce qui se faisait ne subsisterait pas longtemps, et même ne serait jamais achevé; que ces travaux n'avaient lieu que pour sauver l'honneur du duc.

Fidèles aux traditions de la loyauté helvétique, les ambassadeurs incapables eux-mêmes de tromper, ne soupçonnèrent pas de mensonge un gouvernement qui leur donnait sa parole. Ils rassurèrent donc les gens des Vallées émus et inquiets, et leur conseillèrent la patience et la soumission (1). Les Vaudois n'étaient certes pas aussi confiants ; l'expérience du passé et le voisinage du danger les éclairaient. Néanmoins ils se soumirent, habitués qu'il étaient à s'incliner devant la volonté du souverain, dans tout ce qui n'était pas du domaine de la foi. Les travaux furent poussés avec tant d'activité, qu'avant l'hiver, la place était en état de défense., et que l'année suivante les fortifications furent achevées.

Si la construction d'une citadelle fut pour les Vaudois une occasion de craintes sérieuses pour leur avenir, la puissante garnison qu'on y plaça devint une cause immédiate et constante d'humiliation, de dommages et de troubles. Les soldats commirent toute sorte d'excès, certains qu'ils paraissaient être de l'impunité dans la plupart des cas. C'était un jeu pour eux que de dévaster les vergers et les vignes, d'entrer dans les maisons, d'y saisir ce qui leur agréait, de s'y gorger de vin et de vivres, de gâter ou de répandre à terre ce qu'ils ne pouvaient emporter, de maltraiter ceux qui voulaient protéger leur bien, et de se conduire avec indécence envers les femmes et les filles. Frapper du sabre, tirer à bout portant, prendre le bien d'autrui, outrager le sexe, étaient des événements journaliers. Le viol et l'assassinat furent même commis. Les plaintes portées restaient sans résultat : Saisissez les coupables et me les amenez, disait le commandant de Coudré, et je vous promets de les punir. Mais lorsqu'un jour des paysans lui amenèrent deux soldats qu'ils avaient arrêtés, tandis qu'ils dévalisaient une maison et en maltraitaient les maîtres, le commandant ne les fit conduire en prison que pour les relâcher sitôt après que les plaignants eurent tourné le dos. Les dénonciations faites au président Truchi ou à l'intendant de la justice, bien qu'accompagnées des pièces nécessaires pour constater le délit et désigner les coupables, restèrent de même sans effet. Aussi vit-on plus d'une fois les Vaudois, irrités de l'audace croissante de leurs mauvais voisins, défendre leur propriété menacée, ou la reprendre de leurs mains, lorsqu'ils se sentaient les plus forts.

À cette cause permanente d'inquiétude s'en joignit bientôt une autre. Des accusations sans motif furent portées contre des personnes marquantes. Le conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation de l'hérésie ne trouva pas de moyen plus sûr pour se défaire des hommes dont il redoutait l'influence, et pour intimider ceux qui auraient eu l'intention de marcher sur leurs traces; Ainsi, tout-à-coup, trente-huit personnages de la vallée de Luserne reçurent l'ordre de se rendre à Turin pour y répondre aux demandes qui leur seraient adressées. Le vaillant capitaine Janavel, le héros de Rora, était du nombre. Les deux premières citations ne renfermaient d'ailleurs aucune explication. La troisième et dernière mentionnait seule le crime qu'on leur imputait et leur dénonçait leur condamnation par contumace s'ils refusaient de se présenter. Cette manière de procéder était contraire aux concessions et privilèges des Vallées, confirmés par la patente de Pignerol. Régulièrement, ils n'étaient pas tenus, soit pour la première, soit pour la seconde instance, au criminel comme au civil, de répondre ailleurs que devant leurs tribunaux. À ce premier motif de ne pas paraître à Turin, l'on peut en ajouter un second d'une importance beaucoup plus grande encore. L'inquisition siégeait à Turin; on connaît le droit qu'elle s'est toujours arrogé de saisir ses victimes où elle les trouvait, malgré les sauf-conduits des princes, et de les enlever à la juridiction de ceux-ci pour les traiter elle-même dans ses cachots selon son bon plaisir. Chacun sait ce qu'était sa justice ou sa miséricorde. Malheur à qui apprenait à connaître l'une ou l'autre. L'on ne s'étonnera donc point que, des trente-huit accusés, un seul, Jean Fina de la Tour, alla se livrer entre les mains du sénat à Turin (2); les autres s'abstinrent. Le jugement par contumace les condamna, les uns aux galères, les autres à la mort. Les biens de tous furent confisqués, leur tête mise à prix. Défense était faite de leur accorder asile; ordre était donné de leur courir sus en masse au son des cloches, lorsque la présence de l'un d'entre eux serait signalée. Ce jugement servit de prétexte aux soldats du fort de la Tour pour violer le domicile de qui ils voulaient et pour commettre mille exactions.
Des ce moment, les Vallées furent dans le trouble et dans l'angoisse.

Jusqu'ici l'exercice de la religion avait eu lieu librement, et les Vaudois satisfaits s'étaient résignés aux maux que nous avons signalés, trop heureux de pouvoir servir Dieu selon leur conscience. Mais les coeurs se serrèrent d'appréhension, lorsqu'en 1657 déjà, ou fit défendre, dans toute l'étendue de l'Église et de la commune de Saint-Jean, tout exercice public de religion, non-seulement les prêches interdits par la patente de Pignerol, mais les catéchismes, les prières et même les écoles. Les Vallées s'alarmèrent à juste titre de cette défense. Les patentes et concessions ducales portaient toutes que les exercices usités étaient maintenus dans tous les lieux où ils étaient pratiqués à la date de la promulgation desdites concessions ou patentes. Or, des vieillards centenaires, comme aussi les actes et procès-verbaux authentiques des conseils généraux, rédigés en présence des seigneurs et des juges du lieu, attestaient que l'Église de Saint-Jean avait joui de tout temps du privilège des services religieux en public, comme dans le reste des Vallées. Il ne s'était élevé jusqu'alors de contestation que sur l'érection d'un temple, construction à laquelle l'autorité s'était opposée, sans nier toutefois aux habitants de Saint-Jean leur droit ancien de s'assembler pour l'exercice de leur religion. Si donc l'Église de Saint-Jean et les autres Églises des Vallées laissaient s'accomplir, sans se défendre, l'anéantissement de tout culte évangélique ou vaudois dans Saint-Jean, que deviendraient bientôt les autres Eglises ? Car, qui pourrait douter que le succès, obtenu sur une des plus éclairées et des plus affermies, n'encourageât le conseil pour l'extirpation de l'hérésie à enjoindre successivement la même défense à toutes les autres.

L'Église vaudoise, dont la vie était mise en question par cette atteinte à ses libertés, se réunit en synode pour délibérer sur les mesures que réclamait sa situation. L'assemblée tenue en mars 1658, à Pinache, décida d'adresser une requête à son altesse royale et d'écrire à ses ministres, pour demander humblement la révocation des ordres sévères, proscrivant tout service religieux dans Saint-Jean. Elle crut devoir aussi réclamer les bons offices de M. Servient, ambassadeur de France, comme médiateur de la patente de Pignerol, et ceux des Cantons évangéliques qui y avaient pris tant d'intérêt. Elle estima, en outre, que le pasteur de Saint-Jean devait continuer à y faire les services religieux usités, de peur que leur cessation ne nuisit à leurs libertés. Enfin, sachant que le Seigneur du ciel et de la terre pouvait seul bénir leur dessein et faire réussir leurs démarches, l'assemblée ordonna un jour solennel de jeune et de supplications, durant lequel, à l'exception des infirmes, nul ne quitterait les temples, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher. Dans cette résolution de défendre la liberté de culte, attaquée dans l'Église de Saint-Jean, disons-le bien, les Églises des Vallées ne furent point entraînées par un esprit étroit ou tracassier, ni par la sourde ambition, ou par la vanité du pasteur Léger, comme leurs adversaires l'ont affirmé. Des sentiments plus relevés les animèrent. Elles estimèrent qu'il ne leur était pas permis de se laisser enlever par les hommes la liberté de servir Dieu selon les règles de leur antique foi.

Ceci dit, nous n'entrerons point dans le détail des requêtes adressées au souverain, ni des mémoires expédiés à ses ministres. La cause de l'Église de Saint-Jean y fut défendue au point de vue du droit, d'après les bases posées par les concessions et patentes ducales. Tout ce qui pouvait être avancé en faveur de l'Église menacée fut dit : mais ce fut en vain. Le parti, il le parait, avait été pris d'avance de ressaisir, par cette voie, l'occasion de troubler les Vallées. Toutefois, il se pourrait qu'on ait hésité en haut lieu sur l'opportunité du moment et sur la manière dont il faudrait procéder ultérieurement contre les récalcitrants. Peut-être aussi, et nous le croirions plus volontiers, que le souvenir de l'intercession récente des états protestants gêna les mouvements impatients du conseil pour la propagation de la foi romaine. Ce qui nous le ferait penser, c'est la part que l'ambassade des Cantons évangéliques, de retour dans sa patrie, continua à prendre aux affaires vaudoises. Elle écrivit à cet effet, le 30 novembre 1657, à l'ambassadeur de France à Turin, Servient, le médiateur de la patente de Pignerol, et aux deux principaux agents du duc, dans cette affaire, pour recommander à leur justice et à leur équité les malheureux Vaudois.

Pour soumettre la résistance de ces pauvres gens, on chercha d'abord à gagner Léger. Un comte de Salaces se rendit, aux Vallées et lui fit demander un entretien que Léger ne voulut accorder qu'en la présence de députés de son Église et de députés des autres Églises. Cet abouchement, rendu inutile par la fermeté du pasteur, ne larda pas à être suivi des citations redoutées, enjoignant au dit Léger d'aller rendre compte de sa conduite à Turin. La troisième spécifiait le délit. On l'accusait d'avoir fonctionné comme pasteur, d'avoir enseigné des doctrines et tenu école à Saint-Jean dans la maison de commune. Six notables d'entre ses paroissiens furent cités avec lui. Leur crime était d'avoir assisté aux services religieux présidés par leur pasteur. Ceci se passait en mai 1658. La connaissance qu'on avait de la manière dont l'autorité avait coutume de procéder en pareil cas, ainsi que du crédit sans bornes dont jouissaient les juges désignés, presque tous membres du conseil pour l'extirpation des hérétiques, ne permit à aucun des accusés de se rendre à Turin. Nul ami ne le leur aurait conseillé. Les Églises écrivirent en leur faveur à la cour et aux juges. On adressa plusieurs lettres à son altesse elle-même. On eût pu croire à un jugement plus doux. Mais après environ trois ans d'attente, de recours et de députations, une sentence de mort contre Léger, et de dix ans de galères contre les autres accusés fut prononcée, les biens de tous furent confisqués. Sous le poids de cette condamnation, Léger réussit, en se cachant et en changeant sans cesse de refuge, à demeurer encore quelques mois dans sa patrie jusque vers la fin de 1661, que les Vallées le députèrent auprès des Cantons évangéliques et des états protestants pour les intéresser à leur cause: il reçut pour mandat de les supplier d'employer leur intercession auprès du duc, et leurs bons offices auprès du roi de France en sa qualité de médiateur du traité de Pignerol, pour obtenir de Charles-Emmanuel le consentement d'examiner lui-même les plaintes de ses sujets vaudois et d'en juger, sans mettre ceux-ci à la discrétion du conseil pour l'extirpation des hérétiques.

À peine eut-on connaissance du départ de Léger pour les Cantons et les États évangéliques qu'une sentence de mort plus cruelle fut prononcée contre lui (3). On le pendit en effigie, on rasa ses maisons, on confisqua ses biens qui étaient considérables. On démolit de même la maison du vaillant Janavel alors fugitif.
Le gouvernement ducal se refusa à toutes les tentatives d'accommodement, et quelque conciliantes que fussent les lettres des princes protestants (4), que le colonel Holzhalb de Zurich, envoyé des Cantons évangéliques, présenta à son altesse royale avec celles de ses chefs, en juillet 1662, elles restèrent sans effet. Charles-Emmanuel répliqua qu'il avait observé exactement envers ses sujets de la religion toutes leurs patentes, et les représentant comme chargés de crimes, il les déclara indignes qu'on intercédât en leur faveur. Il parait que le duc de Savoie, circonvenu par les membres du conseil pour l'extirpation de l'hérésie, croyait agir dans la plénitude de ses droits et s'imaginait que ses sujets des Vallées étaient des rebelles, parce qu'ils ne pouvaient consentir à la perte de quelques-unes de leurs principales libertés religieuses.

D'ailleurs, au moment où Charles-Emmanuel fit cette réponse à l'envoyé des Cantons évangéliques, son ministre Pianezza, tout puissant auprès de lui, venait d'obtenir par ses intrigues un succès qui l'autorisait à persister dans sa politique et à ne rien céder de ses prétentions. Par l'entremise de l'avocat papiste, Bastie, de Saint-Jean, en qui les Vaudois de cette commune avaient quelque confiance, il avait fait croire à ceux-ci, qu'en faisant acte de soumission, ils obtiendraient la liberté religieuse qu'ils demandaient. Ces hommes, simples et faciles à tromper, avaient à la fin, quoiqu'avec répugnance, écrit et signé deux actes; savoir, une promesse de ne plus faire de catéchisme et autres exercices religieux dans l'étendue de la commune de Saint-Jean, et en second lieu une requête dans laquelle ils demandaient de les pouvoir continuer comme du passé. Ils réclamaient en même temps quelques avantages de commerce et d'autres encore. Bastie leur avait solennellement promis de ne se dessaisir de la promesse que lorsque le décret réclamé dans la requête aurait été accordé et remis entre ses mains. Mais le contraire de ce qu'on leur avait promis avait eu lieu. Pianezza avait retenu la promesse et rejeté avec dédain la requête, dès qu'il en avait lu le second article qui parlait de religion. Sur cela, on avait de nouveau conseillé aux Vaudois de faire une autre requête, dans laquelle il ne serait plus fait mention de religion, leur promettant qu'alors on leur accorderait tout ce qu'ils souhaiteraient et qu'on les laisserait en repos, Mais eux, honteux et navrés de s'être laissés tromper à ce point, se refusèrent à des démarches ultérieures. Ils avaient déjà compromis gravement leur situation par l'imprudente promesse restée entre les mains du premier ministre. Ils ne voulaient pas achever de se donner tous les torts par de nouveaux actes de faiblesse que leurs habiles adversaires sauraient bien faire tourner contre eux.

Si les affaires vaudoises avançaient peu à la cour, Si les efforts de leurs amis y restaient infructueux, la situation ne s'améliorait pas non plus aux Vallées : au contraire, elle se compliquait toujours davantage par le fait des mesures violentes du gouverneur du fort de la Tour et par les représailles que se permettaient les bannis.

Au commandant de Coudré venait de succéder un officier nommé de Bagnols, qui s'était signalé par son zèle cruel dans les massacres de 1655. L'amitié que lui portait le marquis de Pianezza, son parrain, et sa proche parenté avec le comte Ressan, bien connu par sa haine pour les Vaudois et par ses succès contre eux dans la vallée de Barcelonnette, l'avaient fait nommer à ce poste, auquel il convenait si bien. Cet officier répondit tellement à la confiance que ses hauts protecteurs avaient en lui, il se montra si violent et si injuste que le comte de Salaces, dans son histoire militaire, convient que ce gouverneur « a abusé de son pouvoir et » donné aux Vaudois de justes sujets de plainte (4).» À peine arrivé, il emprisonna un grand nombre de malheureux et les traita avec dureté. Il chargea aussi un agent de justice de leur arracher de prétendus aveux et de les forcer en quelque sorte à les signer sous la promesse d'améliorer leur position, mais en réalité pour établir leur culpabilité par des accusations réciproques. De Bagnols lâcha, en outre, la bride à ses soldats, qui se permirent, impunément des violences de tout genre. Il fit plus, il établit à Luserne un bandit fameux, Paol (Paolo, Paul) de Berges, condamné pour meurtres, puis gracié à l'occasion du mariage de son altesse. Cet homme de sang ayant réuni autour de lui environ trois cents mauvais sujets, saccageait la vallée de concert avec les troupes du fort. La crainte qu'inspirèrent bientôt Paol de Berges et de Bagnols fut telle, qu'en cette année 1662, les habitants de Saint-Jean, de la Tour, de Rora et des Vignes de Luserne, épouvantés, prirent la fuite au moment où ils auraient dût faire leurs moissons.
L'on n'était en sûreté nulle part dans le bas de la vallée. Des familles entières se retiraient chaque jour sur les hautes montagnes, dans les bois, ou sur les terres de France, en Pragela ou au Queiras. À leur départ, les soldats du fort enlevaient le vin, l'huile et ce que les fugitifs laissaient de meilleur ; les papistes voisins emportaient le reste. Puis, comme si, en s'éloignant, les malheureux opprimés s'étaient rendus coupables d'un crime, de Bagnols ordonna, le 19 mai 1663, au nom de son altesse, sous des peines sévères, que chacun eût à réhabiter, dans trois jours et à aller se consigner dans le fort, sans exception d'âge, de sexe ni de condition. Certes, la connaissance qu'on avait des souffrances qu'enduraient tant de victimes, entassées dans le fort de la Tour, ôta à la plupart la pensée de s'y rendre; mais quelques-uns se hasardèrent de réhabiter leurs demeures pour être admis de nouveau à cultiver leurs terres... Ah! combien ils s'en repentirent! Ils se virent immédiatement entourés. Étienne Gay eut la tête coupée, son frère fut blessé et traîné dans le fort avec des femmes et des filles qui y souffrirent des tourments indicibles. Et quelque temps plus tard, lorsqu'un ordre semblable eut été publié, le 25 juin de la même année, et que de crédules pères de famille furent encore rentrés dans leurs foyers, ô perfidie! ils se virent enveloppés et menacés de mort, non-seulement par les troupes du gouverneur, mais encore par une armée accourue pour les écraser.

La vigueur déployée précédemment contre un grand nombre de Vaudois condamnés, par contumace, et, en dernier lieu contre les populations du voisinage du fort, avait forcé les premiers à prendre les armes pour protéger leur vie constamment menacée, et les derniers à se joindre en grand nombre aux bannis dont le courage excitait le leur. Josué Janavel, le héros de Rora, condamné à être écartelé, et sa tête, à être ensuite exposée en un lieu élevé, avait vu se réunir autour de lui les bannis et les fugitifs que son grand courage, son intrépidité, sa prudence et son expérience consommée remplissaient de confiance. Au nombre de deux, à trois cents, par petites troupes, ou réunis, ils opposèrent une résistance armée, redoutable aux bandes de Bagnols et de Paol de Berges. Quelquefois même, se jetant à l'improviste sur leurs ennemis, ils eurent des succès signalés. On les vit aussi, il est vrai, attaquer des populations paisibles à Briquéras, à Bubbiana, par exemple, et piller jusqu'aux églises de leurs adversaires. Aussi fit-on plus d'une fois aux bannis le reproche de vivre comme des bandits. Mais n'oublions pas en les jugeant, qu'ils n'avaient plus ni feu, ni lieu, et que le sentiment de l'injustice dont ils étaient l'objet, ainsi que la perspective de la ruine qu'on avait jurée à leurs Vallées, ne leur laissait pas toujours la liberté de se conduire avec la modération désirable.
Tandis que le commandant du fort de la Tour ordonnait aux familles fugitives de rentrer dans leurs foyers, et que Janavel le leur défendait, mais avant que le 25 juin qui était le terme fatal fût arrivé, et qu'on eût pu s'assurer du nombre de ceux qui avaient regagné leurs demeures, une armée, commandée par lés marquis de Fleury et d'Angrogne, parut à l'entrée de la vallée de Luserne, et enveloppa Saint-Jean. Alors, les Vaudois, indécis jusque-là, ne doutèrent plus de l'intention où l'on était de les détruire, et prirent les armes, après avoir mis leurs familles en sûreté dans les lieux reculés où ils les avaient déjà retirées dans les persécutions précédentes.

Quelque accusation qu'on ait portée contre les Vaudois, quelque apparence d'imprudence qu'ait pu avoir leur conduite, au jugement de certaines personnes, il est dans leur histoire des faits qui démontrent leur probité et leur sincère désir de complaire à leur prince toujours affectionné. Nous en donnerons ici un exemple frappant. Les populations vaudoises en armes fermaient aux troupes du duc le passage qui conduit au fond de la vallée de Luserne, ce qui rendait impossible le ravitaillement du fort de Mirebouc, situé dans. les montagnes, vers la frontière de France, et alors dépourvu de vivres et de munitions. Les généraux du duc rassemblent les principaux des communes et leur demandent de donner au souverain une preuve de leur soumission et de leurs bonnes intentions, en escortant un convoi qui est en route pour le fort, les assurant que, s'ils y consentent, la paix se rétablira bientôt. On le croira difficilement, tant le fait est extraordinaire, l'offre fut acceptée. Les Vaudois dévoués craignirent moins de compromettre leur sûreté que de paraître se défier de leur prince et de se refuser à lui donner, les premiers un gage de leur amour. Ils conduisirent le convoi à sa destination, et la forteresse qui leur fermait le passage en France, fut ravitaillée par leurs propres soins (5).
Leur dévouement fut à peine remarqué par leurs ennemis, accoutumés à ne tenir que peu de compte des meilleures paroles comme des plus nobles actions de ceux qu'ils croyaient dignes de tous maux en leur qualité de prétendus hérétiques. Car, tandis que les Vaudois, se confiant en la promesse qu'on leur a faite, se préparent à redescendre et a ramener leurs familles dans la plaine, de Fleury marche contre le cœur des Vallées avec l'intention d'attaquer les hauteurs de la Vachère, entre Angrogne et Pramol, où sont leurs principales fortifications, leurs meilleurs retranchements (6). Le 6 juillet, au point du jour, l'ennemi gravit les monts par quatre points différents, Saint-Second et Briquéras, la Costière de Saint-Jean et le Chabas (Ciabas). Les deux premiers corps sous les ordres de Fleury, formant un effectif de quatre mille hommes, se joignent sur la colline des Plans (Pians), entre la vallée de Luserne et celle de Pérouse, et s'y fortifient par un retranchement de gazon de hauteur d'homme, avant d'entreprendre de forcer le passage étroit nommé la Porte d'Angrogne, occupé par un détachement de Vaudois (7). Les deux autres corps, de même force, commandés par de Bagnols, gravissant les plateaux abaissés d'Angrogne, du côté de Saint-Jean et de la Tour, poussent devant eux les six ou sept cents, montagnards réunis à, grand peine sur ce point; mais, arrivés vers les rochers et les masures de Roccamanéot, célèbres déjà par plus d'une victoire, les Vaudois se postent avantageusement, arrêtent l'ennemi, le lassent, le déciment, jonchent la terre de ses morts, et dès que le courage commence à lui manquer et qu'il recule, le chargent à leur tour et le poursuivent jusque dans la plaine où ils n'osent se hasarder à la vue des réserves de cavalerie qui y stationnent.

Ayant laissé un parti en observation sur ces hauteurs, ils se dirigent vers les Plans, où de Fleury a retranché sa division. Mais le petit détachement de la porte d'Angrogne ne voit pas plutôt ses frères à ses côtés que deux de ses hommes, Boirat de Pramol et un autre, se traînant sur leur ventre et masqués par un rocher, s'approchent du camp, tuent chacun une sentinelle, franchissent le rempart, massacrent encore quatre ennemis, au cri répété de: Avance! victoire! Les Vaudois, entraînés, s'élancent sur leurs pas avec une ardeur sans pareille. L'armée piémontaise surprise, décontenancée, ne peut se former en bataille et cherche son salut dans la vitesse de sa retraite. Ses chefs, les marquis de Fleury et d'Angrogne, raconte Léger, « craignant la morsure des barbets ne furent pas les derniers à prendre la fuite. » Le nombre des hommes tués dans la déroute fut considérable.
L'armée vaincue prit sa revanche quelques jours plus tard. Elle surprit à Rora et massacra un détachement de vingt-cinq hommes. Elle réduisit en cendres les vingt à vingt-cinq maisons, formant le hameau de Sainte-Marguerite, dans la communauté de la Tour. Toutefois, ces petits succès ne pouvaient compenser les pertes éprouvées à Roccamanéot, aux Plans et en d'autres lieux encore. Le commandement de l'armée fut ôté au marquis de Fleury, et remis au marquis de Saint-Damian. L'armée elle-même fut renforcée. Mais, pendant qu'elle réparait ses pertes et se remettait de ses fatigues, des négociations étaient entamées à Paris et à Turin en faveur des Vaudois.

Le duc de Savoie, mécontent de la tournure peu avantageuse à la gloire de sa politique et de ses armes que prenaient les affaires vaudoises, craignant aussi l'intervention officieuse des puissances protestantes, paraissait désirer que le roi de France, dont les sentiments contre les évangéliques concordaient avec les siens, et qui déjà, en 1655, avait été, par son ambassadeur, l'arbitre du traité de Pignerol, offrit encore sa médiation dans ces circonstances. Servient, qui avait été chargé de la conciliation précédente, reçut en conséquence l'ordre de se rendre à Turin et de ménager un accommodement entre les parties; c'était vers la fin de l'été de 1663.
Mais les amis des Vaudois ne dormaient point. Les Cantons évangéliques, d'accord avec les puissances protestantes, envoyaient de leur côté des ambassadeurs à Turin, pour prendre en main la défense de leurs frères dans la foi. Les députés suisses, Jean Gaspard Hirzel, magistrat distingué de Zurich, et le colonel de Weiss, du sénat de Berne, arrivèrent dans le courant de novembre 1663 à Turin, où, sans perdre de temps, ils intercédèrent en faveur des pauvres habitants des Vallées, demandant pour eux des conditions acceptables. La cour consentit à leur intervention officieuse, comme amis et défenseurs des Vaudois, mais elle ne voulut point les agréer pour arbitres. Les Vallées, quoique réjouies de la présence de tels protecteurs, hésitaient à envoyer des députés à Turin, où l'inquisition pouvait les saisir malgré leur sauf-conduit. Elles s'y décidèrent toutefois pour ne point perdre une si bonne occasion de négocier la paix.

À leur arrivée, les délégués des Vallées demandèrent une suspension d'armes pour toute la durée de la négociation. Sans la refuser, la cour y mit pour condition la remise à ses troupes des villages de Prarustin et de Saint-Barthélemi, ce que les délégués n'avaient pas le pouvoir d'accorder. On passa donc aux conférences, en laissant indécise une question aussi grave. C'était une imprudence, car huit jours ne se sont pas écoulés que l'on reçoit à Turin la nouvelle d'un combat, livré le 25 décembre, sur toute la ligne de défense des Vaudois. Le marquis de Saint-Damian, fortifié par l'arrivée de troupes fraîches, avait attaqué à la fois tous les points par lesquels on pouvait pénétrer dans le vallon d'Angrogne, depuis Saint-Germain dans le val Pérouse, jusqu'au Taillaret dans la vallée de Luserne. Plus de douze mille hommes en avaient assailli douze ou quinze cents. Les Piémontais avaient été repoussés avec perte dans toutes leurs tentatives de percer dans les montagnes. Malgré leur supériorité numérique, ils avaient toujours été rejetés les uns sur les autres. Mais ils avaient eu un plein succès dans leur attaque des villages situés aux pieds des monts. Ils s'étaient emparés de Saint-Germain du val Pérouse, l'ayant assailli par le territoire français, infraction dont les députés suisses se plaignirent dans la suite dans un mémoire à Louis XIV, et avaient occupé Prarustin, Saint-Barthélemi et Rocheplatte. Cette affaire enlevait aux Vaudois toutes leurs positions dans la plaine, mais elle démontrait, avec la précédente, l'impossibilité de les forcer dans leurs montagnes.

À la nouvelle de ce combat, les délégués des Vallées à Turin demandèrent de rejoindre leurs familles. Les députés suisses, de leur côté, firent de vives représentations aux ministres de son altesse royale, qui consentirent enfin à signer une trêve pour douze jours, trêve qui fut continuée de huit en huit jours jusqu'à la clôture des négociations, deux mois plus tard, en février 1664.
Les conférences commencèrent à Turin, à l'Hôtel-de-Ville, le 17 décembre 1663. Elles se suivirent au nombre de huit. De la part du duc y assistaient le promoteur de la guerre, l'auteur des massacres de 1655, le redoutable et habile marquis de Pianezza et les conseillers d'état Truchi, de Grésy et Perrachin (Perrachino), qui déjà avaient représenté son altesse, aux conférences de Pignerol, neuf ans auparavant. Les ambassadeurs des Cantons évangéliques y assistaient comme témoins et défenseurs des Vallées, représentées elles-mêmes par huit délégués, dont deux pasteurs (8). Il fut convenu que tout ce qui, de part et d'autre, serait proposé et répondu, serait couché par écrit et signé par un secrétaire de son altesse et par celui de l'ambassade suisse (9). Les ministres du duc firent tous leurs efforts pour convaincre, les Vaudois de rébellion. Dans ce but, ils imputèrent tous les délits commis par les bannis à la population tout entière, affectant de les confondre avec elle. Ils voulaient tout au moins la rendre responsable de toutes leurs violences, alléguant qu'elle aurait dû les livrer si elle les désapprouvait. Cette argumentation était spécieuse, mais rien de plus. Car, si les troupes du duc n'avaient pas su se saisir de ces hommes déterminés, comment des gens paisibles et mal armés l'auraient-ils pu ?
Les ministres de son altesse royale firent aussi un crime aux Vaudois d'avoir quitté leurs maisons, de s'être retirés dans les montagnes, de n'être pas retournés dans leurs domiciles quand ils en avaient reçu l'ordre, enfin de s'être mis en défense et d'avoir pris les armes. Ici, il ne fut pas difficile aux opprimés de démontrer qu'ils avaient été contraints à ces mesures extrêmes par la violence même du pouvoir, et en particulier par les vexations, les injustices et les cruautés du gouverneur de Bagnols et de ses soldats.
Un accommodement entre les parties paraissait difficile à obtenir, les ministres de son altesse ne voulant voir dans les Vaudois que des révoltés, et les Vaudois à leur tour se posant en victimes, que de fortes garanties seules pouvaient rassurer.

Enfin, par les efforts persévérants des ambassadeurs suisses, on tomba d'accord sur quelques points qui servirent de base à l'édit de pacification ou patente que Charles-Emmanuel accorda, le 14 février 1664, à ses sujets vaudois. Dans sa forme et dans ses termes, cet acte est une amnistie. Le souverain consent à pardonner. Cependant, dans l'intérêt de sa gloire et pour le maintien de son autorité, il se réserve une satisfaction et une garantie d'obéissance de la part des Vaudois. Mais, par égard pour les princes et pour les républiques qui ont intercédé pour eux, par respect en particulier pour la médiation du roi de France, son altesse royale consent à remettre la décision de ces deux points à l'arbitrage de sa majesté très-chrétienne, Louis XIV.

Par ce nouvel acte, tous les Vaudois, sauf une liste d'anciens condamnés (trente-six ou trente-sept), sont graciés et remis an bénéfice de la patente de Pignerol (de 1635). Pour plus de clarté, l'art. III de ladite patente relatif à Saint-Jean, et interprété si différemment par les deux parties, est éclairci dans ce sens :

« Tout service religieux, prêche, catéchisme, prière, école, autre que le culte de famille, est défendu dans toute l'étendue de la commune; aucun pasteur n'y peut être admis à domicile; toutefois les familles pourront recevoir sa visite, deux fois l'an, et les infirmes selon leurs besoins; en cas de nécessité, dans une de ces visites, le pasteur pourra coucher une nuit dans la commune. L'école, si les parents n'aiment mieux envoyer leurs enfants à celle que le duc se réserve d'établir, devra être transportée au Chabas sur Angrogne. »

Un article de la patente impose l'obligation d'obtenir l'agrément du prince pour chaque pasteur étranger qu'on appellera aux Vallées, et qui devra d'ailleurs prêter serment de fidélité. Du reste, à ces restrictions près, la liberté de culte est, dans la patente de Turin, comme dans les précédentes, maintenue aux anciennes Églises des Vallées.

On le voit, quoiqu'en apparence le nouvel édit remit les Vaudois dans la même situation que celle que la patente de Pignerol leur avait faite, et qui était déjà inférieure à celle qu'ils avaient eue antérieurement, ils avaient en réalité perdu plusieurs de leurs privilèges. Le culte public évangélique était entièrement et définitivement enlevé à l'ancienne église de Saint-Jean, ainsi que son école. L'admission des pasteurs indispensables pouvait être gênée. Encore si, par ces conditions nouvelles et désavantageuses, les affaires des Vallées avaient été définitivement arrangées; mais n'oublions pas que la patente de Turin remettait au roi de France le soin de déterminer quelle satisfaction et quelle garantie d'obéissance les Vaudois devraient donner à leur souverain.
Ce point important fut débattu dans le courant de mai, après le départ des ambassadeurs suisses, à Pignerol, ville alors française, devant, M. Servient, ambassadeur de Louis XIV, par les ministres de son altesse royale et par les délégués des Vallées. La satisfaction réclamée par le duc de Savoie était pécuniaire. Ses agents présentaient des tableaux de réclamations s'élevant à plus de 2 000 000 de francs, pour frais de guerre et dépenses extraordinaires de l'état, ainsi que pour dommages causés aux communes et a des particuliers catholiques. Quelle somme pour de pauvres laboureurs et bergers, au sortir d'une guerre qui avait ravagé leurs champs, dispersé leurs bestiaux et incendié plusieurs de leurs villages, à peine relevés depuis leur presque entière destruction, neuf ans auparavant! 2 000 000 pour une population totale de quinze mille âmes ! c'était vouloir sa ruine.
Quant aux garanties d'obéissance réclamées pour l'avenir, elles étaient au nombre de six, dont nous n'indiquerons que trois. Le duc demandait :

1°que son délégué papiste assistât à tous les synodes et autres assemblées du même genre;

2°, que les ministres cessassent de s'occuper d'affaires civiles, et que les communautés ne pussent plus traiter ensemble de leurs intérêts civils et politiques, mais seulement séparément ;

3° qu'on bâtit, aux frais des Vallées, trois ou quatre tours semblables au Tourras de Saint-Michel, où des soldats en nombre suffisant tiendraient garnison, aux dépens desdites Vallées, pour réprimer les soulèvements, le cas échéant, et maintenir le libre commerce d'une vallée à l'autre.

Lorsque les Cantons évangéliques de la Suisse eurent reçu connaissance des demandes de la cour de Turin et qu'ils eurent appris que toutes les pièces relatives à cette affaire devaient être soumises à Louis XIV lui-même, ils écrivirent à ce monarque en faveur de leurs protégés, et mirent le roi d'Angleterre et les états généraux de Hollande au courant de ce qui se passait, ce qui amena de la part de ces états des démarches semblables à la leur. Un tel zèle et une si haute intervention exercèrent, sans nul doute, une heureuse influence sur le jugement arbitral d'un roi si peu disposé, d'ailleurs, en faveur des protestants opprimés. Dans son embarras à l'égard du duc, sa décision se fit longtemps attendre et n'intervînt qu'au bout de trois ans environ, le 18 janvier 1667. De plus, quoiqu'il crût devoir poser le principe de la culpabilité des Vaudois, en les condamnant à donner une satisfaction à leur souverain et des garanties d'obéissance pour l'avenir, cependant, dans la fixation de l'indemnité et des preuves de soumission à donner, il rabattit tellement des prétentions du gouvernement du duc que, au fait, le bon droit des Vaudois en ressortit plutôt que d'en avoir reçu quelque atteinte. Au lieu du chiffre de 2,000,000 et plus, auquel on estimait la satisfaction à donner, Louis XIV fixa 50,000 livres de Piémont, payables en dix ans. Quant aux garanties d'obéissance, ce que l'on exigea des Vaudois fut un acte authentique de soumission et une prestation de serment; ils durent aussi consentir à la présence d'un commissaire du duc dans leurs synodes et à quelques autres points de détail.

Au reste, Charles-Emmanuel n'abusa point de sa victoire. Loin de là, mieux éclairé, à ce qu'il paraît, sur les vrais intérêts de son gouvernement, et plus libre, peut-être, depuis la mort de sa mère Christine, de suivre les généreux mouvements de son cœur, ce prince rendit justice à ses sujets vaudois. Il se ressouvint du zèle qu'ils avaient déployé pour sa cause, en 1638, 1639 et 1640, lorsqu'une grande partie de ses états avait pris parti pour ses oncles contre lui. Enfin, la guerre qu'il eut à soutenir, en 1672, contre les Génois, et dans laquelle les Vaudois, volant sous ses drapeaux au premier appel, le servirent avec le plus rare dévouement et le plus grand courage, acheva de ramener son coeur à ses fidèles sujets. Satisfait de leur conduite, il leur exprima sa plus complète approbation, dans une lettre pleine de bienveillance, baume restaurant sur les plaies profondes que le fanatisme et la malice de ses serviteurs avaient faites. Les Vaudois, heureux d'occuper une place dans l'amour de leur souverain, espéraient vivre longtemps en paix sous son sceptre maintenant paternel, quand la mort l'enleva le 3 juin 1678 (10).

Les Vaudois goûtèrent encore quelques années de paix, sous la régence de Madame royale, veuve de Charles-Emmanuel, et sous le gouvernement de leur fils Victor-Amédée Il. C'est dans ce temps qu'ils donnèrent une nouvelle preuve de dévouement au prince, en marchant contre les bandits de Mondovi, et en contribuant pour leur part à les soumettre. Mais à l'heure même où ils pouvaient justement se livrer aux plus douces espérances d'une paix durable, il se virent tout-à-coup menacés des plus grands malheurs et entraînés dans la ruine. Des ordres barbares vinrent jeter l'effroi au sein de leurs Vallées. Ils n'eurent bientôt d'autre choix qu'entre l'apostasie, la mort sous mille formes, ou l'exil.
Racontons ces scènes lamentables et leur cause.

Un roi auquel le siècle a donné le surnom de grand, Louis XIV, qui régnait sur les pays au couchant des Alpes piémontaises, sur le puissant royaume de France, essayait d'expier les fautes de sa vie dissolue par la conversion forcée des protestants de son royaume au papisme. Une telle œuvre ne pouvait manquer de lui assurer une indulgence plénière de la part de l'ennemi juré des chrétiens évangéliques ; savoir, du pape siégeant à Rome. Et, tandis qu'il enlevait à ses sujets de la religion réformée tous leurs droits civils, tandis qu'il révoquait l'édit de Nantes qui les garantissait, tandis que par ces mesures cruelles il poussait à l'apostasie on forçait à l'exil les meilleurs des Français, il excitait son voisin, le jeune duc de Savoie, à abolir aussi l'Église vaudoise.
Victor-Amédée, quoique jeune encore, avait assez de pénétration, pour craindre d'en venir à une telle extrémité avec des sujets qui le servaient fidèlement (11). Il résista généreusement et chrétiennement à cette pernicieuse tentation, jusqu'à ce que M. de Rébenac-Feuquières, ambassadeur de France, lui ayant dit un jour que le roi son maître trouverait le moyen avec quatorze mille hommes de chasser ces hérétiques, mais qu'il garderait pour lui les Vallées qu'ils habitaient, il se trouva obligé, sur cette espèce de menace, de prendre d'autres mesures; et jugeant qu'il y allait de son honneur et de son intérêt à empêcher qu'une puissance étrangère vint donner des lois à ses propres sujets, il préféra les persécuter lui-même. Un traité fut conclu dans ce sens. Louis XIV promit un corps d'armée pour les réduire.

Les Vallées pressentirent leur malheur quand, peu de jours après la nouvelle de la révocation de l'édit de Nantes (du 22 octobre 1685), elles entendirent, le 4 novembre, proclamer la défense à tout étranger d'y demeurer plus de trois jours, sans la permission du gouverneur, et à tout habitant de les loger, sous peine de sévères châtiments. Mais quel ne fut pas leur effroi quand tout-à-coup, d'une des extrémités des Vallées à l'autre, retentirent les paroles alarmantes de l'édit du 31 janvier 1686, ordonnant la cessation complète de tout service religieux non romain, sous peine de la vie et de la confiscation des biens, la démolition des temples de là religion prétendue réformée, le bannissement des ministres et des maîtres d'école, et, pour l'avenir, le baptême de tous les enfants par les cures qui les élèveraient dans la religion romaine. Par cet édit se trouvaient annulées toutes les libertés reconnues et confirmées par la maison de Savoie, de siècle en siècle et de règne en règne, depuis que les Vallées avaient passé sous sa domination au commencement du XIIIème siècle. Une terreur indicible oppressa tous les coeurs. Les traditions et les souvenirs ne rappelaient aucun édit aussi inique. Jamais les Vallées ne s'étaient vues menacées d'un aussi grand danger; jamais du moins il n'avait été si imminent. Si elles ne pouvaient fléchir le duc par des prières, il ne leur restait qu'à prendre les armes et à se défendre jusqu'à la mort. Car des Vaudois, des descendants de martyrs, ne pouvaient songer à l'apostasie. Mais ce fut en vain qu'ils supplièrent leur prince. Leur protecteur naturel, établi de Dieu pour défendre les opprimés, pour exercer la justice, resta sourd à leurs cris. Quelques délais dans l'exécution furent tout ce qu'ils purent obtenir. Étant donc sans espoir de fléchir leur souverain, voyant les troupes piémontaises et françaises se concentrer aux abords de leurs Vallées, entendant enfin les insultes menaçantes des papistes du voisinage, ils prirent quelques précautions défensives; ils se préparèrent à la résistance en cas d'attaque.

Cependant, la nouvelle de l'édit incroyable du 31 janvier excitait, dans toutes les contrées protestantes, l'indignation et la pitié. Les princes allemands, la Hollande, l'Angleterre en écrivirent au duc. Les Cantons évangéliques de la Suisse, dont l'amitié et la protection éprouvées avaient déjà été si utiles aux Vaudois, ne démentirent point leurs antécédents. Après avoir adressé au duc une lettre restée sans réponse, ils décidèrent clans une assemblée, tenue à Baden, en février 1686, d'envoyer une ambassade à Turin pour prendre en main la défense de leurs frères en la foi. Les conseillers d'état, Gaspard de Muralt, de Zurich, et Bernard de Muralt, de Berne, choisis pour cette mission, arrivèrent à leur destination au commencement de mars. Ils expliquèrent leur intervention, non-seulement par la conformité de leur foi avec celle des Vaudois, mais encore par l'intérêt qu'ils mettaient à ce qui concernait les patentes de 1655 et de 1664, que l'édit du 31 janvier annulait et qui étaient en partie le fruit de leur médiation. Dans le mémoire qu'ils présentèrent, ils firent valoir, en faveur de leurs frères opprimés, de pressants motifs de tolérance. Ils s'attachèrent surtout à faire ressortir le point de vue historique de la question qui était concluant. Ils représentèrent que les Églises des Vallées du Piémont ne s'étaient point séparées de la religion de leur prince, puisqu'elles vivaient dans celle qu'elles avaient reçue de leurs pères depuis plus de huit siècles, et qu'elles professaient avant de passer sous la domination de Savoie; que les ancêtres de son altesse les ayant trouvées en possession de leur religion, les y avaient maintenues par diverses concessions, et principalement par celles de 1561, 1602, 1603, entérinées en 1620, au prix de six mille ducatons, tout autant d'actes établissant, comme loi perpétuelle et irrévocable, le droit des Vaudois à exercer leur très ancienne religion. Ils rappelaient aussi que, malgré l'erreur de Gastaldo et le trouble suscité par son ordonnance, le père de son altesse avait reconnu et confirmé les privilèges des Vaudois par deux patentes solennelles, perpétuelles et irrévocables, des années 1655 et 1664, entérinées en bonne forme. Les ambassadeurs rappelaient enfin les engagements que les prédécesseurs de son altesse avaient à la face de l'Europe lorsqu'ils avaient été sollicités par des rois, des princes et des républiques à confirmer aux Vaudois leur liberté religieuse. Le mémoire démontrait aussi que les Vaudois n'avaient donné aucun sujet de plainte qui pût justifier un tel décret (12).

La réponse que le marquis de Saint-Thomas fit au nom de son souverain au mémoire des ambassadeurs renfermait un aveu humiliant. Ce ministre des affaires étrangères déclara que son maître n'était pas libre de retirer ou de modifier son décret; qu'il avait des engagements qui ne pouvaient se rompre; que le voisinage d'un roi puissant et jaloux de sa considération imposait au duc la ligne de conduite qu'il suivait. Les lettres des princes protestants ne purent pas davantage détourner Victor-Amédée de la persécution projetée. (V. Histoire de la Négociation.)

Les ambassadeurs suisses avaient reçu ordre de leurs seigneurs, s'ils ne pouvaient faire retirer ou modifier considérablement le décret, d'obtenir pour les Vaudois leur liberté d'émigrer dans d'autres contrées. La cour de Turin, que l'on sonda, ne parut pas s'y opposer, et consentit à ce que les députés en allassent faire la proposition aux Vallées. (V. Histoire de la Négociation de 1686, p. 58 et suiv. - Histoire de la Persécution, etc., en 1686; Rotterdam, 1689, p. 8 et suiv.)

L'assemblée des délégués des communes (13) n'ouït pas, sans un trouble extrême, le rapport que les ambassadeurs lui firent de la situation désespérée de leurs affaires, et la proposition toute nouvelle d'émigrer en masse. Les Vaudois avaient cru que l'Europe réformée leur obtiendrait la garantie de leurs libertés.... Et, au lien de ce secours efficace, on ne leur laisse voir de salut que dans l'abandon de leur terre natale. À quoi se résoudre ? Quel parti choisir ? Ils consultent leurs bons amis, les ambassadeurs. Ceux-ci, en gémissant, leur conseillent l'éloignement certains qu'en présence des forces réunies de la Savoie et de la France, les Vaudois n'ont aucune chance d'échapper à une ruine épouvantable et définitive.

Table des matières

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(1) Hirzel écrivait, en 1662, à Léger : Nous n'avons que trop appris par expérience les tromperies de cette cour. (LÉGER, II ème part., p. 265.)

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(2) Il resta un an en prison, après quoi il en sortit sans avoir été confronté avec ses accusateurs. (LÉGER, II ème part., p. 268.)

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(3) Il devait être étranglé, son cadavre pendu ensuite par un pied au gibet, pendant vingt-quatre heures, puis sa tête séparée du corps et exposée dans Saint-Jean. Son nom devait être inscrit sur le rôle des bannis fameux, ses maisons brûlées, etc. (LÉGER, II ème part., p. 275.)

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(4) Les principales lettres étaient de l'électeur Palatin, de l'électeur de Brandebourg, du landgrave de Hesse et des états généraux de la Hollande. Léger n'ayant pu se rendre en Angleterre, le roi de la Grande-Bretagne n'intervint pas. (LÉGER, II ème part., p. 277 à 282.)

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(5) Ils consentirent quelques semaines plus tard à conduire un nouveau convoi quoiqu'alors on leur fit la guerre à outrance.

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(6) Jamais dans la guerre de 1655, Pianezza n'avait pu les leur enlever.

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(7) En forçant ce passage, l'ennemi pouvait prendre à dos les défenseurs de Roccamanéot.

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(8) Pierre Baile, ministre à Saint-Germain; David Léger, ministre aux Chiots, vallée de Saint-Martin; Jacques Bastie, de Saint-Jean; André Michelin, de la Tour; David Martinat, de Bobbi; Jacques Jahier, de Pramot ; François Laurent, des Chiots, et son fils David. Dans la suite le ministre Ripert prit la place de Léger.

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(9) Ces procès-verbaux ont été publiés à Turin là même année sous le titre de Conférences faites à Turin, en présence, etc.; chez Jean Sinibaldo; Turin, 1664.

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(10) Il n'était âgé que de quarante-un ans. C'est lui qui, à son lit de mort, avec un sentiment d'humilité touchante, ordonna qu'on laissât entrer tout le monde dans sa chambre, afin, dit-il, que les peuples apprissent que les princes meurent comme les autres hommes.

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(11) C'est Arnaud dont le témoignage certes ne doit pas être suspect, qui nous le dit dans, la préface de son Histoire de la glorieuse Rentrée des Vaudois dans Leurs Vallées, imprimée en 1710, et réimprimée à Neuchâtel, chez Attinger, 1845.

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(12) L'historien Botta, qui n'est pas très-favorable aux Vaudois, dit : que non-seulement ils étaient innocents cette fois, mais que même ils avaient bien mérité du gouvernement. (Storia d'Italia, t. VI, p. 340)

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(13) Il n'est pas dit où se tint cette assemblée ; mais la correspondance des Vaudois, toujours datée d'Angrogne, indique assez que les diverses assemblées se tenaient en ce même lieu.

CHAPITRE XXIV. (suite)

PERSÉCUTION ET ÉMIGRATION DES VAUDOIS (1656-1686).

Projet d'émigration. - Indécision des Vallées. - Attaques contre celles-ci par Catinat et l'armée de Savoie. - Soumission des Vaudois. - Leur emprisonnement. - Leidet martyr. - Négociations des Cantons pour la délivrance des prisonniers et leur départ pour la Suisse. État des Vaudois dans les forteresses. - Leur voyage au coeur de l'hiver, et leur arrivée à Genève.


Pendant que les ambassadeurs retournent à Turin et confèrent avec les ministres de son altesse, les communes vaudoises s'assemblent à Angrogne, les 28-18 mars 1686, et délibèrent. Si la considération des suites d'une guerre disproportionnée et acharnée les persuade d'émigrer, d'un autre côté ils ne peuvent penser sans désespoir à quitter le pays de leurs pères, le sol de leur enfance, la terre des martyrs. L'amour de la patrie, unie aux souvenirs religieux, aux traditions glorieuses et vénérables de l'Église vaudoise, les lie à leurs rochers. Incertains, divisés d'opinions, ils décident d'écrire leurs angoisses aux ambassadeurs et de s'en remettre à leur prudence.

Ayant pris connaissance de cette lettre, les ambassadeurs demandent que les Vaudois soient autorisés à sortir des états de son altesse royale et à disposer de leurs biens. Mais, sans raison nouvelle, par un brusque changement de politique, le duc se refuse à traiter avec l'ambassade et exige des Vaudois qu'ils viennent eux-mêmes faire acte de soumission et demander la liberté d'émigrer. Évidemment la cour, mécontente de la tournure que prenait l'affaire, tenait à ne pas se lier, ce qui aurait eu lieu en traitant avec les Suisses, et à pouvoir imposer, à des sujets suppliants, des conditions qu'on n'aurait pas osé proposer, à leurs défenseurs. Quoique les ambassadeurs eussent pu se regarder comme, offensés par le refus de la cour de traiter de l'émigration avec eux, leur prudence ne les abandonna pas, leur charité les soutint. Ils obtinrent du moins des ministres de son altesse, de régler les termes et les clauses de la soumission. Mais quand ils les eurent proposées aux Vallées, celles-ci se divisèrent et envoyèrent à Turin des députés en désaccord. Cinq d'entre eux étaient autorisés à faire acte de soumission, ainsi qu'à demander la permission de quitter le pays et de vendre leurs biens. Le sixième, député de Bobbi, de Saint-Jean et. d'Angrogne, devait se borner, outre la soumission, à demander la révocation de l'édit du 31 janvier. Les ambassadeurs, se trouvant dans un grand embarras par cette division des communes vaudoises, réclament à la cour un nouveau délai, pendant que le député en désaccord va chercher de nouvelles instructions (1). Mais le temps s'écoule. Les ennemis des Vallées se bâtent, et Victor-Amédée publie, le 9 avril, un nouvel édit déclaré définitif.
Par cet acte, qui mettait fin en effet à toute négociation, ultérieure, puisqu'il réglait d'avance tous les points en discussion, il ne restait aux Vallées qu'à choisir entre une entière soumission à la volonté absolue et arbitraire du prince, et un exil entouré de dangers, d'embûches et d'angoisses. D'après l'édit, il restait loisible à la plupart de demeurer aux Vallées (le prince se réservait toutefois d'en exiler ceux qu'il trouverait bon), mais aux conditions suivantes : Les Vaudois mettraient bas les armes et se retireraient chacun dans sa maison; ils ne feraient plus d'attroupements; ils ne tiendraient plus d'assemblées quelles qu'elles fussent. Les dommages soufferts par les pères missionnaires, par les catholiques et les catholisés, leur seraient payés au moyen des biens des susdits de la religion prétendue réformée. L'édit du 31 janvier était d'ailleurs confirmé. Quant à ceux qui voudraient sortir des états de son altesse, il leur était accordé d'emporter lès effets qu'ils désiraient, et de vendre leurs biens à des catholiques, ou de les faire vendre par un petit nombre de mandataires, dans les trois mois, qui suivaient leur départ. Le voyage se ferait par brigades et sous la surveillance de l'autorité. Les lieux de départ et les jours de rassemblement étaient fixés.

Quelle que fût l'intention qui avait dicté ce décret, qu'on eût espéré de diviser les Vaudois ou non en leur offrant deux moyens de sortir d'embarras au lieu d'un, l'abandon des assemblées religieuses, ou l'abandon du sol, toujours est-il que le but fut manqué. Loin de les désunir, le décret les réunit tous dans un même sentiment, celui de rester et de se défendre. Car ils virent, dans les diverses parties de l'ordonnance, l'intention de se défaire d'un certain nombre d'entre eux et de forcer le reste à embrasser le papisme. Car, pourquoi maintenait-on le décret du 31 janvier qui forçait les Vallées à démolir leurs temples, si la cour consentait sérieusement au départ? Pourquoi se réservait-elle de renvoyer ceux qu'elle voudrait, si elle ne posait pas en fait que le plus grand nombre resterait ? Évidemment, elle ne voulait pas que tous les Vaudois partissent, et, d'un autre côté, elle prenait ses mesures pour que le culte évangélique ne pût plus, être célébré : n'était-ce, pas dire que les intraitables seuls seraient conduits hors du territoire, et que tous les autres seraient contraints à passer au papisme ? C'est ce que chacun sentit (2). En présence d'une si dure extrémité, on n'eut d'autre choix que la persistance dans une résistance armée. On se prépara donc au combat. Mais auparavant, les ministres furent invités à prêcher au peuple et à lui distribuer la sainte cène le dimanche suivant qui était le jour de Pâques.
Malheureusement, il y avait des principes de désunion parmi les Vaudois. La vallée de Saint-Martin penchait pour la soumission et pour l'exil. L'Église de Villesèche, en particulier, écrivit aux ambassadeurs qu'elle y était décidée, les priant d'obtenir pour elle un sauf-conduit. Le duc le refusa : on ne l'avait pas demandé à temps, répondit-on.

Les ambassadeurs qui, voyant l'inutilité der leur médiation, se préparaient à partir, reçurent encore avant leur départ deux lettres datées d'Angrogne, adressées, l'une aux Cantons évangéliques, au nom des Vaudois, l'autre aux ambassadeurs, au nom des pasteurs, lettres touchantes où la reconnaissance se répandait en excuses sur le peu de fruits des démarches des Cantons et de leurs députés. Assurément, en les lisant, leurs généreux bienfaiteurs ne purent pas se dire qu'ils eussent travaillé pour des ingrats.
Cependant, Victor-Amédée s'était rendu au camp, formé dans la plaine, aux pieds des Alpes vaudoises, où il avait réuni sa garde, toute sa cavalerie et son infanterie, ainsi que les milices de Mondovi, de Bargès et de Bagnol, outre un grand nombre de fourrageurs. Il y passa aussi en revue ayant demandé aussitôt après la promulgation de l'édit, de sortir des états du duc, ne purent l'obtenir, et comme la plupart refusaient d'apostasier on les mit eu prison, où les uns moururent et d'où les autres ne sortirent que neuf mois plus fard avec les autres prisonniers. (V. Histoire de la Persécution... p. 14) les troupes françaises commandées par Catinat. Celles-ci se composaient de quelques régiments de cavalerie, de sept ou huit bataillons d'infanterie qui avaient passé les monts, et d'une partie des garnisons de Pignerol et de Casal.

De leur côté, les Vaudois étaient sous les armes au nombre de deux mille cinq cents. Ils avaient fait dans chacune de leurs vallées quelques retranchements en gazon et en pierres sèches. S'ils eussent concentré leurs forces, au lieu de les éparpiller; s'ils eussent abandonné les postes avancés pour se retirer dans les asiles des montagnes; surtout, s'ils eussent été tous d'un même sentiment sur la marche à suivre ; s'ils eussent eu à leur tête des hommes expérimentés, de cœur et influents, comme un Léger et un Janavel; si, du moins, ils n'eussent pas compté dans leurs rangs des irrésolus, des lâches et probablement dès traîtres, l'issue eut été différente; mais, dans l'état actuel des choses, elle ne pouvait être que désastreuse.
Le 22 avril, l'armée papiste s'ébranla, divisée en deux corps; les troupes du duc entrèrent dans la vallée de Luserne, conduites par leur général, Gabriel de Savoie, oncle de son altesse. Les troupes françaises, commandées par Catinat, prirent la route des vallées de Pérouse et de Saint-Martin. Nous accompagnerons d'abord celles-ci.
Parties avant jour, elles suivirent la rive gauche du Cluson, en le remontant. Arrivées vis-à-vis du grand village de Saint-Germain, Catinat en détacha une division d'infanterie et de la cavalerie, avec ordre, tandis qu'il continuait sa route, de chasser les Vaudois de cette localité. Ceux-ci, en effet, au nombre de deux cents durent bientôt se replier derrière les retranchements qu'ils avaient élevés du côté de Pramol. Là, le colonel français de Villevieille rencontra une résistance invincible. Les soldats, dans la proportion de six contre un, luttèrent sans succès pendant dix heures et enfin reculèrent. Voyant cela, la petite troupe vaudoise les poursuivit, les épouvanta, les chassa devant elle jusqu'au-delà du Cluson. Villevieille lui-même s'était jeté dans le temple de Saint-Germain avec soixante et dix hommes. Sommé de se rendre, il refusa toujours, même une. capitulation honorable. Il aurait cependant été forcé dans sa retraite, si la nuit n'était, survenue, pendant laquelle de nouvelles troupes vinrent de Pignerol le dégager. Cinq cents morts ou blessés furent regrettés par les Français.

Catinat avait continué sa route et investi le val Saint-Martin. Le lendemain 23, il assaillit Rioclaret qui était sans, défense, comme toute la vallée, les habitants, comptant être au bénéfice de l'édit du 9 avril, puisqu'ils avaient fait dire, par les ambassadeurs, qu'ils se soumettaient et se résignaient à l'exil. Ils ne savaient pas que leur soumission. avait été rejetée. Les Français, irrités de la défaite des leurs à Saint-Germain, défaite qu'ils venaient d'apprendre, ne se contentent pas de piller, de brûler et de violer, ils massacrent sans distinction d'âge ni de sexe, avec une fureur inouïe, tous ceux qui ne se dérobent pas par la fuite à leur barbarie. Catinat, laissant ensuite une partie de ses troupes dans la vallée de Saint-Martin où elles mirent tout à feu et à sang, passe les monts à sa gauche et vient tomber sur le vallon de Pramol, que ses soldats traitent de la même manière. À l'ouïe de ces horreurs, les deux cents Vaudois retranchés en arrière de Saint-Germain vers Pramol, se voyant coupés, se hâtent de quitter un poste maintenant inutile et rejoignent au quartier de Peignaient ceux de leurs frères de Pramol, de Saint-Germain, de Prarustin et de Rocheplatte, qui s'y étaient rassemblés.
Tandis que ceci se passait, l'armée de Savoie attaquait la vallée de Luserne. Arrivée, le 22 avril, à Saint-Jean, elle balaya par le feu de son artillerie et par des charges de cavalerie tous les corps avancés des Vaudois, puis assaillit le vallon d'Angrogne défendu par cinq cents montagnards. Ceux-ci réfugiés dans les retranchements qu'ils avaient relevés, au lieu-dit les Casses (Cassa), et sur les hauteurs de la Vachère, témoins déjà de tant et de si terribles combats, y résistèrent à toutes les forces du duc pendant un jour. Mais le 24, ayant appris que la vallée de Saint-Martin s'était rendue, que les Français déjà maîtres de Pramol allaient les prendre par derrière, les Vaudois parlementèrent. Le général Gabriel de Savoie leur promit de les admettre au bénéfice de l'édit du 9 avril, s'ils se soumettaient. Et comme ils hésitaient encore, il leur écrivit et signa de sa main au nom de son altesse, un billet ainsi conçu :

« Posez promptement les armes, et remettez-vous à la clémence de son altesse royale. À ces conditions, recevez l'assurance qu'elle vous fait grâce et qu'on ne touchera, ni à vos personnes, ni à celles de vos femmes et de vos enfants. »

Sur cette promesse, les Vaudois mettent bas les armes, et l'armée piémontaise occupe leurs retranchements.
Cependant, sous prétexte de les conduire à son altesse pour qu'ils lui fassent leur soumission, on. entraîne tous les hommes valides, à Luserne où on les retient prisonniers. La soldatesque effrénée, maîtresse des hameaux, se livre en attendant à tous les actes désordonnés de la plus honteuse licence et de la plus terrible brutalité. Les mêmes faits se passent au Pradutour, l'antique boulevard des Vallées, où ceux d'Angrogne, de Saint-Jean et de la Tour avaient retiré leurs biens les plus précieux. Là aussi les Vaudois se fient à une parole trompeuse et se voient indignement traités, eux et leurs familles sans défense. Il en fut de même des quinze cents personnes réunies à Peignaient près de Pramol, des réfugiés à Ciamprama et aux Geymets, localités reculées de la Tour, et disons-le pour éviter les répétitions, de toutes les Vallées. Tous les détachements, même ceux qui sont retranchés dans les lieux les plus forts, s'effraient de se sentir isolés, au milieu d'une population qui se soumet successivement. Inquiets sur leur avenir, ils prêtent l'oreille aux douces paroles et aux promesses de leurs ennemis et se livrent les uns après les autres. Ceux de Bobbi se rendirent les derniers et non sans s'être bien défendus. Ils mirent bas les armes sur les rochers du Vandalin.

Nous ne souillerons pas ces pages par les détails des horreurs que les soldats de Catinat commirent sur le sexe à Peignaient, après le départ de ce chef, ni par le récit de celles dont se rendirent coupables les troupes du duc, et surtout les bandes de Mondovi, à Angrogne et dans la vallée de Luserne. Ces indignités, qui ne rappellent que trop celles de la persécution de 1655, ont été énumérées dans l'ouvrage authentique, déjà cité, intitulé : Histoire de la Persécution des Vallées du Piémont... en 1686, imprimé à Rotterdam, en 1689. Il nous suffit de rappeler que les chefs d'armée, dans les guerres contre les Vaudois, ont toujours regardé les femmes et les filles de leurs ennemis comme une pâture à leurs lubriques soldats, les vieillards et les enfants comme des jouets pour essayer leurs épées.
De toutes parts les bandes armées conduisaient à Luserne les prisonniers. On leur avait promis qu'après avoir fait acte de soumission devant son altesse royale elle-même, on les enverrait dans leurs maisons, et que là ils se décideraient pour l'exil ou pour le papisme. Au lieu de cela, ils se virent séparés les uns des autres, le fils de son père, le mari de sa femme, les parents de leurs enfants, et conduits dans des places fortes. Douze mille (3) personnes, hommes, femmes et enfants, furent en quelques jours arrachées au sol natal et disséminées dans treize ou quatorze forteresses, où nous les verrons bientôt souffrir mille maux. Environ deux mille enfants, soustraits à leurs parents, furent en ce même temps dispersés en Piémont parmi les papistes.

Plusieurs exécutions eurent aussi lieu. Nous ne citerons que celle du ministre Leidet, de Prali. Après avoir passé plusieurs mois en prison, nourri de pain et d'eau, ayant un pied serré dans de pesants ceps de bois qui l'empêchaient de se coucher, il fut condamné à mort, comme s'il eût été pris les armes à la main, ce qui n'était pas, puisqu'il avait été trouvé sous un rocher chantant des cantiques. Les moines qui ne lui avaient laissé aucun repos, car ils venaient pour ainsi dire, chaque jour le harceler sur sa foi et le provoquer à des disputes, voulurent se donner le plaisir de le tourmenter encore dans ses derniers instants. Ayant assisté à la lecture de sa sentence, que le martyr entendit sans trouble, les moines ne le quittèrent et ne le laissèrent point tranquille de tout le jour, quoiqu'il les en priât, leur disant qu'il désirait prier Dieu avec liberté d'esprit. Bien plus, ils revinrent le lendemain au point du jour pour l'inquiéter encore. Cependant ils ne purent troubler sa paix. En sortant de prison, il parla de la double délivrance qui allait lui être accordée; savoir, de celle de la captivité qu'il subissait depuis longtemps entre d'étroites murailles et de celle que la mort donnerait à son âme, libre dès ce moment de s'envoler vers le ciel. Il alla au supplice avec une sainte joie. Au pied de l'échafaud, il fit une grande et belle prière dont tous les assistants furent extrêmement touchés. Il emprunta ses dernières paroles à son Rédempteur : Mon père, s'écria-t-il je remets mon âme entre tes mains.

Victor-Amédée avait donc vaincu. Des jardins du palais de Luserne, où il était venu savourer la victoire, il pouvait contempler les ravages que son armée triomphante avait faits. Les campagnes étalées à ses yeux étaient désertes, les hameaux sur le penchant des monts, les riants villages avec leurs berceaux de verdure et leurs vergers splendides, ne comptaient plus un seul de leurs anciens habitants; les vallons ne retentissaient plus des cris des troupeaux ni des voix des bergers; les champs, les prés, les côteaux vineux, les pâturages alpestres, toute cette nature autrefois si belle, toutes ces contrées si heureuses le printemps précédent, étaient réduites en une, vaste solitude, triste comme les plus âpres rochers. Plus de saints cantiques ne s'y feront entendre pour célébrer l'auteur de tant de merveilles. Ceux qui cultivaient ces beaux lieux sont, les uns morts, et leurs cadavres couvrent le sol; les autres, entassés dans des prisons, ignorant leur sort réciproque; d'autres, enfin, ce sont des enfants, livrés à la merci d'étrangers, qui ne cesseront de les persécuter que lorsque ces pauvres créatures auront oublié leurs parents, leur patrie et leur religion. Mon Dieu! quel outrage sanglant cette peuplade avait-elle donc fait à son prince, pour être traitée ainsi ? Était-ce une tribu féroce, une race adonnée au vol, au pillage, à l'assassinat ? Tu le sais, Seigneur! ils respectaient ton nom; ils ne demandaient qu'à suivre tes préceptes; ils aimaient leur prince; son honneur et sa gloire leur étaient chers. Fidèles, dévoués, soumis à ses lois, ils ne lui avaient préféré que toi, et n'avaient résisté à sa volonté que lorsqu'il avait essayé de les détourner du culte qu'ils te rendaient depuis des siècles.

Sur les Alpes écartées, dans le fond des bois, dans les creux des rochers, quelques hommes avaient cependant réussi à cacher leur présence, vivant chétivement de restes de provisions et de ce qu'ils pouvaient trouver autour de leurs retraites. Et quand les Français se furent retirés, avec les bandes de Mondovi et une partie des troupes piémontaises, on vit ces infortunés sortir de leurs cachettes. Bientôt réunis, ils s'entraidèrent. Contraints souvent de descendre dans les lieux habités pour y chercher de la nourriture, ils s'y rendirent redoutables. La force armée qui leur donna souvent la chasse ne put, ni les intimider, ni les atteindre. Leur audace s'en accrut d'autant. Ne pouvant se défaire d'eux, on leur offrit des sauf-conduits à condition de passer à l'étranger. Ils n'y consentirent que lorsqu'on leur eut donné des otages qu'une bande gardait tandis que l'autre voyageait, et que l'on eut permis à quelques-uns de leurs parents, prisonniers dans les places fortes, de partir avec eux. Ils arrivèrent en Suisse en trois détachements dans le courant de novembre (4).

Les Cantons évangéliques de la Suisse, quoique leur intervention eût été vaine et qu'ils n'eussent pu sauver leurs frères en la foi de la catastrophe qui les avait atteints, n'avaient pas cessé de s'intéresser vivement à eux. Ils avaient supplié Dieu en leur faveur, dans un jour de jeûne extraordinaire, et ordonné des collectes dans tout leur territoire (5). Ils redoublaient leurs instances auprès de la cour de Turin. Et, comme il leur avait été répondu que le comte de Govon, résident de Savoie en Suisse, avait. reçu des pouvoirs pour traiter avec eux, ils chargèrent de cette mission deux députés, après s'être concertés sur les bases de la négociation dans leur assemblée, à Arau, en septembre 1686. Les mandataires convinrent, sauf ratification, que tous les prisonniers seraient mis en liberté, vêtus convenablement, conduits et défrayés jusqu'aux frontières de la Suisse, aux dépends du duc ; que ceux qui erraient encore sur les montagnes recevraient des sauf-conduits pour la même destination. Les Suisses s'engageaient à leur tour, à les recevoir et à les garder dans le cœur de leur pays, pour qu'ils ne pussent pas retourner en arrière. La ratification de la convention fut immédiate de la part des Suisses; elle fut moins prompte de la part du duc, qui toutefois la signa.

La décision des Cantons évangéliques de la Suisse est au-dessus de tout éloge. Ils se chargent de tout un peuple de malheureux. Ils auront des milliers de gens faibles, souffrants et découragés à nourrir, à loger et à établir. Quel fardeau pour leur médiocrité ! Il est vrai qu'ils peuvent compter d'avance sur les secours des protestants de l'Europe; mais ils ignorent dans quelle proportion. La source en est tarie en France, d'où les protestants persécutés s'échappent par milliers, réclamant pour eux-mêmes un asile et quelquefois aussi du pain. L'Angleterre, dont le roi catholique romain, Jacques II, favorise la religion du pape, et qui elle-même se débat contre ses prétentions, n'aura peut-être pas assez de liberté pour faire des collectes en faveur de ses anciens protégés. La Hollande et l'Allemagne. seules, quoique fatiguées par des guerres longues et dispendieuses, sont en mesure de secourir encore les malheureux qu'elles ont si souvent soutenus dans leur détresse. Les Cantons leur ont fait savoir leur intention. Ils s'attendent à une réponse favorable. Bientôt l'électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, répondra le premier à leur appel; les États de Hollande le suivront, et après eux plusieurs princes allemands qui seront nommés en leur lieu. Pour le moment, payons notre premier tribut d'admiration à ces Cantons suisses que leur proximité des Vallées invitait à donner avant tous leurs frères la preuve de leur sincère charité à des disciples de Christ sous la croix.
L'automne tendait à sa fin, la neige blanchissait déjà les sommités des passages des Alpes; bientôt elle allait couvrir toutes les pentes et menacer de ses avalanches et de ses rapides tourbillons les voyageurs imprudents ou attardés.

Cependant les Vaudois étaient encore en prison. Ils y étaient entrés au printemps, au nombre de douze on quatorze mille, selon les relations. Ils ne pouvaient tous être rendus à la liberté, puisque déjà cinq cents d'entre eux n'étaient plus sous la dépendance du duc. Ce prince, voulant se montrer reconnaissant du secours que le roi de France lui avait fourni, les avait envoyés en présent à sa majesté très-chrétienne qui les avait placés sur ses galères (6), à Marseille. Un grand nombre de ceux qui étaient restés dans les forteresses y étaient morts de chagrin ou de maladie. Un changement de situation si complet avait courbé vers la tombe des hommes habitués au grand air, à la vie des champs et des chalets, et surtout à la liberté. La mauvaise eau, une chétive nourriture, leur entassement dans des salles étroites, sur les dures briques dont elles étaient pavées, on sur une paille en poussière ou même pourrie, la chaleur étouffante de l'été, le froid des nuits aussitôt que vint l'hiver, et la vermine qui couvrait leurs corps amaigris, avaient aggravé la disposition maladive de plusieurs et engendre des épidémies. On compta même jusqu'à soixante et quinze malades à la fois dans une seule salle. Du reste, ils ne recevaient que peu ou point de secours médicaux. On raconte que plusieurs enfants qui avaient la petite vérole périrent, parce qu'on les laissa exposés à la pluie. Si les Vaudois manquaient de secours pour leurs corps souffrants, en revanche ils étaient obsédés par les moines. Toujours est-il que, de douze mille au moins qu'ils étaient à leur entrée en prison, il n'en sortit pour se rendre en Suisse que trois à quatre mille. Qu'étaient devenus tous les autres?
Pour la plupart ils étaient morts ; d'autres s'étaient catholisés (7) ; plusieurs enfants et jeunes gens avaient été soustraits; enfin, un nombre considérable d'adultes avaient été condamnés pour leur vie aux fortifications et aux galères.

Au reste, il est un fait qui achève de prouver l'intention arrêtée où était le gouvernement piémontais de traiter avec la dernière rigueur les misérables restes des Vaudois; c'est le retard qu'on mit à leur départ et la manière dont on l'effectua. S'il est une saison en laquelle, à moins d'y être obligé, nul ne se met en voyage pour franchir les Alpes, c'est l'hiver. Cette observation encore vraie de nos jours, malgré les routes excellentes qui traversent ces hautes montagnes, l'était surtout il y a deux siècles, quand ces moyens de communication étaient en général bien inférieurs à ce qu'ils sont devenus. Un voyage que quelques hommes robustes n'eussent entrepris qu'avec hésitation, à cause des périls de la saison, du gel et des neiges, il était cruel, il était barbare de le faire entreprendre au cœur de l'hiver, au travers des Alpes, à des milliers d'hommes affaiblis, sortant de prison, et dont plusieurs relevaient de maladie, à des vieillards cassés par la souffrance autant que par les années, à des femmes et à des enfants, même de l'âge le plus tendre. C'était consentir d'avance à la mort d'une foule d'entre eux, c'était la provoquer. Esprit de Rome, combien tu as fait de victimes !
L'on dira peut-être, non sans fondement, qu'en choisissant cette saison, les ministres de Victor-Amédée comptaient sur le découragement qui s'emparerait des malheureux exilés, à la vue des souffrances et des périls qui les attendaient, pour les induire à l'apostasie et les retenir dans les états de son altesse royale. Mais le but eût-il été louable, le moyen l'était-il ? C'est ce qu'aucun homme quelque peu humain, et à plus forte raison, c'est ce qu'aucun chrétien n'accordera.

L'intention de retenir dans les états du duc ces pauvres prisonniers qui, pendant huit mois, avaient été privés de leur liberté, parut avec évidence dans les moyens qu'on employa pour amollir leur courage. On proclama, il est vrai, que tous, même ceux qui avaient promis d'abjurer, étaient libres de partir; mais, comme ils l'ont raconté, on essaya de les capter par des promesses et de les effrayer par la description des dangers de toute espèce qui les attendaient sur la route. Plusieurs en effet se laissèrent détourner. Mais rien ne put arrêter l'élan de la masse. Toutefois, l'on empêcha à un grand nombre d'enfants, qui, bien que disséminés en Piémont, eurent connaissance de la proclamation, de rejoindre leurs parents lorsqu'ils essayèrent de le faire. De plus, on ne publia pas la proclamation dans les prisons de Luserne, on l'afficha seulement sur la place; en sorte que les détenus dans ce bourg ne purent pas profiter de la liberté qui leur était, accordée. On retint également les prisonniers qui gémissaient dans les basses fosses d'Asti et leurs parents qui les attendaient dans la citadelle de Turin. C'est dans l'enceinte de celle-ci que l'on gardait également neuf pasteurs avec leurs familles, dont il sera parlé ci-après.
Les Vaudois s'acheminèrent par troupes, escortées par des officiers et des soldats de son altesse. On avait promis de les habiller convenablement; mais on ne leur distribua qu'un petit nombre de paires de bas et de mauvais justaucorps. Les deux faits suivants achèveront de peindre la situation de ces malheureux. À Mondovi, ce fut à cinq heures du soir, à l'époque de Noël, que l'on annonça aux prisonniers leur libération; mais en ajoutant que, s'ils ne partaient sur le champ, ils ne pourraient plus le faire, parce que le lendemain l'ordre serait révoqué. Craignant de perdre l'occasion favorable, ces malheureux, minés par la maladie, se mirent en route, de nuit, et firent quatre ou cinq lieues sur la neige et par un froid des plus intenses. Cette première marche coûta la vie à cent cinquante d'entre eux, qui moururent en chemin, sans que leurs frères pussent leur donner aucun secours.

Autre fait. Une troupe de prisonniers de Fossan ayant couché à la Novalèse, au pied de mont Cenis, quelques-uns d'entre eux, au départ, font observer à l'officier qui les conduit qu'il s'élève un orage sur la montagne. Dans les Alpes, en hiver, on ne s'y expose jamais sans d'amers regrets. Les Vaudois, à qui leur habitude des montagnes révèle le danger, supplient de suspendre la marche, par pitié pour tant de personnes débiles et épuisées qu'ils comptent dans leurs rangs. Si leur demande amène un retard, ils ne réclameront pas de pain. Ils voient moins de danger dans le manque de nourriture, que dans le voyage par un temps pareil.
L'officier refuse... La troupe est contrainte de se mettre en route, et quatre-vingt-six succombent sous la neige en tourbillons et glacée (8) : ce sont des vieillards, des malades, des femmes et de petits enfants. Les bandes qui les suivirent, et des marchands qui passèrent quelques jours après, virent les cadavres étendus sur la neige, les mères serrant encore leurs enfants dans leurs bras. Des commissaires suisses, dont il va être fait mention, prirent, en se rendant à Turin., des mesures pour faire inhumer les cadavres à mesure qu'ils paraîtraient à découvert.
Disons cependant, car Dieu nous garde d'injustice! que tous les officiers ne ressemblaient pas à celui-là. Il en est plusieurs qui déployèrent une grande humanité dans l'accomplissement de leur pénible tâche.

La nouvelle de tant de souffrances dans les prisons et en voyage, apportée par le premier détachement des malheureux Vaudois, ne parvint pas plutôt à la connaissance des magistrats des Cantons que, émus de pitié, obéissant aux inspirations de la charité chrétienne, ils envoyèrent sur les lieux des commissaires chargés de secourir les exilés par tous les moyens possibles. Ces agents, agréés par les autorités piémontaises, s'échelonnèrent dans les premiers jours de février sur la route de Turin; l'un à Chambéry ou Annecy, l'autre à Saint-Jean-de-Maurienne, un troisième à Lansle-Bourg, un quatrième à Suse. C'étaient MM. Roy, châtelain de Romainmôtier, Forestier de Cully, Panchaud de Morges et Cornilliat de Nyon. Leur correspondance avec le gouvernement de Berne montre qu'ils étaient à la hauteur de la commission confiée à leur sollicitude. Chacun, dans sa station, veillait à ce que les infortunés Vaudois eussent, à leur arrivée, pendant leur court séjour et à leur départ, tous les adoucissements que la maladie, la fatigue, l'âge, la faiblesse ou la froidure leur faisaient désirer. Fournir des moyens de transport aux uns, des médicaments, des vêtements chauds à d'autres, de l'argent à un grand nombre, donner à tous des consolations et des encouragements, telle fut la tâche dans l'accomplissement de laquelle ces hommes de cœur s'attirèrent la louange de leurs supérieurs et la reconnaissance profonde des exilés. Par leurs soins, des infirmes, des multitudes épuisées, abattues, reprirent force et courage, et purent rejoindre leurs frères qu'ils n'auraient jamais été en état de suivre, et qu'ils n'auraient par conséquent jamais revus sans eux. Plus d'une fois, ils accompagnèrent eux-mêmes telle ou telle bande jusqu'à sa destination, parce que le soin des malades et des nombreux enfants exigeait leur présence. Leurs recherches et leurs réclamations amenèrent aussi la libération de la plupart des enfants et des filles enlevés à leurs parents pendant le voyage.

Vers le milieu de février, après le passage des principales bandes vaudoises (9), deux des commissaires, MM. Roy et Forestier, se conformant aux instructions de leurs supérieurs, se rendirent à Turin pour solliciter l'élargissement des prisonniers restants, savoir des ministres et de leurs familles, ainsi que de ceux qui avaient été pris les armes à la main. Ils réclamaient aussi les enfants enlevés dès les premiers désastres.
La présence des commissaires bernois souleva des susceptibilités à Turin. Tant d'insistance fut vue de mauvais oeil. La propagande romaine en prit de l'ombrage. Les pasteurs vaudois qui, auparavant, pouvaient sortir quelquefois de leur prison sous la garde d'un employé, n'en reçurent plus la permission (10). Les nombreux laquais barbets ou vaudois, que les seigneurs faisaient figurer, dans un costume particulier, derrière leurs voitures, n'y furent bientôt plus aperçus. Au reste, toutes les réclamations restèrent sans effet. Les commissaires obtinrent seulement de visiter les ministres, et encore en présence de plusieurs officiers. Mais, comme si l'intérêt qu'ils leur avaient témoigné était un motif suffisant de resserrer les liens des reclus, on fit partir, dès le lendemain, pour le château de Nice, trois pasteurs avec leurs familles, en compagnie d'un malfaiteur de Mondovi. Le jour suivant, on expédia pour Montmeillan trois autres pasteurs avec leurs familles. Le malfaiteur de Mondovi ne fut pas oublié. Les commissaires, ayant appris le départ des premiers et des seconds, surveillèrent, dans le voisinage de la citadelle, la sortie des derniers. En tête était le bandit enchaîné, puis venait une charrette avec les enfants et les malades, enfin les trois ministres et leurs femmes à pied, accompagnés d'un sergent-major. Dirigés sur le Pô, on les y embarqua pour le château de Verceil. Les commissaires furent à peine admis à échanger quelques mots avec eux et à leur remettre tout ce qu'ils avaient d'argent sur eux. Le père du ministre Bastie, âgé de soixante-quinze ans, atteint en outre par la maladie, avait dû se séparer de son fils et rester dans la citadelle avec une personne de sa famille pour l'assister (11).
Ce n'est pas que le conseil de son altesse royale eût résolu la perte de ces pasteurs fidèles, il avait même promis de les élargir dans la suite; mais il craignait leur influence sur les exilés et voulait les en tenir éloignés un certain temps encore (12).

Les efforts, pour obtenir le retour des jeunes enfants, enlevés au moment de l'emprisonnement, restèrent sans succès. Les commissaires revinrent dans le courant de mai de l'an 1687, ayant eu la douceur, si ce n'est de sauver tous les malheureux opprimés dont ils s'enquirent, du moins d'avoir empêché de plus grands maux, et d'être devenus pour un grand nombre, des appuis contre le découragement, des soutiens dam la détresse, des guides bravant la tempête, des pilotes habiles dirigeant d'une main amie la barque des naufragés vers le port. Christ, le chef de l'Église, avait ménagé de fidèles protecteurs et des frères compatissants à ses témoins sous la croix. La Suisse était le foyer où, par ses soins, les enfants des martyrs, les descendants des plus anciens chrétiens, venaient s'asseoir à côté des fils de la liberté, dans les demeures des disciples des réformateurs Calvin, Viret, Farel, Zwingle, OEcolampade, Haller, anciens et vénérables amis de leurs pères.
Accourez, montagnards des Alpes vaudoises, rejetés par votre prince; venez, familles ravagées par le fer de vos persécuteurs, parents désolés de la perte de vos enfants arrachés de vos bras par la main cruelle de l'Antéchrist; hâtez-vous, vieillards affaiblis, veuves en pleurs, et vous enfants abandonnés ou orphelins! Au-delà des limites de votre ingrate patrie, Christ, votre chef, votre époux, votre frère, vous attend. Ses frères, qui vous aiment à cause de lui, et parce qu'ils ont reconnu en vous la foi qui est en eux, vous ouvrent leurs bras. Voyageurs fatigués, un jour de repos vous attend, une station bénie, sur le chemin arrosé de larmes qui vous conduit au ciel. (V. les registres de Berne, onglets A, B, C.)

Table des matières

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(t) Il revint avec, les mêmes instructions. Les trois communes persistaient dans leur manière de voir.

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(2) Un fait confirma leurs soupçons : environ quinze pères de famille.

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(3) C'est le chiffre donné par l'Histoire de la Persécution. Arnaud l'élève à quatorze mille, nombre qui correspond mieux à celui indiqué aux ambassadeurs suisses aux Vallées mêmes. (V. Histoire de la Négociation, p. 63.)

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(4) DIETFRICI, die Waldenser, p. 136. - BOYER, P. 260. - Histoire de la Persécution, p. 27. - Archives de Genève, registre du 26 novembre 1686, p. 306. On y lit que quatre-vingts hommes, femmes et enfants vaudois viennent d'arriver. Idem pour les autres détachements.

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(5) Extrait des registres publics de Berne, Livre des Mandats, p. 726.

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(6) Voir DIETERICI,... p. 128.

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(7) On avait fait espérer à ceux qui apostasieraient qu'on les réintégrerait dans leurs biens, ce qui n'eut pas lieu. On les dissémina pour la plupart dans la province de Verceil. (Histoire de la Persécution, p. 32.)

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(8) Outre les quatre-vingt-six Vaudois, il périt encore six des gardes de son altesse royale avec le tambour. (lettre de M. Truchet dans les archives de Berne, onglet C.)

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(9) Les dernières arrivèrent à Genève dans les derniers jours de février. Après quoi les commissaires Panchaud et Cornilliat rentrèrent dans leurs foyers.

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(10) Ils étaient au nombre de neuf dans la citadelle de Turin (outre leurs familles comprenant quarante-sept personnes): c'étaient MM. Malanot ; Jahier, de Pramol ; Laurent; Giraud ; Jahier, de Rocheplatte ; Chauvie, Bastie, Léger et Bertrand.

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(11) Voir la lettre du 2-12 avril 11687, des commissaires à leurs EE. Onglet C des archives de Berne.

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(12) On retrouvera, parmi les pasteurs vaudois après la rentrée, six des ministres dont il est ici question : Bastie, Léger, Giraud, Malanot et les deux Jahier. Les autres ne sont plus nommés nulle part, à notre connaissance.

 

 

CHAPITRE XXV.

LES VAUDOIS RÉFUGIÉS EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX (1686-1690).

Leur arrivée à Genève. - Dissémination en Suisse. - Projet et première tentative de rentrer aux Vallées. - Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes allemands. - Henri Arnaud. - Seconde tentative. - Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat et le Wurtemberg. - Retour en Suisse de la plupart d'entre eux. - Troisième tentative. - Les Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs Vallées. - Difficulté de la situation, mesure cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs, puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. - Désertions. - Forcés successivement se réfugient à la Balsille. - Attaqués en vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. - Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. - Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées.


Deux mille six cents Vaudois, hommes, femmes et enfants, venaient d'entrer dans les murs de l'hospitalière Genève (1). Environ cent soixante en deux ou trois bandes les y avaient précédés l'automne précédente. Un nombre à peu près pareil, retardé par la maladie, l'enlèvement ou la prison, rejoignit peu à peu la masse qui, malgré ces renforts, ne monta jamais an chiffre de trois mille, faible résidu d'une population de quatorze à seize mille. Encore étaient-ils ou malades ou exténués de fatigue et de besoins, la plupart à peine protégés contre les rigueurs de l'hiver (2) par de vieux vêtements usés dans les prisons. Il y en eut qui trouvèrent la fin de leur vie au commencement de leur liberté, et qui expirèrent entre les deux portes de la ville ; mais, autant les plaies à panser étaient considérables, autant la charité genevoise se montra à la hauteur de cette noble tâche. La population courait au-devant des exilés jusqu'au pont de l'Arve, où était la frontière. Le magistrat dut défendre de sortir de la ville au-devant d'eux à cause des embarras qui résultaient de cet empressement. C'était à qui logerait un de ces chrétiens persécutés. Les plus malades, les plus souffrants étaient ceux qu'on cherchait de préférence (3). S'ils avaient de la peine à marcher, on les portait sur les bras dans les maisons. Leurs hôtes ainsi que l'administration de la bourse italienne pourvurent à l'habillement de tous. Si Genève fit tant pour les Vaudois, c'est qu'elle estima qu'elle recevait de la présence de ces martyrs, en bénédictions spirituelles, plus qu'elle ne leur donnait elle-même en secours temporels.

Une scène, qui se renouvelait toutes les fois qu'une nouvelle brigade d'exilés entrait en ville, fendait le coeur à ceux qui y assistaient, c'était la recherche que les premiers et les derniers arrivés faisaient de leurs parents; c'étaient les questions qu'ils s'adressaient et les réponses qu'ils recevaient sur le sort d'un père, d'une mère, d'un mari, d'une femme, de frères, de sœurs, d'enfants, qu'ils n'avaient pas revus depuis dix mois. On ne sait vraiment quelle réponse était la plus écrasante de celles-ci : Votre père est mort en prison, votre mari s'est fait papiste, votre enfant a été enlevé, ou, personne n'a plus entendu parler de celui que vous cherchez. Ce n'était donc pas seulement de pain, de vêtements et d'un asile qu'ils avaient besoin, ces enfants des Alpes, c'était aussi d'amis sincères qui pleurassent avec eux et qui les consolassent dans leurs afflictions.

S'ils trouvèrent à Genève des âmes compatissantes, ils en rencontrèrent aussi de nombreuses dans les villes et les campagnes de la Suisse protestante et de l'Allemagne, où la fraternité chrétienne les accueillit (4); car ils ne purent rester à Genève. Le traité conclu par les Cantons évangéliques avec le duc pour l'émigration des Vaudois spécifiait leur éloignement des frontières. Aussi, à mesure qu'ils se remettaient de leurs fatigues, ils étaient transportés dans le pays de Vaud et de là par Yverdon (5), par les lacs et les rivières dans l'intérieur de la Suisse,

Les Cantons évangéliques, Berne surtout, nourrissaient déjà des réfugiés français (6) par milliers. Ces victimes de la cruauté de Louis XIV étaient pour un quart, ou pour un tiers d'entre eux, assistés par la charité publique et particulière. Les Vaudois, dénués de tout, devenaient donc pour l'état et pour la population l'occasion d'un surcroît de dépense, une charge pesante. Mais de sages mesures avaient été prises. Berne, par exemple, avait fait ses préparatifs, dès l'instant que l'émigration avait été décidée. Cinq mille aunes de toile de lin d'Argovie avaient été réduites en chemises. Une égale quantité de drap de laine commune de l'Oberland avait servi à la confection de chauds vêtements. Des centaines de paires de souliers attendaient dans des dépôts. Les baillis, instruits à temps de la volonté de leurs excellences, avaient stimulé, s'il en était besoin, les sentiments généreux des administrations communales et des particuliers. Un nouveau jeûne, en février 1687, au moment où la plus grande masse des exilés entrait à Genève, avait préparé les coeurs par les inspirations de la religion. Une nouvelle collecte avait été faite en même temps. Les Suisses réformés reçurent à bras ouverts leurs frères du Piémont, comme ils venaient de recevoir ceux de la France, et avec plus de compassion encore, car les Vaudois en avaient plus besoin. Les Cantons évangéliques se les partagèrent dans une proportion déterminée d'avance entre eux. Zurich en prit trente sur cent; Bâle douze; Schaffhouse huit; Saint-Gall, Appenzel extérieur, les Grisons et Glaris en reçurent aussi. Berne se chargea de quarante-quatre sur cent, dont il plaça une partie à Bienne, à la Neuville et dans le comté de Neuchâtel.
La charité n'était sans doute pas égale partout. Avouons même qu'elle était contrainte en quelques endroits, étant provoquée par l'autorité. Quelques réfugiés piémontais se plaignirent. Tous ceux qui les employaient comme ouvriers ne les traitaient pas toujours convenablement. Il se peut cependant que la bonne réception qui leur avait été faite en certains lieux les eût rendus plus difficiles dans d'autres, et surtout que l'ennui, que le mal du pays, ne les disposât quelquefois à la mauvaise humeur ou au découragement. Cependant, la généralité des exilés se montra sensible et reconnaissante.

« Nous n'avons pas d'expressions assez fortes, écrivirent ceux d'entre eux qui partirent plus tard pour le Brandebourg, pour vous témoigner la reconnaissance que nous avons de vos bienfaits. Nos cœurs, pénétrés de toutes vos bontés, iront publier dans les climats reculés cette charité immense dont vous avez recréé nos entrailles et subvenu à tous nos besoins. Nous aurons soin d'en instruire nos enfants et les enfants de nos enfants, afin que toute notre postérité sache que, après Dieu, dont les grandes compassions nous ont empêchés d'être entièrement consumés, c'est à vous seuls que nous devons la vie et la liberté, (7). »

Pendant que les victimes d'une politique fanatique se reposaient sous le toit de l'hospitalité chrétienne, la question de leur avenir occupait activement leurs protecteurs de l'Allemagne, de la Hollande et de la Suisse (8). L'électeur de Brandebourg et plusieurs princes allemands leur ouvraient leurs états. L'on parlait en Hollande de leur faciliter une émigration en masse, au cap de Bonne-Espérance, ou en Amérique (9). L'écho de ces voix amies répétait leurs offres aux oreilles des Vaudois et remplissait leurs cœurs d'inquiétude. Quand, l'année auparavant, les députés suisses leur avaient proposé l'abandon de leur patrie, comme seul moyen d'échapper à de plus grands maux encore, une nombreuse partie d'entre eux s'y était énergiquement opposée. Ils n'y avaient consenti que lorsque, prisonniers depuis des mois dans les forteresses du Piémont, il ne leur était resté, outre l'apostasie, que ce moyen d'en sortir. Maintenant que les cachots et leur éloignement prolongé d'une patrie bien aimée ne la leur ont rendue que plus chère, ils éprouvent une angoisse infinie à la pensée qu'ils pourraient ne jamais la revoir et qu'on voudrait qu'ils y renonçassent à toujours. Assurément, ils rendent grâces à Dieu et bénissent leurs frères de leur avoir obtenu la liberté, de les avoir nourris et consolés, et de leur offrir encore des maisons et des champs. Mais les lieux où l'amour de Dieu et la charité chrétienne leur offrent des asiles ne peuvent prendre dans leur imagination la place du sol natal. La terre étrangère, quelque bienveillants qu'en soient les habitants qui consentent à la partager avec eux, ne saurait être pour eux la patrie, la terre de leurs pères. Ils ne peuvent oublier ces lieux, théâtre de leur enfance, que l'habitude de les voir avait pour ainsi dire identifiés à leur être, cette maison paternelle pleine des souvenirs les plus doux, l'ombrage de leurs figuiers et de leurs châtaigniers, les champs, les coteaux qu'ils ont cultivés, les montagnes majestueuses, aux gras pâturages, sur lesquelles ils ont mené paître les troupeaux; leur âme se complaît dans les images et dans les souvenirs qu'elle a emportés et qui ont doublé de prix à leurs yeux. O chrétiens de Suisse, d'Allemagne, de Hollande et d'Angleterre, bienfaiteurs des Vaudois ne vous irritez pas de cette apparente indifférence pour vos bienfaits, car vous avez aussi une patrie qui vous est chère. Et toi, Seigneur des cieux et de la terre, pourrais-tu désapprouver la préférence qu'ils donnent au pays où leurs ancêtres te restèrent fidèles dès les premiers âges de l'Église de ton Fils ? Leur désir de te servir encore sur le sol de la liberté chrétienne, au milieu des tombes des martyrs, leurs aïeux, et de replacer en ces lieux vénérables le flambeau de ton Évangile, pour que la lumière luise encore dans les ténèbres, pourrait-il ne t'être pas agréable? Que dis-je ? leur dessein même ne viendrait-il pas de toi ? Tu ne veux pas, sans doute, que le témoignage rendu à la vérité par les anciens Vaudois soit affaibli par l'éloignement définitif de leurs fils des contrées où ils te le rendirent.

Le désir des Vaudois de retourner dans leur patrie, bien qu'au fond de tous les cœurs, ne se transforma que successivement en projet, à mesure que l'on pût croire à la possibilité de sa réalisation. Le ministre Arnaud qui, dans la suite, fut le chef de l'entreprise, en fut peut-être l'âme dès son origine; mais, à la première nouvelle qu'on en eut, on l'attribua au zèle bouillant du héros de Rora, l'intrépide Janavel, retiré à Genève, depuis qu'une sentence de mort menaçait sa tête. Genève se croyant compromise vis-à-vis de la Savoie le bannit de ses murs (10). Il y revint bientôt après.

La première tentative des Vaudois de retourner dans les Vallées devait échouer à son début, tant elle fut faite à l'aventure, sans précautions, sans chefs et sans armes, pour ainsi dire. Ceux qui y prirent part arrivèrent tumultueusement de leurs cantonnements de Zurich, de Bâle, d'Argovie et de Neuchâtel, à Lausanne et dans les environs, vers la fin de juillet 1687, n'ayant pris aucune des mesures nécessaires pour une telle expédition. Leur nombre était d'ailleurs peu considérable, trois cent cinquante environ. Arrêtés par le bailli de Lausanne, à Ouchy, où ils cherchaient à s'embarquer, ils se soumirent, en gémissant, à l'ordre de retourner aux lieux d'où ils étaient venus. (Tiré des archives de Berne.)
Pour n'avoir pu réussir, les Vaudois n'abandonnèrent point leur dessein. Ils comprirent qu'ils s'y étaient mal pris, qu'il fallait mûrir un plan, faire des préparatifs, et procéder à l'exécution avec ensemble, en secret, sous la direction de leurs chefs. C'est ce qui eut lieu. Leur premier soin fut d'envoyer trois hommes (11) à la découverte des chemins détournés qu'on pourrait suivre pour retourner aux Vallées. ils devaient éviter les localités populeuses, suivre de préférence les hautes vallées et les cols élevés, passer les rivières vers leur source, puis, parvenus à leur destination, engager des amis à préparer secrètement du pain (12), et à le déposer dans des endroits convenus. Telles furent les principales directions et instructions qu'on leur donna.

Pendant que les trois espions s'acquittaient de leur mission au péril de leur vie, les Cantons, mécontents de la tentative des Vaudois qui pouvait les compromettre vis-à-vis du duc de Savoie, continuaient de précédentes négociations avec des princes allemands pour l'émigration de leurs hôtes devenus incommodes.
L'électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, que son siècle a nommé le grand Électeur, prince dont les Vaudois, ainsi que les protestants français, béniront à jamais la mémoire, ne s'était pas contenté d'intercéder auprès du duc de Savoie, en faveur de ses coreligionnaires opprimés; il s'était montré prêt à recueillir une partie des débris de leur population, et avait écrit, pour des subsides en leur faveur, au prince d'Orange, aux États-Généraux de Hollande, à la ville de Brême, à l'électeur de Saxe ainsi qu'en Angleterre. Il ne s'agissait plus que de déterminer le chiffre des émigrants. Des deux mille six cent cinquante-six Vaudois, répartis dans les Cantons, l'électeur consentait à se charger d'environ deux mille. Les vieillards et les malades devaient rester en Suisse. Tels étaient les arrangements pris à Berlin, de concert avec le député des Cantons, le conseiller Holzhalb de Zurich. Mais les Vaudois, pleins du projet de retourner dans leur patrie, se montraient peu pressés de se rendre dans l'asile que leur offrait la charité du grand électeur à Stendal, dans le voisinage de l'Elbe, au nord de Magdebourg. Ils s'effrayaient de s'éloigner autant de leur ancienne patrie. Le climat et la langue les faisaient aussi hésiter. Des démarches faites par les Cantons évangéliques et par des délégués vaudois avaient aussi incliné les cœurs de l'électeur Palatin, du comte de Waldeck et du duc de Wurtemberg, à mettre des terres cultivables à la disposition des exilés des Vallées. Mais, bien qu'on fût parvenu au printemps de 1688, les Vaudois n'avaient pu se résoudre à se séparer et à s'établir dans leurs lointaines colonies.

« Il semble, que ces pauvres gens, disait Rémigius Mérian, résident de l'électeur de Brandebourg à Francfort, changent tous les jours de dessein et ne peuvent se décider à rien de fixe.... Ils soupirent toujours après leur pays et les leurs.... Ils abusent des faveurs que leur offrent les princes. » (DIETERICI, die Waldenser, etc., p. 145 et suiv.)

Obligés cependant par leur position de se prononcer, ils décident enfin qu'une partie d'entre eux, mille environ, se rendront dans le Brandebourg, mais que les autres se répartiront dans le Palatinat et dans le Wurtemberg, pour n'être pas trop éloignés des états de Savoie; car ils n'ont point oublié leur projet secret. Comment, quand les souvenirs religieux et l'exil vous rendent une patrie doublement chère, comment détourner les regards de dessus les montagnes lointaines qui la cachent? Les captifs, à Babylone, s'écriaient, eux aussi : Si je t'oublie, Jérusalem, que ma droite s'oublie elle-même. Que ma langue soit attachée à mon palais, si je ne me souviens de toi. (Ps. CXXXVII, v. 5, 6.)
Le chambellan de Bondelly était arrivé avec mission de conduire les mille Vaudois à leur destination. La mort de son maître, le grand électeur Frédéric-Guillaume, le protecteur des protestants sous la croix, ne mettait point obstacle au départ, Frédéric III, son successeur, ayant manifesté la volonté de recueillir l'héritage de charité que lui léguait son père.

D'un autre côté, les trois espions étaient de retour (13). Leur rapport sur l'état de leurs Vallées, habitées alors par des étrangers, et sur le chemin qu'on pourrait suivre pour y retourner, engagea les directeurs à tenir un conseil, dans lequel la résolution fut prise de faire une seconde tentative par le Valais, le grand et le petit Saint-Bernard et le mont Cenis. Bex, petite ville à l'extrémité méridionale de l'état de Berne (14), au pied des montagnes, près d'un pont sur le Rhône, fut choisie pour le lieu du rendez-vous. Le moment fixé fut la nuit du 9 au 10 juin 1688.
À la tête du mouvement était un homme dont le nom, qui a retenti au loin de son temps, passera à la postérité la plus reculée, un homme de paix et de guerre (15), humble ministre du Seigneur et chef d'armée, à la parole éloquente et diserte, nourrie de l'Écriture sainte quand il s'agissait d'instruire et d'exhorter, au langage onctueux et fervent, quand, à genoux, il priait le Père des miséricordes pour son Église humiliée, au ton bref et ferme lorsqu' il dirigeait la marche ou qu'il commandait dans la mêlée; cet homme était Arnaud. Né aux environs de Die, en Dauphiné, Henri Arnaud, l'un des pasteurs les plus estimés de l'Église vaudoise, au moment du désastre général de 1686, trop prudent et trop clairvoyant pour se livrer aux troupes du duc, s'était éloigné (16). Et quand le résidu du peuple, auquel il avait consacré sa vie, fut sorti de prison, il le rejoignit. Il séjourna à Neuchâtel avec une partie des siens. Son génie et son caractère résolu le désignèrent aux Vaudois, comme l'homme autour duquel ils devaient se grouper, comme l'âme vivante de leur peuple, comme leur chef, en un mot. Ce fut à lui, en effet, que la confiance générale remit le commandement de l'expédition, depuis longtemps projetée, et qui maintenant était en pleine exécution.

Les Vaudois les plus courageux avaient quitté leurs cantonnements et traversaient la Suisse, de nuit, par des chemins détournés, se rendant à Bex, rendez-vous général (17). Mais, quelque secrète que fût leur marche, elle ne put être cachée aux sénats de Zurich et de Berne, non plus qu'au conseil de Genève, qui apprit tout-à-coup que soixante Vaudois, qui servaient dans la garnison, venaient de déserter et d'entrer dans le pays de Vaud. Leur projet étant éventé échoua. Une barque chargée d'armes n'arriva point à Villeneuve où ils l'attendaient. Le bailli d'Aigle, prévenu par leurs excellences, dut se conformer à leurs ordres et arrêter l'expédition. Celle-ci eût d'ailleurs rencontré des obstacles insurmontables. Les Valaisans, d'accord avec les Savoyards, ayant au premier bruit occupé le pont de Saint-Maurice, la clef du passage, les uns et les autres, par leurs signaux, avaient mis tout le Chablais sur pied et le Valais sur ses gardes. L'ordre fatal de rebrousser chemin fut donné avec tous les ménagements de la charité aux six ou sept cents Vaudois, arrêtés dans leur route et réunis dans le temple de Bex, par le généreux Fr. Thormann, bailli ou gouverneur d'Aigle. Ce fut avec les larmes aux yeux qu'il les harangua, leur démontrant que leur projet étant éventé et leurs adversaires en armes, il serait téméraire de songer à passer outre, que leurs excellences ne le pourraient permettre sans être accusées de rompre les traités. Il rendait justice à leur zèle, et, pour incliner leurs cœurs à la patience et à la confiance en Dieu, au milieu de leurs épreuves, il leur rappelait que le Seigneur, qui est attentif aux requêtes de ses enfants et qui tient les temps dans sa main, saurait bien amener lui-même le moment favorable. Ce discours sensé et bienveillant ayant déjà un peu calmé les esprits, leur pasteur et chef, Arnaud, les soumit entièrement par une prédication sur ces touchantes paroles du Sauveur : Ne crains point, petit troupeau. (Luc, XII, v. 32.)

Les Vaudois dirigés sur Aigle, logés chez des particuliers, prirent congé, avec gratitude, de ce gouverneur humain, qui leur prêta encore 200 écus pour aider dans leur retour ceux qui habitaient aux extrémités de la Suisse. Ils sentirent surtout ce qu'ils lui devaient, lorsqu'il se virent repoussés de Vevey, où on leur refusa même des vivres, et qu'ils se virent traités avec sévérité, sur toute la route, par l'ordre des conseils de Berne, mécontents, on le conçoit bien, d'une expédition qui compromettait leur honneur, puisqu'on ne manquerait pas à Turin de les en croire complices. C'est ce qui arriva en effet, mais les Cantons se lavèrent parfaitement d'une telle imputation.
Quant aux expéditionnaires, relégués pendant quelque temps dans l'île de Bienne (Saint-Pierre), ils reçurent, deux mois plus tard, de l'assemblée des Cantons, l'ordre de reprendre la route du nord de la Suisse, de Zurich, de Schaffhouse, et d'accepter, malgré, l'opposition que plusieurs continuaient à montrer, les offres charitables des princes allemands. Plus de huit cents personnes, hommes, femmes et enfants, s'embarquèrent sur le Rhin pour se rendre dans les états de Brandebourg. Et tandis que le commandant français de Brissac faisait tirer sur leurs bateaux, Frédéric III leur préparait une cordiale réception. Une partie séparée de la ville de Stendal leur fut donnée pour habitation; d'abondants secours leur rendirent la vie facile. Il leur fut accordé, non-seulement d'avoir leurs propres pasteur et régent, mais encore leurs propres magistrats municipaux et juges. Huit cents Vaudois s'en furent, à leur tour, labourer et ensemencer les riches campagnes du Palatinat, que l'électeur, Philippe-Guillaume de Neubourg, avait mises à leur disposition. Sept cents s'établirent dans le Wurtemberg. Quelques centaines restèrent en Suisse, et en particulier dans les Grisons. Arnaud, après avoir présidé à cette dissémination qu'il ne pouvait que déplorer, partit, accompagné d'un capitaine vaudois (18), et s'en fut en Hollande consulter sur son projet secret le prince Guillaume d'Orange, qui était mieux que personne au courant des affaires et de la politique européenne. Ce prince qui devait, l'année suivante, monter sur le trône d'Angleterre, à la place du papiste Jacques II, encouragea le persévérant Arnaud, lui faisant espérer que les circonstances seraient bientôt favorables à son entreprise. Il lui conseilla, en attendant, de tenir les Vaudois aussi réunis que possible.

En effet, c'est à peine si quelques mois s'écoulent, et déjà les circonstances politiques favorisent l'accomplissement du projet d'Arnaud. La guerre éclate, l'Allemagne est envahie dans l'automne de 1688. La France couvre le Palatinat de ses soldats. Les Vaudois qui s'y trouvent, craignant ces Français qui leur ont fait tant de mal dans leurs Vallées, se retirent devant eux et reprennent le chemin de la Suisse. Une partie de ceux de Wurtemberg en font autant. Les Cantons évangéliques, touchés de leurs souffrances nouvelles, les accueillent avec bonté; Schaffhouse, surtout, dont ils empruntent le territoire. Bientôt on les dissémine dans leurs anciens logements, même dans les contrées de langue française, comme la Neuville et Neuchâtel. L'intercession de la Hollande ne fut peut-être point inutile, en ces jours-là, aux pauvres exilés, ballottés par les orages politiques, loin de leur patrie. M. de Convenant, député par les Etats-Généraux, suppliait les Cantons, au commencement de 1689, de continuer leur protection aux Vaudois jusqu'à ce que sa majesté britannique, Guillaume d'Orange (19), eût pourvu à leur établissement dans ses nouveaux états. Ainsi protégés, les enfants des Vallées attendent l'heure solennelle du départ, en gagnant honnêtement leur vie, par leur travail, la plupart chez des paysans. Partout on a rendu justice à leur activité et à leur probité. Le seul délit dont l'on ait accusé l'un d'entre eux, fut l'enlèvement d'un fusil, restitué plus tard.

L'aurore de la délivrance, si impatiemment attendue, parut enfin sur l'horizon politique, invitant les Vaudois au départ, à la rentrée à main armée dans leur patrie. La Savoie était dégarnie de troupes ; Victor-Amédée les avait retirées en Piémont, où il en avait besoin. La France, attaquée par l'empereur, par la Hollande, et bientôt, on pouvait le prévoir, par l'Angleterre, dont le prince Guillaume d'Orange occupait le trône, la France ayant à se défendre de tous côtés ne pouvait fournir des renforts au duc de Savoie contre les Vaudois qui, une fois dans les retraites de leurs montagnes, sauraient sans doute se défendre jusqu'au jour où leurs puissants protecteurs leur obtiendraient une capitulation honorable.

Rassurés sur le compte de leurs adversaires, il ne restait aux Vaudois qu'à se précautionner contre leurs amis, que la politique contraignait à mettre des obstacles à leur départ. l'entreprise était difficile assurément. Mais si l'on pouvait garder le secret, elle, n'était pas impossible. L'expérience de deux tentatives avortées enseigna le silence et une prudence consommée. Berne conçut cependant quelques soupçons, et donna des ordres à ses baillis de Chillon et d'Aigle, à celui de Nyon et à d'autres encore, pour le cas où les Vaudois tenteraient le passage comme l'année précédente. Berne fit aussi surveiller Arnaud qui résidait à Neuchâtel avec sa femme. Toutefois ce chef entreprenant prit si bien ses précautions, fit ses préparatifs, avec tant d'habileté, et donna des ordres si précis, que, malgré la surveillance de leurs excellences, il réussit parfaitement.
Le lieu de rassemblement, assigné aux Vaudois disséminés, était une assez vaste forêt, nommée bois de Prangins, et située au bord du lac Léman, dans le voisinage de la petite ville de Nyon, aux confins du territoire bernois (20). L'étendue de la forêt, sa position isolée le long du rivage, vis-à-vis de la côte savoyarde, qui n'en est distante que d'une lieue, l'avaient fait préférer à tout autre point. L'époque fixée pour le rendez-vous avait été également bien choisie. L'on avait profité de la solennité d'un jeûne général qui, retenant les populations dans les temples et dans l'intérieur des villages, détournerait les regards de dessus les voyageurs armés, et rendrait très-difficile la mise sur pied des milices de la contrée, au cas où l'autorité voudrait s'opposer au rassemblement ou à l'embarquement.

Le mouvement de plusieurs centaines d'hommes armés ne put être caché si bien que les baillis n'en reçussent avis (21).
Mais les soins que les bandes mirent à dérober leur marche dans les bois, et surtout à séjourner sur les terres écartées, du bailli de Morges, jusqu'au moment décisif, le soir du 16 août, qu'elles entrèrent inaperçues dans le bailliage de Nyon et dans le bois de Prangins, lorsqu'on les en croyait encore éloignées, puisque dans l'intervalle on s'était assuré quelles n'y étaient pas, de telles précautions déjouèrent les mesures que les baillis s'étaient hâtés de prendre. Tous les sujets de craintes n'étaient cependant pas écartés. À peine les principales brigades furent-elles arrivées sur le soir dans le bois de Nyon, qu'elles virent aborder de nombreux bateaux remplis de curieux qui voulaient s'assurer si les bruits en circulation avaient quelque fondement. Cette circonstance qui eût pu leur être fatale, qui les obligea même à s'embarquer plus tôt qu'ils n'avaient compté, avant que tous les leurs fussent arrivés, leur fut d'autre part très-avantageuse, en mettant à leur disposition de nombreux "moyens de transport dont ils manquaient.

Ce fut entre neuf et dix heures du soir, le 16 août 1689, le lendemain d'un jour de jeûne, que Henri Arnaud donna le signal du départ (22), en se jetant à genoux sur le rivage et en invoquant à haute voix le Dieu tout bon et tout puissant, qui, dans leurs détresses, était resté leur sauvegarde et leur espérance. Quinze bateaux démarrèrent portant sur leurs bords la majeure partie de la petite armée. Un coup de vent qui en écarta momentanément quelques-uns leur fit rencontrer un bateau de Genève qui leur amenait dix-huit des leurs. A peine arrivés au rivage opposé, les transports reprirent le large pour chercher ceux qui avaient dû attendre (23). Mais des quinze bateaux, trois seulement touchèrent encore dans la nuit au bois de Prangins et transportèrent un nouveau détachement sur la côte de Savoie (24). Les autres s'éclipsèrent. Par ce contre-temps, deux cents hommes restèrent sur la rive suisse. Il est à présumer que ce n'étaient pas les plus bouillants. Plusieurs d'entre eux n'étaient pas armés. Arnaud regretta aussi l'absence d'une vingtaine d'hommes qui, relâchés trop tard à Morges où on les avait arrêtés, ne purent rejoindre. Tous ces hommes du moins regagnèrent leur asile dans les Cantons. Mais la perte la plus déplorable fut celle de cent vingt-deux braves, venant des Grisons, de Saint-Gall et du Wurtemberg. Ils furent arrêtés dans les petits Cantons (papistes) sur la demande du comte de Govon, résident de Savoie, qui avait eu vent de leur voyage, et transférés dans les prisons de Turin d'où ils ne sortirent qu'à la paix. Les Vaudois domiciliés à Neuchâtel, partis le 16 seulement, manquèrent également au rendez-vous, ainsi que le capitaine Bourgeois (25) qui devait commander l'expédition (26).

Table des matières

Page précédente: PERSÉCUTION ET ÉMIGRATION (1656-1686).(Suite)

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(1) C'est le nombre indiqué dans la lettre du 19-29 mars 1687, adressée de Suisse au marquis de Saint-Thomas, ministre du duc à Turin. Archives de Berne, onglet C.

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(2) Le voyage s'était fait en janvier et février 1687. Le duc n'avait vêtu que bien imparfaitement une faible partie d'entre eux.

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(3) Arnaud, dit: « Les Genevois s'entrebattaient à qui emmènerait chez soi les plus misérables. »

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(4) Un Vaudois, l'auteur de l'Histoire de la Persécution des Vallées du Piémont, imprimée à Rotterdam, en 1689, et auquel nous avons emprunté la plupart des détails précédents, exprime sa reconnaissance en ces termes : « C'est à l'égard des Vaudois aussi bien que des autres réfugiés que l'on peut dire que le pays de Suisse est un port assuré que la main de Dieu a formé pour garantir du naufrage ceux qui sont exposés aux flots de la persécution, »

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(5) M. Louis du Thon, à Yverdon, fut chargé par leurs excellences de Berne de pourvoir aux transports.

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(6) Il y avait parmi eux de nombreux Vaudois du Pragela, du Queyras et des autres vallées du haut Dauphiné.

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(7) Lettre du 26 juillet 1698, signée au nom des Vaudois recueillis dans le territoire de Lenzbourg, par Daniel Forneron et Jean Jalla. (Archives de Berne, onglet D.)

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(8) L'Angleterre gouvernée par un prince papiste, Jacques 11, qu'elle allait bientôt expulser, à cause de ses tentatives d'oppression religieuse, n'était point et ne pouvait pas être alors une protectrice efficace pour les Vaudois.

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(9) Lettre du pasteur Bilderdeck aux Vaudois. (Voir Vallées Pittoresques, par BEATTIE ; Londres et Paris, 1838, p. 118.)

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(10) Archives de Genève.

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(11) L'un de la vallée de Saint-Martin, l'autre du Queyras, le troisième de celle de Pragela. Le fait que, sur les trois, deux étaient français, des vallées voisines de celles de nos amis, nous montre que le nombre des protestants de ces vallées françaises de Pragela et du haut Dauphiné, qui avaient fui la persécution, était considérable. ils songeaient maintenant à s'établir dans les Vallées piémontaises.

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(12) Dans les hautes Alpes, le pain se fait une fois l'an. On le durcit, il devient comme de la pierre et se conserve comme du biscuit.

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(13) Ils avaient couru de grands dangers. On les avait arrêtés dans la Tarentaise. ils restèrent huit jours en prison ; mais ils eurent, enfin, le bonheur &être relâchés.

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(14) Elle fait aujourd'hui partie du canton de Vaud.

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(15) Ad utruinque paratus.

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(16) Il était présent au poste de Saint-Germain où deux cents Vaudois firent une si belle défense.

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(17) Le 5 mai, Joseph Monastère (Monastier ) était secouru par la commune de Château-d'Oex, où sa femme fit ses couches. (Archives de Château-d'Oex.)

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(18) Baptiste Besson, de Saint-Jean.

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(19) Le prince d'Orange passa en Angleterre, en novembre 1688, et fut couronné le 11 avril 1689.

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(20) Cette contrée fait partie actuellement du canton de Vaud.

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(21) Le 11 août 1689, au matin, le bailli de Lausanne, M. Sturler, fut averti que cent quatre-vingts Piémontais armés étaient arrivés à Vidy et s'y tenaient cachés en attendant de s'embarquer. Le major de Crousaz leur fut envoyé pour leur enjoindre de renoncer à leur entreprise et de s'en retourner chez eux. Le major fit retirer trois bateaux qui étaient déjà prêts. Les Piémontais furent irrités ; ils promirent toutefois de rebrousser chemin. - Le même bailli reçut à minuit la déposition de deux paysans de Romanel sur Lausanne, lesquels déclaraient qu'une troupe de cinq cents hommes, conduite par un officier à cheval, Marchant très-vite et en silence, avait passé près de leur village tirant du côté du lac. Il apprit par ses agents que quatre cents de ces voyageurs s'étaient embarqués sur des bateaux venus du côté de Genève. Le lendemain, il sut qu'ils s'étaient dirigés du côté de Nyon. Les autres avaient disparu.
À Morges, ville du bord du lac, à six heures de Nyon, c'est le 15 jour du jeûne, à l'heure du sermon du soir, c'est-à-dire, à une heure que le bailli de cette ville fut averti qu'un grand nombre de Plémontais se trouvaient dans les taillis au-dessous d'Allaman ; il monta aussitôt à cheval avec quelques personnes du lieu et fut s'assurer qu'il y avait là, en effet, environ trois cents hommes armés de bons fusils. Ils avouèrent l'intention de se rendre le soir au bois de Nyon. Le bailli en écrivit à celui de Nyon et voulut les arrêter, mais de cent qu'il crut avoir fait prisonniers il ne put en retenir que dix-sept. Non content de cet essai, il leva des milices et vint au bois de Nyon où il ne trouva personne. Il avait aussi fait séquestrer les bateaux.

Le bailli de Nyon, M. Steiger, qui, d'après les ordres qu'il avait reçus de Berne le mois précédent, avait défendu à tout batelier de conduire aucun Piémontais à Genève ou en Savoie, sous peine de la vie, fut averti, dès le 15 au soir, par le bailli de Morges, du mouvement qui s'effectuait.

Il mit un fort détachement de milices au pont de Promonthoux pour surveiller l'arrivée des détachements de Piémontais qu'on disait être dans un bois de châtaigniers sous Saint-Bonnet et Bursinel ou au bailli d'Allaman, et qu'on avait aussi aperçus près du gibet de Rolle. Cette garde fut renouvelée le lendemain, 16 août. On en mit aussi aux avenues du bois de Prangins. Le 15 au soir, puis surtout le 16, le bailli de Nyon fit avertir toutes les milices du bailliage, même celles de la montagne, avec ordre d'être le lendemain, 17 août, à cinq heures du matin sur la place d'armes de Nyon, pour aller de là faire prisonniers et désarmer tous les Piémontais qui se pourraient trouver dans le bois de chène (de Prangins). Mais, dans la nuit du 16 au 17, les Piémontais, connaissant les mesures prises, s'embarquèrent, quoiqu'ils ne fussent pas tous réunis.
Une lettre des syndics de Genève, du 15 août, annonce à leurs excellences que, la veille, soixante Vaudois étaient partis pour Nyon ou Lausanne, sur divers bateaux. ( Archives de Berne, onglet D. )

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(22) Que les voies de Dieu sont impénétrables et difficiles à sonder ! Comment, au milieu d'un tel mouvement en sens opposé, est-il arrivé que les Vaudois, si contrariés, soient partis en nombre le plus convenable, selon toute apparence ! .....

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(23) Au nombre de six à sept cents, si l'on s'en rapporte à la déclaration du secrétaire Baillival, qui venait de les surprendre et qui leur adressa force exhortations, reproches et menaces, pour les détourner de leur dessein. (Rapport du bailli de Nyon. Archives de Berne, onglet D.)

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(24) Un des bateliers de Nyon, le nommé Signat, natif de Tonneins en Guienne, homme zélé pour la religion et réfugié, fut laissé sur le sol savoyard par les autres bateliers, tandis qu'il prenait congé de ses amis des Vallées. Ce fut en vain qu'il courut sur le rivage appelant ses camarades, ils emmenèrent son bateau. «Viens avec nous, lui dirent ses nouveaux amis, nous te donnerons une bonne maison, au lieu de ton petit bateau ; » et il partit avec eux.

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(25) Le capitaine Bourgeois, d'Yverdon ou de Neuchâtel, officier de mérite, qui avait été prié par Arnaud de prendre le commandement de la petite armée vaudoise manqua au rendez-vous. Soupçonné de poltronnerie, il voulut se laver de cette injurieuse accusation et rejoindre Arnaud. Il rassembla mille Plémontais, Suisses et Français ( ceux-ci étaient les plus nombreux ), et passa le lac à Vevey, le 11 septembre de la même année. Il eut quelques succès en Chablais, mais il lui devint impossible de contenir sa troupe indisciplinée, qui se livra à la boisson et au pillage, au lieu de gagner du chemin. Parvenus en Faucigny, ils ne purent passer outre. Les troupes de Savoie gardaient tous les cols de montagne, tous les passages. Rejetés sur Genève et transportés sur le territoire suisse par des barques de cette ville, ils se dispersèrent. Le capitaine Bourgeois, arrêté par ordre de leurs excellences, fut condamné à mort, et eut la tête tranchée sur le port de Nyon, en mars 1690. « Il n'y eut pas d'yeux qui ne fussent baignés de larmes, sinon les siens, » dit un manuscrit. (Gruner, dans VULLIEMIN, Histoire de la Suisse, t. XIII.)

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(26) Les sources ou nous avons puisé, pour ce qui précède, sont : les archives de Berne, de Vaud et de Genève. - L'Histoire de la Rentrée des Vaudois, par Arnaud, dont il y a deux éditions, l'une très-rare de 1710, l'autre imprimée à Neuchâtel, en 1815. (DIETERICI, die Waldenser (les Vaudois). Berlin, 1831.)

CHAPITRE XXV. (suite 1)

LES VAUDOIS RÉFUGIÉS EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX (1686-1690).

Les Vaudois, traversent le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs Vallées. - Difficulté de la situation, mesure cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs, puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. - Désertions. - Forcés successivement se réfugient à la Balsille. - Attaqués en vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. - Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. - Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées.


Neuf cents hommes avaient effectué le passage du lac, troupe bien petite pour tenter de se frayer un chemin au travers de populations mal disposées et de soldats par milliers, retranchés derrière les courants d'eau ou dans de fortes positions; troupe, au contraire, bien trop nombreuse pour le peu d'aliments qu'elle trouvera dans les lieux écartés où elle va se jeter; foule inhabile, formée de gens de tout âge, endurcis, il est vrai, par le travail, mais étrangers encore à la discipline et aux manœuvres militaires. Que deviendra-t-elle, exposée comme elle va l'être à des privations et à des fatigues incessantes, à la brûlante chaleur durant le jour et au froid glacé des nuits, sans abris le plus souvent, par la pluie, dans des contrées inhospitalières, dans des gorges profondes, au sein des abîmes, ou sur des rocs voisins des neiges éternelles. Ils savent tout cela, ces héritiers du nom vaudois, de la gloire et des souffrances de leurs pères. Seuls maintenant sur la grève du lac qu'ils viennent de traverser, ils touchent de leurs pieds la terre qu'ils vont baigner de leur sueur et de leur sang. Aucune illusion ne les trompe. La dure réalité avec ses dangers et ses privations est là devant leurs yeux, sévère comme la vérité. Mais aucun ne recule, nul ne s'effraie. L'amour de la patrie les enflamme, l'espérance du retour aux lieux qui les ont vus naître, où de temps immémorial leurs pères ont tenu haut élevé l'étendard de la vérité qui est en Jésus-Christ, les anime d'une confiance inébranlable. Le prix du combat leur parait digne des plus grands sacrifices. C'est une patrie terrestre, au souvenir de laquelle ils rattachent leur foi et leur espérance du salut, par une association (ridées facile à expliquer chez des hommes pleins des traditions religieuses de leurs ancêtres. En partant, les armes à la main, pour la reconquérir, leur cœur est à l'aise; car leur cause est juste. lis ne réclament rien que ce dont ils ont été privés par la ruse et par la violence (1). Israël dut aussi autrefois saisir l'épée et le bouclier pour soutenir son droit à la possession de la Terre-Sainte. Et eux, les fils des Vaudois, auraient-ils pu abandonner sans remords et, sans combat, leurs droits sur la terre des martyrs, leurs ancêtres, sur leur héritage incontestable? Leur présence sur la côte de Savoie, à l'entrée des états de leur prince, est leur réponse, Et, quant aux moyens d'exécution, ils souhaitent de n'en employer que de paisibles. Leurs armes ne sont tirées que pour leur défense, si on les attaque, ou si l'on s'oppose à leur passage. Ils désirent rester sous le regard Au Dieu juste juge, et sous sa sainte protection. Ils espèrent pouvoir répéter dans leur marche et dans toute rencontre, comme les enfants d'Israël : L'Éternel est notre étendard.

C'est entre Nernier et Yvoire, deux bourgs du Chablais, vis-à-vis du bois de Prangins, que Arnaud, le premier, descendit de son frêle esquif avec quatorze compagnons. Poser des sentinelles à toutes les avenues, mettre sa troupe en ordre à mesure qu'elle débarquait, furent ses premiers soins. Il divisa ensuite ses neuf cents hommes en vingt compagnies, dont six étaient composées de Français du Dauphiné (2), voisin des Vallées, et du Languedoc, treize autres de différentes communautés vaudoises (3), et une dernière de volontaires qui n'avaient pas voulu faire partie des précédentes. On en forma trois corps : une avant-garde, le centre, et l'arrière-garde, selon la tactique des troupes réglées, qui fut toujours observée par les Vaudois dans leurs marches.
Deux ministres, outre Arnaud, étaient avec la petite armée, Cyrus Chyon, ci-devant pasteur de Pont-à-Royans, en Dauphiné, et Montoux, du val Pragela. Le premier, Chyon, ne suivit pas longtemps l'expédition ; s'étant rendu avec trop de confiance au premier village (4), pour y obtenir un guide, il fut fait prisonnier et conduit à Chambéry, où il demeura jusqu'à la paix.

La troupe, une fois organisée et en mesure de se défendre, si l'ennemi paraissait, fléchit le genou devant le Seigneur de qui dépendait le succès de l'entreprise, et invoqua avec ardeur son secours tout-puissant. Puis, elle se mit en route dans la direction du sud pour franchir le petit chaînon de montagnes qui sépare le Chablais du Faucigny. Yvoire, menacé, ouvrit ses portes et donna libre passage. Les villages qu'on traversa ne songèrent pas seulement à résister. Quelques gentilshommes, ainsi que des magistrats subalternes, de la personne desquels on s'assura, comme otages, durent suivre et même servir de guides jusqu'à ce que d'autres les remplaçassent. Toutefois, ces mesures de rigueur se firent avec tant de ménagements, la discipline de l'armée fut si sévère que la première crainte des habitants de la plaine qu'on traversait se dissipa, et qu'on vit les paysans avec leurs curés s'approcher, regarder tranquillement défiler la troupe, et la saluer même en disant : Dieu vous accompagne! Le curé de Filly leur ouvrit sa cave, et les fit rafraîchir sans vouloir aucun argent.
Mais bientôt, en gravissant la montagne par le sentier qui conduit à Boëge sur la Menoge, en Faucigny, la rencontre qu'ils firent de gentilshommes que, malgré leur ton menaçant, ils firent prisonniers, puis de deux cents paysans armés, sous le commandement du châtelain de Boëge et d'un maréchal-des-logis, dont la résistance fut nulle, leur montra néanmoins la nécessité de prévenir les populations. Ils comprirent que, si la prise d'armes devenait générale, l'expédition courrait de grands dangers. On usa donc d'un petit stratagème : on fit écrire de Boëge par un des gentilshommes, gardés comme Mages, la lettre suivante :

« Ces messieurs sont arrivés ici au nombre de deux mille; ils nous ont priés de les accompagner, afin de pouvoir rendre compte de leur conduite, et nous pouvons vous assurer qu'elle est toute modérée; ils paient tout ce qu'ils prennent et ne demandent que le passage. Ainsi, nous vous prions de ne point faire sonner le tocsin, de ne point faire battre la caisse et de faire retirer votre monde, au cas qu'il soit sous les armes. »

Cette lettre signée par tous les gentilshommes et envoyée à la ville de Viû, en Faucigny, où l'on arriva à l'entrée de la nuit, fit un assez bon effet; et déjà sur la route on ne trouva plus de résistance; au contraire, on rencontra partout de l'empressement à fournir ce qu'on demandait, jusqu'à des montures et des voitures. Une lettre semblable à la première, envoyée à Saint-Joyre, y prépara une bonne réception à nos voyageurs harassés de fatigue. Toutefois, pour gagner du chemin, ils passèrent outre. Ce ne fut qu'à minuit qu'ils s'arrêtèrent en rase campagne, et se délassèrent un peut malgré la pluie.

La seconde journée ne se passa pas aussi paisiblement. Cluse, ville fermée, barrait le passage étroit entre la montagne au nord et l'Arve impétueuse au midi. Les habitants en armes bordaient les fossés, les montagnards accouraient vociférant des injures. La fermeté des Vaudois, résolus à forcer le passage, et l'intervention des otages qui craignaient pour leur vie, amenèrent une capitulation. Lès portes s'ouvrirent et des Vivres furent vendus. La petite armée continuant sa route au midi, en suivant le bord oriental de l'Arve, au pied de montagnes rapprochées, des pentes desquelles on aurait pu l'écraser, en roulant des fragments de rocs, arriva par Maglan au grand pont de Saint-Martin, vis-à-vis de Salenche. De très-loin déjà elle avait vu, sur l'autre rive, un cavalier courant à bride abattue, et en avait conclu qu'il allait jeter l'alarme dans la ville, chef-lieu du Faucigny. Arrivée à cent pas d'un grand pont de bois, flanqué de plusieurs maisons et facile à défendre, elle s'était arrêtée et rangée en pelotons serrés pour l'attaque. Mais, fidèle à la règle qu'elle s'était faite de n'arracher par la force que ce qu'elle n'obtiendrait pas de gré, elle fit demander le passage sur le pont et par la ville. Le conseil de ville, évitant de répondre avec précision, avait gagné du temps et réuni six cents hommes. À la vue de ces derniers, les Vaudois comprirent ce qu'ils avaient à faire ; et en un clin-d'oeil, ils eurent traversé le pont et rangé leur troupe en bataille. Leurs antagonistes se retirant derrière les haies sans faire feu, nos guerriers de deux jours les laissèrent en paix à leur tour, reprirent leur marche, et, quittant la vallée de l'Arve pour se jeter dans une gorge qui s'ouvre au midi de Salenche, ils vinrent passer la nuit au Cablau, où ils manquèrent de nourriture suffisante, et où ils purent à peine sécher quelque peu leurs vêtements percés par la pluie qui n'avait pas cessé de tomber depuis la nuit précédente. Toutefois, ces pauvres gens bénissaient Dieu de leur avoir fait traverser heureusement, sans combat et sans perte d'hommes, des ponts et des défilés où quelques défenseurs courageux auraient pu leur faire, un mal irréparable, et de leur accorder une nuit paisible après tant de fatigues et d'angoisses.

Le repos leur était bien nécessaire ; car ils allaient se trouver en face de difficultés matérielles, dont la perspective seule pouvait abattre le courage d'un homme frais et dispos, combien plus celui d'hommes qui, depuis un grand nombre de nuits et de jours, n'avaient connu d'autre repos ni d'autre sommeil que, celui dont ils avaient pu jouir dans leurs courtes haltes, exposés aux injures de l'air, et ces dernières dix-huit heures à la pluie, sans parler des inquiétudes qui tenaient incessamment leurs paupières ouvertes. Maintenant, ils sont arrivés au pied des géants des Alpes, de ces masses séculaires, qui bravent les vents et les nuages, dont la tête déchirée s'est ceinte de neiges éternelles, et dont les flancs en précipices n'offrent que çà et là, dans leurs déchirures ou dans leurs escarpements accidentés, quelques sentiers dangereux, par lesquels le voyageur ne s'avance pas sans trouble. C'est sur les flancs du roi des montagnes européennes, du majestueux Mont-Blanc; c'est sur les plis ondulés de son manteau de forêts, et de rochers surmontés de neiges argentées, échancrés par les glaciers éblouissants et par les torrents qui s'en échappent en cascades, que les Vaudois portent leurs pas, non pour admirer les merveilles de Dieu, ni pour récréer leur cœur par un spectacle sublime, mais pour fuir les cités et les hommes, pour y respirer en liberté, en suivant rapidement leur chemin, comme le chamois de roc en roc sur les cimes au-dessus d'eux, ou comme l'aigle qui plane sur leurs têtes. Ils sont parvenus à la place où les Alpes, à l'occident du Mont-Blanc, changent de direction tout-à-coup par un angle Obtus, et, cessant de s'étendre à l'ouest, descendent au sud en zigzag. De nombreuses vallées s'étendent à leur base, séparées les unes des autres par les chaînons latéraux de la chaîne principale. C'est sur ces nombreux chaînons, que, du fond de ces vallées, il faut que nos neuf cents voyageurs s'élèvent pour redescendre bientôt après dans la vallée opposée. Ce labeur fatigant sera leur tâche journalière, pendant huit jours, un seul excepté. Souvent, c'est à peine s'ils trouveront autre chose pour les soutenir que le lait avec les fromages des chalets et Peau glacée des montagnes. La pluie battra fréquemment leur dos courbé par la fatigue, et leurs pieds souffrants glisseront plusieurs fois d'un jour sur les neiges et dans les ravins pierreux. Nous ne raconterons pas en détail leurs souffrances; elles fatigueraient le lecteur. Qu'il nous suffise d'en donner une idée, tout en indiquant la route qu'ils suivirent.

De Cablau, dans les montagnes au midi de Salenche, la petite armée remonta la vallée de Mégève, au pied du Mont-Joli, qui la limite à l'orient et la sépare de celle de Mont-Joie ou de Bonnant, et après avoir passé un premier col, où elle se restaura dans des chalets, elle descendit dans le vallon de Haute-Luce, pour gravir ensuite sur la gauche, à l'orient, une montagne escarpée, dont l'aspect inspire l'effroi, mais qu'on ne peut éviter de franchir, si l'on veut entrer dans la vallée de Bonnant pour traverser ensuite le col du Bonhomme, comme c'était le dessein de nos voyageurs. À la vue de cette horrible montagne (5), qui s'élevait à l'orient et qu'ils devaient franchir, le courage faillit manquer à plusieurs. À diverses places le chemin était taillé dans le roc; il fallait monter et descendre, comme si c'eut été par une échelle suspendue sur des précipices. « Arnaud, dit l'auteur de la Glorieuse Rentrée (6), ce zélé et fameux conducteur de ce petit troupeau, ramena, par ses saintes et bonnes exhortations, le courage de ceux qui le suivaient. » Mais ce n'était pas tout, la descente fut encore plus pénible et plus dangereuse que l'ascension. Pour la faire, ils durent être presque toujours assis, et en se glissant comme dans un précipice, sans autre clarté que celle que reflétaient les neiges et les glaciers du Mont-Blanc qu'ils avaient en face (7). Ce ne fut que tard, dans la nuit, qu'ils arrivèrent à des cabanes de bergers , dans un lieu profond comme un abîme, désert et froid, où ils ne purent faire du feu qu'en découvrant les toits pour en prendre les bois, ce qui, en revanche, les exposa à la pluie qui dura toute la nuit. Tant de souffrances déterminèrent le capitaine Chien, d'une des six compagnies françaises, à déserter en emmenant un cheval. Il était d'une constitution délicate.

Le quatrième jour, la petite armée passa le col du Bonhomme qui sépare la province du Faucigny de celle de Tarentaise, le bassin de l'Arve de celui de l'Isère. Elle gravit la montagne, ayant de la neige jusqu'aux genoux et la pluie sur le dos. Elle n'était pas non plus sans crainte de se voir disputer le passage; car elle savait que l'année précédente, ait bruit de leurs premières entreprises, on avait construit dans ces lieux des fortins et des retranchements avec des embrasures et des couverts, dans mie position si avantageuse, que trente personnes auraient suffi, diront nos amis en les voyant, pour les arrêter et les détruire. Ils louèrent Dieu de bien bon cœur de ce que tous ces ouvrages avaient été abandonnés. Des hauteurs du Bonhomme, ils descendirent dans la vallée de la Versois, où leur air résolu imposa aux paysans rassemblés sous le commandement de leur seigneur pour s'opposer au passage. Arrivés sur le soir à Sey, sur l'Isère, et s'y étant pourvus de vivres en abondance, ils campèrent non loin de là.

La cinquième journée, passée à remonter l'Isère, n'eut rien de remarquable, si ce n'est peut-être le trop d'empressement que des messieurs du bourg de Sainte-Foi mirent à les vouloir retenir et héberger, politesse qui les rendit suspects et qui leur procurait l'avantage de faire route de compagnie avec les autres, otages. Le nombre de ceux-ci était assez considérable; mais leur sort n'était pas tellement triste qu'ils ne répétassent avec bonne humeur leur refrain accoutumé, quand ils voyaient quelque personnage important s'approcher trop : Encore un bel oiseau pour notre cage. Ce soir-là, pour la première fois, depuis huit jours et huit nuits, Arnaud, et Montoux, son collègue, furent logés, soupèrent et reposèrent en paix trois heures.

Le jour suivant, ils. gravirent le Mont-Iséran, où l'Isère prend sa source. Des bergers, qui les régalèrent de laitage sur ces Alpes couvertes de bétail, les avertirent qu'au-delà du Mont-Cenis des troupes exercées les attendaient de pied ferme. Cette nouvelle, loin de les alarmer, les enflamma de courage. Car, sachant que l'issue des combats dépendait de Dieu, pour la gloire duquel ils avaient pris les armes, ils ne doutaient pas qu'il ne leur ouvrit le passage partout où on prétendrait le leur fermer.

Parvenue la veille dans la Maurienne, la petite armée gravit, au septième jour, le Mont-Cenis, où elle enleva tous les chevaux de poste, pour que la nouvelle de son arrivée ne fût pas transmise trop rapidement. Une petite division fit aussi main basse sur des mulets chargés des bagages du nonce en France, cardinal Ange Ranuzzi, qui retournait en Italie. Mais les muletiers ayant porté plainte aux officiers, ceux-ci firent restituer tout ce butin. Une montre seulement échappa aux recherches (8). Ayant terminé cette affaire, l'armée prit la route du petit Mont-Cenis, laissant la plus fréquentée sur la gauche, et descendit par le col de la Clairée (9) dans la vallée du Jaillon, après s'être égarée, sur la neige dont la terre était couverte, et dans le brouillard» Plusieurs passèrent misérablement la nuit dans les bois. Le gros de, la troupe n'eut sur eux d'autre avantage que de se réchauffer et se sécher autour de quelques feux.

Quand, de la vallée du Jaillon, le huitième jour, les Vaudois voulurent pousser sur Chaumont où ils espéraient passer la Doire (Doria Riparia), à une lieue au-dessus de Suse, et que, dans ce but, ils cherchaient à déboucher de l'étroite vallée où ils avaient passé la nuit, ils trouvèrent l'ennemi maître des hauteurs. Une partie de la garnison française d'Exiles, et un grand nombre de paysans, occupaient un poste avantageux qui dominait le sentier par où il fallait passer. Le capitaine Pelenc, envoyé pour traiter, ayant été retenu prisonnier, l'avant-garde forte de cent hommes s'avança ; mais, bientôt repoussée par une grêle de balles, de grenades et de débris de rochers, elle passa à gué le Jaillon et défila. par la rive droite, protégée par un bois de châtaigniers. Cependant, l'examen des lieux inspirant quelques craintes, quant au succès ultérieur, on décida de regagner les hauteurs d'où l'on était descendu. Ce parti extrême jeta les otages dans le désespoir, harassés de fatigue comme ils l'étaient. Mettez-nous plutôt à mort, s'écriaient-ils. On en laissa plusieurs en arrière. Les Vaudois eux-mêmes ne s'en tirèrent qu'avec peine. Une quarantaine d'hommes s'égarèrent, entre autres les capitaines français Lucas et Privat dont on n'a plus entendu parler, et deux bons chirurgiens, Jean Malanot pris par les Piémontais (10), puis conduit dans les prisons de Turin, et Jean Muston pris par les Français et conduit sur les galères de cette nation où il est resté jusqu'à sa mort. En remontant le col de Clairée, les trompettes sonnèrent longtemps pour rassembler les égarés, et indiquer à tous la direction. On attendit même deux bonnes heures. Puis on se remit en route, pressé par le temps, quoiqu'il manquât encore beaucoup de monde.

Du sommet de la montagne où la petite armée évita une rencontre avec deux cents soldats de la garnison française d'Exiles, elle se dirigea par le col de Touille, à l'ouest, contre Oulx, situé aussi dans la vallée de la Doire, mais plusieurs lieues au-dessus de Suse. L'intention d'Arnaud était de passer la rivière au pont de Salabertrand, entre Exiles et Oulx. La nuit les avait déjà surpris qu'ils étaient encore dans la montagne. Près d'un village, à une lieue du pont qu'ils espéraient forcer, un paysan auquel ils demandèrent si l'on pourrait y avoir des vivres, en payant, répondit d'un ton glacial :

«Allez, on vous donnera tout ce que vous voulez, et on vous prépare un bon souper. »

Ces mots leur partirent menaçants. Mais il n'était plus temps d'hésiter. Après s'être restauré dans le village, on se remit en marche, et à une demi-lieue du pont, on découvrit devant soi, dans la vallée, jusqu'à trente-six feux, indice d'un campement assez considérable. Un quart-d'heure après, l'avant-garde donna sur un poste avancé.

Chacun reconnaissant alors que l'heure critique, de laquelle dépendait le succès ou la ruine de l'expédition, était venue, écouta avec recueillement la prière; puis, à la faveur de la nuit, on s'avança jusqu'au pont. Au cri de: Qui vive ! on répondit, ami, réponse suspecte à laquelle l'ennemi ne répliqua que par les cris de tue! tue! et par un feu épouvantable pendant un quart-d'heure, qui ne fit cependant aucun mal, Arnaud ayant ait premier coup ordonné de se coucher à terre. Mais une division d'ennemis qui avait suivi les Vaudois, les ayant pris à dos, ils se trouvèrent ainsi entre deux feux. Dans ce moment redoutable, quelques-uns comprenant qu'il fallait tout hasarder, crièrent : Courage! le pont est gagné! À ces mots, les Vaudois se jetant à corps perdu, le sabre à la main et la baïonnette au fusil, sur le passage désigné à leur valeur, l'emportèrent, et attaquant, tête baissée, les retranchements, ils les forcèrent du même coup. Ils poursuivirent les ennemis jusqu'à les saisir par les cheveux. La victoire fut si complète, que le marquis de Larrey qui commandait les Français, et qui lui-même fut blessé au bras, s'écria : Est-il possible que je perde le combat et l'honneur!

En effet, deux mille et cinq cents soldats bien retranchés; savoir, quinze compagnies de troupes réglées et onze de milices, sans compter des paysans et les troupes qui avaient pris les Vaudois à dos, avaient été défaits par huit cents hommes, exténués de fatigue, aussi bien que novices dans l'art de la guerre. La main de Dieu avait fait cela. Les Vaudois n'eurent que dix ou douze blessés et quatorze ou quinze tués. Les Français avouèrent une perte de douze capitaines, de plusieurs autres officiers et d'environ six cents soldats. Ce combat fut avantageux aux otages qui en profitèrent presque tous pour s'évader. De trente-neuf il n'en resta que six des plus anciens.
La lune s'était levée, les ennemis avaient disparu. Les Vaudois se pourvurent de munitions de guerre et firent du butin. Ils auraient bien désiré de se reposer, mais la prudence parlait pour le départ Arnaud l'ordonna. Après avoir jeté dans la Doire une partie de ce qu'on ne pouvait emporter, on rassembla ce qui restait de poudre, et en partant on y fit mettre le feu. Au fracas épouvantable qui suivit et qui retentit au loin dans les montagnes, se joignit le son des trompettes vaudoises et les acclamations des vainqueurs, jetant leurs chapeaux en l'air en signe d'allégresse et s'écriant: « Grâces soient rendues à l'Éternel des armées qui nous a donné la victoire sur tous nos ennemis! »

Mais si la joie était grande, la fatigue l'était aussi, et elle devint bientôt telle que la plupart tombaient de sommeil. Et cependant il fallait avancer et monter, si possible, la montagne de Sci qui les séparait du Pragela, pour éviter d'être surpris le lendemain par toutes les forces que l'ennemi avait dans la vallée de la Doire. Mais, quelque soin que l'arrière-garde mit à réveiller les dormeurs et à les faire marcher, quatre-vingts hommes restèrent en route et furent faits prisonniers; perte qui, jointe aux quarante égarés dans les ravins du Jaillon, affecta vivement la petite armée, si heureuse d'ailleurs d'avoir obtenu d'aussi grands succès.
Le lendemain, neuvième jour depuis leur départ, était un dimanche. L'aurore parut, comme ils atteignaient le haut de Sci, et quand tous eurent rejoint, Arnaud, le coeur ému, leur fit remarquer dans l'éloignement les cimes de leurs montagnes. Une seule vallée les en séparait, celle de Pragela ou du Cluson jadis amie, toute peuplée de Vaudois dans les temps peu reculés, longtemps unie à celles du Piémont par des alliances, par une organisation ecclésiastique semblable et par un synode commun. Elle avait été naguère encore un lieu de refuge pour eux dans la persécution de 1655. Elle l'eût été encore aujourd'hui, si le grand roi, le roi très-chrétien, n'en eût fait disparaître, depuis quelques années, tous les évangéliques par l'émigration ou l'abjuration. Ce ne fut donc point dans le temple d'aucun de ces villages, autrefois évangéliques, que nos voyageurs purent rendre grâces à Dieu des témoignages nombreux de son infinie miséricorde, ce fut sur le Sci solitaire, sous la voûte des cieux, dans l'enceinte du vaste horizon de montagnes éclairées par les rayons éblouissants du soleil levant. C'est là que le conducteur de ce petit peuple, Arnaud, à genoux comme tous ceux qui l'entouraient, s'humilia avec eux devant l'Éternel et l'adora, en le bénissant pour ses délivrances. Tous, après avoir confessé leurs péchés, regardèrent avec confiance à Dieu, l'auteur de leur salut, et se relevèrent pleins d'un nouveau courage. Quelques heures après, ils passaient le Cluson, se reposaient à la Traverse et allaient coucher au village de Jaussaud, au pied du col du Pis.

La dixième journée s'écoula pour nos voyageurs dans les gorges de montagnes qui unissent la vallée de Pragela à celle de Saint-Martin. Un détachement de soldats piémontais qui gardait le col du Pis prit la fuite, à la vue de notre bande intrépide. Celle-ci, contrainte par les privations à pourvoir aux besoins du moment présent ainsi qu'à ceux de l'avenir, se crut autorisée à capturer un troupeau de six cents moutons qui paissaient sur sa route; elle en restitua toutefois un petit nombre contre quelque argent. Les autres, égorgés le lendemain et mangés sans pain, furent pour elle un régal et un réconfort.

Ce fût le mardi 27 août 1689, que la vaillante troupe, qui avait traversé le lac Léman, onze jours auparavant, et surmonté avec constance et abnégation des obstacles immenses, mit le pied dans le premier village vaudois, la Balsille, à l'extrémité nord-ouest de la vallée de Saint-Martin. Moment solennel! unissant de doux et de douloureux souvenirs du passé aux craintes et aux inquiétudes de l'avenir. Tout leur rappelle des jours heureux qui ne sont plus, qui renaîtront peut-être. Mais, quelle que soit l'issue de leur entreprise hardie, tout leur annonce que, pour un temps long encore, les privations et une lutte à mort les attendent. Ils le, savent, ils s'y sont préparés. La déroute du Jaillon, le glorieux fait d'armes du pont de Salabertrand, et l'épuisement joint au sommeil lors de la montée du Sci, leur ont enlevé près de cent cinquante hommes. Plusieurs blessés au passage de la Doire sont restés en arrière sur la terre de France; des traîtres et des recherches minutieuses les livreront à la vengeance du roi. Enfin, la désertion a enlevé à l'armée pendant la dernière nuit vingt de ses défenseurs (11). Nos héroïques montagnards se trouvent donc réduits au minime chiffre d'environ sept cents, alors que les plus rudes combats contre des milliers de soldats disciplinés les attendent.
Il est important de se faire une juste idée de leur situation, rendue si critique par leur petit nombre, pour pardonner aux Vaudois une mesure cruelle que l'instinct de la conservation leur arracha. l'impossibilité de garder en lieu sûr les prisonniers, ainsi que l'impérieuse nécessité de cacher cependant aux ennemis leurs marches et leur faiblesse numérique, les contraignirent à n'accorder aucun quartier aux malheureux soldats ou paysans que les événements de la guerre jetaient au milieu de leurs bandes armées. Ce fut sur Palpe (12) du Pis que commença la première exécution. Six soldats des gardes de son altesse royale furent mis à mort (13). À la Balsille, quarante-six miliciens de Cavour, outre deux paysans apostats, furent conduits deux à deux sur le pont de la Germanasque, exécutés, puis jetés dans les ondes tourbillonnantes. Disons cependant que, dès-lors, l'armée ne sévit jamais contre des prisonniers aussi nombreux, et que des guides, des paysans suspects ou apostats, des militaires détachés, furent seuls victimes de cette terrible loi.

Du vallon septentrional, dont le village de la Balsille occupe l'extrémité occidentale, Arnaud, avec sa troupe, se rendit en descendant d'abord le long du torrent jusqu'à Macel, dans une autre partie de la vallée supérieure de Saint-Martin, dans le vallon de Prali (ou des Prals), qui touche à la France au couchant, et qui se réunit à l'orient au précédent, au-dessus du Perrier, pour ne plus former, jusqu'au Pemaret, qu'un profond sillon traversé par la Germanasque, avec quelques échancrures sur les deux rives. La petite armée, pour plus de sécurité et pour mieux explorer la contrée, se divisa en deux corps, dont l'un passa par la montagne à Rodoret, et l'autre à Fontaine par le bas de la vallée.

Nulle part on ne rencontra des soldats, mais seulement quelques Savoyards, nouveaux habitants, sur lesquels on fit main basse. Parvenus au hameau des Guigou, ils eurent la joie de trouver encore debout le temple des Prals. Ils en arrachèrent les ornements qu'y avait attachés la superstition. Puis les sept cents guerriers, déposant leurs armes et se pressant dans l'enceinte et devant le portail, entonnèrent le psaume LXXIV qui commence ainsi :

Faut-il, ô Dieu, que nous soyons épars ?
Et que sans fin, ta colère enflammée
Jette sur nous une épaisse fumée ?
Sur nous, Seigneur, le troupeau de tes parcs, etc.

Ils chantèrent aussi le psaume CXXIX :

Dès ma jeunesse, ils m'ont fait mille maux
Dès ma jeunesse, Israël le peut dire,
Mes ennemis m'ont livré mille assauts:
Jamais pourtant ils n'ont pu me détruire, etc.

Pour se faire entendre, tant de ceux qui étaient au-dedans que de ceux qui étaient au-dehors, Arnaud monta sur un banc, placé dans le vide de la porte, et prit pour texte de ses instructions quelques versets de ce dernier cantique.

À la vue de ce temple, à l'ouïe de ces chants sacrés et de cette prédication d'un serviteur de Dieu environné de dangers, plusieurs se souvinrent du, dernier pasteur qui eut prêché en ces lieux, du bienheureux Leydet, surpris par les papistes comme il chantait des psaumes sous un rocher, et qui mourut martyr, en 1686, en confessant le nom du Sauveur. Tout ici, le présent et le passé, s'unissaient pour donner à l'assemblée une émotion profonde et pour lui faire chercher en haut le secours dont elle éprouvait le besoin.
S'étant assurés que les villages supérieurs de la vallée de Saint-Martin, à peine habités par un petit nombre de papistes, étaient dégarnis de troupes, nos conquérants du sol natal se hâtèrent de passer dans la vallée de Luserne par le col de Giulian (ou Julian), qu'ils trouvèrent occupé par deux cents soldats des gardes. Les attaquer malgré leurs bravades (14), les forcer dans leurs retranchements, les mettre en fuite, fut l'affaire d'un instant. Cette action coûta la vie à un seul Vaudois. Les fuyards y perdirent leurs munitions, leurs provisions et leur bagage; butin agréable aux vainqueurs, qui leur tuèrent encore trente et un hommes en les poursuivant. Des montagnes, la petite armée, se précipitant dans la large vallée de Luserne, surprit Bobbi qui en occupe le fond et en chassa les nouveaux habitants. Puis passant, pour un jour, des fatigues de la marche et des luttes armées aux séances paisibles, elle se transforma en assemblée religieuse, écoutant avec recueillement les exhortations d'un de ses pasteurs, M. Montoux, ou en conseil national, délibérant sur ses intérêts et s'imposant à soi-même des lois, garantie d'ordre et de justice. Un serment d'union et de fidélité à la cause commune, à celle de leur rétablissement dans les héritages de leurs pères avec l'usage de leur sainte religion, fut prêté devant la face du Dieu vivant par les pasteurs, capitaines et autres officiers à tous ceux de la troupe, et par ceux-ci aux premiers. On jura également de mettre en commun le butin, de respecter le nom de Dieu, et de travailler à retirer leurs frères des liens de la cruelle Babylone. Quatre trésoriers et deux secrétaires furent préposés sur le butin, un major (15) et un aide-major établis sur les compagnies.

Le grand bourg du Villar, au milieu de la vallée de Luserne, fut attaqué comme Bobbi l'avait été; et, d'abord, les ennemis s'enfuirent, les uns dans le val Guichard, sur la rive droite du Pélice, les autres dans le couvent où ils furent serrés de près. Mais un renfort considérable de troupes régulières étant monté à leur secours, les Vaudois se virent forcés de battre en retraite sur Bobbi, et même quatre-vingts des leurs n'échappèrent qu'en se dispersant pour se rejoindre loin du corps principal, sur le Vandalin, limite des Alpes d'Angrogne. Montoux, le second pasteur, séparé des siens dans le trouble d'un pareil moment, fut entouré par les ennemis, puis conduit dans les prisons de Turin, où il resta jusqu'à la paix. Arnaud se crut perdu trois fois; trois fois, il se mit en prière avec six des siens, et trois fois Dieu éloigna le coup fatal. Enfin ce chef, dont la vie était si précieuse, atteignit la cime sur laquelle les quatre-vingts avaient fait halte.

Cette défaite changea la situation. Les huit premiers jours de leur rentrée, les Vaudois, prenant l'offensive, avaient battu successivement tous les corps qui s'étaient trouvés sur leur chemin. Désormais, ils n'attaqueront plus que rarement et seulement des convois, des postes avancés, des colonnes détachées. Réduits à la défensive, ils se retrancheront dans les retraites des montagnes, d'un abord difficile, dans des forteresses naturelles aisées à défendre, tandis que leurs détachements battront la campagne pour se procurer quelques vivres. C'est sur les pentes de leurs monts, au centre de leurs verdoyants pâturages, jadis peuplés de leurs troupeaux, maintenant solitaires, qu'ils vendront chèrement leur vie. Décidés, du moins, à mourir dans leur héritage, sur leur sol veuf et désolé, ils ne poseront leurs armes qu'avec le dernier soupir, ou à la paix, si leur prince leur en offre une honorable.

Abandonnant donc l'espérance de se maintenir dans leurs anciens villages de la riche vallée de Luserne, renonçant même à la possession du Villar et de Bobbi, les Vaudois se retirèrent sur les hauteurs de ce dernier endroit, aux granges du Serre-de-Cruel, localité naturellement forte où ils portèrent leurs malades et leurs blessés. Les quatre-vingts qui s'étaient réfugiés dans les Alpes d'Angrogne, ayant reçu du renfort, formèrent une brigade active et alerte, qui tint constamment la campagne, explora les hameaux et les villages de ce vallon, y livra plusieurs combats, entre autres un près de la Vachère et du mont Cervin. Dans ce dernier, ils tinrent tête à six cents hommes, leur en tuèrent cent et n'en perdirent eux-mêmes que quatre. Mais leurs privations étaient grandes. Plus d'une fois, ils n'eurent pour aliment que des fruits sauvages. Vingt-neuf hommes revinrent un soir n'apportant qu'un pain de noix dont ils durent se contenter. Un détachement qui rejoignit le camp volant, avant le combat qu'on vient de mentionner, avait passé deux jours sans rien manger; encore ne put-on donner à chacun pour le réconforter qu'un morceau de pain à peine gros comme la paume de la main. Le soir de ce même jour, tous ces hommes réfugiés dans les rochers près d'un petit hameau, nommé Turin, (16), s'estimèrent heureux de se nourrir de choux crus qu'ils n'osèrent cuire au feu par crainte d'être découverts. Le lendemain au Crouzet, aussi dans le val Saint-Martin, ils n'eurent pour apaiser leur faim et reprendre des forces qu'une soupe faite avec des choux, des pois et des poireaux, sans sel, sans graisse et sans aucun assaisonnement, ce qui ne les empêcha pas de la manger avec grand appétit.

Table des matières

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(1) Qu'on ne dise point que la cour de Turin avait tenu les promesses faites par elle aux Vaudois, lorsque MM. de Muralt, députés des Cantons évangéliques, négociaient les conditions de l'émigration, ni celles que le prince Gabriel de Savoie avait faites au nom du duc, son neveu, pour engager les Vaudois, non encore vaincus, à poser les armes.

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(2), Savoir, du val Cluson ou Pragela, du Queyras, de l'Embrunois, etc. Leurs capitainesse nommaient Martin, Privat, Lucas, Turel, Fonfrède et Chien.

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(3) Angrogne eut trois compagnies et pour capitaines, Laurent Buffa, Étienne Frasche et Michel Bertin; - Saint-Jean deux, sous les capitaines Bellion et Besson; - la Tour une, sous Jean Frasche; - Villar une, sous Paul Pelenc ; - Bobbi deux, sous les capitaines Martinat et Mondon ; - Prarustin une, sous Daniel Odin ; - Saint-Germain et Pramol une, 80 us le capitaine Robert; - Macel une, sous Philippe Tron-Poulat; Prali une, sous le capitaine Peyrot.

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(4) À Nernier probablement.

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(5) Que l'auteur de la Rentrée appelle montagne de Haute-Luce, du nom du village qui est à ses pieds, mais qui est, sans doute, ou le col Joli (haut de 7240') ou le col de la Fenêtre (ou Portetta, comme on le nomma à M. Brockedon, qui a visité ces contrées et suivi le même chemin que les Vaudois). (Voir les Vallées Vaudoises pittoresques, par Beattie, p. 168.) Il est difficile, et peut-être impossible, de préciser par lequel des deux cols les Vaudois passèrent ; ils ne pourraient pas le dire eux-mêmes, ayant dû s'en remettre, par l'épais brouillard qu'il faisait, au guide dont ils se défiaient, qu'ils durent menacer, et qui peut-être les conduisit par rancune par les chemins les plus épouvantables.

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(6) Il n'est pas probable que Arnaud, à qui on attribue la rédaction de l'histoire de la Glorieuse Rentrée, ait parlé ainsi de lui-même. Mais il se pourrait que ces louanges soient une citation du journal du jeune Paul Renaudin (ou Reynaudin) de Bobbi, que Arnaud aurait reproduites textuellement. L'auteur de la Glorieuse Rentrée reconnaît, en effet, que ce journal, écrit fort fidèlement et avec beaucoup d'exactitude, lui a fourni plusieurs bons mémoires pour son histoire.
Le vieillard Josué Janavel, resté à Genève, put entendre avant sa mort la lecture du manuscrit de son jeune compatriote et en reçut de vives émotions. Paul Renaudin avait quitté Bâle où il étudiait, pour prendre le mousquet. Il se remit aux études après la paix et mourut pasteur à Bobbi. (Hist. de la Glorieuse Rentrée, édition de 1710, pages 69 et 175, ou édition de 1845, pages 65 et 131.) Voir aussi la thèse savante sur les Vaudois qui existe à la bibliothèque de Bâle.

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(7) C'étaient les sommités et les glaciers du Mage, de Trez-la-Tête, etc. (2) L'auteur de la Rentrée a cru que ces cabanes étaient Saint-Nicolas de Vérose, en quoi il a probablement fait erreur ; car il dépeint le lieu comme profond, semblable à un abîme désert et froid, taudis que Saint-Nicolas est un grand village, dans une situation riante à mi-côte du Mont-Joli. Les cabanes, dans lesquelles nos voyageurs trouvèrent un si triste gîte, étaient peut-être des chalets dépendants de Saint-Nicolas, mais situés plus haut dans la vallée au pied du col du Bonhomme. M. Brockedon cité dans les Vallées Vaudoises pittoresques, par M. Beattie, comme ayant visité ces contrées d'après l'itinéraire vaudois, croit que, ces cabanes dont parle la Rentrée pourraient être les chalets de la Barme.

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(8) La correspondance. du prélat disparut aussi. Il paraît qu'elle parvint au roi de France, ce qui causa un déplaisir infini au cardinal qu'elle compromettait. Mais les Vaudois ont toujours déclaré qu'ils étaient entièrement étrangers à cette affaire.

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(9) C'est l'opinion de M. Brockedon, qui a exploré avec soin ces lieux. L'auteur de la Rentrée donne un autre nom à cette montagne, celui de Tourlier.

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(10) Il paraît que la cavalerie piémontaise du comte de Verrue, qui occupait Suse, se mit aussi en campagne. Mais la majeure partie des troupes étaient françaises. Chaque nation gardait ses prisonniers. (Voir Histoire Militaire, etc., par le comte de Saluces, t. V, 1). 6 et 7. )

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(11). probablement des Français du Pragela ou du Dauphiné que le voisinage de leur patrie, de l'entreprise commune.

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(12) Les Vaudois appellent Alpes, les hauts pâturages sur lesquels existent des chalets.

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(13) Exhortés à prier, ces pauvres papistes ignorants demandèrent comment il fallait faire ? (V. Glorieuse Rentrée.)

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(14) Venez, venez, barbets du diable, leur criaient ces soldats, nous occupons tous les passages, et nous sommes trois mille. Leur sentinelle criait à tue-tête - Qui vive ? si vous ne parlez, je tire, je tire. (Voyez Glorieuse Rentrée.)

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(15) Ce fut le capitaine Odin ; Arnaud commandait en chef.

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(16) Rière Fayet, val Saint-Martin.

 

 

CHAPITRE XXV. (suite 2)

LES VAUDOIS RÉFUGIÉS EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX (1686-1690).

Leur arrivée à Genève. - Dissémination en Suisse. - Projet et première tentative de rentrer aux Vallées. - Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes allemands. - Henri Arnaud. - Seconde tentative. - Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat et le Wurtemberg. - Retour en Suisse de la plupart d'entre eux. - Troisième tentative. - Les Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs Vallées. - Difficulté de la situation, mesure cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs, puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. - Désertions. - Forcés successivement se réfugient à la Balsille. - Attaqués en vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. - Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. - Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées.


Toutefois la petite armée butinait par ci par là quelques provisions meilleures, qu'elle mettait en réserve, et dont elle se soutenait aussi. S'étant établie aux Prals (Prali) pour deux jours, elle récolta dans les champs tout le blé qu'elle put (1), et se hâta d'en faire moudre aux moulins de ce lieu (2). Au milieu de ces luttes et de ces travaux, les devoirs religieux n'étaient pas négligés. Arnaud distribua la sainte cène aux troupes qui l'accompagnaient. Il se rendit ensuite sur le territoire de Bobbi, pour accomplir le même acte de foi avec les Vaudois qui s'y trouvaient.

La petite, armée était demeurée maîtresse du val Saint-Martin par la retraite des troupes piémontaises du marquis de Parelle qui, en partant, avait incendié le Perrier. Profitant de cet avantage, elle procéda à la récolte en grand des blés sur pied, au battage et à leur transport dans le village reculé de Rodoret, où elle établit son magasin. C'était aussi la saison des vendanges dans le bas de la vallée, ainsi que celle de la récolte des noix, des pommes et des châtaignes (3). Le camp volant, vigilant et actif, captura des convois de denrées et de vin assez considérables, de sorte que, si aucun malheur ne survenait, l'avenir, sous le rapport des vivres n'était point menaçant.

La satisfaction générale fut troublée en ce moment par la désertion du capitaine Turel, français, qui, bien que brave et estimé, abandonna l'espoir du succès final et entraîna quatre amis à fuir avec lui. L'infortuné n'échappa aux privations qu'il redoutait que pour endurer un supplice horrible. Ayant été saisi à Embrun il fut roué vif, à Grenoble, entre douze misérables, dont six furent pendus à sa droite et six à sa gauche (4).

Le corps de Vaudois resté sur les hauteurs de Bobbi et considérablement affaibli par les secours envoyés à la colonne qui parcourait le vallon d'Angrogne, et surtout par la forte division jetée dans la vallée de Saint-Martin, ne resta cependant pas inactif. Il incendia et ruina le couvent abandonné du Villar pour que, au retour de l'ennemi, on n'en fit pas une forteresse. Il mit en cendres Rora, renversa le temple (papiste), tua plus de trente personnes et emmena beaucoup de bétail. Mais quand les troupes piémontaises, stationnées dans la vallée, eurent reçu des renforts assez considérables pour couvrir de leurs soldats les montagnes, les Vaudois se virent forcés d'abandonner leur refuge du Serre-de-Cruel, après y avoir mis le feu, et de se retirer dans un asile plus sur, aux Pausettes, au pied de l'Aiguille, pic facile à défendre, dans les rochers duquel ils construisirent quelques huttes pour y mettre en sûreté les vivres que l'on apportait des Prals.

Dans plus d'une affaire, les Vaudois, traqués comme des bêtes fauves, firent repentir les agresseurs de leur audace. Quelquefois même ils reprirent l'offensive, comme à Sibaut où les soixante braves qui stationnaient aux Pausettes forcèrent les retranchements derrière lesquels un corps d'égale force montait la garde. Ils jetèrent le capitaine et quelques-uns des siens en bas les rochers et leur firent éprouver une perte de trente-quatre hommes, n'ayant eux-mêmes à regretter la mort d'aucun des leurs. Mais bientôt, perdant courage à la vue de tant d'ennemis, ils abandonnèrent leur nouveau refuge, les fortifications des Pausettes, et enfin le poste imprenable de l'Aiguille (5), laissant toutes leurs provisions d'hiver à la merci des soldats qui en répandirent sur le sol et mirent le feu aux baraques qui contenaient le reste. Leur troupeau même leur fut enlevé. Poursuivis de rochers en rochers, contraints de se cacher dans des gorges horribles, sur des précipices ou dans des cavernes glacées, privés de leurs magasins, ne pouvant se procurer de nourriture qu'au péril de leur vie, ils auraient succombé misérablement, si la Providence n'eût constamment veillé sur eux, et ne les eût enfin réunis au corps principal qui opérait dans la vallée de Saint-Martin.

Comme l'indique ce qui précède, avec l'automne avaient paru dans les Vallées de nombreux bataillons, piémontais et français, les premiers sous le commandement du marquis de Parelle, lieutenant-général, les derniers sous celui de M. de l'Ombraille. Leurs troupes couvraient tous les villages et tous les passages, à l'exception de quelques rares hameaux et sentiers. Le vallon de Rodoret assailli au milieu d'octobre (en même temps que le poste de l'Aiguille), par une troupe d'ennemis, avait été reconnu intenable. La désertion avait recommencé parmi les réfugiés français. Ni la crainte de périr misérablement comme Turel, ni de meilleurs sentiments ne retinrent le capitaine Fonfrède, son lieutenant et vingt soldats, qui s'enfuirent en Pragela où ils furent bientôt arrêtés, puis pendus. La situation de la petite armée vaudoise était des plus critiques assurément, poursuivie sans relâche, comme elle l'était, par des forces vingt fois plus considérables.
Aussi, le 22 octobre, deux mille Français ayant passé du Pragela dans la vallée de Saint-Martin et dressé leur camp à Champ-la-Salse, le petit résidu des Vaudois tint-il conseil à l'entrée de la nuit, à Rodoret, sur le parti qu'il lui convenait de prendre. On reconnut qu'à la longue, en présence de tant d'ennemis, ce poste ne serait pas tenable. Mais, où se retirer ? Dans les montagnes de Bobbi, conseillaient les uns; dans les Alpes d'Angrogne, sur les pas du vaillant capitaine Buffa, soutenaient les autres. Quoiqu'il semblât que ce dernier parti fût le plus généralement goûté, les partisans du premier ne voulaient absolument pas s'y joindre. La division se glissait entre les chefs; l'on courait à une ruine certaine. C'est alors que le pieux Arnaud s'écria, qu'il fallait prier Dieu, et sans attendre de réponse, il invoqua Celui qui donne la sagesse, la prudence et l'union; puis, après avoir exhorté sérieusement et chaleureusement ses compagnons à sacrifier leurs vues particulières au jugement des autres, il leur conseilla un troisième parti, celui de se retirer à la Balsille, proposition qui enleva aussitôt tous les suffrages; si bien que la nuit même, deux heures avant le jour, on était en route pour s'y rendre. Voulant se dérober aux ennemis, on passa par dos lieux si dangereux qu'il fallut souvent se servir des mains autant que des pieds pour assurer ses pas (6). L'attention générale fut si occupée dans de tels moments que les otages s'enfuirent, après avoir corrompu leurs gardes.

Le lecteur se souvient de la position du village de la Balsille, sur la Germanasque, à l'extrémité habitable au nord-ouest du val Saint-Martin, séparé du val Pragela par les cols de Damian (ou Dalmian) et du Pis, dans la même direction, et par celui du Clapier vers l'est. Le groupe principal des maisons est sur le torrent, au pied de montagnes dont les pentes rapprochées regardent le soleil levant. Un pont de pierre, près duquel est un moulin, unit les deux portions du village, situé à l'est, au pied des rochers escarpés du Guignevert qui s'élève vers l'occident et qui est fortement boisé dans sa partie basse. De cette paroi accidentée s'avance contre la rivière et sur les habitations un rocher assez élevé, aplati et abrupte par place, par étages, véritable fortification naturelle. Trois fontaines y fournissent de l'eau. C'est sur ce roc que les Vaudois se postèrent avec la ferme résolution d'y attendre de pied ferme les ennemis, sans plus se fatiguer à courir de montagne en montagne, comme ils l'avaient si souvent fait. Pour s'y maintenir, ils commencèrent à se retrancher, firent des chemins couverts, des fossés et des murailles, et creusèrent plus de quatre-vingts cabanes dans la terre en les entourant de canaux qui en éloignaient l'eau. Après la prière du matin (7), ceux qui étaient désignés allaient travailler aux fortifications. Les retranchements consistaient en coupures l'une sur l'autre. On en fit jusqu'à dix-sept, là où le terrain était le moins en pente, et on les disposa de telle manière, qu'au besoin on pouvait se retirer de l'une dans l'autre, et que si les assiégeants emportaient la première, la seconde restait, puis la troisième, et ainsi de suite jusqu'au sommet du rocher. On retira de la Germanasque la meule que les propriétaires Tron-Poulat y avaient jetée trois ans auparavant, en quittant ces lieux, et on remit en activité le moulin qui rendit de grands services (8). Un fortin fut aussi construit au-dessus du château que nous venons de décrire, sur un roc plus élevé mais attenant, séparé lui-même de la montagne, vers le haut par une déchirure, où l'on fit un triple retranchement. Enfin, sur une arête élancée, dominant leurs ouvrages, ainsi que la vallée, on laissa continuellement un corps-de-garde pour avertir la place du moindre mouvement, des ennemis.

Les Vaudois n'avaient pas commencé ces travaux depuis plus de trois 'ou quatre jours, que les bataillons français qui, ne les ayant pas atteints à Rodoret, n'avaient pu faire main basse que sur leurs abondantes provisions, pénétrèrent dans la vallée, venant des Prals, ainsi que d'autres troupes de la même nation, commandées par M. de l'Ombraille. Bientôt, les Vaudois se virent enfermés de toutes parts. Leur poste avancé de Passet, qui couvrait l'entrée de la Balsille, leur fut en même temps enlevé par stratagème, mais sans perte pour eux, et, le 29 octobre, les ennemis s'avancèrent pour attaquer le château. Dans ce but, ils remplirent les bois, dont la montagne contre laquelle s'appuie la Basille est couverte, de détachements qui les bloquèrent depuis le vendredi au dimanche soir, et qui souffrirent extrêmement, la neige ne cessant pas de tomber. Une chaude affaire, dans laquelle ils perdirent au passage du pont une soixantaine d'hommes tués et autant de blessés, leur démontra enfin l'impossibilité de forcer pour le moment une position aussi bien retranchée et défendue. Toutes leurs sommations de reddition avaient été rejetées. Les Vaudois n'avaient pas perdu un seul homme.

Dans le cours de novembre, comme déjà une partie des troupes françaises se retirait découragée, de l'Ombraille averti par les rapports d'un apostat, qui avait visité la Balsille, que le moulin de Macel était souvent employé par ceux du château, y envoya cinq cents soldats qui ne capturèrent cependant qu'un seul homme et en tuèrent deux. C'étaient des réfugiés français. Le survivant qui n'était. sorti, le jour qu'il fut pris, que pour soigner ses deux amis malades et les ramener au château, dut porter leurs têtes à la Pérouse, au quartier du général. Ses discours édifiants intéressèrent si vivement le juge du lieu que, quoique catholique romain, il demanda, mais vainement, sa grâce à l'inflexible l'Ombraille. Sa constance dans la profession de sa foi, sa sérénité en montant la redoutable échelle, firent une profonde impression sur les Pragelains (9), témoins de son supplice, et qui pour la plupart avaient changé de religion par faiblesse. Sa dernière prière leur fit répandre beaucoup de larmes.

Soit que la saison fût trop avancée, soit que la position de la Balsille parût trop forte pour être enlevée par les moyens dont ils pouvaient disposer, les ennemis abandonnèrent les vallons supérieurs de toute la vallée de Saint-Martin, Macel, la Salse, Rodoret et les Prals, brûlant presque toutes les maisons, les granges et les paillers (10), emportant ou détruisant les provisions de blés et de denrées, et criant aux Vaudois de prendre patience jusqu'à Pâques en les attendant. Retirés dans de meilleurs cantonnements, ils avaient leurs postes avancés à Maneille et au Perrier.

Grâce à cette retraite, les Vaudois se sentirent parfaitement libres de leurs mouvements. Les premiers mois de leur retour dans leur patrie s'étaient écoulés, il est vrai, dans la privation et la souffrance, au milieu de combats journaliers; mais du moins, anciens propriétaires du sol, ils en étaient restés les maîtres. Dieu, qui les avait protégés dans le moment des premiers dangers et qui leur faisait atteindre la saison morte, pendant laquelle personne ne s'aviserait de les venir attaquer dans leurs montagnes, ne pourrait-il pas les délivrer encore par la suite ? Ils étaient donc, sinon heureux, du moins reconnaissants et pleins d'espérance. La désertion plutôt que la mort avait un peu éclairci leurs rangs. Toutefois leur nombre, dans la vallée de Saint-Martin, montait encore à quatre cents, sans compter la petite division qui se tenait sur les monts d'Angrogne, et une ou deux petites bandes dans les combes sauvages du val Guichard, ou entre les rocs des Alpes de Bobbi.

Une chose leur donnait à penser; c'était leur nourriture... Où la prendre? L'ennemi, qui avait détruit tout ce qu'il avait pu en se retirant, leur fermait tous les passages vers les lieux habités. La bonne Providence y avait pourvu en recouvrant de neige les champs de seigle, mûri en septembre, que les cultivateurs papistes en fuite n'avaient pu moissonner, qu'eux-mêmes n'avaient fauchés qu'en partie, et en les soustrayant à l'attention et aux dévastations des soldats. Restés intacts sous cette couche protectrice, ils fournirent un aliment sain et abondant aux reclus de la Balsille qui les moissonnèrent pendant l'hiver. En outre, de forts détachements, passant à l'improviste dans les vallées de Pragela et dit Queyras, en rapportaient du sel, de la graisse, du vin et d'autres provisions (11). Par ces divers moyens leur subsistance fut assurée.

Les plus à plaindre d'entre les Vaudois furent ceux que le cours de la guerre, ou quelque imprudence, avaient jetés loin de leurs frères. Le fait suivant révélera leurs angoisses. Une bande de douze qui s'était retirée dans une balme ou grotte isolée, derrière l'Essart, territoire de Bobbi, se vit contrainte par la faim à en sortir pour se procurer des vivres. Rentrée dans son asile, elle jugea que les traces de ses pas sur la neige pourraient être aperçues, et se décida à en chercher un nouveau dans la balme de la Biava, de difficile accès. À peine en route, elle vit derrière elle une troupe de cent vingt-cinq paysans qui, un quart-d'heure plus tôt, l'aurait surprise et entourée; jetant donc aussitôt son petit bagage, elle fit diligence et atteignit une cime du haut de laquelle elle tira avec tant d'aplomb et de justesse sur les assaillants, que des quinze premiers coups treize portèrent, et que lorsque les paysans eurent demandé à parlementer, et qu'ils eurent consenti à une retraite honorable des deux côtés, ils avouèrent douze morts et treize blessés. Le sang d'aucun des douze n'avait coulé. Leur victoire néanmoins ne les avait tirés de peine que pour un jour et pour moins de temps encore; car, en se rendant vers le soir par des sentiers détournés à la baume de la Biava, ils virent cent fois la mort au fond des abîmes sous leurs pieds. La situation de leur nouveau refuge ne laissait rien à désirer sous le rapport de la sécurité. Ils y eussent pu passer des mois sans s'y voir poursuivis. Mais après deux jours, l'intensité du froid les en chassa. Ils redescendirent donc dans des contrées moins sauvages pour chercher un climat plus doux, ou un meilleur gîte au milieu de nouveaux dangers. Attristés par la souffrance, animés d'une sombre résolution, ils suivaient leur chemin, quand ils rencontrèrent une bande armée. En un clin d'oeil, ils se sont retranchés derrière une maison, et leur feu a tué un homme à l'ennemi, quand, à leur grande douleur comme à leur vive joie, ils reconnaissent dans les arrivants des frères, des Vaudois. Ce fut en versant des larmes qu'ils coururent à eux. Ils passèrent tous ensemble le col Giulian et vinrent chercher au château de la Balsille le repos, le couvert, la subsistance et la sécurité que les douze fugitifs avaient presque désespéré de retrouver jamais.

L'hiver se passa paisiblement à la Balsille, dans les travaux de défense, dans les soins d'approvisionnements et dans les préoccupations de l'avenir, tempérées par la confiance en Dieu que le pieux Arnaud entretenait chez tous par sa contenance, par ses discours et par les exercices du culte. Des visites officieuses et des messages de parents, ou d'officiers au service du duc, interrompirent seuls la monotonie. Toutes ces démarches tendaient au même but, l'intimidation. On désirait amener les Vaudois à négocier leur éloignement définitif du sol natal. À cet effet, on cherchait à les effrayer par des confidences sur le sort qui les attendait. Une nombreuse armée les envelopperait au printemps et les détruirait. S'ils étaient sages, ils accepteraient des conditions pendant qu'on pouvait encore les accorder. On les conjurait de ne pas compromettre davantage la cause de leurs parents détenus dans les prisons, non plus que les intérêts de ceux qui, devenus papistes, habitaient leurs anciens villages; de penser aussi à leurs femmes et à leurs enfants qu'ils avaient laissés en Suisse, et qui seraient privés de leurs appuis naturels par leur inconcevable et imprudente ténacité. On leur reprochait aussi leur tentative, comme si elle eût été un acte de rébellion, un crime contre leur souverain légitime. Le dernier argument était le seul qui méritât une réponse motivée de la part d'hommes qui, prêts eux-mêmes à tous les sacrifices, ne pouvaient être détournés de leur entreprise par la considération des souffrances de quelques personnes isolées. Arnaud s'expliqua plusieurs fois sur ce point, et en particulier dans une lettre que le conseil de guerre, dont il était le président, écrivit au marquis de Parelle, en le priant d'en soumettre le contenu à son altesse royale. On y lit :

1° « Que les sujets de son altesse royale, habitant les Vallées, ont été en possession des terres (qu'ils réclament et) qui leur appartenaient de temps immémorial, et que ces terres leur ont été laissées par leurs ancêtres.

2° » qu'ils ont de tout temps payé exactement, à son altesse royale, les impôts et les tailles qu'il lui plaisait d'imposer.

3° Qu'ils ont toujours rendu une fidèle obéissance aux ordres de son altesse royale, dans tous les mouvements qui sont arrivés dans ses états.

4° Qu'en ces derniers mouvements (12), suscités contre ses fidèles sujets par d'autres ressorts que celui de son altesse. royale (13), il n'y avait seulement pas un procès criminel dans les Vallées, chacun s'occupant à vivre paisiblement dans sa maison, en rendant à Dieu l'adoration que toutes les créatures lui doivent, et à César ce qui lui appartient, et que cependant un peuple si fidèle, après avoir beaucoup souffert dans les prisons, se voit dispersé et errant dans le monde. On ne trouvera sans doute pas étrange si ces gens ont à coeur de revenir dans leurs terres. Hélas ! les oiseaux, qui ne sont que des bêtes dépourvues de raison, reviennent en leur saison chercher leur nid et leur habitation, sans qu'on les en empêche; mais on en empêche des hommes créés à l'image et à la ressemblance de Dieu. L'intention des Vaudois n'est point de répandre le sang des hommes, a moins que ce ne soit en défendant le leur; ils ne feront de mal à personne; s'ils demeurent sur leurs terres, c'est pour être, comme ci-devant, avec toutes leurs familles, bons et fidèles sujets de son altesse royale, le prince souverain que Dieu leur a donné. Ils redoubleront leurs prières pour la conservation de son altesse royale et de toute sa maison royale, et surtout pour apaiser la colère de l'Éternel, qui parait courroucé contre toute la terre (14). »

Comme les Vaudois ne pouvaient se soumettre sans condition, et que l'heure n'était point encore venue en laquelle leur prince reconnaîtrait la justice de leur cause, la négociation, interrompue après quelques pourparlers, n'eut aucun résultat.
Quand les neiges eurent commencé à fondre dans les vallées supérieures, et que les passages par-dessus les monts purent être considérés comme praticables, on vit les troupes françaises s'acheminer vers la Balsille, du bas de la vallée de Saint-Martin, et de celle de Pragela par le col du Clapier et par celui du Pis. Celles qui pénétrèrent par ce dernier passage restèrent deux jours sur la montagne, dans la neige et sans feu, de peur d'être découvertes. Les soldats furent réduits à se serrer étroitement les ans contre les autres pour se réchauffer, attendant ainsi l'ordre de se remettre en marche et d'investir la place.

Nous avons décrit la position du château et les moyens de défense qu'on avait ajoutés à ceux qu'il devait à la nature. Il en est un cependant que nous n'avons pas encore indiqué, parce qu'il a été organisé pendant l'hiver. L'abord, de la place n'étant possible, avec quelque chance de succès pour les assaillants, que du côté d'un ruisseau qui coule au pied du château où le terrain est moins escarpé, Arnaud avait fortifié avec un soin particulier cette face. Il avait fait planter de bonnes palissades et élever de petits parapets, avec des arbres disposés de manière que les rameaux et les branches étaient du côté des ennemis, et le tronc avec les racines du côté des Vaudois. Et, pour les affermir, on les avait chargés de grosses pierres, en sorte qu'il n'était pas plus facile de les arracher que de les escalader.

L'illustre de Catinat, lieutenant-général des armées du roi de France, commandait les troupes, réunies autour de la Balsille, au nombre de vingt-deux mille hommes, dont dix mille Français et douze mille Piémontais; masse, sans doute, trop considérable pour livrer l'assaut, mais dont les deux tiers devaient être employés à investir la place, à en garder tous les passages, afin de faire prisonniers les cinq cents assiégés, s'ils tentaient de s'enfuir. Catinat, pressé de se porter ailleurs, espérait d'en finir en un jour (15).

Le feu commença le lundi matin, le" mai 1690. Les dragons, campés dans un bois à la gauche du château, traversèrent la rivière et s'embusquèrent le long de ses rives, sous une grêle de balles et avec une grande perte d'hommes. Des centaines de soldats de son altesse royale restèrent immobiles à leur premier poste (16). Le gros des forces ennemies s'approcha des masures de la Balsille au pied du rocher, mais il se retira promptement, laissant beaucoup de morts sur la place et emportant quantité de blessés. Un ingénieur (17) ayant observé les abords du château avec une lunette d'approche, et ayant cru remarquer que l'endroit le plus faible était sur la droite, on détacha un corps choisi du régiment d'Artois, fort de cinq cents hommes pour l'assaut. Sept cents paysans du Pragela et du Queyras devaient le suivre pour arracher les palissades et les parapets. Au signal donné et à la faveur des décharges générales des sept mille soldats entrés en ligne, le bataillon choisi s'élance sur le retranchement désigné, avec une ardeur sans pareille. ils crurent qu'il n'y avait qu'à écarter les rameaux serrés et qu'ils auraient ensuite un chemin ouvert, mais ils s'aperçurent promptement que les arbres étaient inébranlables et comme cloués au sol par la masse de pierres qui les retenaient. Les Vaudois voyant qu'ils n'en pouvaient venir à bout, et les apercevant aussi près d'eux, commencèrent un feu si vif, les jeunes chargeant les fusils que les plus aguerris déchargeaient d'une main sûre, que, malgré la neige qui tombait et qui humectait la poudre, les rangs des assaillants s'éclaircissaient à vue d'oeil. Et quand le désordre se glissa parmi ces victimes de l'assaut, les Vaudois sortirent brusquement de leurs retranchements, poursuivirent et mirent en pièces les débris de cette troupe d'élite, dont il n'échappa que dix ou douze sans chapeaux et sans armes. Leur commandant, de Parat, blessé à la cuisse et au bras, ayant été trouvé entre des rochers, fut fait prisonnier ainsi que deux sergents qui étaient restés fidèlement à ses côtés pour prendre soin de lui. Chose surprenante! les Vaudois n'eurent ni mort ni blessé. Les ennemis consternés se retirèrent le même soir, les Français à Macel, les Piémontais, qui étaient restés tranquilles spectateurs du combat, à Champ-la-Salse.

Trois jours plus tard, les ennemis passèrent sur le territoire français (val Pragela) pour s'y restaurer, bien résolus à revenir pour venger un tel affront et à mourir plutôt que d'abandonner leur entreprise. Le même jour, Arnaud fit une prédication si touchante et fut lui-même si ému, que troupeau et pasteur ne purent retenir leurs larmes.

Au dépouillement des morts, l'on trouva sur eux des charmes ou préservatifs contre les attaques du malin et contre la mort ; précaution jugée indispensable par des hommes à qui l'on faisait croire que les barbets avaient communication avec le diable (18).
Catinat, profondément blessé de l'échec qu'il avait éprouvé, prit toutes les dispositions nécessaires pour en tirer une éclatante vengeance; mais il ne jugea point à propos d'exposer une seconde fois sa personne et ses espérances au bâton de maréchal de France, et il remit l'exécution de l'entreprise à l'ambassadeur du roi à l'a cour de Savoie, M. le marquis de Feuquières.

Le samedi, 10 de mai, la garde avancée signala rapproche des ennemis. Aussitôt les postes extérieurs furent abandonnés, et tout se replia dans le château. On renonça à regret aux exercices de préparation à la sainte cène qu'on s'était proposé de prendre le lendemain, jour de la Pentecôte. Le même soir, les ennemis campaient déjà à proximité; cette fois, au nombre de douze mille soldats seulement et de quatorze cents paysans. Divisés en cinq corps, ils enveloppèrent complètement la place ; deux stationnèrent dans la vallée, au Passet, et au pied de la montagne près de la Balsille; les trois autres sur les hauteurs voisines du fort, l'un au Clos-Dalmian, l'autre en haut sur les rochers, le dernier dans le bois de l'envers du château, au Serre de Guignevert. Rompus avec la tactique des sièges, ils s'approchèrent du château, à la portée du mousquet, en se retranchant derrière de bons parapets. Car, outre les pionniers en grand nombre et les soldats de service au feu ou à la tranchée, tous les autres s'employaient à faire des fascines et à les porter à la queue des travaux. De jour, l'attaque de leurs ouvrages était impossible, car les ennemis apercevaient à peine le chapeau d'un Vaudois qu'ils lui lâchaient une centaine de coups de fusils, sans courir de leur côté aucun risque, protégés comme ils l'étaient par des sacs de laine et par leurs parapets. Mais il ne se passa presque pas de nuit que les assiégés ne fissent des sorties.

Voyant que le feu de la mousqueterie n'aboutissait qui perdre des balles et de la poudre, de Feuquières fit porter du canon (19) à la hauteur du château, sur la montagne du Guignevert ; puis il arbora un drapeau blanc et ensuite un rouge pour faire comprendre aux assiégés que, s'ils ne demandaient pas la paix, ils n'avaient plus de quartier à espérer. lis avaient déjà été invités à se rendre et avaient répondu : « N'étant point sujets du roi de France, et ce monarque n'étant point maître de ce pays, nous ne pouvons traiter avec ses officiers. Étant dans les héritages que nos pères nous ont laissés de tout temps, nous espérons avec raide de celui qui est le Dieu des armées, d'y vivre et d'y mourir, quand nous ne resterions que dix! Si votre canon tire, nos rochers n'en seront pas épouvantés et nous entendrons tirer. »

Le lendemain 14, le canon tonna en effet toute la matinée. Les boulets firent brèche aux murailles et l'assaut fut ordonné sur trois points. Une colonne monta par le Clos-Dalmian ; une seconde, par l'avenue ordinaire, et la troisième par le ruisseau, sans s'inquiéter du feu des assiégés, ni des pierres qu'ils faisaient rouler sur elles. Les ennemis, d'ailleurs, protégeaient les leurs par une pluie de balles qui cependant, par un miracle de la bonté divine, ne tua personne dans le château. Mais les Vaudois, assaillis à la fois par tant d'endroits et par des forces si disproportionnées, se virent contraints d'évacuer leurs retranchements inférieurs. En les quittant, ils ôtèrent la vie à M. de Parat, leur prisonnier (20).

La Balsille ne pouvait être défendue bien plus longtemps. Le corps-de-garde placé sur un pie élevé eu avait été chassé par les ennemis qui le mitraillaient depuis les rochers voisins. Le fortin comme les retranchements supérieurs du château allaient être bientôt forcés selon toutes les apparences. Heureusement que le jour tendait à sa fin. Il ne restait aux Vaudois qu'un moyen de salut, la fuite. Elle était difficile, car l'ennemi les entourait de toutes parts. S'ils eurent un moment l'espoir d'y réussir pendant l'obscurité, ils le perdirent bientôt en pensant aux grands feux qu'on allumait autour d'eux tous les soirs et qui jetaient un vif éclat. Il ne leur restait qu'à mourir. Les Français se réjouissaient de les voir marcher au supplice. Les cordes pour les lier et pour les pendre étaient toutes prêtes. Mais si la Providence, qui les avait garantis jusqu'alors de la main de leurs ennemis, permit qu'ils arrivassent à une semblable extrémité, ce ne fut que pour leur faire mieux connaître avec quel soin elle veillait à leur conservation. En effet, un brouillard épais survint avant la nuit, et le capitaine Poulat qui était de la Balsille s'étant offert pour guide on se prépara à le suivre. L'examen attentif des postes ennemis, au moyen de leurs feux, avait démontré à ce chef, parfaitement au fait des localités, des mouvements et de l'inclinaison du terrain, la possibilité d'échapper, si Dieu le permettait, mais par un affreux chemin, par un ravin ou précipice qu'il indiqua.
Sans hésiter, on se dévala à la file par une déchirure du rocher, la plupart du temps en se glissant assis, ou en marchant un genou à terre, en se tenant à des branches, d'arbres, à des arbustes et en se reposant par moments. Poulat et ceux qui étaient en tête avec lui tâtonnaient de leurs pieds mis à nu à dessein, aussi bien que des mains, allongeant ou ramassant leurs corps, s'assurant de la nature et de la solidité de l'objet qui allait les soutenir. Tous, à mesure qu'ils arrivaient, imitaient les mouvements de celui qui les précédait. Les abords du château étaient si bien gardés qu'on ne pouvait éviter entièrement de se trouver dans le voisinage de quelque corps-de-garde. C'est ce qui arriva : on passa tout près d'un poste français au moment ou la ronde se faisait. Et, ô malheur ! à ce même instant, un Vaudois, devant s'aider de ses mains, laissa tomber un petit chaudron qu'il portait et qui, en roulant, attira l'attention de la sentinelle. Celle-ci de crier aussitôt : Qui vive ? « Mais, dit plaisamment Arnaud dans son récit, ce chaudron, qui heureusement n'était pas de ceux que les poètes feignent avoir rendu autrefois des oracles dans la forêt de Dodone, n'ayant donné aucune réponse, la sentinelle crut s'être trompée et ne réitéra pas son appel. » Parvenus au pied du précipice, les Vaudois, gravissant les pentes latérales et escarpées du Guignevert, se dirigèrent au sud vers Salse. Il y avait même deux heures que le jour avait paru, qu'ils montaient encore par des degrés qu'ils creusaient dans les neiges. Alors, les ennemis qui étaient campés à Lautiga, sous le rocher où les Vaudois avaient eu leur corps-de-garde de la montagne, les découvrirent et crièrent que les barbets se sauvaient.

On envoya un détachement à leurs trousses. Les Vaudois descendirent aux Pausettes de Salse, de l'autre côté de la montagne, où ils se reposèrent et se réconfortèrent en y faisant de la soupe. Ils firent de même à Rodoret où ils se rendirent ensuite. Et ils ne se furent pas plutôt remis en marche qu'ils aperçurent sur les hauteurs opposées, sur leurs derrières, une colonne ennemie qui prenait le chemin de Rodoret. Devinant son dessein, ils gravirent le sommet de Galmon entre Rodoret et Prali des Prals (21). lis s'y arrêtèrent deux heures pendant lesquelles ils firent une revue, envoyèrent dans une balme, nommée le Vallon,, les malades et les blessés avec le chirurgien de M. de Parat, sous la garde des plus valides. Puis, ils descendirent rapidement du côté de Prali, s'embusquèrent dans le bois de Serrelémi où ils attendirent la nuit. Un brouillard s'étant heureusement élevé, ils se remirent en route et montèrent au casage (hameau) appelé la Majère, où ils s'attristaient de ne pas même trouver de l'eau, quand le ciel ayant pitié de leurs souffrances leur envoya de la plaie qui, dans cette déroute, leur fut aussi utile et secourable que dans d'autres occasions, elle leur avait été incommode et nuisible.

Le lendemain, 16, ils gagnèrent Prayet, puis traversant le vallon au-dessous de Prali par le brouillard, ils se jetèrent dans des montagnes rocheuses et en précipices qui 1 du Rous au midi, s'abaissent vers le nord en se déchirant. Ils passèrent à Roccabianca (roche blanche, belle carrière de marbre) et allèrent coucher à Fayet, vallon latéral de la vallée de Saint-Martin.

Le 17, comme l'ennemi était déjà sur leurs traces, au, Pouèt, ils franchirent la montagne au midi et envahirent Pramol. Ils y livrèrent un combat aux habitants et à des soldats retranchés dans le cimetière de l'église, leur tuèrent cinquante-sept hommes et incendièrent le village. Eux-mêmes eurent à regretter trois blessés et autant de morts sans compter une de leurs femmes (bien peu nombreuses), qui fut frappée au moment où elle portait de la paille pour enfumer ceux qui étaient dans le temple... Ils firent prisonnier le commandant de Vignaux avec trois lieutenants. Le premier de ces officiers apprit à Arnaud, en lui remettant son épée, que Victor-Amédée devait, dans trois jours, se décider pour l'alliance française, ou pour la coalition que l'empereur, une partie de l'Allemagne, la Hollande, l'Angleterre et l'Espagne avaient formée contre Louis XIV. Arnaud, que ses relations secrètes avec le prince d'Orange, devenu roi d'Angleterre, avaient initié à la politique, d'alors, mais que son isolement dans la Balsille avait privé de renseignements sûrs, saisit à l'instant la portée qu'aurait pour lui et sa troupe la résolution que son altesse de Savoie allait prendre. Il y vit sa ruine ou sa délivrance. Prévoir la détermination du prince était impossible. il l'attendit dans une vive anxiété.

Ce fut déjà le lendemain, 18 mai 1690, jour de dimanche, dans un hameau supérieur d'Angrogne (22), où les Vaudois s'étaient rendus en quittant Pramol, que la décision prise par Victor-Amédée leur fut annoncée et que la paix leur fut offerte en son nom par deux particuliers de Saint-Jean et d'Angrogne, qu'ils connaissaient parfaitement, les sieurs Parender et Bertin,. envoyés dans ce but par le baron de Palavicini, général de son altesse.

Qui pourra se représenter la joie de ces pauvres gens qu'une guerre de neuf mois a épuisés et réduits aux deux tiers de leur nombre primitif, que la famine poursuit et qui, chassés de leur dernier asile, traqués comme des bêtes fauves, de rocher en rocher, de vallon en vallon, n'ont à attendre que la mort ou une prison perpétuelle ? Une nouvelle aussi inattendue eût pu être fatale à plusieurs en excitant trop vivement leur sensibilité et en les faisant passer sans intermédiaire des plus sombres résolutions aux espérances les plus douces, si la crainte qu'elle ne fût prématurée n'eût comprimé les élans de leur joie.

Les événements se chargent de la confirmer peu à peu. La garnison piémontaise du bourg de la Tour fait prisonnier, sous les yeux des Vaudois, le détachement français de Clérambaud qui, en poursuivant ces derniers, y est entré pour s'y restaurer. En même temps des vivres sont distribués, au nom de son altesse royale, à ces pauvres échappés de la Balsille, dont huit jours auparavant on avait conjuré la mort. Le village de Bobbi est remis entre leurs mains; on le confie à leur garde. Ils y voient arriver peu après les ministres Montoux et Bastie, le capitaine Pelenc, le chirurgien Malanot et vingt autres qui, sortis des prisons de Turin, accourent avec des transports de joie vers leurs frères. C'est à qui d'entre eux racontera que le prince les a harangués avec bonté et leur a même dit : « Qu'il ne les empêcherait pas de prêcher partout, jusque dans Turin. » Ils se voient aussi traités avec confiance. Le commandant des troupes de son altesse royale requiert leur coopération, et conjointement avec les troupes ducales, ils passent le col de la Croix, s'aident à battre l'ennemi, incendient Abriés et rentrent chargés de butin à Bobbi. Ils attaquent les troupes françaises retranchées dans les forts de Saint-Michel de Luserne, et, de la Tour. Le succès couronne les armes de leur prince qu'ils sont maintenant heureux de servir.

Un de leurs capitaines ayant fait une excursion en Pragela et y ayant saisi un courrier avec des lettres pour le roi de France, Arnaud qui en avait donné avis au baron de Palavicini reçut l'ordre de les lui porter, et il accompagna ce général en chef auprès de son altesse royale. Victor-Amédée Il reçut la députation vaudoise avec cordialité. « Vous n'avez, lui dit-il, qu'un Dieu et qu'un prince à servir.
Servez Dieu et votre prince fidèlement. Jusqu'à présent nous avons été ennemis; désormais il nous faut être bons amis; d'autres ont été la cause de votre malheur; mais si, comme vous le devez, vous exposez vos vies pour mon service, j'exposerai aussi la mienne pour vous, et tant que j'aurai un morceau de pain, vous en aurez votre part. »

Si l'intérêt de la politique avait rapproché Victor-Amédée de ses infortunés sujets des Vallées Vaudoises, si la nécessité de défendre sa frontière, jointe au besoin de soldats éprouvés, lui fit confier ce poste d'honneur à ces mêmes hommes dont il avait méconnu le caractère et les sentiments, disons-le, la vue de leur dévouement à sa cause et de leur fidélité exemplaire touchèrent son coeur et leur gagnèrent son affection. Le prince, éclairé sur les dispositions et sur les voeux de ses sujets de la religion, leur rendit son estime, et il ne la leur retira plus. Ce ne fut, il est vrai, que quelques années après (le 13-23 mai 1694) que Pacte de pacification concernant les affaires vaudoises fut proclamé : néanmoins, dès le premier jour où l'offre de paix fut faite, la réconciliation fut sincère et complète de part et d'autre.

La confiance du prince ne se borna pas à remettre la garde des frontières à la troupe des anciens proscrits, ni son estime à accorder le rang de colonel à leur chef, Arnaud, sa justice mit le comble à leurs voeux en consentant au retour de leurs familles aux Vallées ainsi qu'à leur rentrée en possession de leur antique héritage. Dès les premiers jours de juillet, l'on voit l'infatigable Arnaud voler en poste à Milan au-devant des bandes vaudoises qu'on y attend (23). Ce sont, sans doute, ceux des exilés qui étaient restés dans le nord de la Suisse, dans les Grisons et dans le Wurtemberg, et qui, avertis des favorables dispositions de Victor-Amédée, rejoignent leurs frères en leur conduisant les femmes et les enfants que ces derniers avaient confiés à leurs généreux hôtes, lorsqu'ils étaient partis onze mois auparavant pour la conquête de leur patrie. Des hautes montagnes de la Suisse, ils débouchent sur des plaines amies, dont les souverains, comme le leur, font partie de la coalition.

Nous regrettons de manquer de renseignements précis sur le retour des Vaudois, domiciliés dans la Suisse occidentale, de ceux de Neuchâtel, par exemple, qui étaient arrivés trop tard au bois de Prangins pour s'embarquer (24). Mais qu'importe? Qu'il nous suffise de savoir que la généralité des membres de cette grande famille reprît, à peu d'exceptions près, la route du pays de ses pères. Les plus éloignés ne firent point défaut. L'électeur de Brandebourg, qui les avait accueillis avec tant d'amour dans ses états, qui pour les établir avait fait de si grandes dépenses, ne recula point devant de nouveaux sacrifices pour exaucer le vœu de leurs cœurs. Il leur fournit généreusement les moyens de s'en retourner (25).

Pour rendre entièrement justice à la loyauté de Victor-Amédée, nous devons ajouter, que non-seulement il permit la rentrée de tous les exilés, mais qu'il consentit encore à ce que les Vaudois, que la détresse avait asservis pour un temps an culte romain, retournassent à la profession de la foi de leurs pieux ancêtres et de leurs héroïques frères. Profitant de son bon vouloir et usant de leur liberté, un grand nombre de jeunes gens et de filles, entrés forcément au service de riches Piémontais pour sauver leur vie, ainsi que des enfants enlevés lors de l'emprisonnement de 1686 et de l'émigration de 1687, accoururent aussi vers la demeure où ils avaient reçu le jour, chercher des parents et revendiquer une croyance dont le souvenir remplissait encore leur cœur.
Qu'ils sont heureux de se revoir, après quatre années d'une cruelle et douloureuse séparation, sur cette terre chérie qu'ils ont retrouvée et où ils ont cependant tout à rétablir ! Comme autrefois, lorsque Israël, sortant de l'exil, revint au pays de ses pères reconstruire Jérusalem en ruines, relever son temple et son culte, et cultiver ses champs longtemps abandonnés, pour en donner la dîme à l'Éternel, ce faible résidu des anciens Vaudois, sans quitter les aimes devenues nécessaires à la défense de son prince, saisit la truelle, la bêche et le manche de la charrue (26), relève ses chaumières, répare les temples de ses villages, reconnaît et ensemence ses jachères, et le cœur reconnaissant rend grâces avec amour au Dieu tout sage, tout bon et tout puissant qui, après ravoir fait passer lui et les siens par de rudes, mais salutaires épreuves, lai a rendu, sur le sol de ses pères, la liberté de le servir d'un culte pur et conforme à sa Parole.

Table des matières

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(1) Du seigle qu'on ne récolte à cette hauteur que dans le courant de septembre.....

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(2) C'est alors, sans doute, qu'eut lieu l'expédition dont il est parlé dans la II ème partie de la Glorieuse Rentrée (pag. 160 de l'édition de 1710, et pag. 122 de celle de 1845), lorsqu'une cinquantaine &hommes s'en furent dans le Queyras, vallée française, enlever sept à huit cents moutons et quelques génisses dont ils restituèrent une faible partie.

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(3) Les châtaignes sont un article important des approvisionnements de l'hiver dans les Vallées du Piémont.

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(4) C'est ici que se termine la première partie du livre de la Glorieuse Rentrée qui a été racontée jour par jour (31 jours) jusqu'au 16 septembre, d'après le journal du jeune Renaudin.
La seconde partie, si nous ne nous trompons pas, est l'oeuvre originale d'Arnaud lui-même. Le ton général est plus bref; c'est celui d'un chef qui sait apprécier la portée des événements et qui, se plaçant au-dessus des acteurs, se sent en droit de leur distribuer la louange ou le blâme. Les réflexions pieuses sur l'action providentielle du Dieu de miséricorde indiquent aussi un homme profondément pénétré, comme l'était Arnaud, que l'œuvre qu'il avait entreprise procédait de l'Éternel, et ne subsistait que par son constant appui.

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(5) Nu milieu d'octobre.

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(6) « Qui n'a pas vu ces lieux, s'écrie Arnaud, ne peut pas bien s'en représenter les dangers, et qui les a vus tiendra, sans doute, cette marche pour une fiction et une supposition ; mais c'est cependant la pure vérité. Et l'on peut ajouter que, quand les Vaudois les ont revus de jour, comme cela est arrivé plusieurs fois par la suite, leurs cheveux se sont hérissés, etc. » (V. Glorieuse Rentrée.)

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(7) Arnaud faisait deux prédications, l'une le dimanche, et l'autre le jeudi. Chaque jour matin et soir, il rassemblait également ses compagnons, pour la prière qu'on écoutait à genoux et la face contre terre.

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(8) On profitait aussi du moulin de Macel quand on le pouvait.

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(9) Il fut pendu au château du Bois en Pragela, ce qui ferait croire qu'il était de cette contrée.

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(10) Meules de paille, usitées dans ces contrées, même pour le blé en gerbe.

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(11) Il est difficile de se faire une idée de tous les obstacles qu'ils eurent à surmonter dans ces hautes régions où les neiges tombent en quantité prodigieuse, etc.

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(12) Il s'agit de la persécution de 1686, à la suite de laquelle, comme on l'a vu, ils avaient dû prendre le chemin de la Suisse.

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(13) Par les suggestions du roi de France.

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(14) L'Europe était déchirée par une guerre générale.

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(15) Une lettre écrite par un témoin oculaire, servant dans l'armée ducale et citée dans la Glorieuse Rentrée, parle de Catinat comme ayant dirigé en personne les opérations. Nous serions disposés à le croire ..... Arnaud, qui par respect, peut-être, pour un si grand nom ne le nomme pas en racontant l'assaut, dit cependant quelques pages plus loin : « Catinat, qui avait éprouvé à sa honte, quelle était la valeur des Vaudois, ne jugea point à propos d'exposer une seconde fois sa personne. ( Glor. Rent., p. 306 ; 1710, - et p. 197 ; 1845. )

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(16) Sur la montagne à laquelle est adossé le fortin qu'ils devaient attaquer, mais qu'ils jugèrent inexpugnable. Ils firent feu cependant. Catinat attendit leur décharge pour ordonner l'assaut du château.

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(17) Selon nous, probablement Catinat lui-même.

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(18) La plupart de ces charmes étaient imprimés. Voici le contenu de l'un d'eux: Ecce cru/cem Domini nostri Jesu Christi, fugite partes adversae vici leo de tribu Juda radix David, Allel. Allel. ex S. Anton. De Pad. homo natus est in ea Jesus Maria Franciscus sint mihi salus.

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(19) On peut juger du calibre du canon par ce fait. Vers 1811, en remuant la terre sur le plateau du château, on a encore trouvé un boulet pesant environ onze livres de douze onces ; ce qui donnerait le poids de huit.

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(20) Averti par eux du sort qui l'attendait, il leur répondit « vous pardonne ma mort. »

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(21) Les Prals, usité anciennement, est généralement remplacé par Prali.

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(22) Les Bouils peut-être.

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(23) Lettre d'Arnaud au gouverneur d'Aigle. (Glorieuse Rentrée.)

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(24) La femme d'Arnaud était à Neuchâtel, comme on le voit par la lettre ci-dessus.

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(25) Leur passeport est daté de la fin d'août 1690. (V. DIETERICI, P. 290.) Neuf cent cinquante-quatre partirent. lis n'étaient arrivés qu'au nombre de huit cent quarante-quatre, et quelques-uns de ces derniers restèrent dans leur nouvelle patrie ; entre autres deux prédicateurs, un Jacob et un David Bayle. (DIETERICI, loco citato. ) Cette différence entre le nombre de ceux qui partent et de ceux qui étaient arrivés soulève naturellement cette question : D'où provenait cette différence ? Entre les conjectures que l'on peut faire pour y répondre , celle-ci paraît la plus simple et la plus probable ; c'est que plusieurs de ceux, qui d'abord avaient répugné a partir pour le Brandebourg s'y étaient décidés plus tard.

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(26) Les Vaudois, comme leurs voisins, dirigent leur charrue avec le manche et non avec les cornes.

CHAPITRE XXVI.

LES VAUDOIS AU XVIII ème SIÈCLE, ET PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.(1690-1814.)

Les Vaudois sous les drapeaux de leur prince. - Leur rétablissement dans leurs héritages. - Leur nombre. - Édit de 1694. - Exil des protestants français domiciliés aux Vallées. - Colonies du Wurtemberg. - Mort d'Arnaud. - Essais d'oppression. - Relâche. - Subsides étrangers. - Siège de Turin, en 1706. - Victor-Amédée aux Vallées. - Dévouement des Vaudois. - Vexations nouvelles. - Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des catholisés. - Édit du 20 juin 1730. - Abrégé des édits concernant les Vaudois. - Effets de la révolution française. - Garde des frontières par les Vaudois. - Injustes soupçons sur leur fidélité. - Projet de massacre déjoué. - Arrestations. - Requête au roi. - Minces faveurs. Esprit révolutionnaire en Piémont. - Abdication de Charles-Emmanuel. État nouveau des Vaudois. - Les Austro-Russes en Piémont. - Carmagnole. - Blessés français. Bagration. - Réunion du Piémont à la France. - Misère aux Vallées. Détresse des pasteurs. - Allocation de rentes et de biens pour leur traitement. - Nouvelle circonscription consistoriale. - Tremblement de terre. - Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois. - MM. Mondon, Geymet et Peyran. - Nouvelles carrières ouvertes à l'activité vaudoise.


Servez Dieu et votre prince fidèlement: tel avait été le passage principal et sommaire de l'allocution de Victor-Amédée II, aux chefs des Vaudois, en leur annonçant qu'il rendait son affection, comme sa protection, à leur peuple. Paroles douces à leurs oreilles ; car, si elles remettaient devant leurs yeux un devoir qui, dans leur dernière lutte à main armée, avait subi une interruption forcée, elles mentionnaient au premier rang celui qui avait dû lui être préféré. Le duc lui-même plaçait la fidélité à Dieu avant celle qui se rapportait à sa personne. Leur conduite passée recevait ainsi sa justification, au jugement même de celui qui était le plus intéressé, après eux, à ce qu'un cas de conflit entre les deux devoirs ne se renouvelât pas. L'avenir à son tour leur offrait quelque sécurité, puisque le prince de son propre mouvement assignait aux deux grands devoirs, qui régissent la vie du chrétien-citoyen, l'ordre même dans lequel les Vaudois les avaient toujours placés, quand ils les énonçaient en s'appuyant sur les enseignements d'un grand apôtre : Craignez Dieu, honorez le roi. (1 PIERRE, II, 17.)

Les Vaudois, reconnaissants envers leur souverain pour le retour de sa bienveillance, s'attachèrent à lui donner des preuves palpables de leur fidélité. Et d'abord en versant leur sang pour lui. Ils volèrent sous ses drapeaux au premier appel et ne s'épargnèrent point. «Ils furent d'un grand appui au duc de Savoie, lorsque la guerre avec la France eut éclaté » dit un auteur piémontais, Charles Botta, qui est loin d'être prévenu en leur faveur (1). Le comte de Saluces, dans son Histoire militaire du Piémont, s'exprime à leur sujet comme sait :

« Ces montagnards coururent se joindre au marquis de Parelle qui les avait attaqués naguère, et les petits combats qu'on livra dans ces montagnes coûtèrent plus de mille hommes à l'ennemi qu'on chassa de Luserne, etc. (2). »

Le marquis Costa de Beauregard, dans ses Mémoires historiques sur la maison de Savoie (3), parle de la bravoure des barbets qui se rendirent redoutables aux Français. Il fait encore l'éloge de leur conduite au siège de Coni l'année suivante.

« Cette forteresse, dit-il, investie depuis le commencement de la campagne, ne fut longtemps défendue que par ses propres habitants et par quelques troupes de paysans des terres voisines, entre autres par huit cents Vaudois sous le commandement d'un chef célèbre parmi eux. »



Pendant que le bataillon des Vallées se distinguait à la défense des villes, comme sur les champs de bataille (4), et répondait ainsi au voeu exprimé à leur chef Arnaud par leur prince (5), celui-ci s'intéressait selon sa promesse à l'établissement des familles vaudoises, et donnait les ordres nécessaires pour cela. La reprise de possession de leur ancien héritage n'était cependant pas aussi facile juridiquement que le fait matériel pouvait l'être, car ces biens avaient changé de maîtres. Une partie avait été cédée à des corporations religieuses ; une autre vendue à des particuliers; une troisième avait été remise à bail. Maintenant il fallait transiger à l'amiable avec les divers tenanciers. Le prince y pourvut.

C'est ici que l'on désirerait savoir en quel nombre les Vaudois s'établirent dans leurs villages incendiés ou à moitié déserts. Mais les données exactes nous manquent. Tout ce qu'on sait, c'est que, pendant les années qui suivirent, le nombre des Vaudois en état de manier les armes ne surpassa point mille à onze cents (6). Ce qui, en tenant compte de la minime proportion d'enfants, à leur arrivée, relativement aux adultes, ne supposerait guère une population que de trois à quatre mille personnes. Toutefois, elle ne tarda pas à s'accroître rapidement par l'effet de nombreux mariages et de naissances multipliées, comme en font foi quelques registres paroissiaux (7). Au chiffre des Vaudois., il faudrait encore ajouter, pour avoir le nombre réel des évangéliques qui étaient venus repeupler les Vallées, quelques milliers de Français du Pragela, du Dauphiné et d'ailleurs, dont quelques-uns avaient mérité cette faveur en combattant dans les rangs des Vaudois, sous la conduite d'Arnaud, et dont les autres, attirés par leurs frères et amis, s'étaient joints à eux, désireux qu'ils étaient de vivre dans des contrées rapprochées des lieux dont Louis XIV les avait chassés.

Victor-Amédée qui regrettait de s'être privé, par une persécution aussi injuste qu'impolitique, d'un peuple courageux, et qui maintenant souhaitait de le voir reprendre quelque consistance, permettait cet établissement d'étrangers qui s'assimilaient à ses sujets.
Le manifeste qui devait fixer la position des Vaudois dans l'étal, reconnaître leurs droits à la possession du territoire et leur assurer l'exercice de leur religion, était pour le pouvoir, on le concevra facilement, une pièce aussi difficile à rédiger qu'à promulguer, à cause de l'opposition constante de leurs ardents ennemis papistes, des prêtres surtout, et de leurs agents. Cependant les services réels qu'ils avaient rendus à leur prince, dans cette guerre, étaient trop récents, et ceux qu'on attendait encore de leur zèle éprouvé trop nécessaires, pour qu'on pût leur refuser cet acte authentique. On publia donc un édit de pacification; mais on se garda d'accorder aux Vaudois aucun avantage nouveau. On les remit sur le pied où ils étaient avant les événements qui avaient amené leur exil. L'édit, qui est du 13-23 mai 1694, contient en substance la reconnaissance de leur légitime établissement sur la terre de leurs aïeux et dans leurs biens héréditaires, la révocation des édits de janvier et d'avril 1686, une amnistie générale et complète et la promesse de la faveur de leur prince. Il reçut d'ailleurs toutes les sanctions légales d'enregistrements nécessaires pour déployer ses effets (8). Ce qui prouve cependant que ce ne fut pas sans rencontrer d'obstacles que les Vaudois obtinrent leur réintégration, c'est que le pape Innocent XII, dans une bulle du 19 août de la même année 1694, déclare l'édit ducal, concernant les Vaudois, nul et non avenu, et qu'il ordonne à ses inquisiteurs de ne point y avoir égard dans la poursuite de ces hérétiques. Mais le sénat de Turin, fort de la volonté du prince, confirma, par son rescrit du 31 août, le droit d'exécution de l'édit du 13-23 mai et prohiba la bulle du pape. (V. DUBOIN. - RACCOLTA, t. Il, p. 157 à 262.)

Quel que fût le mauvais vouloir de certains hommes, la colonie vaudoise aurait marché vers une rapide prospérité, en se relevant de ses ruines, protégée comme elle l'était par la bienveillance du souverain, si la politique, avec ses moyens obliques, ses appas et ses réserves cruelles, ne lui avait porté un coup fatal. Victor-Amédée, séduit par les offres brillantes de Louis XIV, qui lui restituait des provinces perdues et qui lui demandait la main de sa fille pour son petit-fils, héritier présomptif de la couronne de France, consentit à rompre ses engagements avec ses alliés et à se replacer sous le patronage du grand roi. Si, dans le règlement des conditions du traité, Victor-Amédée resta fidèle à sa parole donnée de maintenir les Vaudois dans leur héritage, et s'il les protégea contre leur ardent ennemi, contre le vrai auteur de leurs affreux malheurs de 1686, il consentit, hélas ! à des mesures de rigueur contre les Français réformés établis aux Vallées, avec lesquels il n'avait pris sans doute aucun engagement, mais que cinq années d'établissement avaient pu autoriser à se regarder comme ses nouveaux sujets. Il fut stipulé dans ce traité, conclu en secret à Lorette, au commencement de 1696 :

1°que les habitants des Vallées Vaudoises n'auraient aucun commerce ni aucune relation avec les sujets du grand roi, en ce qui concernait la religion ; et
2° que les sujets du roi très-chrétien réfugiés dans les Vallées en seraient bannis. (V. DUBOIN, locis citatis.)



Conformément au traité, ceux des Français réformés, établis aux Vallées, qui servaient dans le bataillon vaudois, au service du duc, durent quitter le camp de Frescarole et passer en Suisse. Ils arrivèrent au commencement d'août dans la partie française du canton de Berne. D'autres les suivirent au mois de septembre (9). Ce ne fut cependant que dans le courant de 1698 que le traité reçut sa pleine exécution. Dans l'intervalle, à part les efforts faits pour ramener au papisme, en les effrayant, ceux qui étaient revenus à la foi vaudoise, pour détourner les biens des familles par des mariages avec des catholiques romains et pour empêcher que la vallée de Pérouse ne se repeuplât de Vaudois, les Vallées ne se seraient guère aperçues d'un changement (10). Or, le 1er juillet 1698, le duc de Savoie publia le double décret que lui arrachait son puissant voisin; savoir, la défense aux Vaudois d'avoir aucun rapport, pour cause de religion, avec des sujets français, et l'ordre à ceux-ci de sortir des Vallées, dans l'espace de deux mois, sous peine de mort et de confiscation. Cet édit éloignait de force sept pasteurs, originaires du Pragela et du Dauphiné: Montoux, le compagnon d'Arnaud, Pappon, Giraud, Jourdan, Dumas, Javel, et enfin Henri Arnaud lui-même. En effet, Arnaud était Français, des environs de Die. Il ne l'eût pas été, qu'on eût peut-être trouvé quelque raison de se débarrasser de sa personne ; car la jalousie et la calomnie le poursuivaient de leur langue empoisonnée. On renouvelait méchamment contre lui l'accusation de vouloir former une république, bien que son rôle se bornât, dans les affaires civiles, à concilier quelquefois les différents que faisaient naître dans les familles la reconstruction des maisons, le partage des propriétés au retour de quelque parent que l'on n'attendait plus. Sa personne était trop vénérée, ses conseils trop respectés et suivis avec trop de promptitude pour qu'on ne prit pas ombrage d'un homme aussi influent parmi son peuple adoptif. Son nom, rehaussé par le souvenir de ses exploits, par son génie entreprenant, par sa fermeté héroïque, ainsi que par ses talents et ses vertus comme pasteur, le faisait paraître redoutable au parti sans générosité, qui, dans les conseils du prince, excitait sourdement à la haine contre les évangéliques. C'est le coeur serré que l'ami, le chef, le héros, le pasteur chéri des Vaudois quitta pour jamais ces Églises auxquelles il avait consacré sa vie, et pour la restauration desquelles il n'avait pas craint la mort dans les combats. Trois mille Français, réfugiés du Pragela, du Dauphiné et d'ailleurs, s'éloignèrent avec lui des Vallées, où, après de cruelles persécutions, ils avaient trouvé un demi-repos pendant quelques années.

Genève, qui avait accueilli les malheureux Vaudois douze ans auparavant, reçut encore avec charité ces nouveaux hôtes jusqu'à leur départ pour la Suisse et l'Allemagne. Arnaud entra dans ses murs le 30 août 1698. Les brigades des autres exilés suivirent durant les premiers jours de septembre. (Archives de Berne, onglet E. Correspondance de Genève.)

Toujours aux avant-postes, Arnaud, à peine arrivé, partit pour solliciter des cours protestantes de l'Allemagne un asile pour ses frères. De Stouttgart, il eut la joie d'annoncer aux magistrats bernois que le duc de Wurtemberg se montrait favorable aux exilés et leur ouvrait ses états.

Ils partirent, et cette fois sans espérer plus de retourner jamais dans leurs inhospitalières Vallées. L'amour du Seigneur et la charité chrétienne soutenaient leurs pas chancelants. Dans une de leurs haltes, à Knittlingen, sur la route du Rhin à Maulbronn, à quelques lieues seulement de leur destination, ils prirent possession du sol, en y déposant la dépouille d'un de leurs fidèles pasteurs, nommé Dumas, à qui la mort ne donna guère que le temps d'arriver au lieu du refuge pour y mourir (11).
C'est au couchant et au nord de Stouttgart que les émigrés des Alpes vaudoises s'établirent et qu'ils fondèrent des colonies auxquelles, par un souvenir plein de tristesse et de charme tout à la fois, ils donnèrent les noms de villages aux vallées de Pérouse et de Pragela qu'ils avaient dû quitter. Dans le district de Maulbronn, Villar (12) (plus communément Gross-Villar, soit Grand-Villar), Pinache et Serres (13), Luserne ou Wourmberg, le Queyras, quartier de Dürrmenz (14), et Schœnberg, auquel Arnaud qui s'y fixa et qui en fût le pasteur, donnait le nom des Mûriers (15). - Pérouse (16), dans le district de Léonberg; - Neu-Hengstett, qu'ils appelaient Bourset (17), dans celui de Calw; - Mentoule (18), aujourd'hui Nordhausen, dans celui de Brachenheim; - la Balme, de nos jours Palmbach avec Moutschelbach, entre Pforzheim et Dourlach; - Waldensberg, dans le comté de Waechtersbach (Isembourg). - Un certain nombre de familles s'établirent à Waldorf, village de l'ancienne principauté d'Isembourg. - Le landgrave de Hesse-Darrnstatt offrit aussi un asile à quelques-uns des compagnons d'Arnaud dans Rohrbach, Wembach et Hahn, ainsi qu'à Kellersbach ; - le prince de Hesse-Hombourg, à Dornholzhausen, et le comte de Hanau dans sa résidence même.

Sur le sol germanique, ces victimes de la haine fanatique de Louis XIV ne connurent plus jamais de douleurs semblables à celles qu'ils avaient endurées. Protégés par d'augustes princes de leur religion, traités par eux avec justice et bonté, aussi bien que leurs autres sujets, ils ont vécu dans la prospérité et dans la paix. Jusqu'au commencement du siècle actuel, les colonies vaudoises du Wurtemberg se régirent elles-mêmes, pour ce qui concernait les affaires ecclésiastiques, par l'organe d'un synode presbytérien. Conformément aux traditions de leur Église, elles pourvurent, à leurs propres frais, au culte et à l'instruction, à l'entretien des temples, des cures et des bâtiments d'école, aussi bien qu'au traitement des régents et des pasteurs, charge considérable pour leur pauvreté, qui leur fut cependant allégée par les subsides de la charitable Angleterre. Elles eurent longtemps la joie d'être desservies par des pasteurs de leur sein ou de la mère-patrie, et d'entendre leurs exhortations dans la langue de leurs ancêtres. Mais, depuis quelques dizaines d'années, elles ont été agrégées, à contre coeur, pour la plupart, et soumises avec quelque contrainte an consistoire supérieur de Stouttgart. Dès-lors, la langue du culte et des écoles est l'allemand, c'est dire que l'élément national se perd. Dans peu leur histoire particulière sera close, si elle ne l'est déjà. Le patois vaudois s'oublie, quoiqu'il soit encore en usage dans un certain nombre de villages (19). Bientôt, il est à craindre, les noms de familles (20), ceux des villages et des localités particulières, rappelleront seuls l'origine de ces hommes du Midi que leur teint basané et leurs cheveux noirs ne suffiront plus à faire remarquer.

C'est dans une de ces colonies, à Schoenberg, près de Dürrmenz, que le héros des Vaudois termina sa carrière. Préférant l'exercice de ses devoirs pastoraux aux honneurs et à la gloire, Henri Arnaud résista aux invitations pressantes de Guillaume III, roi d'Angleterre, qui lui avait envoyé un brevet de colonel et offert un régiment. Il vint oublier, dans un humble presbytère, l'art de la guerre et du commandement avec le souvenir de ses exploits. Tout entier à l'œuvre du ministère, à la prédication de l'Évangile, à la consolation du pauvre et de l'affligé, il s'appliqua à conduire le troupeau confié à sa garde, non plus dans son ancienne patrie, comme lorsqu'il avait reconquis le sol vaudois à la tête de 900 vaillants hommes, mais vers les demeures célestes sur les pas du Chef et Sauveur de l'Église.

Marié deux fois, père de trois fils et de deux filles, il mourut à Schoenberg, le 8 septembre 1721, âgé de quatre-vingts ans, ne laissant qu'une très-minime succession à ses enfants, preuve évidente que, dans ses rapports avec les grands de la terre, ainsi que dans ses entreprises, il s'était oublié pour ne chercher que le bien-être général.

Dans l'humble enceinte du temple, aux murailles d'argile, surmontées d'un clocher qui ne dépasse guère les cerisiers du village, la reconnaissance et le respect ont assigné une place honorable à la dépouille mortelle du grand homme, pour qui la modeste houlette de berger des âmes eut plus d'attrait qu'un grade élevé dans l'armée, que l'honneur, que la gloire et que les faveurs des cours. Ses cendres reposent au pied de la table de communion. Une gravure, suspendue sous le pupitre de la chaire (1), reproduit les traits qui distinguèrent le héros de Salabertrand et de la Balsille; tandis qu'une inscription latine gravée dans la pierre qui recouvre sa tombe rappelle ses exploits. Nous traduisons : « Sous cette pierre repose le vénérable et vaillant Henri Arnaud, pasteur des Vaudois du Piémont, aussi bien que colonel. - Tu vois ici ses restes mortels; mais qui pourra jamais le dépeindre ses hauts faits, ses luttes et son courage inébranlable. Seul, le fils de Fessé combat contre des milliers de Philistins, et seul, il tient en échec et leur camp et leur chef, Il mourut le 8 septembre 1721, dans la 80e année de son âge (21). »

La population vaudoise des vallées de Luserne, d'Angrogne, de Pérouse et de Saint-Martin, considérablement diminuée par l'émigration forcée des trois mille Français dont la présence pendant plusieurs années avait comblé les vides immenses que leur avait faits la persécution, eut à souffrir elle-même de mesures parfois rigoureuses et vexatoires, aussi bien que préjudiciables à sa prospérité. Quoiqu'il parût certain que le coeur de Victor-Amédée n'était point défavorable aux Vaudois, on leur faisait une guerre sourde et cachée. Contrairement aux termes de l'édit de rétablissement, on travaillait ceux de leurs enfants qui avaient été disséminés dans le Piémont, et on les détournait de la foi par des promesses de mariage, par d'autres moyens de séduction,, comme aussi en les effrayant par des menaces. Sous prétexte d'incompatibilité de religion et à l'instigation de la France qui était limitrophe (22), on s'opposait à ce que les Vaudois de la demi-vallée de Pérouse rentrassent en possession de leurs biens sur la rive gauche du Cluson et s'y établissent. On réclamait en plein de leur pauvreté le paiement des tailles et des impôts depuis leur expulsion en 1686, et par conséquent pendant le temps qu'ils avaient passé à l'étranger lorsque leurs biens étaient possédés par d'autres. Il était aussi question d'anciennes dettes qu'on croyait éteintes, qu'on faisait ascender, grâce à quelques additions nouvelles, à 450,000 francs de France (23), dont on exigeait l'intérêt au trois pour cent. Par surcroît de malheur, les impôts avaient été considérablement augmentés et on les levait avec rigueur. Tandis qu'il en était qu'on n'exigeait pas des catholiques, on dépossessionnait sans retard les Vaudois qui ne pouvaient les acquitter. Des missionnaires papistes parcouraient les villages et les montagnes, s'attachant surtout aux familles pauvres qu'ils ne réussissaient que trop souvent à entraîner dans l'apostasie. Parfois le bruit vague d'une nouvelle et prochaine émigration forcée se répandait de lieu en lieu, et sentait l'angoisse dans les cœurs; tandis que, dans d'autres moments, on les calmait et on les consolait, en répétant que le duc était plein de bonne volonté pour ses sujets vaudois. Toujours est-il qu'on ne leur permettait pas de réparer oui de rebâtir les églises renversées ou dévastées, et que les mesures sévères, prises contre les Français, les avaient privés de prédicateurs en nombre suffisant. Ils en auraient manqué, si le canton de Berne ne leur en avait envoyé avec l'agrément de son altesse royale (24).

Sur la fin de 1698, la situation des Vaudois paraissait tellement précaire qu'un de leurs pasteurs, Blachon, exprimait dans une lettre sa crainte qu'un tel état de choses ne pût durer encore une année, et pour ce qui le concernait, il ne voyait de salut que dans une émigration. Les Vaudois, à cette époque, après le départ des protestants français, étaient réduits au nombre de mille à onze cents hommes en état de porter les armes. Tel était le fruit du retour de Victor-Amédée à l'alliance de la France. L'intérêt de sa politique l'emportait sur les sentiments de son coeur. Les Vaudois étaient victimes de ses plans d'agrandissement. (Extrait des archives de Berne, onglet E. Correspondance de l'ambassadeur des Pays-Bas, Walckenier. - Et DIETERICI, die Waldenser.),

Un revirement de politique de la cour de Savoie, au commencement du XVIII éme siècle, amena une légère amélioration à la situation des Vallées. Victor-Amédée échappa à l'influence de Louis XIV, à l'occasion de la succession d'Espagne, et se ligua avec l'empereur d'Allemagne et deux grandes puissances protestantes, l'Angleterre et la Hollande, pour faire la guerre au monarque français. On peut supposer que, dans les correspondances des cabinets coalisés comme dans les entretiens des ambassadeurs, il fuit question des Vaudois, et que l'intercession des cours protestantes ne leur fut point inutile. On confirma sans doute les articles secrets du traité d'alliance précédent, signé à la Haye en 1691, par lesquels le duc de Savoie avait garanti aux Vaudois l'exercice de leur religion. Ce prince approuva également la protection, accordée par ces deux puissances, aux Églises des Vallées, et permit l'envoi des subsides étrangers destinés à subvenir à leur pauvreté. C'est ici le lieu d'en dire un mot.

La reine Marie, femme de Guillaume III, roi d'Angleterre, avait fondé un capital, dont le revenu appelé alors et encore aujourd'hui, le subside royal, était destiné à salarier les pasteurs des Vallées et meule ceux de la colonie du Wurtemberg(25). Les Etats-Généraux de Hollande employaient les revenus d'un fonds, obtenu par des collectes dans leurs états, ainsi que le montant de collectes annuelles, au paiement des honoraires des maîtres d'école, à des gratifications aux pasteurs émérites, aux veuves de pasteurs, au soulagement des pauvres de chaque église, comme aussi à l'entretien d'une école latine. Et puisqu'il s'agit des dons de la charité chrétienne faits en ces temps-là, ou déjà quelques années auparavant, aux Vaudois dans la souffrance, n'oublions pas les bourses, affectées par les Cantons évangéliques de la Suisse, aux étudiants des Vallées dans quelques-unes de leurs académies; savoir, une à Bâle, cinq à Lausanne et deux à Genève. Dans cette dernière ville., l'une était payée par l'état sur les fonds de l'hôpital général (26); la seconde provenait d'un don fait par M. Clignet, maître des postes à Leyde, et confié à l'administration de la bourse italienne (27).

Tandis que les Vallées, par l'effet du retour de leur prince dans la coalition contre la France, se sentaient moins pressées par les étreintes du fanatisme haineux que cette puissance déployait alors contre les chrétiens évangéliques, leurs milices appelées sous les drapeaux se comportaient de leur mieux. La guerre que Victor-Amédée eut à soutenir contre son ancien allié fut longue et désavantageuse à ses armes. Son courage personnel, sa persévérance dans la lutte et de grands efforts, ne l'empêchèrent pas d'être comme écrasé sous les coups de son redoutable voisin. Il se vit enlever la plupart de ses places fortes, et enfin, en 1706, il fut investi dans Turin sa capitale. Le récit des vicissitudes de ce siège ne rentre point dans le plan de cette histoire; cependant nous devons en mentionner un épisode qui se lie étroitement à notre sujet. Les travaux d'attaque furent brusquement interrompus par la fuite du duc de Savoie qui sortit de la ville à la tête d'un corps de cavalerie. Le général français, duc de la Feuillade, le poursuivit avec une partie des assiégeants, comptant s'emparer de sa personne. Plus d'une fois, en effet, Victor-Amédée, serré de près, se vit dans un danger imminent. Atteint près de Saluces, il se porta sur la gauche du Pô, et vint se jeter dans les montagnes chez ses fidèles Vaudois. Citons le comte de Saluces, qui n'est cependant pas grand ami de ces derniers. « Le but de Victor Amédée était, dit-il, d'animer 31. de la Feuillade à courir après lui. Il se replia à Luserne. Les Vaudois le joignirent eu grand nombre. Il se fortifia si bien dans la position qu'il choisit, que le général français, après s'être avancé jusqu'à Briquéras, renonça au dessein de le combattre (28). »
L'historien piémontais signale le fait du séjour de Victor-Amédée au milieu des Vaudois et le zèle de ces derniers à entourer sa personne pour la défendre jusqu'à la mort; mais ce qu'il ne dit pas, ce que toutefois nous ne saurions passer sous silence, c'est que le duc vint reposer sa tête sous le toit d'un Vaudois, au sein de l'humble population vaudoise de Rora. C'est dire que ce prince éclairé appréciait et estimait, à leur valeur, l'honnêteté et la parfaite fidélité de ses sujets, évangéliques, que la perfidie romaine et la haine de Louis XIV s'étaient si longtemps attachés à lui représenter comme des ennemis de sa personne et de son royaume, et qu'il avait traités avec une rigueur excessive vingt ans auparavant. Cette confiance de Victor-Amédée fait autant d'honneur à son jugement qu'aux hommes simples et fidèles, à qui elle fut donnée. La famille Durand-Canton, à qui échut le privilège d'offrir l'hospitalité à son souverain, en conserve des preuves irrécusables; savoir, le gobelet et le service d'argent dont il se servait, qu'il laissa en souvenir de son passage, ainsi qu'un acte authentique autorisant la famille qui l'avait reçu à ensevelir ses morts dans son jardin.
Dans la retraite des Français, battus enfin par le prince Eugène sous les murs de Turin et contraints de fuir après avoir levé le siège de cette ville, les Vaudois donnèrent une seconde marque de dévouement à leur souverain, en ne s'épargnant pas à leur poursuite. « L'armée française », dit le comte de Saluces, prit la route du Dauphiné, où elle » n'arriva pas sans éprouver de nouvelles portes, ayant été » continuellement harcelée dans sa marche par les Vaudois » armés, sous la conduite du colonel de Saint-Amour (29). » (V. Histoire Militaire,... t. V, p. 212. )

La paix d'Utrecht de 1713, si avantageuse à Victor-Amédée, dont elle agrandissait les états, en ceignant sa tête d'une couronne royale, celle de Sicile, échangée un peu forcément quelques années plus tard contre celle de Sardaigne, eut pour effet inévitable de reporter à l'intérieur l'attention et l'activité, déployées à l'extérieur par une lutte de la plus sérieuse gravité. La politique se préoccupa derechef de l'existence, dans les états de sa majesté sarde, d'une confession religieuse différente de celle de la généralité. Les ennemis secrets des Vaudois et de la religion dite réformée poussèrent le gouvernement à quelques mesures vexatoires et même injustes. Au nombre des premières, on peut citer l'obligation imposée à toutes les Églises vaudoises de chômer les nombreux jours de fêtes ordonnées par l'Église romaine, contrairement aux anciens usages et malgré l'absence de dispositions légales antérieures; de même encore les difficultés ou plutôt les empêchements, mis par la douane à l'introduction des livres nécessaires à l'exercice de la religion, comme aussi le refus d'admettre les Vaudois à l'office de notaire; tout autant de griefs qui se sont constamment reproduits dès-lors (30). Comme mesure évidemment injuste, prise contre les Vaudois, on peut citer celle qui contraignait les parents vaudois, dont l'enfant aurait passé au papisme, à lui fournir les aliments ou à lui délivrer la légitime qui devait lui revenir en meubles et en immeubles; mesure injuste, car elle tendait à dénaturer l'autorité paternelle, à favoriser les enfants vicieux et rebelles, et à réduire à l'indigence les vieillards en les privant de biens dont ils ne pouvaient se passer pour vivre.

Ces exigences et ces rigueurs arrachèrent des plaintes à la population des Vallées. Elle recourut à la justice et à la bienveillance de son souverain; mais, quelques démarches qu'elle fît, quelque suppliantes que fussent les requêtes qu'elle adressa, elle ne put réussir à les faire modifier.

C'est dans ces conjonctures qu'un monarque, dont l'auguste maison n'a cessé de donner aux Vaudois des preuves de sa bienveillance éclairée et chrétienne, Frédéric-Guillaume 1er, roi de Prusse, intercéda en leur faveur au commencement de l'année 1725 (31). La réponse de Victor-Amédée, quoique évasive, exprima des dispositions amicales envers eux. Elles se firent jour dans un acte subséquent, dont il sera bientôt question, sans qu'il soit possible de dire qu'elles aient beaucoup modifié la situation des victimes des préjugés papistes, ni qu'elles aient affaibli considérablement l'antagonisme d'une religion jalouse, qui ne cessait de dépeindre au prince, comme des sujets dangereux, des hommes dont le sang avait récemment coulé à son service. Les principes d'une large tolérance n'ont jamais prévalu dans l'administration des affaires vaudoises, et il pouvait alors d'autant moins en être sérieusement question que le gouvernement se disposait à prendre des mesures très-sévères contre les chrétiens évangéliques d'une autre partie des états de sa majesté; savoir, du Pragela annexé au territoire piémontais par le traité d'Utrecht.

Malgré les fureurs de Louis XIV, et l'émigration violente à laquelle il avait contraint, en 1698, plus de trois mille protestants de cette contrée, il était resté dans la vallée de Pragela quelques centaines de personnes qui, quoique moins ferventes dans leur foi et moins disposées à lui sacrifier leur existence, en s'exilant ou en confessant ouvertement leur religion, avaient néanmoins conservé en secret les espérances, les croyances et le culte évangéliques. Passés sous la domination de Savoie, en 1713, et voyant que leurs coreligionnaires et voisins des vallées de Luserne et de Saint-Martin jouissaient de l'exercice de leur religion, ils avaient repris courage, mis fin à leur dissimulation et étaient venus s'édifier fréquemment dans les temples de leurs frères. Pendant quelque temps, on ferma les yeux sur leur retour à la foi de leurs ancêtres, vaudois aussi bien que leurs voisins.
Mais la susceptibilité romaine et la politique traditionnelle du gouvernement piémontais s'effarouchèrent bientôt de leur hardiesse et y mirent un terme en 1730. Un édit les contraignit à choisir entre une nouvelle abjuration ou l'exil.

Une démarche amicale du roi de Prusse auprès du roi de Sardaigne ne put détourner le coup (32). Trois cent soixante individus, relevés de leur première chute, animés de l'amour du Seigneur, ne se sentant pas libres en leur conscience de renier leur foi, prirent ce dernier parti. Le pays de Vaud les vit arriver dans le courant de mai 1730. Le gouvernement de Berne les y accueillit avec la même charité qu'il avait déployée envers leurs malheureux frères le siècle précédent. Une partie d'entre eux s'y fixa (33); les autres rejoignirent leurs parents établis dans les colonies du Wurtemberg ou ailleurs.

Tous les Pragelains, amis de l'Évangile, n'émigrèrent pas. Les faibles dissimulèrent de nouveau et allèrent à la messe. En secret, ils continuèrent à lire la Parole de Dieu. À la fin du siècle, l'auteur de cet ouvrage, alors étudiant, ayant demandé l'hospitalité dans une maison de la vallée, s'y vit accueilli avec affection en sa qualité de futur ministre de l'Évangile : Nous avons la Bible, nous la lisons, lui dit-on ; et on alla chercher le précieux et antique volume qu'on mit sous ses yeux. Il n'y a pas très-longtemps que l'autorité papiste, jalouse du livre sacré, fit saisir et brûler tous les exemplaires qu'elle put découvrir dans la vallée. Dernière victoire sur la vérité, brûler la Bible au XIX ème siècle ! l'esprit de Rome est toujours le même .....

Cette même année, 1730, Victor-Amédée II, pressé par la cour de France de sévir contre les protestants français qui s'étaient réfugiés aux Vallées, et par le pape Clément XII, de punir les relaps et les renégats, avec menace, s'il n'était fait droit à sa demande, de rompre un concordat avantageux à la cour de Turin, publia, le 20 juin, un édit sévère contre ces trois classes de personnes, dans lequel se trouvaient, aussi quelques dispositions de détail concernant les Eglises des Vallées. Les protestants français que le voisinage et la tolérance accordée aux Vaudois avaient attirés, devaient sortir des états de sa majesté dans les six mois, sous peine de fustigation, et ensuite de cinq années de galères. Les Vaudois qui leur donneraient asile seraient passibles de l'estrapade (34) pour une première fois, puis de la fustigation publique. Les catholiques passés au protestantisme, et les vaudois catholisés qui étaient retournés à leur première profession, étaient atteints par une sentence semblable. Les mêmes menaces étaient faites à ceux qui les cacheraient chez eux. En vain le monarque compatissant qui régnait sur la Prusse demanda une pleine tolérance en faveur de ces convertis du catholicisme, revendiquant en leur faveur l'édit de pacification de 1694, Victor-Amédée demeura inflexible (35). Environ cinq cents prosélytes, affermis maintenant, loin de fléchir devant l'exil, prirent, à l'entrée de l'hiver de 1730, le chemin de Genève où ils arrivèrent dans le courant de décembre. (V. même DIETERICI.)

Table des matières

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(1) Storia d'Italia,... t. VII, p. 20.

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(2) Histoire militaire, t. V, p. 13.

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(3) Tom. III, 1). 38 à 41.

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(4) A la Marsaille, bataille perdue, il est vrai, par le duc et ses alliés, les capitaines vaudois se nommaient Imbert, Peyrot, Combe et Caffarel. Storia di Pinerolo ; 1836, t. IV, p. 140.)

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(5) Si, comme vous le devez, vous exposez vos vies pour mon service, j'exposerai aussi ma vie pour vous, et tant que j'aurai un morceau de pain, vous en aurez votre part. (V. plus haut.)

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(6) Lettre traduite du hollandais, envoyée de Zurich à leurs excellences de Berne. (Archives de Berne, onglet E.)

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(7) On lit dans le registre des naissances de l'église d'Angrogne que, depuis le mois d'août 1690 au 1er janvier 1697, il se fit 95 mariages et qu'il naquit 143 enfants dans cette commune fort grande.
On y voit aussi qu'à cette dernière date, il restait dans la commune 38 ou 40 hommes qui avaient été à la Balsille ; que 100 personnes d'Angrogne étaient revenues du Piémont, et qu'il était mort pendant ces six ans 70 personnes de tout âge et sexe. (On ne dit pas dans ce document, s'il était revenu de Suisse des femmes, des enfants et d'autres personnes.)

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(8) Ce fait n'est pas sans importance. Le passé nous a fait voir que plusieurs décrets de son altesse royale ne déployèrent point leur effet pour n'avoir pu être enregistrés dans les matricules du sénat. (Pour l'édit, voir Storia di Pinerolo, t. IV, p. 141, et surtout DUBOIN. - RACCOLTA, etc., Turin, 1826, t. Il, p. 109 à 278, qui contiennent les édits sur les Vaudois.)

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(9) Archives de Berne, onglet E.

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(10) Lettre d'Arnaud datée de la Tour, 1697, à M. Walkenier, ambassadeur des Pays-Bas en Suisse. (Archives de Berne, onglet E.)

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(11) Nous devons ce détail ainsi que plusieurs autres sur les colonies vaudoises dans le sud-ouest de l'Allemagne, à l'obligeance de notre compatriote et ami, M. P. Appia, pasteur de l'Église française de Francfort-sur-le-Main. Les Vallées du Piémont le comptent au nombre de leurs fils les plus dignes et de leurs conseillers les plus dévoués. Que ce serviteur de Dieu si humble et si fidèle consente à supporter cette expression publique de si justes sentiments; car elle nous est inspirée par l'estime et par la vérité.

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(12) Par la suite, ce village compta jusqu'à 1000 Vaudois; ce qui lui valut, sans doute, la désignation de Grand-Villar, en allemand, Gross-Villar. Aujourd'hui le village est bien moins populeux, et se compose pour un tiers, on même pour une moitié de familles de race allemande. Le dernier pasteur vaudois qu'ait eu cette paroisse était un Mondon, au commencement de ce siècle. Il était né dans les Vallées.

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(13) Ce dernier endroit est quelquefois appelé Sarras.

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(14) À Dürrmenz, les émigrés bâtirent, en 1700, une rue en ligne droite, qu'ils nommèrent le Queyras, en souvenir de la vallée de ce nom du haut Dauphiné d'où ils étaient originaires. L'annexe de la paroisse est un hameau nommé Sangach, que les Vaudois prononçaient Sinach.

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(15) Actuellement Schoenberg n'est plus qu'une annexe de Dürrmenz.

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(16) Actuellement village de 500 âmes, où, si ce n'était les noms de famille et de localité (tels que le Sartaz, Pinadella, les Grands-Ordons, les Petits-Ordons), rien n'indiquerait une colonie vaudoise.

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(17) Neu-Rengstett n'est plus qu'une pauvre commune d'environ 400 lames, tous cultivateurs. Le dernier pasteur vaudois qu'ait eu cette église était un Geymonat, dont beaucoup de personnes se souviennent encore. Il y était venu des Vallées.

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(18) Fondé par les Vaudois de Mentoule, de Fénestrelles et de Usseaux en Pragela ; ceux-ci ne pouvant tomber d'accord sur le nom définitif de la colonie, le prince de Wurtemberg l'appela Nordhausen.

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(19) En 1820, un régent originaire de la colonie de Serres s'entretenait à Lausanne dans le patois qui lui était habituel avec des étudiants des Vallées Vaudoises et en était compris. M. le pasteur Appia, dans deux voyages qu'il a faits dans les colonies vaudoises du Wurtemberg, en 1815 et 1846, s'est assuré que si, dans plusieurs villages, tels que Serres et Pinache, toutes les familles parlent encore leur ancien idiome, ailleurs comme à Pérouse, il est entièrement oublié.

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(20) Ce sont des noms bien connus dans les Vallées Vaudoises et en Pragela : ceux de Rivoire, Mondon, Geymet, Vole, Poèt, Peyrot, Clapier Pascal, Jourdan, Carrier, Jouvenal, etc.

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(21) Inscription autour de la pierre :

 

VALDENSIUM PEDEMONTANORUM PASTOR, NEC NON MILITUM PREFECTUS,
HENRICUS ARNALDUS SUB HOC TUMULO JACET.

 

Au centre du monument:

 

CERNIS HIC ARNALDI CINERES, SED GESTA, LABORES,
INFRACTUMQUE ANIMUM PINGERE NEMO POTEST.
MILLIA IN AILOPHILÛM JESSIDES MILITAT UNUS;
UNUS ET AILOPHILÛM CASTRA DUCEMQUE QUATIT.
OBIIT VIII SEPT : ET SEPULTUS EST MDCCXXI.
ANNOS LXXX.

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(22) Il ne faut pas perdre de vue que la France possédait alors la vallée de Pragela, la partie orientale du val Pérouse et Pignerol

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(23) 300,000 francs de Suisse; l'écu d'empire a 4 francs.

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(24) C'est dès-lors qu'on vit figurer parmi les pasteurs des Vallées un Jacob Dubois, un Philippe Dind, un Isaac Senebier, un Joseph Decoppet, un Philippe Dutoit, un Abram Henriod. (Extrait des registres paroissiaux des Vallées.)

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(25) Il a été dit que, dès les guerres du commencement de ce siècle, les pasteurs des colonies vaudoises du Wurtemberg ont cessé d'être salariés par l'Angleterre. Ceux des Vallées le sont encore pour une partie de leur traitement. Ajoutons qu'en 1770, des collectes abondantes, faites dans la Grande-Bretagne, permirent d'augmenter l'appointement des pasteurs des Vallées. Les intérêts de ce dernier fonds portent le nom de subside national, pour les distinguer du subside royal fourni par la couronne.

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(26) Cette bourse a cessé en 1798. Celles de Lausanne ont été interrompues en partie, puis rétablies pour un temps.

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(27) Ces détails sont extraits d'un petit ouvrage, le Livre de famille Genève, 1830, de l'ancien modérateur des Églises vaudoises, P. Bert bien placé assurément pour les connaître.

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(28) Histoire Militaire T. V, P. 189

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(29) Les Vaudois se signalèrent encore par d'autres faits d'armes, dans la première moitié du XVIlle siècle.

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(30) Voir recueil des édits.

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(31) Lettre du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, au roi de Sardaigne :

 

« MONSIEUR MON FRÈRE,

 

Touché comme je suis du triste état où se trouvent présentement les Églises protestantes dans les vallées du Piémont, je n'ai pu me dispenser de vous écrire celle-ci en leur faveur, espérant que Votre Majesté l'aura d'autant moins pour désagréable, qu'elle jugera aisément par l'affection qu'elle a envers ceux qui professent la même religion avec elle, que je dois avoir la même tendresse pour les Églises susdites, et que leur conservation et tranquillité ne me sauraient être indifférentes.
Je ne puis croire que les plaintes de ces pauvres Églises soient parvenues jusqu'à Votre Majesté, ou si cela est, qu'on lui en ait représenté toute la justice; car tout le monde sait que Votre Majesté est trop généreuse pour qu'elle pût refuser de remédier aux griefs d'un peuple qui, en plusieurs occasions importantes, a répandu son sang et sacrifié ses biens pour le service de Votre Majesté, et cela avec tant de bravoure et de fidélité que Votre Majesté en a toujours paru satisfaite.

Fondé sur ces témoignages, je me promets que Votre Majesté voudra bien, comme je l'en prie instamment, continuer sa protection et bienveillance royales aux dites Eglises protestantes, et les faire jouir paisiblement des édits publiés ci-devant en leur faveur, et surtout de celui du 23 mai 1694, contre la disposition duquel on veut obliger, sous de rigoureuses peines, lesdites Eglises protestantes d'observer toutes les fêtes ordonnées par l'Eglise romaine; ce qui est une chose directement contraire à la liberté de conscience dont, comme Votre Majesté le sait, aucun prince ne peut priver ses sujets sans commettre une extrême violence, et sans empiéter même sur les droits réservés à la Majesté divine, à laquelle seule appartient le règne sur les coeurs et les consciences des hommes.

L'ordonnance publiée sous le nom de Votre Majesté, que les protestants vaudois doivent fournir à leurs enfants qui auraient abjuré la religion de leurs pères, les aliments, ou leur délivrer la légitime qui leur est due sur les biens et effets meubles et immeubles de leurs parents, ne serait pas moins dure ni moins contraire que la susmentionnée aux lois divines et humaines, puisqu'elle inspire aux enfants protestants des sentiments de libertinage et les distrait de l'obéissance due à leurs pères et mères, réduisant en même temps ceux-ci à l'impossibilité de pouvoir subsister, surtout lorsque leurs biens ne consistent qu'en fonds de terre, ou qu'ils sont contraints de séparer plusieurs portions de leurs biens pour les assigner à leurs enfants, qui auront été séduits à abandonner la religion protestante.
Si l'on ajoute aux deux griefs susdits les deux suivants ; assavoir : qu'on arrête à la douane de Votre Majesté les livres qui sont nécessaires pour l'exercice de la religion protestante, et qu'on ne veut plus admettre à l'office de notaire aucune personne qui ne professe la religion romaine, quoique de temps immémorial les Vaudois aient ou des notaires de leur religion, on ne peut juger autrement de toutes ces procédures, sinon que l'unique but de ceux qui ont porté Votre Majesté à faire les ordonnances susdites est de renverser tous les priviléges des Eglises protestantes dans le Piémont, et même d'y extirper entièrement cette religion; ce que la justice de Votre Majesté et sa bonté envers ses fidèles sujets, à ce que j'espère, ne voudront jamais permettre.

Je prie aussi Vôtre Majesté d'être bien persuadée que, de toutes les marques d'amitié qu'elle me pourra donner, celle d'avoir égard à mon intercession pour lesdites Églises protestantes me sera toujours la plus agréable et dont je lui serai le plus sensiblement obligé. Aussi profiterai-je avec plaisir de toutes les occasions où j'en pourrai témoigner ma vive reconnaissance, et prouver à Votre Majesté la sincérité et la parfaite considération avec laquelle je suis, etc.
Berlin, 6 janvier 1725.

FRÉDERIC-GUILLAUME. »

( V. DIETERICI,... p. 396. )

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(32) V. DIETERICI,... p. 398, 399.

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(33) Nous trouvons dans les listes qu'a publiées M. DIETERICI, P. 404, des noms encore existant dans le canton de Vaud et dans ceux du voisinage : les Bermond, Guyot, Papon, Jannin, Perrot, Turin, Chailler, etc. Plusieurs autres noms sont les mêmes dans le canton de Vaud (tue dans les Vallées Vaudoises; tels sont ceux de Gonin, Buffa, Chauvi, Gonnet, Borloz, Bonnet, Bonjour, Blanchod, Odin, Malan, Combe, etc.

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(34) Supplice dans lequel on élevait le patient par les mains liées derrière le dos, pour le laisser redescendre par petites secousses, une fois, deux fois, etc., selon le cas.

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(35) Correspondance de leurs majestés de Prusse et de Sardaigne dans DIETEBICI,... P. 398.

CHAPITRE XXVI. (Suite)

LES VAUDOIS AU XVIII ème SIÈCLE, ET PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.(1690-1814.)

Les Vaudois sous les drapeaux de leur prince. - Leur rétablissement dans leurs héritages. - Leur nombre. - Édit de 1694. - Exil des protestants français domiciliés aux Vallées. - Colonies du Wurtemberg. - Mort d'Arnaud. - Essais d'oppression. - Relâche. - Subsides étrangers. - Siège de Turin, en 1706. - Victor-Amédée aux Vallées. - Dévouement des Vaudois. - Vexations nouvelles. - Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des catholisés. - Édit du 20 juin 1730. - Abrégé des édits concernant les Vaudois. - Effets de la révolution française. - Garde des frontières par les Vaudois. - Injustes soupçons sur leur fidélité. - Projet de massacre déjoué. - Arrestations. - Requête au roi. - Minces faveurs. Esprit révolutionnaire en Piémont. - Abdication de Charles-Emmanuel. État nouveau des Vaudois. - Les Austro-Russes en Piémont. - Carmagnole. - Blessés français. Bagration. - Réunion du Piémont à la France. - Misère aux Vallées. Détresse des pasteurs. - Allocation de rentes et de biens pour leur traitement. - Nouvelle circonscription consistoriale. - Tremblement de terre. - Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois. - MM. Mondon, Geymet et Peyran. - Nouvelles carrières ouvertes à l'activité vaudoise.


Quant aux dispositions de l'édit du 20 juin, concernant les anciennes Églises des trois Vallées Vaudoises, il était dit que, conformément à l'édit de 1620, leurs membres jouiraient du droit de travailler dans leurs maisons, à huis clos, les jours de fêtes catholiques, et qu'ils pourraient, de temps à autre, obtenir des magistrats de cette religion la permission de vaquer à des ouvrages publics, lorsqu'elle serait accordée aux catholiques; que l'acquisition et la. vente de meubles et d'immeubles leur était loisible dans l'intérieur des limites, et que, quant à leurs propriétés hors de celles-ci, le sénat en déciderait, selon la raison et la justice (1); que les cimetières des Vaudois seraient éloignés des habitations, à distance des chemins publics et sans clôture ; que cependant il ne serait rien changé à l'état de ceux de Rora, la Tour, Villar et Bobbi. Un article postérieur statua, que les convois funèbres pourraient être aussi nombreux qu'on le voudrait ; qu'aucun nouveau temple ne pourrait être construit, leur nombre devant rester le même qu'avant 1686, que toutefois la cabane, c'est le nom que l'édit donnait au temple de Saint-Barthélemi, pouvait rester debout, mais sans, être agrandie ni réparée; que le pasteur n'habiterait point dans son voisinage, mais qu'il retournerait se fixer à Rocheplatte comme anciennement (2) ; que les Vaudois étaient autorisés à avoir des maîtres d'école, pris parmi eux et de leur religion, pourvu qu'ils n'admissent an nombre de leurs écoliers que des enfants vaudois, sous peine de vingt-cinq écus d'or d'amende pour chaque enfant catholique qu'ils y admettraient, et du bannissement en cas de récidive, pourvu encore que les susdites écoles fassent tenues dans les quartiers où habiteraient le moins de catholiques; enfin, dans un dernier article, il était absolument défendu d'admettre dans les temples des Vallées les gens du Pragela.

On a pu se convaincre, par ce qui précède, que Victor-Amédée II, quoique personnellement revenu de ses préjugés contre les Vaudois, et convaincu de leur fidélité ainsi que des autres qualités morales qui les distinguaient, ne leur accorda pas de beaucoup plus grandes libertés que ses prédécesseurs. S'il ne montra pas une entière tolérance, s'il établit des restrictions de plusieurs sortes à l'extension, plutôt encore qu'au maintien de la foi chrétienne et à l'accroissement de la population évangélique, dans les trois anciennes Vallées et dans celle de Pragela, disons-le, ce fut par l'obsession des éternels ennemis des Vaudois et, par les exigences de son belliqueux et puissant voisin de France. Reconnaissons que, s'il ne put faire davantage pour des sujets dont on méconnaissait les services et, les qualités, il a eu du moins le mérite de fixer définitivement, d'une main ferme, la position civile et religieuse des Vaudois, en confirmant les anciens édits qui la précisaient et en eu promulguant de nouveaux. Par ces mesures, si la condition des descendants des martyrs resta inférieure, humiliée et gênée, cependant elle échappa, il faut espérer, pour toujours à l'arbitraire et à l'incertitude.

Sous le règne de Charles-Emmanuel III, qui monta sur le trône par l'abdication volontaire de son père, Victor-Amédée II, l'an 1730, le sénat de Turin publia, en 1740, un abrégé des édits concernant les Vaudois, en vingt-six articles, pour servir de direction aux autorités judiciaires et administratives. Cette publication peut être considérée comme un nouveau bienfait royal. Car, si elle signalait aux magistrats les restrictions apportées à la liberté civile et religieuse des Vaudois, elle constatait en revanche les droits qui leur étaient concédés par le souverain ; et par là elle rendait leur position toujours plus stable.

Dès-lors, sous le règne de Charles-Emmanuel III, puis sous celui de Victor-Amédée III, qui prit la couronne en 1773, jusqu'aux jours de la révolution française, peu d'événements saillants interrompirent le cours de la vie uniforme des habitants des Vallées. On peut cependant citer, comme titre a la faveur de leur souverain, le brillant courage, dont ils firent preuve au siège de Coni, en 1744, et à la bataille de l'Assiette perdue, en 1747, par les Français : actions d'éclat, qui leur méritèrent les éloges des chefs militaires (3), ainsi que l'estime de Charles-Emmanuel III, qui les appelait ses braves et fidèles Vaudois (4). Pourquoi faut-il ajouter que, malgré les preuves d'amour et de dévouement de la part des sujets, et d'estime de la part du souverain, les Vaudois se virent fréquemment enlever leurs enfants par les ruses des prêtres et des moines, quelquefois même par la violence, sans qu'il fût possible d'obtenir justice, et qu'ils durent contribuer aux frais du culte romain, payer des dîmes, des prémices et d'autres choses encore aux curés (5), contrairement au texte des édits royaux qui les dispensaient de semblables prestations.

Tels étaient les succès qu'avait obtenus aux Vallées l'esprit romain, quand en 1789 le retentissement des premiers pas de la révolution française se fit sentir en Piémont. Les Alpes ne purent arrêter l'élan des idées nouvelles qui, longtemps en fusion et menaçantes, s'étaient fait jour par une explosion subite. Des théories attrayantes et entraînantes, des promesses de liberté et de bonheur, proclamées assez haut pour être entendues partout, enflammèrent les esprits et bercèrent d'une douce illusion les cœurs. Dans les conversations dans les réunions d'amis il ne fut bientôt plus question que des événements qui s'accomplissaient au-delà des Alpes. Un pasteur des Vallées se permit d'y faire allusion, dans un sermon qu'il prononça devant le synode assemblé, l'automne de cette même année 1789. Ses confrères, inquiets des résultats qu'un discours aussi imprudent pourrait exercer sur l'opinion, autant que des maux qu'il pourrait attirer sur la population vaudoise de la part de l'autorité, usèrent de leurs droits de discipline et suspendirent de ses fonctions, pour six mois, l'orateur indiscret. Cette décision était aussi sage que juste, car le prédicateur avait manqué à son devoir, soit comme sujet du roi, en attirant l'attention sur des questions antipathiques à son gouvernement, soit comme pasteur, en introduisant la politique dans la chaire chrétienne.

Ce fait met au jour, mieux que beaucoup de paroles, l'esprit qui animait les Vallées à cette époque critique. Les instincts du coeur parlaient en faveur des principes nouveaux proclamés en France, mais le devoir envers l'autorité défendait au sujet fidèle de les accueillir et de les propager. Le coeur l'emporta chez quelques-uns sur une soumission traditionnelle. Cependant, on ne s'éloigne pas de la vérité, en disant qu'il eût été difficile, en de telles circonstances, que des hommes aussi peu favorisés du pouvoir que les Vaudois l'avaient été, fissent preuve de plus de prudence et de modération qu'eux. Sentant combien leur position était délicate, ils mirent tous leurs soins à prévenir et à éviter tout ce qui aurait pu les compromettre.

Cette conduite leur conserva la confiance de leur souverain, qui, en 1792, les appela sous les armes pour la défense de leurs frontières. Et quand, l'année suivante, Victor-Amédée III, dépouillé par les Français de deux de ses plus belles provinces, la Savoie et Nice, se résolut à prendre l'offensive et à attaquer l'ennemi, il confia la garde des vallées de Luserne et de Saint-Martin à la fidélité des Vaudois, commandés par un de leurs officiers, le colonel Maranda, sous les ordres lui-même du général Gaudin, protestant aussi, et suisse de nation (6).

Les Français, qui n'ignoraient pas combien la position de ce pauvre peuple avait été précaire et exceptionnelle, crurent qu'ils n'auraient pas de peine à le pousser à se révolter, à leur livrer les passages et à faire cause commune avec, eux. lis se trompaient. Les Vaudois estimèrent la fidélité au serment, même dans nue condition inférieure, préférable, aux splendides espérances de liberté religieuse, civile et politique, acquise par un parjure. Cette belle conduite, ne put cependant faire taire la calomnie, ni étouffer tout soupçon. Comment croire que des hommes, souvent maltraités à cause de, leur religion, renonceraient à se venger et refuseraient l'émancipation qu'on leur promettait? On les accusa donc de prêter l'oreille aux propositions de l'ennemi. Quelques faits malheureux accréditèrent ces bruits. Les milices vaudoises cédèrent sur quelques points. Le fort de Mirabouc, au fond de la vallée de Luserne, dans les gorges du seul passage qui conduise en France, se rendit (7), et quoique l'enquête ordonnée à cette occasion fit ressortir de la manière la plus évidente l'innocence des habitants des Vallées (8), l'exaspération, fruit de ces soupçons, alla tellement en augmentant que, le fanatisme y aidant, elle aboutit, chez les papistes des environs, à l'odieux projet d'une seconde Saint-Barthélemi, dont les Vaudois de Saint-Jean et de la Tour devaient être les victimes.

Tous les hommes de ces deux communes, en état de porter les armes, étaient sur les montagnes occupés de la garde de la frontière ; il ne restait dans les habitations de la plaine que les femmes, les enfants, les vieillards, les infirmes : faibles défenseurs ! L'entreprise n'était donc point périlleuse. Dans la nuit du 14 au 15 mai 1793, une colonne d'assassins, réunis à Luserne, devait, à un signal donné, fondre sur ces deux contrées et y mettre tout à feu et à sang. Le complot avait été si mystérieusement tramé, que pas un Vaudois n'en avait eu connaissance. Ce furent des catholiques : un prêtre, le respectable Brianza, curé de Luserne, et le capitaine Odetti, de Cavour, qui le leur révélèrent. Ce dernier arrivant à la maison de son ami, M. Paul Vertu, à la Tour, dit en entrant :

« Je viens ici pour vous défendre, vous et les vôtres, jusqu'à la dernière goutte de mon sang. »

Puis, il leur détailla l'affreux complot auquel il avait refusé, de s'associer. Aussitôt des messagers furent expédiés, coup sur coup, à la montagne, où étaient les maris et les frères des victimes désignées. Le général Gaudin, sollicité de les laisser voler à la défense de leurs familles, refusait de croire au projet, tant il le trouvait odieux. La liste des conjurés, au nombre de plus de sept cents, mise sous ses yeux, ne lui permit plus de douter. Mais si, d'un côté, il ne pouvait se résoudre à priver de leurs défenseurs naturels tant de créatures innocentes, de l'autre, il ne savait comment détacher de sa division des forces suffisantes, sans s'exposer à être forcé par les Français, ou comment, laisser les Vaudois s'éloigner sans éveiller les soupçons des troupes piémontaises, avec, lesquelles ils se trouvaient. Un stratagème le tira d'embarras. Le soir de la nuit fatale, au déclin du jour, une fausse alarme est donnée ; sur les hauteurs retentit le cri : Les Français, les Français! suivi bientôt de celui de : Sauve qui peut! Les Vaudois quittent les premiers leurs postes élevés, et, au milieu d'un feu de mousqueterie très-vif, ils battent en retraite comme si l'ennemi les poursuivait. Voyant cela, les troupes piémontaises, échelonnées entre eux et le bas de la vallée, commencent à leur tour un mouvement rétrograde et se jettent dans la Tour et Saint-Jean, qu'elles occupent pour la nuit. Les conspirateurs, effrayés de la prétendue agression des Français, abandonnèrent leur projet infernal. Gaudin, appelé à Turin pour rendre compte de sa conduite, se justifia en présentant les preuves de la conspiration et la liste des conjurés. Les pièces de convictions ne pouvaient être récusées ; il fut absous. Mais il fut en même temps éloigne des Vallées, et un peu plus tard renvoyé du service. Son excès d'humanité lui avait fait perdre la confiance de la cour. Des assassins, pas un ne fut puni; aucun ne fut même recherché.

Le gouvernement inquiet et soupçonneux, s'imaginant que les Français avaient des intelligences aux Vallées, crut devoir y déployer une grande sévérité. Un Vaudois, David, officier d'ordonnance du colonel Frésia, qui avait succédé au général Gaudin dans le commandement, fut livré par son maître à un conseil de guerre et pendu comme traître. Les deux militaires les plus élevés en grade dans les milices vaudoises, le colonel Maranda et le major Goante, furent aussi jetés en prison. On parlait de nouvelles arrestations comme proclamés lorsqu'il fut possible aux deux prévenus de démontrer leur innocence, comme celle de leurs amis et compagnons.
La libération de Maranda et de Goante, leur réintégration dans leur place, ainsi que le remplacement du colonel Frésia, détesté depuis le supplice de David, par un officier suisse, le général Zimmermann (9), calmèrent aux Vallées les esprits agités ou craintifs, en donnant, la preuve que le gouvernement, mieux instruit de la vérité, renonçait à ses injustes soupçons ou du moins à ses rigueurs. La confiance se rétablit bientôt. Zimmermann, quoique catholique romain, sut gagner l'affection générale.

Alors les Vaudois, profitant du moment favorable où la cour était convaincue de leur innocence, acceptèrent l'offre que le général leur avait faite d'être leur interprète auprès d'elle. Par son office, ils transmirent à leur souverain une requête dans laquelle, après les justes protestations d'attachement à sa personne et à sa dynastie, ils demandaient le redressement de certains abus, et quelque amélioration dans leur condition politique. La démarche eut un certain succès. Le duc d'Aoste, fils aîné du roi, résidant, alors à Pignerol, à la tête d'une division de l'armée, transmit aux pétitionnaires une réponse (10) des plus gracieuses, dans laquelle il était dit, que les preuves constantes et distinguées qu'ils avaient données de leur attachement et de leur fidélité à leurs souverains, et les sentiments récents qu'ils avaient mis au jour, en s'offrant de concourir avec tout le zèle possible à l'armement ordonné pour repousser l'ennemi, disposaient leur roi à accueillir favorablement leur mémoire. Néanmoins, la solution de la demande de droits politiques, égaux à ceux des autres sujets, était renvoyée à la paix (11). Dès ce moment, du moins, on leur octroyait généreusement la permission d'avoir des médecins de leur religion; on promettait de prendre des mesures contre les rapts d'enfants si fréquents, comme aussi contre l'introduction de catholiques incapables dans les conseils de commune, et l'abolition de charges ou impôts grevant les seuls Vaudois. On le voit, les faveurs royales ne dépassaient pas les exigences les plus ordinaires de la simple justice, et cependant le prince et les Vaudois eux-mêmes les considérèrent comme de gracieux dons, tant était grande l'habitude de ne traiter les Vaudois que comme des intrus tolérés à regret, et de regarder comme des bienfaits extraordinaires la participation aux principaux avantages dont jouissaient tous les autres sujets.

La paix survint au printemps de 1796, paix désastreuse (12), qui enlevait au roi quelques-unes de ses plus belles provinces et le courbait sous l'influence écrasante de la république française et de son jeune général en Italie, Napoléon Bonaparte. Un nouveau roi, Charles-Emmanuel IV, monta sur le trône ébranlé de son défunt père, le 10 octobre 1796. C'était le moment d'accorder à de fidèles sujets l'égalité politique qu'ils revendiquaient et qu'ils avaient méritée par de loyaux services. L'ambassadeur britannique saisit cet instant pour la réclamer à leur profit ; mais tout ce qu'il obtint fut une confirmation des minimes concessions faites trois ans auparavant. Nous nous trompons : le billet royal, c'est le nom que portait cet acte officiel, renfermait une grâce nouvelle; il permettait de réparer les temples!.... de les agrandir même si cela est nécessaire, et, le croira-t-on ? car la générosité était grande, de les transporter dans des sites plus commodes, pourvu cependant qu'on n'en augmentât pas le nombre et qu'on avertit l'intendant de la province, afin qu'il put donner les directions nécessaires (13).

Il était impossible que la présence de l'armée française (l'on sait que celle d'Italie comptait dans ses rangs les révolutionnaires les plus fougueux) n'excitât pas les Piémontais à l'affranchissement des servitudes féodales et à la conquête de tous les droits politiques proclamés en France, comme inhérents à la personnalité humaine. À une sourde agitation succédèrent rapidement des mouvements tumultueux, des entreprises révolutionnaires, dans les villes et dans les campagnes, jusqu'à Moncalier, aux portes de Turin. La vérité exige de nous l'aveu que les Vallées n'y restèrent pas entièrement étrangères. Une troupe de révolutionnaires de la vallée de Luserne (14) se rendit à Campiglion, au château du marquis de Rora, l'un de ses principaux seigneurs, et lui demanda ses titres féodaux pour les anéantir : « Mes amis, leur répondit-il avec une présence d'esprit et une aménité admirable, si ce ne sont que mes titres que vous voulez, je vous les abandonne tous très-volontiers, à l'exception d'un seul que vous ne m'arracherez pas, je veux parler de mon titre d'ami des Vaudois, de ma vieille affection pour mes chers et braves Vaudois! » Ce mot dit à propos suffit pour les désarmer. Ils se retirèrent sans commettre le plus petit désordre.

Le général Zimmermann, envoyé aux Vallées en apparence pour écouter les voeux des communes, en réalité pour reconnaître la situation, reçut, peu après son arrivée, l'ordre d'opérer des arrestations. En Piémont, la cour avait recouru aux exécutions pour l'exemple. L'homme de guerre se montra amide la paix; dans son rapport il recommanda l'emploi de la douceur, et il eut la satisfaction de se voir approuvé. Les Vallées échappèrent aux emprisonnements et aux supplices.

La situation compliquée et les difficultés des temps rendirent insupportable à Charles-Emmanuel le poids de sa couronne. Il abdiqua par un acte solennel, le 9 décembre 1798. La France lui laissait la possession de la Sardaigne. Dès ce jour, le Piémont fut considéré et administré comme une province française. Cet événement, auquel d'ailleurs les Vaudois n'avaient pris aucune part, leur faisait une position comme ils n'en avaient jamais eue, comme ils n'auraient jamais osé espérer de l'obtenir. D'un jour, et comme par enchantement, ils voyaient tomber toutes les lois prohibitives, humiliantes et exceptionnelles, sous lesquelles ils avaient gémi si longtemps. La barrière qui les enfermait dans d'étroites limites, qui les condamnait à s'entasser dans quelques vallons isolés, était rompue. Un libre champ était ouvert à leur industrie, à leur activité, jusqu'alors entravée. De parias méprisés, de barbets haïs et tenus à l'écart comme des êtres malfaisants, ils se voyaient placés sur un pied d'égalité avec leurs persécuteurs les plus hautains. Ceux qu'on regardait comme des intrus, qu'on tolérait à bien plaire, étaient devenus citoyens aussi bien que les autres. Les hommes qu'on traitait comme s'ils eussent été les bâtards de l'état, avaient enfin obtenu la reconnaissance de leur légitimité. En un seul jour, et par un acte unique, étranger à leur volonté, tous les genres de liberté leur restaient acquis. Et, ce qui devait leur être plus précieux que tout le reste, ils allaient jouir sans entraves quelconques de cette liberté religieuse, du droit de servir Dieu, selon, leur conscience, pour lequel ils avaient lutté et versé leur sang depuis des siècles.

Mais, comme pour les avertir que la conservation ou la prospérité de la vie chrétienne ne devait pas cependant dépendre des circonstances politiques, à peine la domination française s'était-elle établie en Piémont qu'elle courut les plus grands dangers. L'armée d'Italie, attaquée au printemps de 1799 par Souwarow à la tête des Russes et des Autrichiens, fut forcée à battre en retraite précipitamment, au milieu d'une population excitée contre elle et bientôt fanatisée. Dans ce moment difficile, les Vaudois restés fidèles au pouvoir, alors légitime, durent, par ordre supérieur, se porter dans la plaine avec d'autres troupes, et assaillir Carmagnole où les insurgés s'étaient concentrés. L'action s'ouvrit par un feu terrible, et quoique ces derniers se fassent retranchés dans un couvent et eussent illuminé la madone (15), ils furent écrasés par la bravoure des Vaudois et des troupes réglées. Le général Freissinet leva une contribution de guerre. On a fait un crime aux Vaudois de cette expédition, on les a accusés de sacrilège et de pillage. Mais, comment les rendre responsables d'un combat qu'ils ne livrèrent que par le commandement de l'autorité militaire qu'ils reconnaissaient encore. Quant au sacrilège, pourrait-on les en accuser sérieusement? Auraient-ils donc du se retirer sans combattre et recevoir le feu meurtrier qui sortait du couvent sans riposter, parce qu'une madone illuminée avait été placée au-devant? Pour ce qui regarde la contribution forcée, levée par le général français, on ne saurait la leur imputer. Si c'est d'actes particuliers qu'il est question et qu'ils aient en lieu, tous les Vaudois les regretteront.

Un second fait leur a été imputé à crime : que le lecteur en juge. Le voici, raconté sans commentaire. Trois cents blessés français, venant de Cavour et fuyant devant les Autrichiens, arrivèrent vers la fin de mai sur des charrettes, au village de Bobbi, extrême frontière du val Luserne, du côté de la France, dans un état affreux de dénuement et de misère. Le pasteur de l'endroit, Rostaing, respectable vieillard, aidé de sa femme, subvient selon ses ressources aux besoins les plus pressants de ces malheureux. Un veau, vingt-cinq pains, du vin, tout ce que renferme son presbytère, leur sont apportés par ses soins. Les paroissiens suppléent de leurs faibles moyens à ce qui manque. Les plaies des blessés sont pansées et bandées, après quoi des centaines d'hommes les transportent en France à bras ou sur leurs épaules, l'espace de dix lieues, par-dessus un col élevé, le long des précipices, au milieu des neiges qui rendaient impossible la marche des bêtes de somme (16). Les Vaudois ne les quittèrent qu'après les avoir déposés en sûreté entre les mains de leurs compatriotes. Ce fait fut signalé à l'armée française dans un ordre du jour du général Suchet (17), qui en envoya un double au pasteur charitable ainsi qu'une lettre des plus flatteuses.

Cette action dévouée, jointe à la vigoureuse résistance que les Vaudois, fidèles à leurs serments, opposèrent jusqu'à la fin à l'envahissement des Austro-Russes et à la défense du gouvernement réfugié au Perrier, auraient attiré sur eux les plus grands malheurs, si Dieu ne leur eût envoyé du fond de la Russie le prince Bagration pour les protéger. Au milieu des clameurs furibondes des réactionnaires piémontais, qui demandaient à mettre tout à feu et à sang dans ' les Vallées, ce prince, aide-de-camp de Souwarow, sut démêler la vérité (18); il comprit et apprécia la conduite que les Vaudois avaient suivie. « Ils sont sous la protection du maréchal (Souwarow), répondit un officier russe,au Chef du conseil suprême à Turin, qui chargeait de reproches et menaçait les députés des Vallées, nous n'avons que faire de vos haines piémontaises. »

Loin de rien entreprendre contre eux, on leur laissa même leurs armes, pour se défendre en cas d'attaque; on n'exigea d'eux que la simple promesse de ne pas les employer contre les troupes coalisées.
Les Vaudois, pendant une année environ, restèrent placés entre les armées belligérantes. Les échos de leurs montagnes répétèrent les marches étrangères, et plus d'une fois de vives fusillades. Ils échappèrent cependant à de plus grands maux qui les menaçaient.

L'an 1800 parut. Le premier consul de la république française, nouvel Annibal, franchissant les Alpes à la tête d'une grande armée, vint se jeter sur les Autrichiens et les Piémontais en sécurité, leur arracher la victoire à Marengo (19), et avec elle la possession des plus riches provinces. Le Piémont passa de nouveau sous la domination de la France, et les Vaudois jouirent immédiatement des privilèges qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir.

Mais ce retour à la liberté ne fut pas, tant s'en faut, un retour à la prospérité et au bien-être. Toute la plaine et les Vallées aussi offraient en ce temps-là un spectacle plus misérable qu'on ne peut imaginer. Une extrême disette, jointe au pillage des soldats et à la rapacité des commissaires, tant français qu'autrichiens, avaient porté les vivres à un prix si excessif, que c'est à peine si les riches parvenaient à s'en procurer. Les pauvres végétaient dans la misère, plusieurs mouraient de faim.

La position financière des pasteurs devint des plus critiques au milieu de ces circonstances. Le subside royal anglais, qui formait la meilleure partie de leurs faibles honoraires, leur avait été retiré depuis qu'ils étaient sujets de la France. Le subside national anglais continuait à leur parvenir, mais irrégulièrement; la part de chacun montait à environ 500 francs. C'était tout leur salaire, assurément insuffisant pour les besoins d'une famille. Le dévouement des paroissiens s'efforçait d'y subvenir. Dans plus d'une localité, l'on vit les anciens de l'Église parcourir les maisons, quêtant le pain dont manquait leur pasteur. À l'ouïe de si grandes nécessités, la commission exécutive du Piémont prit des mesures bien intentionnées, mais peu politiques. On se rappelle que des paroisses catholiques romaines avaient été formées dans toute l'étendue des Vallées, malgré l'extrême rareté des ouailles. Des biens et des rentes étaient assignés aux cures qui les desservaient. La commission exécutive pourvut d'une autre manière à leur traitement, et remit l'administration de ces biens et de ces rentes, quelque peu réduits, aux modérateurs vaudois pour servir aux besoins du culte et de l'instruction. Elle leur remit également celle de l'hospice des catéchumènes vaudois à Pignerol (20) et de ses dépendances, pour leur être un gage que, désormais, les évangéliques des Vallées n'auraient plus à redouter les séductions et les violences papistes, et aussi pour donner une petite satisfaction à la susceptibilité vaudoise, en mettant les persécutés en possession de la maison de leurs oppresseurs spirituels. Il est fâcheux qu'il ait été pourvu de cette manière à la subsistance des pasteurs et des régents; les catholiques y ont vu une spoliation et un acte d'hostilité. Ce jugement est injuste, sans doute, puisque c'est le pouvoir régulier, composé d'ailleurs de catholiques, qui l'a prononcé et non les Vaudois; mais, quoiqu'il fût certainement loisible à l'autorité de donner une satisfaction à une Église chrétienne longtemps opprimée, il eût mieux valu que c'eût été d'une manière moins provocatrice envers celle qui était ainsi humiliée. Du reste, pendant tout le temps de la domination française, les pasteurs et les troupeaux n'ont jamais donné lien aux curés, ni aux ouailles de ceux-ci, de se plaindre de leur conduite. C'est une justice qu'on leur doit.

L'administration ecclésiastique aux Vallées resta la même pendant les premières années de la réunion à la France; elle était comme par le passé entre les mains des consistoires, du synode et de la Table ou commission supérieure exécutive. Ce ne fut qu'en 1805, lors du passage de l'empereur à Turin, que l'assimilation de ces Églises aux autres Églises protestantes de l'empire français fut projetée (21), et quelques mois plus tard définitivement arrêtée par un décret du 6 thermidor an XIII (22). D'après ce décret on groupa, les différentes Églises en trois consistoriales ; savoir, celles de la Tour, de Prarustin et de Villesèche. La première comprenait les paroisses de la Tour, le Villar, Bobbi et Rora. La seconde, celles de Prarustin, Angrogne et Saint-Jean. La troisième, celles de Villesèche, Pomaret, Saint-Germain, Prali, Maneille et Pramol. Cette organisation dura autant que la domination française, dans les Vallées.

Pendant cette période les Vaudois, resserrés autrefois dans leurs étroites limites, en sortirent et acquirent des propriétés dans la plaine. Les temples qui tombaient en ruines furent réparés. Saint-Jean, où tous les lieux destinés au culte et à l'instruction avaient été fermés depuis 1658, se construisit un temple.
Ce vaste et bel édifice était à peine terminé qu'il souffrit de grands dommages du tremblement de terre qui, en 1808, jeta la consternation dans les Vallées et dans la province de Pignerol, et qui se fit sentir en divers lieux de la France et de l'Italie. Durant quatre mois, du commencement d'avril à la fin de juillet, des secousses plus ou moins fortes ne cessèrent d'ébranler le sol et les constructions de toute espèce. Les dommages ont été tels, qu'on les a estimés à deux ou trois millions pour l'arrondissement de Pignerol et des Vallées. Des nuages d'un aspect inaccoutumé et sinistre avaient, été comme les avant-coureurs de ce fléau. La veille des premières secousses, le baromètre baissa extrêmement. Une crue d'eau subite et très-considérable fût remarquée dans les torrents de la vallée de Luserne. L'eau des puits devint blanchâtre. Un vent froid et violent commença de souffler. La première secousse, suivie de plusieurs autres, coup sur coup, se fit sentir dans l'après-midi du 2 avril. De toutes, ce furent les plus terribles. Des églises, des maisons s'écroulèrent; celles qui restèrent debout furent toutes assez gravement endommagées. De grands quartiers de rocs se détachèrent du sommet des montagnes et roulèrent avec fracas dans la vallée. Les communes du bas furent celles qui souffrirent le plus, entre autres Saint-Jean, la Tour et Luserne; celles du haut ne s'en ressentirent que faiblement; mais partout la consternation était grande. Presque personne n'osait habiter dans les maisons. La population vivait sous des tentes; quelques individus dans de vieilles futailles, ou dans d'autres demeures légères et improvisées par la détresse. Ces lieux naguère si paisibles offraient l'image d'un camp où tout était confusion. Plus d'agriculture, plus de commerce, plus de travaux. La peur avait tellement saisi tous les esprits qu'on ne songeait qu'aux moyens d'avoir la vie sauve. A cet égard, chacun éprouva la protection de la divine Providence, car pendant tout le temps que dura le fléau, on n'eut à déplorer au plus que trois morts, et les lettres du temps sont remplies de récits de délivrances vraiment miraculeuses (23).

Les années qui suivirent jusqu'en 1814, si fertiles en événements politiques et guerriers, ne présentent, dans la,sphère de notre récit, aucun fait qui mérite une attention particulière. Mais, avant de passer à une nouvelle et dernière période de cette histoire, il importe de rechercher ce que fut l'esprit religieux des années que nous venons de parcourir.

La fin du XVIII ème siècle s'était quelque peu ressentie aux Vallées du déclin de la pensée religieuse, généralement affaiblie partout. Là, comme ailleurs, on aurait pu remarquer que l'esprit chrétien, si vif, si fécond au XVI ème et au XVIl ème siècles, s'alimentait avec plus de lenteur à la source pure de l'Évangile. Une raison orgueilleuse, un sens humain, commençaient à revendiquer une place dans la théologie, et en voulant rendre la religion plus accessible et moins choquante dans ses dogmes, la décoloraient et tendaient à la défigurer. Les candidats au saint ministère n'acquéraient plus pour la plupart, dans les académies étrangères où ils allaient s'y préparer, qu'une froide orthodoxie ou les germes dissolvants du socinianisme (24). Les premières années du XIX ème siècle n'apportèrent aucune amélioration. La vertu fut souvent prêchée et exaltée plus que l'œuvre du Christ, plus que la foi, plus que l'amour du Seigneur. Le titre de philosophe fut placé à côté de celui de chrétien (25). Le représentant vaudois de cette tendance fut M. Mondon, mort pasteur à Saint-Jean, homme de talent, instruit dans la littérature grecque et latine, ainsi que dans l'histoire profane, d'un caractère singulier, capricieux, mais courageux et plein de franchise. Sa croyance a été attaquée et avec raison, car elle était loin d'être évangélique; c'est lui qui, dans une réponse manuscrite à une lettre pastorale de l'évêque de Pignerol, résuma les fruits de l'Esprit, énumérés par saint Paul, dans l'épître aux Ephésiens, chapitre V, et dans celle aux Galates, chapitre V, par ces mots : « En substance, voici leurs noms : humanité, justice et raison (26). » C'était d'ailleurs un homme austère et d'une conduite approuvée.

M. Pierre Geymet, pasteur à la Tour, et modérateur pendant douze ans, se fit remarquer aussi à cette époque, mais moins par ses opinions théologiques et par la prédication que par le rôle qu'il joua dans les affaires politiques. Appelé à faire partie d'une consulte piémontaise, à Turin, il s'y fit remarquer, et gagna l'estime de plusieurs personnages influents par la chaleur avec laquelle il prit la défense de la religion, attaquée dans cette assemblée. Lors de la réunion du Piémont à la France, il fut nommé sous-préfet de Pignerol et exerça treize ans ces honorables fonctions (27). S'il rendit des services à ses coreligionnaires, il sut conquérir le respect et l'attachement de tous ses administrés. Il a laissé dans ce chef-lieu, tout catholique romain, une réputation intacte de probité, à une époque où les hauts fonctionnaires en avaient généralement si peu. À la restauration, Geymet se retira à la Tour, si pauvre et si modeste à la fois, qu'il ne dédaigna pas, lui qui était, quelques jours auparavant, le premier magistrat des Vallées, d'accepter l'humble place de maître de l'école latine, dont le traitement ne dépassait pas 700 francs, et à laquelle il consacra ses dernières forces Jusqu'aux approches de sa mort, en 1822.

Mais le pasteur dont le nom a le plus attiré l'attention, du moins à l'étranger, c'est Rodolphe Peyran, mort pasteur au Pomaret, après avoir été modérateur des Églises vaudoises, de 1801 à 1805, et de 1814 à 1823. Il mérita sa célébrité par son érudition vraiment prodigieuse, dont on a pour preuve des lettres restées manuscrites, sur tous les sujets, adressées à toutes sortes de personnes, et dans lesquelles se révèle un esprit capable de grandes choses, si le sentiment religieux et moral se fût uni à son génie pour les produire. Quoiqu'habile controversiste, il profita peu pour lui-même de l'excellence des doctrines qu'il défendit victorieusement. Il se ressentit toujours de la vie agitée de sa jeunesse. Le meilleur souvenir qu'il ait laissé de sa personne parmi ses compatriotes, c'est celui d'un esprit fécond. en saillies et plein d'originalité.

Ce n'est pas être trop sévère, que de dire que la fin du dernier siècle et le commencement de celui-ci enfantèrent aux Vallées des germes de décadence religieuse. Si la tiédeur ou les erreurs de quelques ministres de l'Évangile, victimes eux-mêmes de l'esprit du temps, contribuèrent pour une part à l'affaiblissement de la foi et de la vie chrétienne dans quelques localités, reconnaissons que le plus grand mal vint des circonstances politiques, du contact forcé avec les hommes de la révolution française, avec les zélateurs de l'impiété. Tout alors tendait à détourner l'âme de la vie intérieure, cachée avec Christ en Dieu. La puissance de l'intelligence humaine, unie à la force matérielle, s'était faite la régénératrice du monde. Il n'était question que d'organisation sociale, de conquêtes matérielles, d'intérêts purement humains, de gloire mondaine. Il ne restait pour ainsi dire plus de place sur la terre pour les intérêts du ciel. Les regards se portaient sur l'homme extraordinaire, dont la grandeur obscurcissait l'éclat de tout ce que les siècles antérieurs avaient admiré. Napoléon concentrait l'attention de chacun, sur sa personne et sur son empire. Attirés par sa voix, entraînés par son génie, les fils des Vaudois, soumis d'ailleurs à la conscription, coururent se ranger sous ses drapeaux, verser pour une nation étrangère un sang précieux, et dépenser une vie que leurs aïeux, les martyrs, consacraient à la prospérité et à la défense de l'Église. Moissonnés par la mort dans les combats ou dans les hôpitaux, peu d'entre eux revirent leur patrie. Quelques-uns acquirent de la réputation et un rang dans l'armée. Le nom du colonel Olivet est populaire aux Vallées; son portrait lithographié est dans toutes les chaumières. D'autres Vaudois se distinguèrent, comme M. Geymet, dans la carrière de l'administration.

Mais, tandis que la jeunesse et les hommes dans la force de l'âge étaient plus ou moins soulevés et entraînés par le torrent des idées nouvelles, les vieillards, les hommes simples, les caractères sérieux, les montagnards des hameaux reculés, les mères de famille et de respectables pasteurs conservaient les moeurs antiques, les traditions vaudoises, par le récit des souffrances de leurs ancêtres, par la lecture et par l'enseignement de la sainte Écriture (28).

Table des matières

Page précédente: LES VAUDOIS AU XVIII ème SIÈCLE, ET PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.(1690-1814.) (Début)

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(1) C'est-à-dire, selon qu'il le jugerait convenable.

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(2) Ces restrictions concernant Saint-Barthélemi ont cessé.

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(3) Histoire Militaire, par le comte de SALUCES,... t. V, p. 213.

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(4) Cette expression royale fut rappelée avec les faits que nous signalons, dans une requête présentée, en 1811, au comte Cerutti, ministre dû sa majesté sarde.

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(5) Tableau du Piémont, par MARANDA ; Turin, l'an XI, p. 32. - Mémoires et requêtes présentées en 1814 au comte Cerutti .....

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(6) Il était de Nyon sur le lac Léman.

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(7) Un officier suisse, nommé Mesmer, y commandait. Il était malade, la place mal armée ; un des deux canons sauta quand, à l'approche de l'ennemi, on y mit le feu. La garnison se composait d'une demi-compagnie de Vaudois et d'une demie d'invalides piémontais. Mesmer se laissa intimider et capitula. S'il fut faible, il agit cependant avec bonne foi; car, après la reddition du fort, il partit pour Turin, afin d'y expliquer sa conduite. Il y laissa sa tête. (V. Tableau du Piémont ... p. 166.)

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(8) Musset, le seul officier vaudois qui fut dans le fort, s'opposa autant qu'il put à la capitulation. Il croyait possible la défense du fort.

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(9) Lucernois, auparavant colonel aux gardes suisses à Paris. Il avait échappé au massacre du 10 août, et depuis peu il était entré au service du Piémont.

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(10) Du 4 juin 1794.

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(11) On se demande naturellement ici: Cette concession, dans les temps où nous vivons, faite à une population toujours dévouée à son souverain et réduite à voir annuellement se disperser au loin son active jeunesse, ne serait-elle pas politiquement plus utile à l'état que fâcheuse ou dangereuse ? Serait-elle à redouter religieusement, lorsqu'on voit partout ailleurs les catholiques et les évangéliques vivre ensemble en paix?

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(12) Un armistice fut d'abord conclu le 28 avril 1796, à Cherasco, par le général Bonaparte vainqueur, et les fondés de pouvoir du roi. La paix fut signée peu après. Le roi cédait à la France le duché de Savoie et le comté de Nice; il consentait à la destruction des forts de Suse et de la Brunette, et accordait à la France, pendant la guerre, l'occupation des places de Coni, Tortone et Alexandrie, ainsi que le libre passage des français sur ses routes. (Hist. de la Révol. franç., par THIERS.)

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(13) Billet royal du 26 août 1797.

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(14) Cette troupe, au reste, se composait aussi bien de catholiques que de Vaudois.

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(15) Une madone est une image de la sainte Vierge. Est-il besoin d'ajouter que les catholiques romains rendent un culte aux images, et regardent comme un sacrilège le mal qu'on pourrait leur faire.

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(16) Le colonel Maranda revendique dans son ouvrage, Tableau du Piémont, l'honneur de l'idée exécutée par le pasteur Rostaing, d'après ses ordres, dit-il. C'est possible, c'est probable, puisqu'il le réclame. Toutefois, le dévouement du pasteur et des gens de Bobbi n'en est pas moins admirable.

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(17) il est daté du quartier général de la Pietra 3 frimaire an VIII.

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(18) Il ne serait pas impossible que l'Angleterre eût recommandé les Vaudois à la protection des généraux des puissances alliées.

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(19) Le 14 juin.

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(20) C'est dans cet hospice qu'on instruisait pour le papisme les enfants vaudois enlevés à leurs parents, ainsi que tous ceux qu'on entraînait par divers moyens à la foi romaine. Depuis la restauration, il a repris sa destination primitive, du moins pour ce qui concerne ces dernières personnes.

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(21) Le modérateur Rod. Peyran obtint alors une audience de Napoléon.

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(22) Le décret est daté du palais de Saint-Cloud. Un autre décret, confirmant les concessions des biens fonds, faites par la commission exécutive pour l'entretien des pasteurs vaudois, était daté de Boulogne. Quant au surplus du traitement, on y pourvoyait conformément à la loi de germinal an X.

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(23) Correspondance vaudoise, ou recueil de quelques lettres des Vallées sur le tremblement de terre de 1808, etc. Paris, 1808.

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(24) Essentiellement à Lausanne la froide orthodoxie, et à Genève le socinianisme.

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(25) Lettre d'un pâtre des hautes montagnes d'Angrogne, le 19 mars 1819, Manuscrit.

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(26) Réponse d'un pasteur (M. Mondon) à l'évêque de Pignerol. Manus.

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(27) L'auteur de cet écrit peut attester qu'au milieu de ses occupations multipliées, ce bon père trouvait des heures spéciales à consacrer à l'instruction de ses nombreux enfants.

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(28) Pour ce chapitre, on a consulté les histoires du temps, le Tableau du Piémont, par Maranda ; Turin, an XI ; quelques manuscrits et les souvenirs de plusieurs contemporains.

CHAPITRE XXVII.

LES VALLÉES VAUDOISES DEPUIS LA PAIX GÉNÉRALE. (1814-1846.)

La restauration. - Conduite des Vallées vaudoises en 1814 et 1815. - Déception. - Édit qui les replace dans leur ancienne condition. - Mesures qui en sont la conséquence - Temple de Saint-Jean. - Question des rentes du clergé romain. - Traitement alloué aux pasteurs. - Lettres pastorales des évêques de Pignerol. Charles-Félix. - Charles-Albert. - Cessation d'abus - Restrictions. Étrangers, bienfaiteurs des Vaudois. - Frédéric-Guillaume III. - Le comte de Waldbourg. - Chapelle évangélique de Turin. - Fondation de deux hôpitaux. pour les Vallées vaudoises. - Collectes. - Bourses créées à Berlin. - Bienfaiteurs anglais. - Collège de la Tour. - Écoles. - Comité Wallon. - Cantons suisses. - Érection du couvent de la Tour. - Inquiétudes aux Vallées vaudoises. - Visite de Charles-Albert à ses sujets.


Le temps marqué par la sage Providence pour la fin du règne de Napoléon parut. Son ambition démesurée prépara un immense tombeau à ses armées dans les neiges glacées de la Russie. L'oeuvre que le Seigneur des seigneurs lui avait donnée à faire était accomplie ; les rois et les peuples avaient reçu des leçons salutaires. L'empereur des Français fut vaincu et dut abdiquer. Rentré pendant cent jours en possession d'une partie de ses états, il tomba de nouveau, et laissant pour toujours à d'autres le soin de gouverner le monde. Il s'en fut, prisonnier de l'Angleterre, achever à Sainte-Hélène, dans de pénibles réflexions, sa vie humiliée.

Le souverain légitime du Piémont rentra en possession de ses états agrandis des dépouilles de son ennemi. Victor-Emmanuel reçut l'hommage des anciennes et des nouvelles provinces de sa monarchie. Les Vallées Vaudoises ne furent pas des dernières à reconnaître son autorité, et à promettre à leur prince une fidélité entière.

Cependant, si la chute de Napoléon fut un bénéfice pour l'Europe épuisée autant que décimée, elle fut bien plutôt une perte pour les Vaudois qui, d'égaux à tous les autres membres de la famille piémontaise, et de libres sous l'empire des lois, redescendirent à le. condition de sectaires, soumis à un régime exceptionnel. Ils espéraient mieux. Ils avaient confiance en Victor-Emmanuel, parce qu'il avait habite Pignerol dans leur voisinage, en 1794, parcouru leurs Vallées et commandé leurs milices lorsque, alors duc d'Aoste, il était à la tète d'une division de l'armée qui couvrait leurs frontières. L'attente qu'ils fondaient sur lui était si grande, qu'ils renoncèrent, à l'époque du congrès de, Vienne, à l'emploi de moyens qui auraient pu lui déplaire. On assure qu'un ami des Vaudois avait préparé les voies à ce que leur émancipation fût imposée au roi, comme clause des avantages territoriaux qui lui étaient faits. Une démarche des Vallées auprès du congrès en aurait été l'occasion. Un mémoire fut rédigé; mais, au moment de l'envoyer, la Table vaudoise, craignant de mécontenter un monarque qu'elle croyait généreux, ne jugea pas convenable de lui donner cours. On se contenta de faire parvenir au gouvernement du roi les vœux de la population, et d'y intéresser deux officiers supérieurs des puissances alliées, le comte de Bubna, général autrichien, gouverneur militaire du Piémont, et lord Bentink, commandant des forces britanniques dans la Méditerranée et alors à Gênes. Leurs demandes se résumaient à la liberté de conscience et de culte, à une existence politique entièrement pareille à celle des autres sujets du roi, à l'abolition (déjà réelle depuis 1800) de toutes les restrictions, humiliantes, mises autrefois à l'exercice de ces avantages, enfin à quelques vœux particuliers, tels que le salaire des pasteurs, et une protection efficace contre le rapt des enfants vaudois.

C'était trop attendre d'une cour politique, dévote et peu disposée à innover. Rétablir les affaires vaudoises sur l'ancien pied était à ses yeux la décision la plus prudente. Ce fut celle à laquelle elle s'arrêta. Un des premiers actes présentés à la signature de Victor-Emmanuel, après son retour dans sa capitale, fut l'édit qui rétablissait les Vaudois sous l'empire de toutes les ordonnances restrictives en vigueur durant le règne des prédécesseurs de sa majesté, avant la domination française. On se représentera facilement la surprise, la douleur, l'abattement produits aux Vallées à cette nouvelle. Après quinze ans d'une pleine jouissance des avantages de la liberté religieuse et de l'égalité politique, il paraissait dur de devoir remettre les intérêts généraux des Églises sous la tutelle inquiétante d'un gouvernement dominé par les prêtres, et de se voir renfermés dans d'étroites limites, comme des coupables dans une prison, ou restreints à un petit nombre de métiers, à l'exclusion d'occupations plus honorables, comme des hommes indignes de considération.

Le premier usage que l'autorité fit de cet édit restrictif, fut de faire fermer le temple de Saint-Jean, bâti aux Blonats, centre de la paroisse, pendant l'occupation. Il fallut rouvrir l'ancien édifice, situé hors de la commune, sur Angrogne.

Un second cas se présenta bientôt après : les cures, biens et rentes, assignés aux curés des Vallées avant la domination française, et remis pendant celle-ci par la commission exécutive entre les mains de la direction ou Table vaudoise, furent réclamés par les anciens usufruitiers. Il n'y avait rien à objecter. Mais, non contents d'être remis en possession de leurs anciens bénéfices, les curés prétendaient au remboursement des intérêts et revenus dont les pasteurs avaient joui. Exigence injuste, puisque la Table vaudoise n'avait administré ces biens que par ordre de l'autorité, alors légitime.

Cependant, si le pouvoir avait refusé aux Vaudois la position qu'ils eussent désiré obtenir dans l'état, il ne pensait nullement à sanctionner des réclamations aussi ridicules que celles du clergé romain des Vallées. Par son ordre, sans doute, le comte Crotti, intendant de la province de Pignerol, magistrat dont le souvenir est encore révéré (1), assembla les intéressés et les invita à débattre leurs droits devant lui. Bien que modérée dans la forme, la discussion était tenace; chaque parti abondait dans son sens; elle ne paraissait pas tourner vers une solution, quand le plus jeune des prêtres, qui comme tel prit la parole après ses confrères, émit un avis différent du leur :

« Les ministres, dit-il, ont administré non-seulement légitimement, mais encore loyalement, ils nous ont conserve nos biens intacts et en parfait état. Nous ne devons rien réclamer d'eux. »

Ce prêtre équitable justifia avec tant de franchise et de vérité sa manière de voir qu'elle prévalut, et termina le différend à la grande satisfaction du digne Intendant qui, au nom du roi, avait entrepris de l'arranger.

L'intention du souverain, en replaçant les Vaudois sous l'empire d'une législation exceptionnelle et surannée, n'était pas, on le voit, de pousser les choses au pis. Aussi, à l'égard du temple de Saint-Jean, accorda-t-il, après une année, la permission d'y faire le service religieux. Toutefois, car il fallait bien accorder quelque victoire au prêtre qui se disait lésé, offusqué, incommodé par la vue de ceux qui y entraient, ainsi que par le chant. des cantiques qui retentissaient par la porte souvent laissée ouverte, il fut ordonné de faire une construction qui masquât celle-ci. On obéit en élevant une paroi en planches (2). Par une large tolérance, le souverain a également consenti à ce que le pasteur conservât son domicile dans la paroisse, et à ce que les écoles y fussent aussi tenues. Ainsi prit fin l'exception qui, depuis 1658, privait Saint-Jean d'un culte et d'écoles sur son territoire, comme de la présence de son pasteur. Ce redressement d'abus, cette large tolérance sont dûs au nouvel esprit qui parait se faire jour, quoique lentement, dans le gouvernement, en ce qui concerne les affaires vaudoises.

Les Vallées vaudoises reçurent d'autres preuves encore des dispositions bienveillantes de sa majesté. Par le retrait des biens et rentes assignés au culte et aux écoles, sous le gouvernement français, les pasteurs, les régents et l'administration se trouvaient dans la pénurie. Les subsides étrangers avaient bien repris la route des Vallées avec la paix, mais la somme en était moins" élevée que précédemment. Le subside royal anglais ne parvenait plus par l'effet d'une cause connue des Vaudois. Les capitaux de Hollande, diminués d'un tiers, sous l'administration française, ne rendaient plus que dans cette proportion. Ces besoins ayant été exposés à sa majesté, elle daigna s'en occuper, ainsi que de quelques autres demandes; et, le 9.7 février 1816, elle publia un édit, par lequel elle octroyait trois grâces à ses sujets vaudois :
1° un traitement fixe, annuel, aux pasteurs (3) ;
2° la permission de conserver les biens acquis hors des limites sous le gouvernement français; 30 la licence d'exercer, outre les arts vulgaires, ceux de chirurgien, d'apothicaire, d'architecte, de géomètre et ceux pour lesquels la licence de docteur (laurea) n'est pas exigée, toutefois après avoir subi les examens prescrits, et en se conformant aux règlements.

Un nouvel esprit, celui d'une tolérance plus large, présidant aux actes du gouvernement, le clergé romain changea aussi de système dans sa vieille lutte contre l'Église vaudoise.

La violence ou l'oppression n'étant plus de ce siècle, il eut recours à un moyen déjà souvent employé dans les siècles précédents; savoir, la discussion, mais en lui donnant une forme radoucie, celle de lettres pastorales. Ce fut l'Évêque de Pignerol, Mgr Bigex, qui se chargea de ce soin. Ses mandements fort bien écrits réuniraient toutes les qualités requises pour persuader, si le nombre et l'arrangement des arguments, si l'art de les présenter pouvaient suppléer à la faiblesse du fond. Tout ce qu'on peut dire, pour attirer des disciples du Sauveur dans le grand établissement dont le centre est à Rome, fat répété; l'erreur fut palliée, les fausses doctrines colorées ou atténuées. À l'apparition de la première de ces pastorales, en 1818, le public vaudois, soit à cause de la nouveauté du fait, soit par crainte des conséquences, s'en émut. Cependant, on put bientôt reconnaître que, là où a soufflé l'esprit de la réforme, ou plutôt l'esprit des anciens Vaudois, qui est l'esprit de Dieu, l'esprit de Rome ne peut plus égarer l'intelligence; que, là où la Parole de Dieu est non-seulement prêchée, mais à la portée et dans les mains de tous., l'erreur papiste, le culte des saints et les pratiques de la messe ne trouvent plus que des partisans isolés. Néanmoins plusieurs pasteurs crurent devoir répondre par des réfutations manuscrites qui, copiées à un grand nombre d'exemplaires, circulèrent de famille en famille; on remarqua surtout celles de MM. Geymet, Rod, Peyran et Mondon. Le sérieux des unes et l'excellent choix des arguments contrastent avec le ton un peu trop léger de quelques autres. Une parole toujours digne eût dû être le caractère de toutes.
La faiblesse de la cause des adversaires et l'excellence de la sienne ne sont pas des raisons suffisantes, quand au fond il s'agit de l'Évangile et du règne de Dieu, pour s'abandonner au plaisir d'un bon mot, d'une personnalité ou d'une malice. Cette guerre de plume après quelque vivacité se calma, sans autre résultat que le bruit qu'elle avait fait. Elle a été essayée de nouveau, mais sans succès par les évêques successeurs de Mgr Bigex, par Mgr Rey, en 1826, dans une lettre pastorale dénuée de toute démonstration persuasive, et dernièrement surtout par l'évêque actuel, Mgr Charvaz, dans des pastorales et dans des écrits nombreux, composés avec habileté, où l'érudition est déployée au profit de l'erreur avec un art infini. Par ces publications imprimées et répandues dans le diocèse, en Piémont et ailleurs, on s'efforce de donner le change à l'opinion, comme si les Vaudois, réduits au silence, succombaient sous les coups des arguments du système romain. Certes, les Vallées comptent à cette heure parmi leurs pasteurs des hommes de talent, versés dans la science biblique et dans l'histoire de l'Église, capables assurément de relever le gant qui leur est jeté. Mais, indépendamment du peu d'importance qu'il y a à réfuter des objections cent fois faites et cent fois renversées, et à démentir des assertions dont la fausseté est généralement reconnue, surtout dans les Vallées, il est difficile, il est même presque impossible, que les conducteurs spirituels de ces Églises le fassent par le moyen de l'imprimerie, parce que leurs écrits seraient biffés ou arrêtés par la censure, et qu'eux-mêmes pourraient être pris à partie, sous prétexte d'injures faites à l'Église romaine.

Les préventions et la répulsion que les suggestions der, prêtres inspirent aux catholiques romains contre les Vaudois ont eu des représentants sur le trône. Charles-Félix, devenu roi après l'abdication de Victor-Emmanuel, en 1821, refusa de recevoir à son audience la députation vaudoise, chargée par les Vallées vaudoises de présenter leurs hommages à sa majesté. Ses préjugés religieux lui inspiraient cette sévérité. Il tint à en faire connaître la cause. « Dites-leur, s'écria-t-il, qu'il ne leur manque qu'une chose, c'est d'être catholiques. » La fidélité, en effet, ne leur manquait pas; car, lorsque, en 1821, tout le Piémont, pour ainsi dire, adhérait au soulèvement révolutionnaire, les Vaudois presque seuls restaient attachés à l'ordre légal, à la légitimité.

Par l'élévation à la royauté du prince de Carignan, Charles-Albert, actuellement sur le trône, les préventions qui s'y étaient assises avec son prédécesseur en sont bannies aujourd'hui. Intelligent, généreux, père de ses sujets, Charles-Albert a mis fin à plusieurs rigueurs et humiliations dont on abreuvait les Vaudois. L'avancement leur était refusé dans l'armée; depuis la domination française, il ne s'y était fait aucune nomination de Vaudois à des places d'officiers; Charles-Albert a réparé cet oubli volontaire. La superstition refusait à Aoste une sépulture honorable à un Vaudois, ancien militaire, le major Bonnet; Charles-Albert, écoutant de justes réclamations, imposa silence à la voix de l'intolérance et munit de pouvoirs un de ses sujets vaudois, le chapelain des ambassadeurs protestants, à Turin, pour transporter avec honneur la dépouille du vieux guerrier dans un des cimetières des Vallées. On ne saurait nier, néanmoins, que par quelques mesures ce prince n'ait paru revenir parfois à la politique défiante et restrictive de la plupart de ses prédécesseurs. Ainsi son gouvernement a voulu remettre en vigueur, il y a quelques années, les édits qui repoussaient dans les Vallées tous les Vaudois, et ne leur permettaient pas de séjourner plus de trois jours de suite dans une localité hors des limites, si ce n'est peut-être à Turin. De même, on a paru vouloir contraindre les Vaudois propriétaires de biens fonds sur territoire catholique, à les vendre dans un court espace de temps. Hâtons-nous d'ajouter que sa majesté, sollicitée au nom de la tolérance et de l'équité, n'a pas donné suite à la première mesure, et qu'elle a modifié la seconde de la manière suivante: Les biens possédés hors des limites par des Vaudois ne seront pas vendus forcément, et pourront passer en succession aux héritiers; mais, le cas d'aliénation échéant, ils devront être vendus à des catholiques romains.

Ces restrictions nuisibles au fisc augmentent le malaise qu'une population trop forte., pour l'étendue des limites, cause aux Vallées. Une partie des vingt mille Vaudois, resserrés entre les cimes neigeuses, les rochers stériles et la plaine qui leur est fermée, ne fait que végéter. L'activité se consume pour néant et s'éteint. L'émigration devient la seule ressource des non propriétaires, car le commerce est presque nul et l'industrie n'est guère plus florissante. La France et la Suisse s'accroissent des pertes d'hommes que font les Vallées vaudoises. Marseille, Nîmes, Lyon et Genève en renferment un grand nombre, qui, du reste, tend à s'augmenter de jour en jour, par le fait de la politique défiante qui prive le Piémont de sa population la plus morale.
Le système papiste, il est vrai, se trouve bien de cette gêne, car elle lui fournit des sujets de conquête. C'est surtout parmi les pauvres dans la détresse et chargés de famille, et parmi les gens démoralisés, que la religion de Rome trouve accès, de temps à autre, à prix d'argent. Quinze à vingt personnes ont eu passé de cette manière au papisme, dans une seule année.

Les besoins croissants de la population vaudoise ont, depuis la restauration, attiré de nouveau, comme dans les siècles précédents, l'attention et l'intérêt des protestants de l'Europe. Un souverain, le glorieux roi de Prusse défunt, Frédéric-Guillaume III, leur a témoigné une vive sollicitude. lis ont trouvé, dans le clergé de l'Angleterre et dans de nombreux gentlemans de cette noble nation, des bienfaiteurs infatigables. La Hollande et la Suisse ont ajouté de nouveaux secours aux anciens. D'autres étais y ont pris part.

Pendant une longue suite d'années, le pieux Frédéric-Guillaume III se fit représenter à Turin par le comte de Waldbourg-Truchsess, muni, sans nul doute, d'instructions spéciales concernant les colonies vaudoises (comme il appelait les Vallées). Le noble comte en fut le constant appui. Il les visita, séjourna au milieu d'elles, prit connaissance de leurs besoins, s'occupa activement de l'amélioration de leur sort, parla souvent en leur faveur à leur souverain, et prit leur cause à cœur dans plus d'une circonstance. C'est par ses soins, unis à ceux des ambassadeurs d'Angleterre et de Hollande, qu'a été établie à Turin, avec l'approbation du roi, une chapelle évangélique, desservie régulièrement par un pasteur vaudois, résidant, et ouverte à la population protestante et vaudoise, assez nombreuse dans la capitale.

C'est encore au comte de Waldbourg qu'appartient l'idée première d'un établissement dont la charité protestante a doté les Vallées vaudoises; savoir, d'un hôpital pour les malades. Frappé des misères et des maux que le manque de secours et de soins médicaux laissait incurables, navré surtout de voir qu'aucun Vaudois n'était admis dans les maisons de santé sans s'y voir obsédé d'instances pour changer de religion, l'ambassadeur intéressa son auguste maître à la fondation de rétablissement désiré; des demandes furent faites auprès de tous les états évangéliques, à l'effet d'obtenir la permission de faire des collectes dans ce but. L'agrément du roi de Sardaigne fut demandé et accordé avec bienveillance. C'était en 1825. L'on collecta en Prusse, en Angleterre, en Hollande, en France, en Suisse (4), dans toute l'Allemagne protestante, et jusqu'en Danemarck, en Suède et en Russie (5). Les fonds recueillis sont conservés à l'étranger. lis ont été assez abondants, pour qu'on ait pu construire et doter deux hôpitaux au lieu d'un : l'un à la Tour pour la vallée de Luserne, l'autre au Pomaret pour les deux autres vallées. La bénédiction des malades, de leurs familles et des Vallées tout. entières, repose sur les auteurs d'un si grand bienfait.

Un troisième service signalé rendu aux Vallées par le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, est la création de deux bourses en faveur d'étudiants vaudois, à l'université de Berlin. Par ce moyen, l'élément scientifique se fortifie aux Vallées; les candidats au ministère, formés sous les yeux du roi, par les leçons d'un Auguste Neander, par les conseils paternels d'un Dieterici, ne peuvent, avec la bénédiction de Dieu, qu'avancer la prospérité spirituelle des chrétiens des Alpes.

Le monarque de la Prusse, qui se plut à avancer le bien temporel et spirituel de ses humbles frères des Vallées, a rendu son âme à Dieu sans avoir reçu des preuves de la reconnaissance qu'on lui avait vouée. Elles ont été données en retour à son représentant, plus d'une fois de son vivant, et en dernier lieu à sa dépouille mortelle. Son excellence le comte de Waldbourg-Truchsess avait ordonné de déposer ses restes au milieu de ses chers Vaudois, car c'est ainsi qu'il les appelait. Le 18 août 1844, les chefs de la famille vaudoise reçurent sa dépouille, l'accompagnèrent, les yeux en pleurs, au cimetière de la Tour, et la déposèrent parmi les cendres de leurs morts. Tous les pasteurs, les consistoires., des députés de toutes les communes, le, collège, les écoles, une foule de deux à trois mille personnes témoignaient de la vénération que le peuple ressent, pour ses bienfaiteurs pieux.

Après le comte de Waldbourg et son souverain, il appartient à l'Angleterre de nommer, parmi ses fils, les plus chauds amis des Vaudois, les révérends Sims et Gilly, M. George Lowther Esqr., le, colonel Beckwith et d'autres encore. Par des publications, par leur correspondance et par leurs discours, ils ont excité dans leur patrie un vif intérêt pour les descendants des confesseurs du pur Évangile avant la réforme. Plusieurs d'entre eux ont ensuite concentré leurs efforts sur l'amélioration des écoles. Quant à l'instruction supérieure, jadis un seul maître, stipendié par le comité Wallon de Hollande, en avait toute la charge, sous le nom de recteur de l'école latine. Le révérend Gilly et ses amis ont appliqué les fonds réunis par eux à développer cette première institution, du consentement de la direction hollandaise, et avec l'approbation de sa majesté sarde.

Deux places de professeurs ont été ajoutées à celle qui existait déjà à la Tour ; leur réunion a constitué un collège où le latin, le grec, le français, l'italien, la géographie, l'histoire et les mathématiques sont enseignés. avec la religion. Un bâtiment spacieux, destiné aux classes et à la bibliothèque, a été construit au sortir de la Tour, sur le chemin du Villar, dans une belle, situation, aux frais des communes vaudoises, avec l'aide d'un don généreux. Des, bourses ont été également fondées en faveur des élèves. L'ancienne école latine du Pomaret, dans la vallée de Saint-Martin, par le fait d'une augmentation de traitement à l'instituteur, a aussi pu être confiée à un homme plus capable. Excitées par l'exemple des chrétiens anglais, les communes ont augmenté le salaire des régents de paroisse, dans l'espérance que leurs jeunes gens qui entreraient dans cette utile carrière s'y prépareraient par des études plus étendues et plus solides, qu'auparavant. Plusieurs, en effet, sont allés se former dans l'école normale du canton de Vaud, qui leur a été ouverte avec empressement par une autorité bienveillante. Les habitations des régents et les salles d'école ont été mises sur un pied uniforme. Il est impossible, en partant de tant d'efforts et de tant d'améliorations, d'oublier le nom vénéré, aux Vallées, du colonel Beckwith, anglais, dont la charité éclairée s'est plue à faciliter, par des subventions abondantes, la réparation ou la construction de plus de quatre-vingts écoles, petites ou grandes, de quartier ou de paroisse.

Une école supérieure pour les jeunes filles manquait encore, elle a été créée sous le nom de pensionnat par le même bienfaiteur. Des maîtresses d'école et d'ouvrages de femmes ont aussi été établies, en divers lieux, par de généreux secours. S'il nous. était permis, nous nous plairions à nommer parmi les bienfaitrices une noble dame prussienne, la comtesse F.....
Les Cantons suisses continuent à donner des subsides aux quelques étudiants vaudois des académies de Lausanne et de Genève.

La bienfaisante Hollande, dont l'appui moral et matériel fut si précieux aux Vallées, dans leurs détresses, ne discontinue pas de leur rendre des services signalés par ses subsides pour le salaire des régents et du recteur de l'école latine, par ses secours aux pasteurs émérites et à leurs veuves, ainsi que par ses dons aux étudiants recommandables.

Il était impossible que des marques aussi visibles de l'intérêt, accordé aux Vallées par les protestants de l'Europe, n'attirassent pas l'attention et n'excitassent pas quelque peu la défiance de l'autorité, quoique, en y regardant de près, on pût aisément s'assurer que rien de ce qui était fait n'avait l'apparence d'un antagonisme déclaré ou caché, et que toutes ces améliorations tendaient uniquement au plus grand bien des Vallées. Aussi, pensa-t-on que le pouvoir avait voulu mettre un contre-poids à ce développement, en permettant de fonder aux portes de la Tour, au chef-lieu et au centre de ce mouvement, un établissement de mission romaine, pour huit pères, sous le nom de Prieuré de la sacrée religion et de l'ordre militaire des saints Maurice et Lazare. Durant la construction de ce couvent et de sa vaste église, le peuple des Vallées, inquiet, soucieux, ne pouvait penser sans émotion aux intentions qu'elle annonçait. Ceux qui connaissaient l'histoire de leur patrie se souvenaient que, plus d'une fois, les troubles, suivis de mesures cruelles contre leurs pères, avaient été occasionnés par l'introduction des moines au centre des populations vaudoises. On craignait que l'établissement de ceux-ci ne devînt l'origine de maux depuis longtemps inconnus. À l'approche du jour de l'achèvement des travaux et de la consécration, l'anxiété s'accroissait.

Telle n'était pas l'intention de sa majesté. On est du moins autorisé à le penser, d'après la preuve qu'elle a donnée alors de sa bienveillance et de sa confiance en ses sujets vaudois. Charles-Albert, en sa qualité de grand-maître de l'ordre des saints Maurice et Lazare, avait consenti à assister à la dédicace du temple neuf de la Tour. Le commandant militaire avait déjà donné des ordres pour loger des troupes de ligne dans cette ville pour la garde de sa majesté. On les attendait quand le bruit se répand que Charles-Albert s'y est opposé, qu'il a même fait reprendre le chemin de Pignerol à un demi-escadron de carabiniers royaux, destinés à l'accompagner, qu'enfin les marquis de Luserne et d'Angrogne ont proposé au roi d'être reçu par les milices vaudoises et que cette offre a été agréée. Cette nouvelle dissipa les sombres pensées amoncelées dans bien des murs. Ils s'épanouirent complètement, lorsqu'on apprit que sa majesté avait répondu à ceux qui la pressaient de laisser marcher des troupes : « Je n'ai pas besoin de garde au milieu des Vaudois. » Tous conclurent instinctivement que le roi n'avait que les meilleurs sentiments pour eux, puisqu'il ne voulait pas d'autres défenseurs que leur amour. L'espérance se leva de nouveau dans leur cœur, comme le soleil qui, dès l'aube, le 24 septembre 1844, dorait les montagnes, après les deux jours de pluies incessantes qui avaient glacé les membres des catholiques, accourus le 22, pour la dédicace.

Tous les hommes valides de la vallée de Luserne, d'Angrogne et de Prarustin, sous les armes, formèrent la haie pour le passage du roi, qui, au milieu d'un silence solennel, se rendit au nouveau temple romain faire ses dévotions. Pendant ce temps, les milices réunies en compagnies gagnèrent Luserne, éloigné d'une demi-lieue, et quand le roi eut quitté la Tour, marchant à pied, entouré d'une foule compacte qui le saluait avec amour, et que, remonté en voiture, il se fût éloigné, l'on entendit, dans la direction de Luserne, les vivat répétés, les cris de joie des milices vaudoises qui accueillaient son arrivée. Le roi, ému dune réception si cordiale, se plaça sur le seuil de la porte du palais de Luserne et fit défiler en parade les milices par compagnies, selon leurs communes et avec leurs drapeaux. Il salua chaque étendard, et chacun put voir un sourire bienveillant errer sur ses lèvres, alors même qu'un porte-enseigne, non content d'incliner la bannière devant son souverain, le saluait encore en tirant son chapeau. La Table, ou direction vaudoise, se présenta à son tour à l'audience et remporta le souvenir d'une réception distinguée. Charles-Albert, tout entier au peuple des Vallées, refusa d'admettre aucune autre députation. Et quand, après avoir remis au syndic de la Tour un don généreux pour les pauvres des deux communions, il reprit, à la nuit, le chemin de Turin, il vit de loin la Tour illuminée et les noires montagnes qui l'entouraient couvertes de feux de joie, comme pour éclairer encore aussi loin que possible le départ d'un prince qui avait su gagner le cœur de ses sujets.

À ce qu'il paraît, ce n'est pas dans les cœurs des seuls Vaudois que la journée du 24 septembre 1844 a laissé des traits ineffaçables. Charles-Albert, par une attention charmante, en a conservé le souvenir sur la pierre. Il a fait élever, à l'entrée du bourg de la Tour, une belle fontaine avec cette inscription: Le Roi, Charles-Albert, au peuple qui l'a accueilli avec tant d'affection (6).

Rien depuis lors n'a interrompu la confiance entre le souverain et ses fidèles sujets vaudois. Puisse-t-elle durer toujours et s'affermir dans son auguste maison, comme la fidélité à Dieu et au Roi dans les cœurs des habitants des Vallées!

 

UN MOT À MES CHERS COMPATRIOTES DES VALLÉES VAUDOISES.

Arrivé au terme de cette histoire de l'Église vaudoise, depuis son origine, et des Vaudois des vallées du Piémont, jusqu'à nos jours, je ne puis me séparer de vous, pour qui principalement j'ai écrit cet ouvrage, sans vous adresser une parole d'adieu. C'est celle d'un vieillard connu de tous vos pasteurs dont la plupart ont été ses élèves, dont plus d'un sont ses parents. Je puis vous dire aussi à tous comme Abraham à Lot : Ne sommes-nous pas frères ? Écoutez donc ma voix.

Le coin de terre que, vous habitez, sous la voûte des cieux et sous le regard du Tout-Puissant, a été de temps immémorial le berceau de notre Église vaudoise. Notre origine, comme chrétiens évangéliques, remonte aux premiers âges de l'Église chrétienne. On a cherché à flétrir par le ridicule la juste prétention qui fait notre gloire. L'erreur a voulu vous forger une fausse histoire. Comme enfant des martyrs ainsi que vous, comme descendant des plus anciens confesseurs de la vérité, j'ai cru devoir vous retracer les faits, mettre sous vos yeux les témoignages sur lesquels repose notre histoire; je l'ai fait sans art, guidé que j'étais par l'amour de la vérité.

Descendants des Vaudois, aspirez à ressembler à vos pères. Vous avez reçu de génération en génération le glorieux héritage de la saine doctrine, transmettez-le intact à vos enfants. C'est dans vos Vallées reculées, que, dans des temps de ténèbres, l'Éternel conserva la lumière qui s'éteignait ailleurs; gardez-la soigneusement, aujourd'hui qu'elle brille de nouveau avec éclat dans d'autres lieux, sous d'autres climats. À la foi au Père., au Fils et au Saint-Esprit, joignez la preuve de votre sincérité, une vie de renoncement au péché, de dévouement entier à votre céleste Berger, au souverain Rédempteur de vos âmes. Que votre lumière luise devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes œuvres., ils glorifient votre Père qui est dans le ciel.

Mais pour cela, chers compatriotes, gardez-vous de dire avec complaisance, comme l'Église de Laodicée : Je suis riche, je me suis enrichi, je n'ai besoin de rien. Craignez la tiédeur et l'indifférence religieuse, car derrière ces fatales dispositions se cache la mort. La vie de Pâme, que Dieu seul donne, comme celle du corps, a besoin d'aliment ainsi que celle-ci. Donnez-lui la nourriture qui lui convient, et vous vivrez. Jésus est le pain de vie. Cherchez-le dans votre Bible, par des lectures assidues; cherchez-le au ciel, par vos prières; cherchez-le dans l'Église, qui est son corps, par la fréquentation des fidèles, des saintes assemblées, et en vous approchant avec foi et repentance de la table du Seigneur.

Maintenant, chers compatriotes, je prends congé de vous et de vos familles, en implorant sur vos personnes comme sur ce, travail la bénédiction divine.

Votre frère en la foi comme en la chair,
Ant. MONASTIER, Pasteur.

Lausanne, ce 13 octobre 1846.

Table des matières

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(1) Dans un long exil parmi les protestants, il avait appris à les estimer, et traita toujours les Vaudois avec égard.

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(2) Cette paroi tombée de vétusté, il y a peu d'années, a dû, sur l'instance du même prêtre, être remplacée par un tambour à l'intérieur, qui a été agrée comme suffisant.

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(3) Ce traitement est de 500 livres (ou francs de France) pour chacun des treize pasteurs anciens, payable par les receveurs de l'état, et levé par des sols additionnels sur les biens fonds des Vaudois. Cette allocation annuelle a permis plus tard d'établir, avec l'approbation royale, deux nouveaux postes de pasteurs, l'un à Rodoret ancienne annexe de Prali, l'autre à Macel annexe de Maneille. Le traitement de ces deux pasteurs est inférieur: il y est pourvu entièrement au moyen d'une partie du subside royal britannique, resté sans emploi par l'honoraire assigné par sa majesté aux treize pasteurs anciens.

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(4) Le canton de Vaud a recueilli 500 louis.

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(5) Le buste de l'empereur Alexandre, conservé dans l'hôpital, rappelle un dont généreux.

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(6) Il Re, Carolo Alberto, al popolo che l'accoglieva con tanto affetto.

APPENDICE
A L'HISTOIRE DES VAUDOIS.


Dans cet Appendice, nous publions quelques pièces importantes qui, à cause de leur étendue, n'ont pu être insérées dans le texte ou dans les notes ; savoir:

I. Une courte description géographique et statistique des Vallées Vaudoises du Piémont.


Il. A) Trois catalogues des anciens écrits des Vaudois.

....B) Quelques-uns des principaux de ces écrits; savoir:


La Noble Leçon, de l'an 1100.

2° Quelques extraits d'autres poésies religieuses vaudoises, sans date, mais réputées aussi anciennes.

Le Catéchisme des Vaudois, de l'an 1100.

La Confession de foi des Vaudois, de l'an 1120.

Le Traité de l'Antéchrist, de l'an 1120.

6° Quelques extraits du Traité du Purgatoire, de l'an 1126.

Le Formulaire de leur confession des péchés, sans date et en français, n'ayant pas eu sous la main le manuscrit en langue romane, dialecte vaudois.

 


I.
DESCRIPTION GÉOGRAPHIQUE ET STATISTIQUE DES VALLÉES VAUDOISES DU PIÉMONT.

GÉOGRAPHIE.

Carte des Vallées Vaudoises

Les Vallées Vaudoises sont situées dans les Alpes, sur le versant oriental de la grande arête des montagnes de ce nom, qui séparent le haut Dauphiné du Piémont, au nord du Mont-Viso et des sources du Pô, au midi du Genèvre, et à l'occident de la ville de Pignerol.

Elles sont formées par les chaînons qui, de la grande chaîne des Alpes, leur limite à l'ouest, descendent sur la plaine du Piémont à l'est. Les cimes qui les séparent de la France atteignent à la hauteur de plus de cinq mille mètres au-dessus de la mer, et dans leurs déchirures ne laissent que deux passages, celui d'Abries le plus au nord, et le col de la Croix plus au sud. Le chaînon qui les limite au nord les sépare de la vallée de Pragela (ou de Cluson). Celui qui les ferme au sud, et qui est plus élevé que le précédent, descend du Viso, et touche à la haute vallée du Pô, dans la province de Saluces. À l'orient, elles n'ont pour barrière que le rétrécissement formé par la courbure ou l'aplatissement des montagnes, à la rencontre de la plaine, et que les eaux du Cluson, affluent du Pô.

Les Vallées Vaudoises sont elles-mêmes séparées entre elles par des arêtes assez élevées. Considérées toutes ensemble, elles forment un triangle tronqué, dont la base est l'arête des hautes Alpes, du nord au midi, et dont les côtés se dirigent vers Pignerol sans l'atteindre.

On peut aussi les considérer comme une suite de vallons en éventail, adossés aux géants des Alpes et se réunissant dans deux grandes vallées qui convergent vers Pignerol, mais qui sont brisées par la plaine avant d'atteindre celle-ci, contre laquelle les deux dernières pentes de deux de leurs arêtes courbées forment une demi-vallée entre ces monts et la rivière du Cluson.
Cette demi-vallée vaudoise, appelée la vallée de Pérouse, n'est, à proprement parler, que l'extrême flanc occidental (de droite) de la vallée de Pragela, qui entoure les Vallées Vaudoises du. nord-ouest au sud-est. Elle comprend aussi un vallon intérieur, celui de Pramol, se dirigeant des bords du Cluson, près de Saint-Germain, vers l'ouest, entre la vallée de Saint-Martin au nord, et d'Angrogne au midi.

Les deux autres grandes Vallées Vaudoises sont : la vallée de Saint-Martin au nord, traversée par le torrent dit la Germanasque, qui se jette dans le Cluson, vis-à-vis de la petite ville de la Pérouse, au débouché du val Pragela, et ornée par la réunion des vallons latéraux de Rioclaret et de Faèt à celui du Perrier, formé lui-même par la réunion des vallons supérieurs alpestres, de Macel ou Balsille, de Rodoret et de Prali, du nord au sud.

La vallée de Luserne, au midi de celle de Saint-Martin, arrosée par la petite rivière du Pélice, grossi des torrents de l'Angrogne, de la Luserne et de plusieurs autres moins considérables. Cette vallée, la plus large et la plus étendue, est flanquée vers son issue sur la plaine à l'orient par deux vallons, l'un au sud plus petit, c'est celui de Rora, traversé par la Luserne; l'autre au nord, assez considérable pour avoir souvent été compté comme formant une vallée particulière; c'est le vallon d'Angrogne, baigné par les eaux mugissantes du torrent de ce nom. Il est enclavé entre les vallées de Saint-Martin à l'ouest et au nord, de Pérouse par le vallon de Pramol au nord-est et par la côte de Prarustia à l'est, et enfin, par la vallée de Luserne au midi. Celle-ci s'étend en plaine d'orient en occident, et se termine par le haut passage du col de la Croix qui débouche en France, en suivant la même direction; par les pâturages et le col Julien (Giulian), qui la séparent du val Saint-Martin au nord, et par la Combe des Charbonniers ou val Guichard, dans la direction du Viso au sud-ouest.

Il serait superflu de répéter ici la description des localités particulières, théâtre des faits racontés dans l'histoire ci-jointe. Nous nous bornons donc à indiquer la distribution des paroisses que comprennent les Vallées. Un coup-d'œil. jeté sur la carte suppléera à l'absence de développements plus étendus. Nous commençons par :

A - LA VALLÉE DE SAINT-MARTIN

La vallée de Saint-Martin a cinq églises, ou paroisses vaudoises, : Prali, Rodoret et Macel dans les vallons montagneux à l'occident, rangées dans cet ordre du sud au nord.
Les deux dernières ont été érigées en paroisses, d'annexes qu'elles étaient, il y a une vingtaine d'années. Elles ont été détachées, l'une de Prali, et la dernière de Maneille, quatrième paroisse qui appartient à la partie orientale de la Vallée. Celle-ci n'est séparée de son ancienne annexe que par un défilé très-dangereux en hiver. La cinquième est Villesèche à l'entrée de la vallée, à l'est, avec deux annexes ; savoir, Rioclaret et Faèt. Cette paroisse s'étend sur les deux côtés de la rivière.

Les Vaudois de quelques communes, où les catholiques sont en plus grand nombre, telles que le, Perrier, Ciabrans, Saint-Martin, etc., fréquentent les églises de Maneille et de Villesèche, suivant qu'elles sont le plus à leur portée.

B - LA DEMI-VALLÉE DE PÉROUSE.

La demi-vallée de Pérouse comprend quatre paroisses : celle de, Pomaret, au sortir du défilé qui sépare cette demi-vallée de la vallée de Saint-Martin ; les habitants vaudois de l'envers de Pinache, au sud, dépendent de cette église. il existe au Pomaret une école latine et un hôpital vaudois. La paroisse de Saint-Germain dont font partie les Chenevières et la Turina ou Envers-les-Portes. Celle de Pramol et Peumian, au nord de Saint-Germain, contrée alpestre: enfin, celle de Prarustin avec Rocheplatte pour annexe. Le temple paroissial est à Saint-Barthélémi.

C - LA VALLÉE DE LUSERNE.

La vallée de Luserne a six grandes paroisses qui sont autant de communes populeuses. Ce sont : Angrogne, a l'ouest de Prarustin et de Rocheplatte : cette paroisse a deux temples, celui de Saint-Laurent, près duquel habite le pasteur, et celui de l'annexe du Serre. Saint-Jean au sud d'Angrogne ; le temple est aux Blonats au contre de la paroisse; il était autrefois au Ciabas sur Angrogne. L'église de la Tour à l'ouest de Saint-Jean - le temple est au hameau dit les Coppiers; près de là est l'hôpital. Les Vaudois possèdent au sortir du bourg de la Tour, à l'ouest, deux établissements intéressants, un collège et un pensionnat de demoiselles. En suivant à l'occident, on trouve d'abord la paroisse du Villar, avec un bourg du même nom, où est l'église; puis celle de Bobbi, qui occupe tout le fond de la vallée: le temple paroissial est dans le village de ce nom. Deux chapelles dépendent de cette paroisse; l'une dans la Combe des Charbonniers, l'autre dans la Combe de la Ferrière. Enfin, la paroisse de Rora, la plus petite de celles de la vallée de Luserne : elle est au sud de celle de la Tour dont elle est séparée par une arête de rochers escarpés et nus.

STATISTIQUE

A - POPULATION.

La population vaudoise des Vallées s'élevait déjà, en 1839, à plus de vingt mille âmes, non compris quatre ou cinq mille catholiques, nombre beaucoup trop considérable pour l'étendue du territoire, eu égard à la nature du sol.
Nous donnons ici l'état du recensement fait par ordre du Gouvernement, à la date sus-indiquée de 1839.

Communes

Vaudois

Catholiques

Prali
Rodoret
Macel
Salsa
Maneille
Ciabrans
Perrier
Boville (Villesèche)
Saint-Martin
Traverse
Rioclaret
Fayet, ou Faèt
Pomaret
Envers-de-Pinache
Saint-Germain
Envers-les-Portes
Pramol
Prarustin
Rocheplatte
Angrogne
Saint-Jean
La Tour.
Villar
Bobbi
Rora
Sur les confins, Saint-Second, Lusernette, Luserne.

817
261
733
421
268
48
21
151
50
95
613
626
658
659
857
350
1257
1525
267
2083
1797
2182
1988
1553
651
463

29
88
88
193
100
51
437
90
127
106
131
232
81
151
154
199
157
150
17
632
111
712
415
65
43


 

20394

4589

(Extrait du Tableau de Recensement, etc. ; Torino, stamperia reales, 1839.)

B - CLIMAT ET PRODUCTIONS.

Les Vallées Vaudoises, par leur situation méridionale et leur issue sur la plaine du Piémont, participeraient à la nature plus chaude du midi, si leurs hautes montagnes et l'élévation considérable de la majeure partie du sol au-dessus de la mer ne contrebalançaient pas cet effet.

L'air est généralement pur et sain dans ces Vallées. Abritées contre les vents du nord par les montagnes, le climat y est doux et tempéré, mais il varie selon la hauteur des localités. La neige y tombe avec grande abondance dans toute la partie alpestre, et les avalanches y causent fréquemment des accidents.

Le sol dans le bas des Vallées et sur les collines voisines bien exposées est fertile. La vigne y prospère ainsi que le froment, le mais, le mûrier et de bons arbres fruitiers, même le figuier en pleine campagne.

La région moyenne a toutes les productions qui appartiennent à cette élévation : le froment, le seigle, le maïs, l'avoine, l'orge, les pommes de terre, etc., comme aussi les arbres fruitiers ordinaires et les châtaigniers en nombre considérable.

Telles sont les riches productions de la partie avantagée de ces Vallées. Un tiers, peut-être, ou du moins un quart de leur étendue, qui est d'environ vingt à vingt-quatre lieues carrées est ainsi favorisé. Mais les deux tiers, ou même les trois quarts de cette étendue, n'offrent que pentes raides, ravins, rochers nus et contrées alpestres ou tournées au nord. Les travaux de la campagne sont en général fort pénibles et peu productifs. Les habitants, en divers lieux, sont réduits à cultiver parmi les rochers quelques lambeaux de terrain de quelques mètres, où il faut encore souvent porter de la terre à dos d'hommes. Une grande partie de la population ne vit que des produits qu'elle tire de quelques rares pièces de bétail, vaches, chèvres et brebis.

Aucun genre d'industrie un peu étendue, autre que les travaux des champs et les soins du bétail, n'a pu s'établir parmi cette population, d'ailleurs active, mais mal vue de ses voisins, Même le commerce de consommation est entre les mains des catholiques, à Pignerol, et dans les autres petites villes du voisinage, où se tiennent tous les marchés.

Les Vallées Vaudoises ne produisent pas en suffisance pour leur population, il s'en faut de beaucoup, les denrées de première nécessité qu'il faut donc acheter. Si elles ont quelques produits surabondants, tels que beurre, fromages, pommes de terre, fruits, etc., les habitants n'en trouvent pas un écoulement favorable faute de débouchés. Le seul marché un peu considérable serait celui de Pignerol ; mais, outre qu'il n'est pas à portée de toutes les localités des Vallées, les provisions y abondent de tous côtés.

C - ADMINISTRATION RELIGIEUSE DES ÉGLISES VAUDOISES.

Tout ce qui est relatif au soulagement des pauvres, aux hôpitaux, à l'instruction et aux affaires religieuses des Vaudois, est du ressort d'une administration tirée de leur sein, à la nomination de laquelle prennent part toutes les Églises des Vallées. Cette administration est particulière ou générale. Chaque Église a son administration de paroisse. Les chefs de famille réunis à leur pasteur forment l'Église. La population généralement dispersée est divisée en quartiers. Les particuliers d'un quartier élisent, avec le concours du consistoire, un ancien ou inspecteur, qui jouit de certaines attributions. Lorsque le choix en est arrêté, le nom de l'élu est proclamé du haut de la chaire. S'il ne survient pas d'opposition il est publiquement installé dans sa charge, consacré par la prière, et devient membre du consistoire, qui administre la paroisse, sous la présidence du pasteur, et qui y exerce la discipline.

L'administration générale est composée d'un synode et d'une table.
Le synode se compose des pasteurs et ministres résidant aux Vallées (le chapelain des ambassadeurs à Turin y est aussi admis), et d'une délégation laïque de chacune des quinze paroisses. Ces délégations peuvent se composer de plus d'un député, mais chacune d'elles n'a qu'une voix. - Le synode s'assemble extraordinairement lorsque quelque besoin l'exige, et régulièrement au bout de quatre ou cinq ans, avec la permission du souverain qui s'y fait représenter par Entendant de la province. Les membres du synode, dont les séances durent deux ou trois jours, sont défrayés par les paroisses ou communes ainsi que la délégation du roi. Le synode élabore et arrête tous les règlements administratifs, nomme les membres de l'administration, appelée la table, examine sa gestion, passe les comptes qu'elle rend, et décide de toutes les affaires importantes.

La table est composée de cinq membres : trois ecclésiastiques et deux laïques. Ils sont choisis d'après certaines règles, au commencement de chaque synode, et restent en fonction jusqu'à l'ouverture du synode suivant. Les membres ecclésiastiques remplissent les fonctions de modérateur ou président, de modérateur-adjoint ou vice-président, et de secrétaire.

 

LIVRES ET ÉCRITS DES ANCIENS VAUDOIS.

Ce second article contient :
1° trois catalogues des anciens écrits des Vaudois
2° quelques-uns de ces écrits réputés les plus importants, indiqués plus haut.

1er Catalogue, 2e Catalogue, 3e Catalogue

1er CATALOGUE DES LIVRES VAUDOIS

Ce premier catalogue contient l'indication des écrits des anciens Vaudois qu'a eus entre les mains Perrin, et qu'il mentionne dans son Histoire des Vaudois du commencement du XVII ème, siècle, ou dans celle des Vaudois albigeois.

1° Premièrement, dit-il, nous avons en main un Nouveau-Testament en langue vaudoise. C'est ainsi qu'il appelle la langue romane (provençal) dans laquelle était écrit le livre.

Un livre intitulé : l'Antéchrist, Il porte la date de l'an 1120. Dans le volume qui le contient, se trouvent plusieurs sermons des barbes vaudois.

3° Un traité contre les péchés et des remèdes pour leur résister.

4° Un écrit intitulé : Livre des Vertus. Dans le volume qui le contient, se trouvent un traité portant en tête : De l'Enseignament de li filli, ou de l'instruction des enfants, - un traité intitulé : Li parlar de li Philosophes et Doctors, c'est-à-dire, sentiments des philosophes et docteurs ; - un Commentaire ou paraphrase sur le symbole des Apôtres; - un semblable travail sur les commandements de Dieu de même sur l'oraison dominicale: - un traité du jeûne - un traité, intitulé : Les Tribulations.

5° Un petit catéchisme Intitulé : Interrogalions menors c'est-à-dire, courtes interrogations.

6° Un traité contre la danse et les tavernes.

7° Un traité des quatre choses à venir ; savoir : la mort à tous, la vie éternelle aux bons, l'enfer aux méchants et le dernier jugement.

8° Un traité avec ce titre : Del Pulgalori soima, c'est-à-dire, du purgatoire songé ou rêvé.

9° Un traité contre l'invocation des saints.

10° Un livre fort vieux qui a pour titre : Aiço es la causa del nostre departiment de la Gleisa romana, c'est-à-dire, ceci est la cause de notre séparation de l'Église romaine. Dans ce même volume est une épître ou apologie des Vaudois, ayant pour titre : La Epistola al serenissimo rey Lancelau, a li dues, barons, e a li plus veil del regne ; lo petit Tropel de li Christians appela per fals nom falsament P. o V., c'est-à-dire, Épître au sérénissime roi Lancelau, aux dues, barons et aux plus anciens du royaume; le petit troupeau de chrétiens appelés faussement du faux nom de Pauvres ou Vaudois.

11° Aussi un livre renfermant plusieurs sermons des barbes et une épître appelée: Épître aux Amis, contenant plusieurs bonnes instructions pour apprendre comment toute sorte de personnes doivent se conduire à tout âge. Dans le même volume se trouve un livre intitulé : Sacerdotium, qui enseigne quelle doit être la charge des bons pasteurs et quelle sera la punition des mauvais.

12° On nous a aussi remis en main un livre de poésie, en langue vaudoise, dans lequel se trouvent les traités suivants (1) : une prière intitulée : Novel confort; - une pièce en vers : Les quatre sortes de Semences mentionnées en l'Évangile; - une autre intitulé. La Barque, - et une appelée: La Noble Leçon, duquel livre fait mention le sieur de Sainte-Aldegonde.

13° Nous avons aussi un traité remarquable, intitulé: Le verger des Consolations, contenant plusieurs bonnes instructions, confirmées par l'Écriture sainte et par plusieurs autorités des anciens.

14° Idem, un vieux traité, sur parchemin, intitulé : De l'Église.

15° Un autre ayant pour titre : Trésor et Lumière de la foi.
v16° Un livre : L'Almanac Spiritual.

17° Un autre: Du Moyen de séparer les choses précieuses des viles et contemptibles, c'est-à-dire, les vertus et les vices.

18° Enfin, le livre de George Morel (2), où sont contenues toutes les demandes que firent George Morel et Pierre Masson à OEcolampade et Bucer, touchant la religion et les réponses desdits.

Tous lesquels livres, ajoute Perrin, sont écrits en langue vaudoise,.... tous suffisants pour bien instruire leurs peuples à bien vivre et à bien croire. (PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 57 à 60. - LÉGER, 1èr part., p. 24 à 25. )

2° CATALOGUE DES ECRITS VAUDOIS

Ce second catalogue est celui des écrits anciens des Vaudois, recueillis aux Vallées par Jean Léger, et remis par lui, l'an 16138, à l'ambassadeur de la Grande-Bretagne à Turin, lord Morland, qui les a déposés dans la bibliothèque de l'université de Cambridge.
D'après Léger, ces écrits étaient contenus dans sept volumes, comme sait :
Le premier volume, marqué de la lettre A, contenait les seize traités suivants:

1° L'histoire de la création et du déluge, en langue vaudoise.

2° Un traité, diverses instructions que l'homme doit tirer de la nature de plusieurs animaux.

3° Un traité des péchés; explication allégorique et morale de la bête, décrite au chapitre XIII de l'Apocalypse, en langue vaudoise.

4° Un traité de la Parole de Dieu et de son efficace. Il indique comment il faut la recevoir et la pratiquer, portant la date de l'an 1230.

5° Plusieurs pièces en latin contre les prêtres et les moines.

6° Un traité contre les traditions des hommes : Li Tramettament, non en accord avec les saintes Écritures.

7° Une Exhortation à Hermon, pour qu'il abandonne le service des créatures et se convertisse à Dieu.

8° Traité touchant les plantes pharisaïques, que le Père n'a point plantées, c'est-à-dire, contre les moines des divers ordres, franciscains, dominicains et plusieurs autres.

9° Un traité latin, du devoir du mari et de la femme.

10° Un traité latin sur le symbole des Apôtres.

11° Un dit, en latin, de la naissance et du progrès de l'idolâtrie et de sa destruction par l'Évangile.

12° Un traité latin sur les sources du péché.

13° Un dit, latin, sur le vrai purgatoire et sur la purification du péché.

14° Un dit, latin, avec ce titre : Uni Deo placere studeamus ; travaillons à plaire à Dieu seul.

15° Traité latin : Des trois Vérités: 1. Doctrinae; 2. Jusiitiae ; 3. Vitte, c'est-à-dire, de l'instruction, ou doctrine de la justice et de la vie.

16° Enfin, traité latin intitulé: Sola Dei lege scripla definiri fidei controversia, c'est-à-dire, que les controverses sur la foi ne peuvent être réglées ou terminées que par la loi de Dieu écrite.


Un second volume, marqué de la lettre B, contenait dix-huit traités et huit sermons, sous le n° 19.

1° Glossa Pater, ou explication de l'oraison dominicale.

2° Trecenas, ou trois cents passages des évangiles et des épîtres.

3° Doctor, le docteur, ou témoignages tirés des pères sur la repentance.

4° Las Penas, les châtiments du péché.

5° Li Goy de Paradis, c'est-à-dire, les joies du paradis.

6° Une épître à tous les fidèles.

7° Un poème avec ce titre : Novel confort, nouvel encouragement.

8° Un poème, intitulé : Novel sermon.

9° Le poème de la Nobla Leyczon.

10° Un poème : Lo Payre Eternal, le Père Éternel.

11° Encore un poème : La Barca, ou la barque.

12° L'explication des dix commandements.

13° L'explication du symbole des Apôtres.

14° Un traité du vice et du péché mortel.

15° Un traité des dons du Saint-Esprit.

16° Un, dit des trois vertus théologales et des quatre cardinales.

17° Un des biens de la fortune, de la nature et de la grâce.

18° Un des six choses honorables dans le monde.

19° Enfin, huit sermons sur divers sujets.

- Sur les paroles oiseuses; Matthieu, II.
- Sur le renouvellement de l'homme; Ephés., IV.
- Sur l'enfant Jésus.
- Sur la, ou les tentations.
- Sur ces paroles. Sauvez-nous, car nous périssons, Matthieu, VIII.
- Sur le riche; Luc, XVI.
- Un sur Jean, VI.
- Un sur la parabole du semeur.
 

Le troisième volume C, contenant sept écrits :

1° Une exhortation à confesser nos péchés les uns aux autres et à Dieu.

2° Un sermon de la crainte de Dieu.

3° Un traité de la conviction de péché devant le jugement de Dieu.

4° Un traité des tribulations.

5° Un traité du martyre des Machabées et d'autres.

6° Un de la souffrance et de la constance de Job.

7° Un extrait de la vie Tobie.


Un quatrième volume avec la lettre D. »

Léger n'en fait pas connaître le contenu autrement qu'en disant : Où sont plusieurs très-excellentes méditations touchant les misères de cette vie, comme aussi de la nécessité de la repentance et des bonnes oeuvres; le tout en ancienne langue vaudoise et relié en parchemin.


Un cinquième volume marqué de la lettre E, où sont contenus :

1° Une grammaire latine des anciens barbes ou pasteurs des Vaudois des Vallées.

2° Les Proverbes de Salomon.

3° Une poésie très-pieuse en langue vaudoise.

4° Un traité : de l'honneur et de la crainte de Dieu, et de la manière de vivre que les chrétiens doivent suivre.

5° Un traité latin : de la morale.

6° Un traité d'arithmétique.

Un sixième volume, relié en parchemin et marqué, de la lettre F, contenant en langue vaudoise

1° L'Évangile de saint Matthieu.

2°Le premier chapitre de saint Luc,

3° L'Évangile de saint Jean.

4° Les Actes des Apôtres.

5° La première Épître aux Corinthiens.

6° L'Épître aux Galates.

7° L'Épître aux Ephésiens.

8° L'Épître aux Philippiens.

9° La première aux Thessaloniciens.

10° La seconde à Timothée.

11° L'Épître à Tite.

12° Le chapitre XIe de l'Épître aux Hébreux.

13° Les deux Épîtres de saint Pierre.


Un septième volume, marqué de la lettre G, contenait un procès-verbal de l'an 1497, contre les Vaudois, par l'évêque d'Embrun : la bulle du pape Innocent IV, de l'an 1487, aussi contre les Vaudois, et plusieurs informations aussi contre eux, faites par l'archevêque d'Évreux, commissaire du pape, dans la vallée de Fraissinières, pendant les années 1475, 1478, 1481. Dans ce volume se trouvait l'ouvrage intitulé : Origo Valdensium, origine des Vaudois. On annonce que ce dernier écrit est perdu.
(Voir LÉGER, Histoire Générale,... etc., Ire part., p. 21, etc.)

3e CATALOGUE DES LIVRES VAUDOIS

Léger lui-même avait déposé dans la bibliothèque de Genève : 1°un volume relié, écrit sur parchemin, en caractères gothiques; 2° et une liasse de plusieurs autres manuscrits importants sur les affaires des Vallées. (Voir LÉGER, ibid., p. 23...)

Les manuscrits de cette liasse ont été reliés depuis et forment trois volumes qui portent les numéros 206, 208, 209. Le volume qui fut remis, déjà relié, a le numéro 207.

En plaçant les écrits contenus dans ces quatre volumes, d'après l'ancienneté apparente des manuscrits, quant à leur copie, nous croyons pouvoir les ranger comme suit, en faisant remarquer néanmoins que les copies du même volume ne paraissent pas toutes du même écrivain ni de la même époque.

Le volume, qui porte le numéro 206, est visiblement le plus ancien en ce qui concerne la copie. Non-seulement, cela paraît à l'état titi papier qui est plus ou moins roussi ou noirci et à l'état de l'encre, tellement détrempée, que les lettres en sont effacées et méconnaissables, mais on le reconnaît surtout à la forme des lettres, souvent difficiles à distinguer, même entre l'o et l'e. Ce qui a, sans doute, fait croire long. temps que ce volume était en langue catalane. Mais, après un examen attentif, nous y avons reconnu la langue romane, dans le 'dialecte vaudois, absolument la même que celle des autres manuscrits vaudois.
Nous n'y avons reconnu que trois titres différents :

1° celui de Vertuez, des Vertus;

2° celui de Pistolettaz, petites Épîtres;

3° et celui de Pistolas, Épîtres ou Lettres. - L'enseignement, qui y est contenu, est une morale populaire pratique sur l'usage des biens du monde.

Nous plaçons au second rang d'ancienneté, quant à la copie, du moins pour le commencement, le numéro 209. il contient:

1° Les Conseils des barbes, sur les partages et les héritages, sur les juges et leurs jugements, sur la mort, sur le jugement, sur les joies du paradis, etc., etc.

2° Un traité sur le privilège de dire : Notre Père, etc.

3° Un traité sur les choses à venir, sur la mort et ses suites.

4° Le traité intitulé : Le Vergier des Consolations, titre qui fait comprendre l'importance des instructions qu'il renferme.


Le volume portant le numéro 208, qui nous parait devoir être placé en troisième ligne, sous le rapport de l'écriture, contient:

1° Un traité de la Foi et de ses caractères de commencement manque). Il contient le développement du Credo. Il émet l'opinion, que les apôtres, avant de se séparer composèrent le Credo, et indique les articles attribués à tel ou tel d'entre eux.

2° Un traité sur les sept Sacrements ; l'auteur y distingue les vrais sacrements, institués par le Seigneur, de ceux qui ne sont point tels. Il en traite successivement. Quant au baptême même et à l'eucharistie, il les reconnaît pour vrais sacrements, il rejette les autres comme n'étant pas conformes à la sainte Écriture.

3° Une explication des dix Commandements.

4° Un traité sur la véritable Pénitence ou repentance.

5° Une Glose, ou explication de l'oraison dominicale.

6° Un traité sur le Jeûne.

7° Un traité sur le Purgatoire (3), beaucoup plus étendu que celui dont Perrin et Léger ont publié un extrait.

8° Traité de la Puissance des Clefs, etc.

9° Enfin, un traité de la Pénitence ou repentance.

Le volume qui porte le Numéro 207, est celui des quatre, dont l'écriture est la plus soignée et la plus régulière. Il contient :

1° Un recueil étendu, intitulé : Cantica, cantiques. Ils paraissent être un développement du Cantique des cantiques de Salomon.

2° Un autre traité : La Barca, la Barque.

3° Un : Lo Novel Sermon, le nouveau Sermon.

4° Lo Novel Confort, le nouvel Encouragement.

Le traité en vers : La Nobla Leyczon, la Noble Leçon.

6° Lo Payre Eternal, le Père Éternel, aussi en vers.

7° Lo Disprecz del Mont, le mépris du monde, également en vers.

8° L'Evangeli de li quatre semencz, l'évangile des quatre semences, en vers pareillement.

9° Enfin, un traité de la Penitencza, de la pénitence ou repentance.

Plusieurs de ces nombreux écrits des anciens Vaudois sont indiqués à double et à triple ; mais cela n'empêche pas que leur nombre ne soit considérable, si l'on fait attention qu'ils ont tous été composés avant l'époque de la réformation, si ce n'est récrit de G. Morel.

Les titres qu'ils portent en tête caractérisent parfaitement cette Église ou société vaudoise, et montrent combien ses membres prenaient au sérieux les vérités de l'Évangile, avec quels soins ils s'efforçaient de mettre en pratique ses leçons.

Pour d'autant mieux faire connaître la croyance de cette Église et l'esprit qui animait ses conducteurs, ou barbes, ainsi que ses membres, nous donnons en entier, ci-après, quelques-uns de ces écrits et des extraits de quelques autres.

Auparavant nous devons faire remarquer au lecteur, que la différence considérable qui se remarque dans l'orthographe du même mot, dans les divers écrits, ne peut pas être invoquée pour infirmer les preuves d'ancienneté qui en ont été alléguées. Pour bien s'en convaincre, il ne faut pas oublier que ces écrits se sont conservés à l'aide de copies répétées plusieurs fois dans des temps forts différents. Car ces traités, destinés à l'usage journalier des fidèles, s'usaient et devaient être renouvelés, et lorsqu'ils étaient recopiés, on le faisait, sans doute, avec les changements que l'orthographe avait éprouvés.

En recueillant ces écrits dans le XVIIe siècle, après plusieurs horribles persécutions qui en avaient déjà beaucoup détruits, on a trouvé des copies, faites les unes plus tôt, les autres plus tard. Or, il n'est pas douteux que les derniers copistes avaient modifié l'orthographe, en suivant celle usitée de leur temps. On remarquera surtout cette différence dans le catéchisme, dont les copies devaient être incessamment renouvelées pour satisfaire aux besoins de la jeunesse,

Table des matières

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(1) Si ce volume a été copié sur Lui autre, Contenant les mêmes poésies, comme il est naturel de le penser, Raynouard aurait juge avec raison que ces poésies étaient aussi anciennes que la Noble Leçon qu'elles précèdent dans le manuscrit ici indiqué.

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(2) On peut conjecturer de ce passage que l'écrit de Morel était en langue romane, dialecte vaudois, mais que, pour le mettre à la portée d'OEcolampade, il dut être traduit en latin, circonstance que Scultetus ignorait, lorsqu'il en parle, comme étant écrit en latin.

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(3) Nous donnerons plus bas quelques extraits de ce traité vaudois primitif, avec des observations propres à montrer que le traité publié par Léger, etc., n'était qu' une nouvelle rédaction et un abrégé de celui-ci avec des changements notables.

LA NOBLA LEYCZON
ou
LA NOBLE LEÇON.


LA NOBLE LEÇON


Le poême connu sous le nom de "noble leçon" est un monument original de l'antique Eglise vaudoise, précieux témoin de la foi des Vaudois, qui date de l'an 1100 (voir le vers n°6).

On propose seulement quelques changements mis entre parenthèses.
NDE: Pour plus de commodité nous avons découpé les 479 vers de la Noble Leçon en plusieurs paragraphes par thème


1 O frères, écoutez une noble leçon :
2 Souvent devons veiller et être en oraison
3 Car nous voyons ce monde être près de sa chute (son terme)
4 Moult curieux (soigneux) devrions être de bonnes œuvres faire
5 Car nous voyons ce monde de la fin approcher.
6 Bien a mille et cent ans accomplis entièrement
7 Que fut écrite l'heure que nous sommes au dernier temps
8 Peu nous devrions convoiter, car nous sommes au reste.
9 Chaque jour voyons les signes venir à accomplissement
10 Accroissement de mal et diminution de bien.
11 Ceci sont les périls que l'Écriture dit :
12 L'Évangile ceci raconte, et saint Paul aussi
13 Que nul homme qui vive ne peut savoir sa fin
14 Pour cela devons plus (jamais) craindre, car nous ne sommes certains
15 Si la mort nous prendra ou aujourd'hui ou demain
16 Mais quand viendra Jésus au jour du jugement
17 Un chacun recevra pour entier paiement,
18 Et ceux qui auront fait mal et qui auront fait bien.
19 Mais l'Écriture dit, et nous croire cela devons
20 Que tous hommes du monde par deux chemins tiendront
21 Les bons iront en gloire et les méchants au tourment.
29. Mais celui qui ne croira en ce partage -
23 Qu'il regarde l'Écriture du fin commencement
21 Depuis qu'Adam fut formé jusqu'au temps présent
25 Là pourra trouver, s'il aura entendement,
26 Que peu sont les sauvés, à voir le restant.
27 Mais chacune personne, laquelle veut bien opérer,
28 Le nom de Dieu le Père doit être au commencer,
29 Et appeler en aide le sien glorieux Fils cher,
30 Fils de sainte Marie,
31 Et le Saint-Esprit, afin qu'il nous donne bonne voie.
32 Ces trois, la sainte Trinité,
33 Comme un Dieu doivent être honorés (priés)
31 Plein de toute sagesse et de toute puissance et de toute bonté.
35 Celui-ci devons souvent prier et requérir
36 Que nous donne force encontre l'ennemi,
37 Que nous le puissions vaincre devant la notre fin,
38 C'est-à-dire le monde et le diable et la chair,
39 Et nous donne sagesse accompagnée de bonté,
40 Que nous puissions connaître la voie de vérité,
41 Et garder pure l'âme que Dieu nous a donnée,
42 L'âme et le corps en voie de charité,
43 Ainsi que nous aimons la sainte Trinité
fil Et le prochain, car Dieu cela a commandé
45 Non-seulement celui qui nous fait bien, mais celui qui nous fait mal,
46 Et avoir ferme espérance au Roi céleste
47 Que à la fin nous auberge au sien glorieux hôtel
48 Mais celui qui ne fera ce qui se contient en cette leçon
49 N'entrera en la sainte maison.
50 Mais cela est de grief (difficile) tenir à la méchante gent
51 Lesquels aiment trop l'or et l'argent,
52 Et ont les promesses de Dieu en mépris,
53 Et qui ne gardent la loi et les commandements
54 Ni la laissent garder à aucune bonne gent,
55 Mais selon leur pouvoir, y font empêchement.
56 Et pourquoi est ce mal entre humaine gent.


57 Parce que Adam pécha du fin commencement,
58 Car il mangea de la pomme outre défense,
59 Et aux autres germa le grain de mauvaise semence
60 Et acquit à soi mort et aux autres successeurs.
61 Bien pouvons dire que là eut mauvais morceau (bouchée)
62 Mais Christ a racheté les bons par la sienne passion,
63 Mais pour cela nous trouvons en cette leçon
64 Que Adam fut mécréant à Dieu le sien créateur
65 De ceci pouvons voir que maintenant sont faits pires,
66 Vu qu'ils abandonnent Dieu le Père tout-puissant,
67 Et croient aux idoles à leur détriment (destruction)
68 Ce que défend la loi qui fut du commencement,
69 Loi de nature s'appelle, commune à toute gent,
70 Laquelle Dieu plaça au cœur de son premier formé
71 De pouvoir faire mal on bien lui donna franchise :
72 Le mal lui a défendu, le bien lui a commandé :
73 Ceci pouvez vous bien voir qu'il a été mal gardé,
71 Vu que avons laissé le bien, et le mal avons ouvré (opéré),
75 Comme fit Caïn, le premier fils d'Adam,
76 Qui occit son frère Abel sans aucune raison,
77 Mais parce qu'il était bon
78 Et avait sa foi au Seigneur et non à créature
79 Ainsi pouvons prendre exemple de la loi de nature
80 Laquelle avons corrompue, passé avons la mesure
81 Péché avons au Créateur et offensé à la créature.
82 Noble loi était celle, laquelle Dieu nous donna,
83 Au cœur d'un chacun homme écrite la posa,
84 Afin qu'il l'eût et gardât et enseignât droiture,
85 Aimât Dieu en son cœur sur toute créature
86 Et craignît et servît, n'y posât mesure,
87 Vu que n'est trouvé en la sainte Écriture
88 Gardât ferme le mariage, ce noble pacte;
89 Eût paix avec les frères et aimât toute autre gent,
90 Haït orgueil et aimât humilité,
91 Et fît aux autres comme voudrait être fait à soi;
92 Et s'il faisait le contraire, qu'il en fût puni.
93 Peu furent ceux qui la loi bien gardèrent,
91 Et nombreux furent ceux qui la loi transgressèrent
95 Et le Seigneur abandonnèrent, ne donnant à lui honneur,
96 Mais crurent au démon et à la sienne tentation :
97 Beaucoup (trop) aimèrent le monde, et peu le paradis
98 Et servirent au corps beaucoup plus qu'à l'esprit ;
99 Pour cela nous trouvons que plusieurs en sont péris.
100 Ainsi (ici) se peut reprendre tout homme qui dit
101 Que Dieu ne fit les gens pour laisser eux périr ;
102 Mais garde soi un chacun afin que n'arrive comme à eux,
103 Que le déluge vînt et détruisît les félons.
101 Mais Dieu fit faire arche en laquelle il enferma les bons
105 Tant fut augmenté le mal et le bien diminué
106 Qu'en tout le monde ne se trouve sinon huit sauvés:
107 Grand exemple pouvons prendre en cette sentence
108 Que nous nous gardions de mal et fassions pénitence.
109 Vu que Jésus-Christ a dit, et en saint Lue est écrit,
110 Que tous ceux qui ne la feront périront tous;
111 Mais ceux qui échappèrent, Dieu leur fit promesse
112 Que jamais en eau ne périra le monde,
113 Ceux-là s'augmentèrent et furent multipliés ;
114 Du bien que Dieu leur fit peu furent mémoratifs (souvenants)
115 Mais eurent tant peu de foi et tant grande peur,
116 Qu'ils ne crurent bien au dit de leur Seigneur,
117 Mais craignaient que les eaux noyassent encore le monde
118 Et dirent de faire tour pour réduire soi là,
119 Et bien la commencèrent selon ce qui est écrit,
120 Et disaient de faire elle et si large et si haute et si grande
121 Qu'elle parvînt jusqu'au ciel, mais ne purent faire autant,
122 Vu qu'elle déplut à Dieu, et leur en fit mine (semblant).
123 Babylone avait nom cette grande cité,
124 Et maintenant est dite confusion pour la sienne méchanceté.
125 Alors était un langage entre toute la gent,
126 Mais afin qu'ils ne s'entendissent Dieu fit dispersion,
127 Afin qu'ils ne fissent la tour qu'ils avaient commencée.
128 Les langages furent par tout le monde répandus.
129 Après péchèrent grièvement, abandonnant la loi, c. à d. la loi de nature,
130 Comme se peut prouver par la sainte Écriture
131 Vu que cinq cités périrent, lesquelles faisaient le mal
132 En feu et en soufre Dieu les condamna
133 Il détruisit les félons et les bons délivra
134 Ce fut Loth et ceux de son hôtel que l'ange en tira
135 Quatre furent par nombre, mais l'un se condamna,
136 Ce fut la femme parce qu'elle regarda contre défense.
137 Ici a grand exemple à toute humaine gent
138 Qu'ils se doivent garder de ce que Dieu défend.
139 En ce temps fut Abraham, homme plaisant à Dieu,
140 Et engendra un patriarche dont furent les Juifs
141 Noble gent furent ceux-là en la crainte de Dieu
142 En Égypte habitèrent entre autre méchante gent
143 Là furent opprimés et contraints par longtemps,
144 Et crièrent au Seigneur, et il leur transmit Moyse,
145 Et délivra son peuple et détruisit l'autre Sent :
146 Par la mer Rouge passèrent, comme par belle issue (beau sec);
147 Mais les ennemis d'eux, lesquels les poursuivaient, y (ils) périrent tous.
148 Plusieurs autres signes Dieu au sien peuple fit;
119 Il les nourrit quarante ans au désert, et leur donna la loi
150 En deux tables de pierre la transmit par Moyse :
151 Et trouvèrent là (elle) y écrite et ordonnée noblement.
152 Un maître (seigneur) démontre être à toute gent,
153 Et celui-là dussent croire et aimer de tout leur coeur,
154 Et craindre et servir jusqu'au jour de la fin
155 Et un chacun aimât le prochain comme soi
156 Conseillassent les veuves, et les orphelins soutenir,
157 Aubergeassent les pauvres, et les nus revêtir,
158 Nourrissent les affamés et les errants dirigeassent,
159 Et la loi de lui très-fort dussent garder;
160 Et aux gardants promit le règne céleste.
161 Le service des idoles leur mit en défense,
162 Homicides, adultères et toute fornication,
163 Mentir et parjurer et fausse promesse (garantie)
164 Usure et rapine et mauvaise convoitise,
165 Ensuite avarice et toute félonie;
166 Aux bons promit vie, et les méchants tuait.
167 Alors était justice en la sienne seigneurie,
168 Car ceux qui transgressaient et faisaient méchamment
169 Étaient tués et détruits sans pardon ;
170 Mais l'Écriture dit, et beaucoup est manifeste,
171 Que trente mille furent les restés au désert,
172 Trente mille et plus, selon que dit la loi,
173 lis furent tués de glaives, de feu et de serpents,
171 Et plusieurs autres périrent de l'extermination,
175 La terre se divisa, et les reçut l'enfer.
176 Ainsi nous nous pouvons reprendre de notre grand assoupissement.
177 Mais ceux qui firent bien le plaisir du Seigneur
178 Héritèrent la terre de promission.
179 Beaucoup fut de noble gent en cette façon,
180 Comme fut David et le roi Salomon,
181 Isaïe, Jérémie et beaucoup autres hommes,
182 Lesquels combattaient pour la loi et faisaient défense,
183 Un peuple était à Dieu choisi de tout le monde :
181 Les ennemis qui les poursuivaient étaient plusieurs d'entour;
185 Grand exemple pouvons prendre en cette leçon :
186 Quand ils gardaient la loi et les commandements,
187 Dieu combattait pour eux encontre l'autre gent;
188 Mais quand ils péchaient et faisaient méchamment,
189 Ils étaient tués et détruits et pris de l'autre gent ;
190 Tant fut égaré (étendu) le peuple et plein de grande richesse
191 Qu'il va détourner les pas (lever le pied) encontre son Seigneur;
192 C'est pourquoi nous trouvons en cette leçon
193 Que le roi de Babylone les mit en sa prison:
191 Là furent. opprimés et pressés (sous contrainte) par longtemps
195 Et crièrent au Seigneur avec le coeur repentant :
196 Alors (c'est pourquoi) les ramena en Jérusalem,
197 Peu furent les obéissants qui gardèrent (gardassent) la loi
198 Et eussent la crainte d'offenser le leur roi ;
199 Mais y eut aucune (quelque) gent pleins de si grande fausseté
200 Ce furent les pharisiens et les autres écrivains;
201 Qu'ils gardassent la loi beaucoup était d'apparence
202 Afin que la gent cela vissent, pour être plus honorés
203 Mais peu vaut cet honneur qui bientôt vient à chute (fin)
204 Ils persécutaient les saints et les justes et les bons ;
205 Avec pleurs et avec gémissement priaient le Seigneur
206 Qu'il descendit en terre pour sauver ce monde,
207 Car tout l'humain lignage allait à perdition.
208 Alors (c'est pourquoi) Dieu transmit l'ange à une noble demoiselle le lignage de roi;
209 Noblement la salue, car cela appartenait à elle
210 Ensuite lui dit : « Ne crains, Marie,
211 Car le Saint-Esprit est en ta compagnie
212 De toi naîtra fils que appelleras Jésus ;
213 Il sauvera son peuple de ce qu'il a offensé. »
214 Neuf mois le porta au sien ventre la vierge glorieuse,
215 Mais afin qu'elle ne fût pas reprise, de Joseph fut épouse
216 Pauvre était notre Dame et Joseph aussi ;
217 Mais cela devons croire, car l'Évangile le dit
218 Qu'en la crèche le posèrent quand fut né l'enfant,
219 De langes l'enveloppèrent, pauvrement fut aubergé
220 Ainsi (ici ) se peuvent reprendre les convoiteux et les avares
221 Qui d'amasser or ne se veulent cesser:
222 Plusieurs miracles furent, quand fut né le Seigneur,
223 Car Dieu transmit (envoya) l'ange annoncer aux pasteurs (pâtres),
224 Et en Orient apparut une étoile aux trois barons ;
225 Gloire fut donnée à Dieu au ciel, et en terre paix aux bons
226 Mais avant un peu (petit) souffrit persécution
227 Mais l'enfant croissait par grâce et par âge
228 Et en sagesse divine en laquelle il était enseigné
229 Et appela douze apôtres lesquels sont bien nommés

230 Et voulut changer la loi qu'auparavant avait donnée
231 Il ne la changea pas, vu qu'elle fut abandonnée,
232 Mais la renouvela, vu qu'elle fut mal gardée.
233 Et reçut le baptême pour donner sauvement (salut)
234 Et dit aux apôtres que baptisassent la gent;
235 Car alors (aussi) commençait le renouvellement.
236 Bien défend la loi vieille forniquer et adultérer,
237 Mais la nouvelle reprend voir et convoiter :
238 La loi vieille octroie de rompre le mariage,
239 Et que carte de répudiation se dut donner ;
240 Mais la nouvelle dit de ne pas prendre la laissée,
241 Et que personne ne sépare ce que Dieu a ajusté (joint
242 La loi vieille maudit le ventre qui fruit n'a pas porté,
243 Mais la nouvelle conseille garder virginité
244 La loi vieille défend seulement parjurer,
245 Mais la nouvelle dit à tout point (à l'avenir) non jurer,
246 Et que plus de oui ou de non ne soit en ton parler :
247 La loi vieille commande combattre les ennemis et rendre mal pour mal;
248 Mais la nouvelle dit : «Ne te veuille venger,
249 Mais laisse la vengeance au Roi céleste,
250 Et laisse vivre en paix ceux qui te feront mal,
251 Et trouverez (trouveras) pardon du Roi céleste. »
252 La loi vieille dit : « Aime les tiens amis, et aurez (auras) en haine les ennemis. »
253 Mais la nouvelle dit : « Ne ferez (feras) plus ainsi,
251 Mais aimez les vôtres ennemis et faites bien à ceux lesquels haïront vous,
255 Et priez pour les persécutants et les accusants vous. »
256 La loi vieille commande punir les malfaisants ;
257 Mais la nouvelle dit: « Pardonne à toute gent,
258 Et trouverez (trouveras) pardon du Père tout-puissant
259 Car si tu ne pardonnes, n'aurez (non auras) sauvement. »
260 Aucun ne doit occire ni haïr aucune gent
261 Soins (pas même) ni simple ni pauvre ne devons mépriser,
262 Ni tenir vil l'étranger qui vient d'autre pays,
263 Car en ce monde nous sommes tous pèlerins:
264 Mais parce que nous sommes tous frères, devons tous Dieu servir.
265 C'est la loi nouvelle que Jésus-Christ a dit que nous devons garder


266 Et appela les siens apôtres et fit à eux commandement
267 Que allassent par le monde et enseignassent la gent,
268 Juifs et Grecs prêchassent et toute humaine gent
269 Et donna à eux pouvoir sur les serpents,
270 Chassassent les demons et guérissent les infirmes,
271 Ressuscitassent les morts et purifiassent les lépreux
272 Et fissent aux autres comme il avait fait à eux
273 D'or ni &argent ne fussent possédant,
271 Mais avec vivre (vie) et vêtement se tinssent contents
275 Aimassent soi entre eux et eussent bonne paix :
276 Alors (ainsi donc) leur promit le règne céleste,
277 Et à ceux qui tiendront pauvreté spirituelle ;
278 Mais qui saurait quels sont, ils seraient tôt nombrés,
279 Qui veulent (veuillent) être pauvres par propre volonté.
280 De ce qui était à venir il leur va annoncer,
281 Comme (ainsi) il devait mourir et puis ressusciter,
282 Et leur dit les signes et les démonstrations
283 Qui (lesquels) devaient venir avant la fin
284 Plusieurs belles paraboles (similitudes) dit à eux et à la gent
285 Lesquelles furent écrites au Nouveau Testament.
286 Mais, si Christ voulons aimer et suivre sa doctrine,
287 Nous convient à veiller et lire l'Écriture.
288 Là nous pourrons trouver, quand nous aurons lu,
289 Que seulement pour faire bien Christ fut persécuté
290 Il ressuscitait les morts par divine vertu,
291 Et faisait voir les aveugles qui jamais (oncques) n'avaient vu
292 Il purifiait les lépreux et les sourds faisait ouïr,
293 Et chassait les démons, faisant toutes vertus;
294 Et quand il faisait plus de bien, plus était persécuté
295 C'étaient les pharisiens qui le poursuivaient
296 Et ceux du roi Hérode et l'autre gent du clergé
297 Car ils avaient envie parce que la gent le suivait
298 Et parce que la gent croyait en lui et en les siens commandements
299 Pensèrent lui occire et faire le traiteusement (la trahison)
300 Et parlèrent à Juda, et tirent avec lui convention
301 Que s'il le leur livrait, il aurait trente pièces d'argent,
302 Et Judas fut convoiteux et fit la tradition,
303 Et livra son Seigneur entre la méchante gent.
301 Les Juifs furent ceux qui le crucifièrent;
305 Les pieds et les mains fortement lui clouèrent,
306 Et couronne d'épines en la tête lui posèrent ;
307 Disant à lui plusieurs reproches ils le blasphémèrent
308 Il dit qu'il avait soif, de fiel et d'acide (vinaigre) l'abreuvèrent.
309 Tant furent les tourments amers et douloureux
310 Que l'âme partit du corps pour sauver les pécheurs.
311 Le corps resta là pendu haut en la croix
312 Au milieu de deux larrons.
313 Quatre plaies lui firent sans les autres coups,
314 Puis lui firent la cinquième pour faire le complément
315 Car un des cavaliers vint et lui ouvrit le côté ;
316 Alors (aussi) sortit sang et eau ensemble mêlé.
317 Tous les apôtres fuirent, mais un y retourna,
318 Et était là avec les Maries debout près la croix.
319 Grande douleur avaient tous, mais notre Dame plus grande
320 Quand elle voyait son Fils mort, nu, en souffrance sur la croix.
321 Des bons fut enseveli, et gardé des félons ;
322 Et tira les siens d'enfer et ressuscita au troisième jour,
323 Et apparut aux siens comme il avait dit à eux.
321 Alors eurent grande joie quand ils virent le Seigneur,
325 Et furent confortés, car auparavant avaient grand peur,
326 Et demeura (conversa) avec eux jusqu'au jour de l'ascension.
327 Alors monta en gloire le notre Sauveur,
328 Et dit à les siens apôtres et aux autres enseignants
329 Que jusqu'à la fin du monde serait toujours avec eux.
330 Mais quand vint à Pentecôte, se ressouvint d'eux,
331 Et leur transmit le Saint-Esprit, lequel est consolateur
332 Et enseigna les apôtres par divine doctrine,
333 Et surent les langages et la sainte Écriture.


334 Alors leur souvint de ce qu'il avait dit,
335 Sans crainte parlaient de la doctrine de Christ
336 Juifs et Grecs prêchaient, faisant plusieurs miracles,
337 Et les croyants baptisaient au nom de Jésus-Christ.
338 Alors fut fait un peuple de nouveaux convertis:
339 Chrétiens furent nommés, parce qu'ils croyaient en Christ.
340 Mais cela trouvons que l'Écriture dit,
311 Très-fort les poursuivaient Juifs et Sarrasins
312 Mais tant furent forts les apôtres en la crainte du Seigneur,
313 Et les hommes et les femmes qui étaient avec eux
344 Que pour eux ne laissaient ni leurs faits ni leurs dits,
345 Tant que plusieurs en occirent comme ils avaient Jésus-Christ
316 Grands furent les tourments selon ce qui est écrit,
347 Seulement parce qu'ils démontraient la voie de Jésus-Christ;
348 Mais lesquels les poursuivaient ne leur était de tant mal crainte,
349 Car ils n'avaient la foi de notre Seigneur Jésus-Christ,
350 Comme de ceux qui cherchent ores accusation et qui persécutent tant,
351 Que chrétiens doivent être, mais mal en font semblant,
352 Mais en cela se peuvent reprendre ceux qui persécutent et conforter les bons;
353 Car ne se trouve en Écriture sainte ni par raison
354 Que les saints persécutassent aucun ni missent en prison
355 Mais après les apôtres furent quelques docteurs
356 Lesquels montraient la voie de Christ, le notre Sauveur.
357 Mais encore s'en trouve aucuns (quelques uns) au temps présent,
358 Lesquels sont manifestes à très-peu de la gent,
359 La voie de Jésus-Christ très-fort voudraient montrer,
360 Mais tant sont persécutés qu'à peine le peuvent faire


361 Tant sont les faux chrétiens aveuglés par erreur,
362 Et beaucoup plus que les autres ceux qui doivent être pasteurs,
363 Vu qu'ils persécutent et tuent ceux qui sont meilleurs
364 Et laissent en paix les faux et les trompeurs !
365 Mais en cela se peut connaître qu'ils ne sont bons pasteurs,
366 Car ils n'aiment les brebis sinon pour la toison
367 Mais l'Écriture dit, et nous le pouvons voir,
368 Que si y en a aucun (quelqu'un) bon qui aime et craigne Jésus-Christ,
369 Qui ne veuille maudire ni jurer ni mentir,
370 Ni adultérer ni occire ni prendre de autrui,
371 Ni venger soi de les siens ennemis,
272 Ils disent qu'il est
Vaudois (sorcier!?) et digne de punir,
373 Et lui trouvent accusation en mensonge et tromperie.
374 Ainsi ils pourraient ôter ce qu'il a de son juste chagrin
375 Mais fortement se conforte celui qui souffre pour l'amour du Seigneur;
376 Car le royaume du ciel lui sera apprêté au partir de ce monde
377 Alors (aussi) aura grande gloire s'il a en déshonneur
378 Mais en cela est manifeste la méchanceté d'eux
379 Vu que qui veut maudire et mentir et jurer,
380 Prêter à usure et occire et adultérer,
381 Et venger soi de ceux qui lui font mal,
382 Ils disent qu'il est prud'homme, et loyal homme renommé
383 Mais à la fin se garde qu'il ne soit trompé :
384 Quand le mal le presse tant qu'a peine peut parler,
385 Il demande le prêtre et se veut confesser;
386 Mais, selon l'Écriture, il a trop tardé, laquelle dit
387 « Sain et vif te confesse et n'attends à la fin. »
388 Le prêtre lui demande s'il a aucun péché
389 Deux mots ou trois répond et tôt a dépêché.
390 Bien lui dit le prêtre qu'il ne peut être absous,
391 S'il ne rend tout l'autrui et amende les siens torts.
392 Mais quand il ouit (entend) ceci il a grand pensement,
393 Et pense entre soi que, s'il rend entièrement,
391 Quoi restera aux siens enfants, et que dira la gent
395 Et commande aux siens enfants, qu'ils amendent les siens torts,
396 Et fait pacte avec le prêtre afin qu'il puisse être absous:
397 S'il a cent livres de l'autrui ou encore deux cents,
398 Le prêtre l'acquitte pour cent sols ou encore pour moins
399 Et lui fait réprimande et lui promet pardon ;
400 Qu'il fasse dire messe pour lui et pour les siens pères,
401 Et leur promet pardon soit à juste, ou soit à félon ;
402 Alors (en conséquence) lui pose la main sur la tête
403 Quand il lui donne plus, lui fait plus grande fête,
404 Et lui fait entendement qu'il est moult bien absous
405 Mais mal sont indemnisés ceux de qui il a eu les torts.
406 Mais il sera trompé en telle absolution ;
407 Et celui qui le fait croire y pèche mortellement.
408 Mais j'ose le dire, car se trouve en vrai,
409 Que tous les papes qui furent de Sylvestre
(NDE: le premier Pape, du temps de Constantin = début de l'église romaine)
jusqu'à celui-ci
410 Et tous les cardinaux, et tous les évêques, et tous les abbés,
411 Tout ceux-là ensemble n'ont tant de pouvoir
412 Qu'ils puissent pardonner un seul péché mortel.
413 Seulement Dieu pardonne, vu qu'autre ne le peut faire.


414 Mais ceci doivent faire ceux qui sont pasteurs:
415 Prêcher doivent le peuple et être en oraison,
416 Et paître eux souvent de divine doctrine,
417 Et châtier les péchants, donnant à eux discipline,
418 C'est vrai avertissement qu'ils aient repentance ;
419 Purement se confessent sans aucun manquement,
420 Et qu'ils fassent pénitence, en la vie présente,
421 De jeûner, faire aumônes et prier avec cœur bouillant
422 Car par ces choses trouve l'âme sauvement
423 De nous mauvais chrétiens lesquels avons péché
421 La loi de Jésus-Christ avons abandonné,
425 Car n'avons crainte ni foi ni charité
426 Repentir nous convient et n'y devons tarder
427 Avec pleurs et avec repentance nous convient amender
428 L'offense que avons faite par trois péchés mortels,
429 Par convoitise d'œil, et par plaisir de chair,
430 Et par orgueil de vie par quoi nous avons fait les maux
431 Car par cette voie nous devons suivre et tenir,
432 Si nous voulons aimer et suivre Jésus-Christ
433 Pauvreté spirituelle de coeur devons tenir,
431 Et aimer chasteté et Dieu humblement servir
435 Alors suivrions la voie du Seigneur Jésus-Christ,
436 Et aurions la victoire de les notres ennemis.
437 Brièvement est raconté en cette leçon
438 De les trois lois que Dieu donna au monde.
439 La première loi démontre à qui a sens et raison,
440 C'est à connaître Dieu et honorer le sien Créateur ;
441 Car celui qui a entendement peut penser entre soi
442 Qu'il ne s'est pas formé ni les autres aussi ;
443 De ceci peut connaître celui qui a sens et raison
414 Que c'est un Seigneur Dieu lequel a formé le monde;
445 Et, reconnaissant lui, moult le devons honorer
446 Car ceux furent damnés qui ne le voulurent faire.
447 Mais la seconde loi, que Dieu donna à Moyse,
648 Nous enseigne à conserver Dieu et servir lui fortement,
449 Car il condamne et punit tout homme qui l'offense.
450 Mais la troisième loi, laquelle est ores au temps présent
451 Nous enseigne aimer Dieu de bon cœur et servir purement
4 52 Car Dieu attend le pécheur et lui donne délai
453 Afin qu'il puisse faire pénitence en la vie présente.
454 Autre. loi d'ici en avant ne devons plus avoir,
455 Sinon ensuivre Jésus-Christ, et faire le sien bon plaisir,
456 Et garder fermement ce qu'il a commandé,
457 Et être très-avisés quand viendra l'Antéchrist,
458 Afin que nous ne croyions ni à son fait ni à son dit
459 Car, selon l'Écriture, sont ores (maintenant) faits plusieurs Antéchrist.
460 Car Antéchrist sont tous ceux qui contrastent à Christ.
461 Plusieurs signes et grandes démonstrations
462 Seront dès ce temps jusqu'au jour du jugement
463 Le ciel et la terre brûleront, et mourront tous les vivants
461 Puis ressusciteront tous en vie permanente
465 Et seront aplanis tous les édifices.
466 Alors sera fait le dernier jugement
467 Dieu séparera le sien peuple, selon ce qui est écrit
468 Aux méchants il dira: « Séparez-vous de moi,
469 Allez au feu éternel qui jamais n'aura fin ;
470 Par trois grièves conditions serez presses là
471 Par multitude de peines et par âpre tourment,
472 Et parce que serez damnés sans faute. »
473 De quoi nous garde Dieu par le sien plaisir
474 Et donne ouir ce qu'il dira aux siens avant qu'il soit guère
475 Disant : « Venez-vous-en avec moi, bénis du mien Père,
476 Et possédez le règne apprêté à vous du commencement du monde
477 Auquel vous aurez plaisir, richesses et honneurs. »
478 Plaise à ce Seigneur qui forma tout le monde,
479 Que nous soyons des élus pour être dans sa cour!


EXTRAITS DE POÊMES VAUDOIS
SANS INDICATION DE DATE.


LA BARQUE.

La sainte Trinité nous permette (donne) parler

Chose qui soit d'honneur et de gloire,

Et qui au profit de tous puisse tourner,

Et aux écoutants donne désir

Qu'ils mettent la volonté et le cœur

À entendre bien les notres discours.

...............................................................

De quatre éléments a Dieu le monde formé

Feu, air, eau et terre sont nommés,

Étoiles et planètes fit de feu;

Le zéphir et le vent ont en l'air leur lieu

L'eau produit les oiseaux et les poissons,

La terre les animaux et les hommes félons.

La terre est le plus vil des quatre éléments

De laquelle fut fait Adam père de toute gent.

O fange! ô poussière! maintenant te glorifie

O vaisseau de misère ! maintenant t'enorgueillis

Orne-toi bien, et cherche vaine beauté ;

La fin te montrera ce que tu auras ouvré.

...............................................................

Regarde dès la notre naissance

De combien est de valeur le notre vêtement

Nus au monde venons et nus nous en retournons

Pauvres y entrons et avec pauvreté sortons

Et riches et pauvres ont même entrée

Seigneurs et serfs ont même sortie.

Car, selon le mien avis, je les vois beaucoup fort errer,

Car ils laissent le bien et opèrent beaucoup fort le mal

Tous cessent de faire bien par crainte de la gent

Les uns par convoitise d'amasser or et argent,

Les autres aiment tant l'honneur et leur plaît le plaisir

Que peu soignent d'opérer par quoi ils soient élus

Bien voudraient paradis en tant que pour désirer,

Mais ce par quoi il s'acquiert ne voudraient guère faire,

...............................................................

Mais je prie Dieu le Père et le sien Fils glorieux

Et le Saint-Esprit, lequel est des deux,

Que sauve tous ceux qui ouïront les leçons

Et qui les garderont selon ce qui est raison

Bien je voudrais que tous ceux qui sont au temps présent,

Eussent volonté, pouvoir et entendement

De servir ce Soigneur, lequel promet et tient

Lequel donne richesses très-abondamment,

Délices et grand honneur, sans manquement.

Par les trois choses dites vient l'oeuvre à complément

Quand l'homme a volonté, et pouvoir et entendement

Alors fait le service qui est à Dieu très-agréable

Mais quand il a sagesse et n'a le pouvoir,

Dieu lui compte pour fait, tant il a bon vouloir

Mais quand il a puissance et grand entendement,

Lui profite très-peu, quant à son salut,

S'il n'accomplit par oeuvre, puisqu'il a la volonté

Quand viendra au jugement, il sera moult condamné

Mais si aucun (quelqu'un) a volonté de bien faire,

Et a la puissance qui pourrait bien opérer,

S'il n'a la sagesse, il ne se peut sauver,

Car l'ignorance le Lait très-fort errer.

Donc à tout homme, lequel se veut sauver,

Besoin est qu'il entende quelle chose est bien et mai

Et ait grande force en (dans) bien persévérer,

Et porte en patience, quand il aura adversité,

Et aime Dieu surtout par bonne volonté

Et avant soi le prochain par voie de charité

Que les autres soient plus grands en sagesse et bonté.

Donc sagesse nous enseigne, si nous la voulons tenir,

Que nous devons aimer Dieu et craindre et servir

Et avoir vraie foi en le sien accomplissement,

C'est oeuvre vertueuse et droit entendement :

Puis recevrons la gloire que l'espérance attend.

Servons donc ce Seigneur que la sagesse dit,

Lequel est moult puissant et sage aussi

Juste et bon et miséricordieux,

Lequel est Roi des rois et Seigneur des seigneurs.

Beaucoup sont hors sens ceux qui laissent tel Seigneur

Pour servir ce monde de qui en auront mauvais guerdon

Mais qui regarde bien à hommes de ce monde,

Parce qu'ils n'ont sagesse, sont en plusieurs erreurs,

Car n'est sinon un Dieu, et ils en vénèrent plusieurs.

...............................................................

Brièvement est raconté, en la raison qui est dite,

Des quatre services qui sont faits en la vie,

Le premier est beaucoup vain, c'est de servir le monde,

Car il trépassera et perdra son guerdon,

Le second est très-vil, c'est de servir le corps;

Vers mangeront la chair, et dépériront les os.

Mais le troisième est très-grief, c'est servir l'ennemi,

L'âme sera tourmentée et le corps sera puni ;

Quand il sera ressuscité au jour du jugement,

Recevra telle sentence dont il sera dolent.

Mais le quatrième est très-digne, c'est de servir le Seigneur,

Ceux-là seront bienheureux qui auront fait tel labeur

Rois seront couronnés, et jugeront le monde.

Donc ceux-là qui disent qu'ils se veulent tenir

Avec la plus grande partie, pour être plus sûrs,

Que ne regardent-ils avec la pensée avisée

En la raison écrite qui est ici racontée ?

Les trois parties sont perdues et la quatrième sauvée

Et l'Évangile dit, lequel Christ a parlé,

Que peu sont les élus et beaucoup les appelés

Ce sont les douze apôtres, lesquels furent élus,

Pour suivre le Seigneur laissèrent le, plaisir :

Ceux qui sont serfs de Christ tiennent cette voie

Mais ils sont en ce monde petite compagnie ;

Mais ils sont moult confortés de Christ, le leur Seigneur,

Car ils recevront le royaume pour paie du labeur,

Et auront en aide en l'assemblée céleste toujours avec (en) eux

Vu que nul ne peut compter combien est grande la compagnie.

Alors les félons seront moult trompés ;

Mais tard connaîtront qu'ils auront mal ouvré

Alors sera fait change d'un chacun présent.

Ceux qui ont ici (deçà) le délice auront là le tourment

Mais les serfs du Seigneur, qui ont ici (deçà) tribulation

Auront là éternelle gloire et grande consolation.

Bienheureux seront ceux qui sont des parfaits,

Quand là sera complet le nombre les élus

La puissance du Père et la sagesse du Fils

Et la bonté du Saint-Esprit nous garde tous

D'enfer et nous donne paradis ! Amen.


LE NOUVEAU CONFORT.

Ce nouveau confort de vertueux labeur

J'envoie, vous écrivant en charité et en amour

Je prie vous chèrement par l'amour du Seigneur

Abandonnez le siècle, servez à Dieu avec crainte.

Vous dormez longuement en la votre tristesse,

Vous ne voulez veiller, parce que suivez la paresse

De (pour) bellement reposer au lit d'avarice

Faisant à votre chef coussin de convoitise.

Toute la votre vie est un petit dormir

Dormant vous songez un songe de plaisir

Paraît à vous que votre songe ne puisse défaillir,

Moult ébahis serez et triste au réveiller.

À votre vain songe vous avez tel plaisir,

Subitement vous frappera le bâton de la mort,

Et vous réveillera et serez à mauvaise contenance (en mauvais port);

N'aurez parents ni richesses qui vous donnent confort.

...............................................................

Le corps sera posé en une fosse obscure,

L'esprit rendra raison selon la droiture,

Et ne serez excusés ni par pleur ni par regret

De tout serez payés, mesure par mesure.

...............................................................

Plusieurs suivent le monde par grande ignorance ; Ne connaissant pas Dieu, étant en mécroyance,

Vont par la voie mondaine, comme bestiale essence (contenance)

Ne savent servir Dieu ni faire vraie pénitence.

Car quoique la droite voie entendront (entendraient) clairement,

Jamais pour cela ne la croient ni donnent l'ouïe;

Le démon leur dérobe (aveugle) l'œil de l'entendement,

Si (tellement) qu'en eux ne se prend (prend vie) la divine semence.

...............................................................

Car tant mettent le soin à (en) la vie présente

En leur mauvaise chair nourrir délicatement,

En manger, et en boire, et vivre grassement;

Tous les leurs désirs veulent accomplir entièrement.

Car plusieurs sont tentés avec fausse tentation,

Encontre l'Écriture mettent leur intention,

En les liens charnels mettent leur dévotion

Avec lesquels le démon les tire à perdition.

...............................................................

Serfs sont du Seigneur, marqués de son sceau

Jésus-Christ les appelle son petit troupeau :

Ceux-ci sont ses brebis et ses vrais agneaux,

Souvent sont persécutés des mauvais enragés.

Ces bons agneaux suivent le leur pasteur,

Et bien connaissent lui, et lui-même connaît eux,

Et les appelle par nom et va devant eux :

Ils entendent la sienne voix plaisant avec douceur.

Et les mène paître au champ spirituel;

Trouvent moulte pâture moult substantielle,

Ne mangeront herbe mauvaise ni pâture mortelle

Mais sont repus du pain vivant et céleste.

À la fontaine de vie les mène avec joie,

Boivent eau précieuse qui leur donne confort;

Tout homme qui en boira est de si noble sort

Que jamais n'aura tare (et non trahison), ne tâtera la mort.

Le notre bon pasteur le sien troupeau aimait,

Et pour les siens agneaux la sienne vie quittait,

La volonté du Père il leur annonçait,

La voie de salvation (salut) bien leur admonestait (montrait).

...............................................................

La joie et la grande gloire ne se peut raconter

N'est homme vivant qui au cœur puisse penser,

Ni langue tant subtile qui sache tant parler,

Ni vue d'œil si claire qui puisse regarder (voir).

O chers amis! levez-vous du dormir,

Car vous ne savez l'heure que Christ doit venir

Veillez toujours (toute vie) de cœur en Dieu servir,

Pour être à la gloire, laquelle ne doit finir.

Ores venez au jour clair, et ne soyez négligents,

Frappez à la porte, faites vertueusement,

Et le Saint-Esprit vous ouvrira doucement

Et amènera vous à la gloire du ciel vraiment.

Venez et n'attendez à la nuit ténébreuse,

Laquelle est très-obscure, horrible, épouvantable;

Celui qui vient de nuit, jamais l'époux ni l'épouse

N'ouvrira à lui la porte précieuse. Ainsi soit-il.


LE PÈRE ÉTERNEL.

Roi indulgent et miséricordieux,

Donne aux croyants en toi coeur (courage) d'être bons,

Et les autres convertis par les tiens prédicateurs.

Consolateur droiturier, saint et principal,

Purifie la mienne âme de tout péché mortel,

Plantes-y les vertus et déracine les véniels.

Roi glorieux, régnant sur tous les royaumes,

Fais-moi régner avec toi au tien céleste royaume

Que je chante avec tous les saints et toujours louer toi je sois digne

Héritier gracieux de tous les bons trésors,

Donne vive espérance et conforte (fortifie) le mien cœur.

Et à moi et à tous les miens donne du tien trésor.

Gage ferme et non muable de la notre hérédité,

Donne-moi ici goûter de la tienne grande bonté,

Que les vertus soient douces et haïs soient les péchés.

Gouverneur éternel de toutes les créatures,

Ôte de nous les vices, et répare les figures,

Afin que luisent de vertu, et jamais ne soient obscures.

...............................................................

Agneau de Dieu vrai, non coupable qui ôtes les péchés,

Mène-moi an mont de Sion allègre et très-sûr, suivant les non souillés,

En herbes verdoyantes et fleurs bien odorantes là sois de toi gardé.

Conseiller fidèle, merveilleux et fort,

Conseille le tien peuple qui est tourmenté à tort

Afin qu'il abandonne ce monde pour venir au tien jardin.

Engendreur des vivants, lumière merveilleuse et grande,

Toutes choses sont semblables, le tien oeil regardant,

Tu es garde (gardien) des hommes, des petits et des grands.

Pasteur grand et bon des brebis suivant toi,

Garde-les d'ours et de lions et de loups méconnus

Comme tu connais eux, fais-leur connaître toi.

...............................................................

Avocat entendant (entendu) en lois et en décrétales,

Envers Dieu notre Père parle pour nous mortels,

Afin que par ton amour nous fasses héritiers célestes.

...............................................................

Évêque pur, saint et fidèle selon (second) Adam

Offre-nous à ton Dieu comme fit son fils Abraham,

Pain vivant et quotidien, garde-nous de toute déréglée faim.

Amitié divine de gracieuse existence,

Donne vraie amitié à mon entendement,

Afin que comme tu veux et non je veuille une même œuvre.

Trinité benignissime, première volonté,

Contre ton bon plaisir ont les méchants ouvré,

Mais selon un tien vouloir ne peut être contesté.


LE MÉPRIS DU MONDE.

O très-chers ! mettez ici le votre soin

Car c'est par la divine Écriture,

Que personne ne mette l'espérance ni l'amour

Dans les choses du monde qui mènent à douleur

Et quiconque Jésus-Christ veut aimer

Le monde mesquin il doit fortement haïr

Et ce que le monde aime et tient pour doux,

Il doit tenir pour amer et pour fort venimeux

Et comme grand crachat et grief venin mortel

La pompe et l'honneur du monde il doit fortement esquiver

Et comme fumier sale doit haïr son honneur,

Et vers le royaume du ciel soupirer par grande vigueur.

...............................................................

O frère très-cher ! au monde ne te réjouis,

Car la mort par aventure demain t'en vient mener

À la cruelle mort tu ne peux contester

Par aucun pacte ni raison que tu lui puisses trouver.

Ores serait venu le temps de pleurer

Et d'avoir grande douleur et de grièvement soupirer

Ores serait temps de mener grande joie (douleur, deuil)

Et tous les notres péchés pleurer dévotement.

...............................................................

Nous tous voyons le monde misérable et douloureux

Périr sous la mort et n'avoir recours.

Et elle n'a d'aucun aucune miséricorde ;

Aux dues et aux princes elle est fort commune

À jeune comme à viel elle ne veut pardonner ;

Par aucun moyen (engin) ne peut éviter (échapper) le fort

Qu'il ne soit broyé (atterré) sous le pied de la mort.

...............................................................

Car la vie vite passe comme le léger vont

Et comme ombre, et fuseau, elle tourne à néant.

De qui te rempareras-tu (rachèteras), quand la mort t'occira:

Car pacte ni convention la mort ne recevra

L'or ni l'argent ne te secourra

Ni prière d'ami ne te délivrera.

...............................................................

Donc opérons voyageusement le bien que nous pouvons faire,

Car la mort ne cesse toujours de menacer ;

Ni dans les choses du monde ne veuillons espérer,

Mais mettons la notre espérance dans les biens célestes.

Le fol est trompé en l'amour de la vie présente,

Mais le sage connaît combien elle est pleine de tourment

La beauté et le trésor du monde comparé

À la fleur du champ, laquelle est noblement honorée

Qui, quand elle est taillée, subitement sèche

Dès que la chaleur du soleil la touche,

Et la beauté qu'elle avait premièrement

Est aussitôt tournée en grande difformité.

L'honneur du monde je te veux raconter,

À ce que tu entendes et ne puisses nier

Combien est brève et combien peu peut durer

Toute puissance terrestre et royale seigneurie.

...............................................................

Vous pouvez tous connaître que n'a grand profit

En possessions de terre, ni en les autres grandes délices,

Ni en tours, ni en palais, ni en grands édifices,

Ni en tables, ni en repas, ni en les grands mangers,

Ni en les lits honorables, ni en les belles parures,

Ni en vêtements clairs et fortement resplendissants,

Ni en troupeaux de bêtes, ni en travail de moult champs.,

Ni en belles vignes, ni en verger, ni en jardin grand,

Ni en moults fils, ni en autre grande famille,

Ni en autre honneur mondain tournant comme étincelle

Quel est donc le sage qui a souci d'acquérir

Ce qui avec travail s'acquiert et tant peu peut durer

Celui-là n'est très-sûr ni très-bien logé

Lequel peut être de la mort subitement attrapé.

 


L'ÉVANGILE DES QUATRE SEMENCES.

Ores parlons de l'Évangile des quatre semences

Que Christ disait au siècle actuel,

Par quoi il eut au monde aucun (quelque) commencement

De la sienne créature engendrée nouvellement.

 

Le semeur la sienne semence semait;

L'une tomba en la voie (chemin) : fruit ne germait

Et ne pouvait naître, la racine ne prenait (reprenait)

Les hommes la foulaient, les oiseaux la dévoraient.

 

L'autre entre les pierres ne faisait profit

Sentant la chaleur elle sécha sans retard ;

L'autre entre les épines eut grande suffocation,

Et ne pouvait faire fruit ni bon portement.

 

L'autre en bonne terre droitement croissait

Faisant bon épi droit et plein ;

Le sien cultivateur droitement recueillait

Pour une, cent ou cinquante ou trente en recueillait.

 

L'Évangéliste démontre qui est le semeur

Celui-là est Jésus-Christ, le notre Sauveur,

Roi des rois, Prince des pasteurs,

Semant la graine du céleste labeur.

Cette semence était la sienne prédication

Laquelle il semait avec grande affection

Mais souvent rencontrait grande tentation :

Tombant en vile terre souffrait destruction.

Car les oiseaux de l'air viennent à batailler

À bon semeur pourtant veulent contester (s'opposer),

Toute la sienne semence cherchent à dévorer,

Car en plusieurs manières l'essayent de tenter.

Ces faux oiseaux sont les malins esprits :

L'Écriture cela démontre et en l'Évangile est écrit

Et veulent dévorer le troupeau petit petit

Duquel est bon pasteur le Seigneur Jésus-Christ,

Quand ces oiseaux trouvent la semence

Éparse par la voie, sans culture,

Qui n'a racine, ni pris renaissance,

À l'instant la dérobent moult (fort) cruellement..

...............................................................

Mais quand le semeur sème la semence,

L'une tombe dans les pierres où a peu d'aliment

Et, parce que y a peu terre, en sort subitement,

Mais fait petite racine et chétive pousse.

Quand cette semence est de terre sortie,

Elle n'a ferme tuyau (racine), ni la moelle remplie,

Est brûlée du soleil et de grande chaleur frappée

Ensuite (ainsi) tournent sèche et sans vigueur.

Ceux-là sont ceux qui, quand on les admoneste.

Qu'ils entendent la parole et l'écoutent avec fête,

Volontiers la reçoivent, et bien leur paraît honnête

Mais trop sont temporels et de méchant geste (action)

Et à l'instant qu'ils sentent la persécution

Un peu d'épouvante, ou de tribulation,

Ils renient et laissent la prédication

Laquelle ils écoutaient avec si grande dévotion.

...............................................................

Le leur adversaire, l'ennemi éternel,

Dragon, serpent antique, plein de venin mortel,

Lequel est Satan, semeur de maux,

Mêlait la sienne ! vraie avec la semence royale.

Cette mauvaise herbe, semence de tristesse,

Ce sont les fils félons, pleins de toute malice,

De poursuivre les justes ont grande convoitise,

Veulent (voulant) eux dévier de la divine justice,

Tribulations leur donne et les travaille fort,

Faisant à eux incultes angoisses et tourments jusqu'à la mort

Mais les justes sont fermes ; en Christ ont leur confort

Au royaume de paradis seront avec volupté.

Pour cela craignent Dieu, gardent soi de mal faire;

La loi du Seigneur s'efforcent de garder

Et toutes adversités en patience porter,

Jusqu'à ce que soit venu le temps du moissonner.

Et quand Christ fera le grand jugement,

Dira aux siens anges : « Faites séparation

Entre les bienheureux et la mauvaise semence. »

Alors les félons seront tristes et dolents.

Car le Seigneur Jésus-Christ, la divine sagesse,

Donnera contre eux très-amère sentence,

Disant : « Séparez-vous de la mienne présence,

 

Descendez en l'enfer en la grande pestilence. »

Car c'est la paie de vos travaux

Et de vos désirs ; faisant sans crainte,

Servant à votre corps, avez laissé le Seigneur;

Vous posséderez grande peine, pleurs et douleur.

Recevrez héritage qui jamais ne peut mourir,

Cruel serpent venimeux qui jamais ne peut finir,

Et l'âpre feu ardent vous conviendra souffrir,

Jamais de la ténèbre obscure vous ne pourrez sortir. »

Alors il parlera avec agréable allégresse

Aux siens bienheureux remplis de force:

Venez à posséder le royaume de beauté,

Jamais ne sentirez pleurs, ni douleur, ni détresse. »

Comme (ainsi) le bon pasteur bien les admoneste,

 

Livrera à eux le règne du Père avec fête ;

Ne craindront l'adversaire ni la sienne mauvaise action,

Ni la sienne tentation pleine de grande tempête.

Avec le céleste Père auront leur compagnie,

Porteront royale couronne de grande seigneurie,

Précieuse, et noble, et de beauté remplie

En joie et plaisir sera toute leur vie.

Car seront fils de Dieu, père d'indulgence (d'humilité)

Posséderont la gloire par propre héritage,

Seront anges glorieux, luisant en clarté ;

Par (pendant) tout temps seront devant la sainte Trinité. Ainsi soit-il.

CATÉCHISME
DES ANCIENS VAUDOIS ET ALBIGEOIS
PORTANT DANS LE MANUSCRIT LA DATE DE L'AN 1100.


CHAPITRE 1.

Le pasteur. - Si l'on te demandait qui es-tu? Réponds.

L'enfant. - Créature de Dieu raisonnable et mortelle.

Le pasteur. - Pourquoi Dieu t'a-t-il créé ?

L'enfant. - Afin que je le connaisse lui-même, et que je le serve, et qu'ayant sa grâce (la grâce de lui-même) je sois sauvé.

En quoi consiste (se trouve) ton salut?

En trois vertus essentielles (substantielles), appartenant nécessairement au salut.

Quelles sont-elles ?

La foi, l'espérance et la charité,

Par quoi prouveras-tu cela ?

L'Apôtre écrit, 1 Corint., XIII : Ces (trois) choses demeurent, la foi, l'espérance et la charité.

Qu'est-ce que la foi?

Selon l'Apôtre, Héb., XI, c'est une subsistance (représentation) des choses qu'on doit espérer et une preuve de celles qu'on ne voit pas qui ne se montrent pas).

De combien de sortes est la foi ?

De deux sortes, c'est-à-dire, vivante et morte.

Quel est la foi vivante ?

C'est celle qui opère par la charité,

Quel est la foi morte ?

Selon saint Jacques, la foi, si elle n'a pas les oeuvres, est morte. Et encore : la foi est nulle (oisive) sans les œuvres. Ou bien, la foi morte, c'est croire qu'il y a un Dieu, croire de Dieu, et non croire en Dieu.

CHAPITRE II.

De laquelle foi es-tu?

De la véritable foi catholique (universelle) et apostolique,

Quelle est-elle ?

C'est celle qui, selon le conseil (l'enseignement) des apôtres, est divisée en douze articles.

Laquelle est-elle?

Je crois en Dieu le Père tout-puissant, etc.

Par quoi peux-tu connaître que tu crois en Dieu?

Par ceci. C'est que je connais et observe (garde) les commandements de Dieu.

Combien y a-t-il (sont) de commandements de Dieu

Dix, comme on le voit dans l'Exode et le Deutéronome,

Quels sont-ils?

O Israël, écoute ton Seigneur. Tu n'auras pas un dieu étranger devant moi, Tu ne te feras aucune image taillée ni aucune ressemblance de toutes les choses qui sont au ciel, etc.

A quoi se réduisent tous (dépendent) ces commandements ?

En deux grands commandements, c'est-à-dire, aimer Dieu au-dessus de toutes choses, et le prochain comme soi-même

CHAPITRE III.

Quel est le fondement de ces commandements, par lesquels un chacun doit entrer en la vie, sans lequel fondement on ne peut dignement faire "suivre) ni accomplir les commandements ?

Le Seigneur Jésus-Christ duquel l'Apôtre dit, 1 Corint. III, 11 : Nul ne peut poser d'autre fondement excepté celui qui est posé, qui est Jésus-Christ.

Par quoi (quel moyen) l'homme peut-il arriver à ce fondement ?

Par la foi, saint Pierre disant : Voici (voyez-vous) je poserai en Sion la principale (première) pierre de l'angle, choisie et précieuse, celui qui croira en elle ne sera pas confus. Et le Seigneur dit: Celui qui croit en moi a la vie éternelle.

De quelle manière peux-tu connaître que tu crois ?

En ceci, que je le connais lui-même, vrai Dieu et vrai homme, (qui est) né et qui a souffert, etc., pour ma rédemption, ma justification, etc., (que) je l'aime et que je désire accomplir ses commandements.

Par quelles choses (quels moyens) peut-on parvenir aux vertus essentielles; savoir, la foi, l'espérance et la charité

Par les dons du Saint-Esprit.

Crois-tu au Saint-Esprit ?

J'y crois. Car le Saint-Esprit, procédant du Père et du Fils, est une personne divine de la Trinité, et, quant à la divinité, il est égal au Père et au Fils.

Tu crois en Dieu le Père, en Dieu le Fils, en Dieu le Saint-Esprit; savoir, en trois personnes ; tu as donc trois Dieux ?

Je n'en ai pas trois.

Et pourtant (pourquoi) tu en as nommé trois?

Cela est (vrai) à l'égard de la différence (ou distinction) des personnes; mais non à l'égard de l'essence de la divinité. Car qu'il soit ainsi, qu'il y a trois personnes, il est pourtant un en essence.

CHAPITRE IV.

Ce Dieu en qui tu crois, comment (en quelle matière) l'adores-tu, et le sers-tu ?

Je l'adore par adoration de latrie extérieure et intérieure. Extérieure par ploiement de genoux, élévation de mains, par inclination (du corps), par des hymnes, par des chants spirituels, par jeûnes et par invocations. Mais intérieurement, (je l'adore) par une pieuse affection, par une volonté, préparée à tout ce qui lui plaît, mais je le sers par la foi, par l'espérance et par la charité, selon ses commandements.

Adores-tu quelque autre chose et la sers de la même manière que Dieu ?

Non.

Pourquoi?

A cause du commandement qu'il a donné, disant strictement : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul. Et encore : Je ne donnerai point ma gloire à d'autres. De rechef . Je suis vivant, dit le Seigneur, et tout genou ploiera devant moi. Et Jésus-Christ dit : Ils seront vrais adorateurs ceux qui adorent le Père en esprit et en vérité. Et l'ange ne voulut pas être adoré de saint Jean, ni Pierre ni de Corneille.

De quelle manière pries-tu ?

Je prie (en répétant) la prière donnée par le Fils de Dieu, disant : Notre Père qui es aux cieux,...

Quelle est l'autre vertu essentielle qui appartient nécessairement au salut?

C'est la charité.

Qu'est-ce que (quelle chose est) la charité ?

C'est un don du Saint-Esprit par lequel est réformée l'âme en volonté, éclairée par la foi, par laquelle je crois tout ce qu'il faut croire, (et) j'espère tout ce qu'il faut espérer.

CHAPITRE V.

Crois-tu en la sainte Église?

Non, car elle est une créature; mais je crois d'elle-même (savoir qu'elle existe).

Que crois-tu de la sainte Église?

Je dis d'elle-même, que l'Église doit être (considérée) de deux manières, l'une sous le rapport de sa substance (nature), l'autre sous le rapport du ministère. Sous le rapport de la substance, la sainte Église catholique (universelle) se compose de (sont) tous les élus de Dieu, depuis le commencement jusqu'à la fin, (qui sont) en la grâce de Dieu par le mérite de Christ, assemblés par le Saint-Esprit, et auparavant destinés (ordonnés) à la vie éternelle, desquels le nombre et les noms ne sont connus que de celui qui les a élus. Finalement dans cette Église ne demeure aucun proscrit (ou exclu). Mais l'Église, sous le rapport du ministère, comprend les ministres de Christ avec le peuple soumis, profitant du ministère par la foi, l'espérance et la charité.

Par quelle chose (marque) dois-tu connaître l'Église de Christ ?

Par des ministres convenables et par un peuple qui participe en vérité aux ministères.

Mais par quelle chose connais-tu les ministres (convenables) ?

Par le vrai sens de la foi, par une saine doctrine, par une vie de bon exemple, par la prédication de l'Évangile, et par une administration des sacrements.

Par quelle chose connais-tu les faux ministres?

Par leurs fruits, par leur aveuglement, par une mauvaise conduite, par une doctrine perverse et par une indue administration des sacrements.

Par quoi se connaît l'aveuglement (des ministres) ?

C'est lorsque ne connaissant (sachant) pas la vérité qui appartient nécessairement au salut, ils gardent les inventions humaines, comme des commandements de Dieu, à l'égard desquels se vérifie cette parole d'Esaïe que Christ allègue, Matth. -, XV : Ce peuple m'honore des lèvres, mais leur cœur est loin de moi, mais ils me servent en vain, enseignant les doctrines et les commandements des hommes.

Par quoi est connue la mauvaise conduite (opération)?

Par les péchés manifestes, à l'égard desquels l'Apôtre dit, Rom., 1 : Ceux qui font de telles choses n'obtiendront pas le règne (royaume) de Dieu.

Par quoi peut être connue la mauvaise doctrine?

C'est quand elle enseigne contre la foi et l'espérance, savoir, comme l'idolâtrie rendue de plusieurs manières à la créature raisonnable et non raisonnable, sensible, ou visible et invisible. Car le Père avec son Fils et le Saint-Esprit doit être servi, et non aucune créature, quelle qu'elle soit. Mais contre ceci, on l'attribue a l'homme, à l'ouvrage de ses mains, ou a ses paroles ou à son autorité, de manière que l'homme, croyant aveuglément, estime ces choses ajoutées à Dieu, (et cela) par une fausse religion et par l'avare simonie des prêtres (simonie=commerce des choses saintes).

CHAPITRE VI.

Par quoi connaît-on l'indue administration des sacrements ?

C'est lorsque les prêtres n'entendent pas l'esprit (le sens) de Christ, et ne connaissant pas son intention (but) dans les sacrements, disent que la grâce et la vérité sont renfermées dans les seules cérémonies extérieures, et amènent les hommes à recevoir les mêmes sacrements, sans (qu'ils aient) la vérité de la foi, de l'espérance et de la charité; et le Seigneur garde les siens de tels faux prêtres, disant : Gardez-vous des faux prophètes. Item. Gardez-vous des pharisiens, c'est-à-dire, de leur levain ; savoir, de leur doctrine. Item. Ne les croyez pas (ne veuillez pas croire) ; n'allez pas après eux. Et David hait l'église de telles gens, en disant : J'ai en haine l'église des méchants. Et le Seigneur commande de sortir (du milieu) de telles gens, Nomb., XVI : Éloignez-vous des tabernacles des méchants (rebelles), et ne touchez pas les choses qui leur appartiennent, afin que vous ne soyez pas enveloppés dans leurs péchés. Et l'Apôtre, 2 Corint., VI, 14 : Ne traînez pas le joug avec les infidèles. Car quelle participation (y a-t-il) de la justice avec l'iniquité, quelle union entre la lumière et les ténèbres, quel accord entre Christ et Bélial (diable), ou quelle part le fidèle (a-t-il) avec l'infidèle, et quel rapport (y a-t-il) entre le temple de Dieu et les idoles ? C'est pourquoi sortez du milieu d'eux et soyez séparés, dit le Seigneur. Ne touchez pas celui (ou ce) qui est impur, et je vous recevrai. Item. 2 Thess., III, 6 : O frères, nous vous annonçons que vous vous gardiez de tout frère qui marche dans le dérèglement. Item. Apocal., XVIII, 4 : Sortez, mon peuple, dit milieu d'elle, et ne soyez point participants de ses péchés, afin que vous n'ayez pas part a ses plaies.

Par quoi est reconnu le peuple qui n'est pas en vérité en l'Église ?

Par les péchés publics et par une foi erronée. Or, il faut fuir de telles gens, afin que la souillure ne nous vienne pas d'eux.

Par quoi dois-tu communiquer à la sainte Église ?

Je dois avoir communion avec l'Église, à l'égard de l'essence de la foi, par l'espérance, par la charité, par l'observation des commandements, et, enfin, par la persévérance à faire le bien.

Combien y a-t-il de choses qui appartiennent au ministère?

Deux, la parole (prédication de l'Évangile) et les sacrements.

Combien y a-t-il de sacrements (sont les sacrements)-?

Deux : savoir, le baptême et l'eucharistie.

N. B. C'est-à-dire, deux sont nécessaires et communs à tous autres ne sont pas tant nécessaires, etc.

CHAPITRE VII.

Quelle est la troisième vertu nécessaire à salut ?

L'espérance.

Qu'est-ce que l'espérance ?

C'est une attente certaine de la grâce et de la gloire à venir.

Par quoi espère-t-on la grâce ?

Par le médiateur Jésus-Christ, duquel il est dit, Jean, 1 Grâce est Mite par Jésus-Christ. Et encore : Nous avons vu sa gloire, (il est) plein de grâce et de vérité, et nous tous avons reçu de sa plénitude.

Quelle est cette grâce?

C'est la rédemption, la rémission des péchés, la justification, l'adoption, la sanctification.

Par quoi espère-t-on (est espérée) cette grâce en Christ?

Par une foi vive et par une véritable repentance, Jésus-Christ disant : Repentez-vous et croyez à l'Évangile.

D'où procède l'espérance ?

Du don de Dieu et des promesses, à l'égard desquelles l'Apôtre dit : Il est puissant pour accomplir quoi que ce soit qu'il promet. Car lui-même a promis que, si quelqu'un l'aura connu, se sera repenti et aura espéré, il veut, en effet, avoir miséricorde, pardonner, justifier, etc.

Quelles choses éloignent (dévient) de cette espérance ?

Une foi morte, la séduction de l'Antechrist, (la montrant) en autre qu'en Christ, c'est-à-dire (la plaçant) dans les saints, dans sa propre puissance et autorité, dans des paroles, des bénédictions, dans des sacrements, dans les reliques des morts, dans le purgatoire rêvé et feint, en enseignant qu'on a cette espérance par des moyens directement contraires à la vérité et contraires aux enseignements de Dieu, comme par une idolâtrie variée et par une simonie dépravée, etc.; abandonnant la source des eaux vives accordée par grâce, pour courir vers les citernes plus haut mentionnées, adorant, honorant, servant la créature comme le Créateur, la servant par des oraisons, par des jeûnes, par des sacrifices, des dons, des offrandes, des pèlerinages, par des invocations, etc. Eux se confiant d'obtenir grâce, laquelle personne n'a pour la donner, sinon Dieu seul en Jésus-Christ. Ainsi travaillant en vain, ils quittent (laissent) leur argent et leur vie; et, assurément, non-seulement la vie, présente, mais aussi celle à venir; c'est pourquoi il est dit: L'espérance des méchants périra.

Que dis-tu de la bienheureuse vierge Marie? car elle est pleine de grâce, comme dit (témoigne) l'ange?

La bienheureuse vierge fut et est pleine de grâce quant à elle-même (à son besoin), mais non quant à une communication aux autres. Car son seul Fils est plein de grâce pour en faire part (quant à la participation), comme il est dit de lui : Et nous tous recevons grâce sur grâce de sa plénitude.

Ne crois-tu pas la communion des saints ?

Je crois qu'il y a deux choses en quoi les saints ont communion entre eux. Les unes (de ces choses) sont substantielles, les autres ministérielles. Ils ont communion aux (choses) substantielles par le Saint-Esprit en Dieu, par le mérite de Jésus-Christ. Mais ils ont communion aux (choses) ministérielles ou ecclésiastiques par les ministères faits dûment, tels que (comme sont) par paroles, par les sacrements et par les prières. Je crois l'une et l'autre de ces communions des saints. La première seulement en Dieu, et en Jésus-Christ, et au Saint-Esprit, spirituellement. L'autre en l'Église de Christ.

En quoi consiste la vie éternelle (de quoi dépend la vie éternelle) ?

En (de) une foi vivante et opérante, et en la persévérance en elle. Le Sauveur dit, Jean, XVII, 3 : C'est ici la vie éternelle qu'ils te connaissent seul vrai Dieu et Jésus-Christ que tu as envoyé. Et celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé. Amen.

CONFESSION DE FOI DES ANCIENS VAUDOIS

DATÉE DE L'AN 1120.
(NDE: 50 ans avant la conversion de Pierre Valdo)


1° Nous croyons et tenons fermement tout ce qui est contenu dans les douze articles du Symbole, appelé des Apôtres, tenant comme une hérésie tout ce qui y est en désaccord et ne convient pas avec les (dits) douze articles.

2° Nous croyons en un Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.

3° Nous reconnaissons pour saintes Écritures canoniques, les livres de la sainte Bible.

Moïse, autrement la Genèse.
Moïse, dit l'Exode.
Moïse, dit le Lévitique.
Moïse, dit les Nombres.
Moïse, dit le Deutéronome.
Josué, les Juges, Ruth.
1 Samuel. - 2 Samuel.
1 des Rois. - 2 des Rois.
1 des Chroniques. - 2 des Chroniques.
1 Esdras. - Néhémie. - Esther. - Job. Le livre des Psaumes. - Les Proverbes de Salomon.
L'Ecclésiaste autrement dît, le Prédicateur.
Le Cantique de Salomon. Les Prophéties d'Esaïe, de Jérémie. Les Lamentations de Jérémie, Ezéchiel, Daniel, Osée. Joël, Amos, Abdias, Jonas. Michée, Nahum. Habacuc, Sophonie, Aggée. Zacharie, Malachie.

Maintenant suivent les livres apocryphes, qui ne sont pas reçus par les Hébreux. Mais nous les lisons, comme dit saint Jérôme dans son prologue sur les Proverbes, pour l'enseignement du peuple, et non pour confirmer les doctrines de l'Église; savoir :
Le troisième livre d'Esdras.
Le quatrième livre d'Esdras.
Tobie, Judith, la Sapience. L'Ecclésiastique, Baruc, avec l'Épître de Jérémie.
Esther, depuis le dixième chapitre jusqu'à la fin.
Le cantique (le chant) des trois enfants dans la fournaise. L'histoire de Susanne.
L'histoire du Dragon.
Le premier (livre) des Machabées.
Le second des Machabées.
Le troisième des Machabées.

Maintenant suivent les livres du Nouveau Testament L'Évangile de saint Matthieu.
L'Évangile de saint Marc.
L'Évangile de saint Luc.
L'Évangile de saint Jean.
Les Actes des Apôtres. Épître de saint Paul aux Romains.
1 Aux Corinthiens.
2 Aux Corinthiens.
Aux Galates.
Aux Ephésiens.
Aux Philippiens.
Aux Colossiens.
La 1 aux Thessaloniciens.
La 2 aux Thessaloniciens.
La 1 à Timothée.
La 2 à Timothée.
À Tite.
À Philémon.
Aux Hébreux.
Épître de saint Jacques.
La 1 Épître de saint Pierre.
La 2 Épître de saint Pierre.
La 1 Épître de saint Jean.
La 2 Épître de saint Jean.
La 3 Épître de saint Jean.
Épître de saint Jude.
L'Apocalypse de saint Jean.

4° Les livres susdits enseignent ceci. Qu'il y a un Dieu tout puissant, tout sage, tout bon, qui par sa bonté a fait toutes choses. Car il a formé Adam à son image et ressemblance ; mais que, par l'envie du diable et par la désobéissance dudit Adam, le péché est entré dans le monde, et que nous sommes pécheurs en Adam et par Adam.

5° Que Christ a été promis aux pères (patriarches) qui ont reçu (accepté) la loi, afin que (à ce que) connaissant par la loi leurs péchés, leur injustice et leur insuffisance, ils désirassent l'avènement de Christ pour satisfaire à leurs péchés et pour accomplir la loi par lui-même.

6° Que Christ est né au temps ordonné de Dieu son Père, c'est à savoir, à l'heure que toute iniquité abondait, et lion pas pour (opérer) les bonnes oeuvres seulement. Car, tous étaient pécheurs, mais afin qu'il nous fit grâce et miséricorde comme (celui qui est) véritable.

7° Que Christ est notre vie, et vérité, et paix, et justice, et pasteur (berger), et avocat, et victime, et sacrificateur (prêtre), lequel est mort pour le salut de tous les croyants, et ressuscité pour notre justification.

8° Et semblablement nous tenons fermement qu'il n'y a aucun autre médiateur et avocat auprès de Dieu le Père, sinon Jésus-Christ. Mais que la vierge Marie a été sainte, humble et pleine de grâce, et de même nous croyons de tous les autres saints qu'ils espèrent dans le ciel la résurrection de leurs corps au (jour du) jugement.

9° De même nous croyons qu'après cette vie il y a seulement deux lieux, un pour les sauvés lequel nous appelons du nom de paradis, et l'autre pour les damnés lequel nous appelons enfer, niant tout-à-fait ce purgatoire, rêve de l'Antéchrist et imaginé contre la vérité.

10° De même, nous avons toujours cru que c'est une abomination qu'on ne doit pas proférer devant Dieu que toutes les choses trouvées (inventées) par les hommes, comme sont les fêtes et les vigiles des saints, et l'eau qu'on appelle bénite, (comme) de s'abstenir certains jours de viande, d'autres aliments (mangers), et choses semblables, principalement les messes.

11° Nous avons en abomination les inventions (trouvailles) humaines, comme antichrétiennes par lesquelles nous sommes troublés et qui portent préjudice à la liberté d'esprit.

12° Nous croyons que les sacrements sont des signes ou des formes visibles de grâce invisible, pensant (tenant) qu'il est bon que les fidèles en usent quelquefois (de ces dits signes, ou formes visibles), si cela peut se faire. Et cependant nous croyons, et nous tenons que lesdits fidèles peuvent être sauvés, en ne recevant pas lesdits signes, quand ils n'ont ni le lieu, ni le moyen (la manière) de pouvoir en user (desdits signes).

13° Nous n'avons connu d'autres sacrements que le baptême et l'eucharistie.

14° Nous devons honneur au pouvoir séculier, en soumission, en obéissance, en zèle (promptitude), et en paiement.

Commentaire sur les croyances des Vaudois

L'Antichrist

ANTIQUE DOCUMENT VAUDOIS PORTANT LA DATE DE L'AN 1120
(NDE: 50 ans avant la conversion de Pierre Valdo)
TRADUCTION DE PERRIN ET DE LÉGER

Tiré de Léger, Histoire Générale, etc., part. p. 71 ; ou de Perrin,
Histoire des Vaudois, part. III, p. 225.

L'Antichrist de l'antique traité vaudois, c'est le système religieux catholique romain, son personnel et son culte, le pape et l'idolâtrie dont il est le centre.

CE QU'EST L'ANTICHRIST

(NDE: ou Antéchrist)

Comme la fumée précède le feu, comme la bataille précède la victoire, de même la tentation de l'Antichrist précède la gloire.

L'Antichrist est une fausseté (digne) d'une damnation éternelle, couverte de l'apparence de la vérité et de la justice de Christ et de son Épouse; il est opposé à la voie même de la vérité, de la justice, de la foi, de l'espérance, de la charité, (opposé) à la vie morale et au véritable ministère de l'Église, (celle-ci étant) administrée par de faux apôtres, et défendue opiniâtrement par l'un et l'autre bras (le bras spirituel et le bras séculier).

Ou bien, l'Antichrist est une altération de la vérité du salut, cachée par des objets (choses) matériels et ministériels, ou une frauduleuse contrariété à Christ, à son Épouse et à chaque membre fidèle. Ainsi, il n'est pas une certaine personne spéciale, ordonnée dans un certain degré (grade), ou office, ou ministère, en considérant la chose en général; mais la fausseté elle-même, opposée à la vérité dont il se couvre, et (en même temps) s'orne de beauté et de piété en dehors de l'Église de Christ, de même de Christ, de noms, d'offices, (de passages) des Écritures, de sacrements et de plusieurs autres choses.

L'iniquité de cette sorte, avec ses ministres supérieurs et inférieurs, avec ceux qui la suivent d'un cœur mauvais et aveugle : une telle congrégation, prise ensemble, s'appelle Antichrist, ou Babylone, ou quatrième bête, ou paillarde (prostituée), ou homme de péché, fils de perdition.

Ses ministres sont appelés faux prophètes, ministres de ténèbres, esprit d'erreur, paillarde (prostituée) apocalyptique, mère de fornication, nuages sans eau, arbres d'automne morts et deux fois arrachés, vagues de la mer cruelle, étoiles tombantes (errantes), Balaamites, Égyptiens.

Il est appelé Antichrist, parce que, couvert et orné de (sous) l'apparence de Christ, de l'Eglise et de ses fidèles membres, il s'oppose au salut opéré (fait) par Christ, et administré véritablement dans l'Eglise de Christ, et qu'il se place au rang des fidèles par la foi, par l'espérance et par la charité: à ces divers égards, il se montre contraire par une sagesse mondaine, par de fausses religions et par une bonté feinte, par le pouvoir spirituel, par la tyrannie séculière, par les richesses, par l'honneur des dignités, par les délices et par les plaisirs mondains. Il s'oppose (à Christ, etc.) par ces moyens. C'est pourquoi que chacun sache (1) que l'Antichrist ne peut être accompli ni paraître en aucune manière, sinon lorsque les choses qu'on vient de nommer seront réunies ensemble pour former (faire) un parfait hypocrite et un parfait mensonge, c'est-à-dire lorsque les sages du monde, les hommes religieux, les pharisiens, les ministres, les docteurs, la puissance séculière, avec le peuple, seront réunis ensemble. Alors ils formeront ensemble l'homme de péché et d'erreur entier.

Car, au temps des apôtres, c'est une vérité que l'Antichrist était déjà conçu, mais parce que, n'étant qu'enfant, il lui manqua de ses membres nécessaires, soit intérieurs, soit extérieurs. C'est pourquoi (2) on pouvait le connaître, on pouvait le détruire et l'excommunier plus aisément comme étant ignorant et grossier. Et il était muet, car (3) il n'avait pas la sagesse qui sait raisonner, qui sait s'excuser, qui sait définir, qui sait prononcer des sentences; car il lui manqua des seuls ministres sans vérité et des statuts humains; il lui manqua des hommes religieux extérieurement (en dehors) : en effet, il était bien venu, quant à l'erreur et au péché, mais il n'avait pas (les choses) avec lesquelles il put couvrir la souillure ou la vergogne des erreurs ou du péché. Comme il lui manquait, des richesses et des dotations, il ne put pas prendre à gages des ministres pour lui; il ne put pas (non plus) les multiplier, les conserver, les défendre; car il manqua de puissance ou de pouvoir séculier; il ne put ni forcer ni contraindre personne de la vérité au mensonge (4).
Comme il lui manqua beaucoup (de choses), il ne put ni ébranler ni scandaliser personne par ses solennités. Et ainsi, étant trop tendre et faible, il ne put pas subsister dans l'Église. Mais, croissant en ses membres, c'est-à-dire en ses ministres aveugles et hypocrites et en ses gens (les siens) du monde; et lui-même grandit jusqu'à (être) homme fait dans la plénitude de l'âge, c'est-à-dire jusqu'à ce que les (hommes) spirituels et séculiers et les amis du monde, aveugles en la foi et étant mauvais, se sont multipliés dans l'Église avec tout pouvoir. (l'Antichrist) voulant être invoqué, prié et honoré dans les choses spirituelles et couvrir sa propre majesté, sa malice et ses péchés, a eu recours aux saints et aux pharisiens, en cela, comme il est dit ci-dessous.
Car c'est une extrême iniquité de cacher (couvrir) et orner une iniquité digne d'excommunication, et de vouloir paraître (être) ce qui n'est pas donné à l'homme (d'être), mais qui appartient (convient) à Dieu seul et à Jésus-Christ en tant que médiateur. Enlever (ôter) frauduleusement à Dieu, par rapine, ces choses et les transporter à soi et à ses oeuvres doit être une extrême révolte, comme aussi de régénérer, de pardonner les péchés, de distribuer les grâces du Saint-Esprit, de consacrer (confectionner) Christ, et ainsi des autres (choses) semblables. Et se couvrir dans toutes ces choses du manteau de l'autorité, de la forme des paroles, et tromper par ces choses le peuple ignorant (rustique), imitant (suivant) ce que fait le monde dans les choses qui sont du monde : éloigner aussi de Dieu, et de la vraie foi, et de la régénération (réformation) du Saint-Esprit; éloigner de la véritable repentance, de la persévérance dans le bien; éloigner de la charité, de la patience, de la pauvreté, de l'humilité, et, ce qui est le pire de tout, éloigner de la vraie espérance et la placer en tout mal et en la vaine espérance du monde; fournir (servir) à tous les ministères pour ces choses, faire idolâtrer le peuple, servir frauduleusement les idoles du monde entier, sous le nom de saints, et les reliques, et prendre part à leurs services; c'est ainsi que le peuple, s'égarant extrêmement de la voie de la vérité, croit servir Dieu et bien faire, (et par là) on excite ce peuple à la haine, à la colère et à la méchanceté contre les fidèles et contre les amis de la vérité, et il commet (fait) beaucoup d'homicides, et ainsi l'Apôtre dit la vérité : Tel est l'homme de péché accompli, et c'est lui qui s'élève au-dessus de tout ce qui est Dieu; et qui est servi, et qui s'oppose à toute vérité, et qui est assise dans le temple de Dieu, c'est-à-dire dans l'Église, se montrant de même que s'il était Dieu, et qui vient avec toute sorte de séductions pour ceux qui périssent. Et si ce rebelle est déjà venu en toute perfection, il ne faut plus le chercher. En effet, par la permission de Dieu, il est formé et déjà vieux, puisqu'il décroît déjà. Car sa puissance et son autorité sont diminuées, et le Seigneur Jésus a tué ce rebelle par le souffle de sa bouche et par beaucoup d'hommes de bonne volonté, et il fait intervenir une puissance qui lui est contraire aussi bien qu'à ses amis, qui disperse (dissipe) ses lieux et ses possessions, et qui met la division (partage) dans cette cité de Babylone d'où (en laquelle) toutes les générations tirent leur vigueur de malice.

QUELLES SONT LES OEUVRES DE L'ANTICHRIST?

  1. La première œuvre de l'Antichrist c'est de bannir la vérité et de la changer en mensonge, en erreur et en hérésie.
  2. La seconde oeuvre de l'Antichrist c'est de cacher le mensonge sous la vérité et sous les erreurs, et de le prouver et l'affermir (le confirmer) par la foi et par des miracles (vertus), d'entremêler la fausseté avec les choses spirituelles aux yeux du peuple soumis, soit à l'aide des ministres on des ministères, ou de toute l'Église.

Et ces deux oeuvres renferment une malice parfaite et accomplie, telle que (laquelle) ne purent exécuter (faire) aucun tyran ni aucun potentat jusqu'au temps de l'Antichrist.

Aussi, avant lui (5), Christ n'a jamais eu un tel ennemi qui pût ainsi (de même) pervertir la voie de la vérité en (celle de la) fausseté, et le mensonge en vérité, et (pervertir) semblablement les partisans de l'une et de l'autre de la vérité et du mensonge.

De manière que la sainte mère Église avec ses vrais enfants est toute foulée aux pieds en (ce qui concerne) les vérités, spécialement en (ce qui concerne) les ministères des vrais ministres selon la vérité, en (ce qui concerne) les ministères et la manière de s'en acquitter et de la part qu'y prennent ses enfants; elle pleure en se lamentant, répétant les paroles et les plaintes de Jérémie, disant :

En quelle manière est assise seule la cité du peuple païen et incirconcis? Elle est devenue veuve, c'est-à-dire de la vérité de son époux. Dame des nations, par leur soumission aux erreurs et aux péchés; princesse des provinces, par le partage du monde et des choses qui sont dans le monde, pleure et regarde (vois) plus en avant, et tu trouveras maintenant toutes choses accomplies par le temps.

Car la sainte Église, si elle existe, doit être regardée (tenue) pour une synagogue. Et la synagogue des méchants est prêchée comme la mère qui a bonne croyance en la loi. La fausseté est prêchée à la place de la vérité, l'iniquité à la place de l'équité, l'injustice est prêchée et est tenue pour la justice, l'erreur pour la foi, le péché pour la vertu, le mensonge pour la vérité.

QUELLES OEUVRES DÉCOULENT DES PREMIÈRES?

  1. Celles-ci : La première oeuvre, c'est qu'il (l'Antichrist) a transporté le culte de latrie (NDE: les subtilités de distinction entre dulie et latrie ont sans doute été introduites postérieurement à la rédaction de ce traité en 1120), dû proprement à Dieu seul, à lui, à ses oeuvres, à la pauvre créature raisonnable et non raisonnable, sensible et non sensible : raisonnable comme les hommes saints ou saintes, transportés hors de ce monde, et leurs images, ossements et reliques.
    Ses faits (de l'Antichrist) sont les sacrements, spécialement le sacrement de l'eucharistie qu'il adore comme Dieu et comme Jésus-Christ semblablement; il sert les choses bénites et consacrées, et défend d'adorer Dieu seul.
  2. La seconde œuvre de l'Antichrist est qu'il ôte et enlève à Christ le mérite de Christ avec toute la suffisance de la grâce, de la justice, de la régénération, rémission des péchés, de la sanctification, de la confirmation et de la nourriture spirituelle; et il l'impute (ce mérite) et l'attribue à son autorité, à ses oeuvres, et aux saints, et à leur intercession et au feu du purgatoire; et il détourne (sépare) le peuple de Christ et l'amène vers les choses qu'on vient de dire, afin qu'il ne recherche pas celles de Christ ni par Christ (par sa médiation), mais (qu'il les cherche) seulement dans les oeuvres de ses mains, et non par une foi vivante en Dieu, ni en Jésus-Christ, ni au Saint-Esprit, mais selon la volonté et les œuvres de l'Antichrist, ainsi qu'il publie (prêche) que tout le salut consiste dans ses œuvres.
  3. La troisième oeuvre de l'Antichrist, c'est qu'il attribue la régénération que donne le Saint-Esprit à la foi morte et extérieure, et baptise les enfants en cette foi, enseignant que c'est par elle que sont consacrés le baptême et la régénération; c'est dans la même foi (6) qu'il confère et donne les ordres et les autres sacrements, et c'est en elle (en cette foi) qu'il fonde tout le christianisme; ce qui est contre le Saint-Esprit (contre la foi au Saint-Esprit).
  4. La quatrième oeuvre de l'Antichrist est celle par laquelle il bâtit et édifie, en même temps, en la messe, toute la religion et la sainteté du peuple, en ayant fait un tissu unique (tout ensemble) de différentes cérémonies judaïques, païennes et chrétiennes. Et y (à la messe) conduisant, pour l'entendre, la congrégation et le peuple, il prive celui-ci de la manducation spirituelle et sacramentelle, et l'éloigne de la vraie religion et des commandements de Dieu, l'éloigne (l'ôte) aussi des œuvres de miséricorde par ses offertoires; et par cette messe il loge (place) le peuple dans une espérance vaine.
  5. La cinquième œuvre de l'Antichrist, c'est qu'il fait toutes ses œuvres, afin qu'il soit vu et qu'il satisfasse (opère) son insatiable avarice, comme aussi, afin qu'il puisse mettre toutes choses en vente et ne fasse rien sans simonie (commerce des chses saintes).
  6. La sixième œuvre de l'Antichrist, c'est qu'il donne lieu à des péchés manifestes, sans (qu'il intervienne de) sentence ecclésiastique, et qu'il n'excommunie pas les impénitents.
  7. La septième œuvre de l'Antichrist, c'est qu'il ne dirige ni ne défend son unité par le Saint-Esprit, mais à l'aide de la puissance séculière, et qu'il l'appelle (prend) également à son secours pour les choses spirituelles.
  8. La huitième œuvre de l'Antichrist est qu'il hait, persécute, accuse, pille et met à mort les membres de Christ.

Ce sont presque là les principales œuvres qu'il fait (des œuvres de lui). Il les fait contre la vérité, et personne ne peut les compter toutes ni les écrire. Mais qu'il suffise pour le présent d'avoir montré comme au doigt (deita) ces choses comme (presque) les plus générales par lesquelles est couverte cette iniquité (l'Antichrist).

CHOSES PAR LESQUELLES EST COUVERTE L'INIQUITÉ DE L'ANTICHRIST

  1. (Cette iniquité est couverte), premièrement et principalement, par une profession extérieure de la foi. À l'égard de quoi, l'Apôtre dit: Car ils confessent en paroles qu'ils ont connu Dieu, mais ils le renient par leurs actions.
  2. (Elle est couverte), en second lieu, par la longue durée du temps, (par l'appui) des sages, des religieux, hommes et filles vierges, des veuves et des femmes honnêtes et d'un peuple peu nombreux, duquel il est dit dans l'Apocalypse: Et pouvoir lui fut donné (à la bête) en toute tribu et langue, et nations, et tous ceux qui habitent la terre l'adoreront.
  3. (Elle est couverte) troisièmement, par l'autorité spirituelle des apôtres, contre lesquels l'Apôtre dit: Nous ne pouvons rien contre la vérité, et pouvoir ne nous est point donné pour la destruction.
  4. (Elle est couverte), en quatrième lieu, par beaucoup de miracles faits ça et là, sur quoi l'Apôtre parle ainsi: Son avènement est selon l'oeuvre de Satan, accompagné de toute sorte de miracle (vertus), de signes et de merveilles mensongères et de toutes les tromperies de l'iniquité.
  5. (Elle est couverte), en cinquième lieu, par sainteté extérieure, par prières, par jeûnes, par vigiles et aumônes; contre quoi l'Apôtre dit: Ayant l'apparence de la piété, mais renonçant à sa force (déniant sa force).
  6. (Elle est couverte), sixièmement, par quelques paroles de Christ et par les écrits des anciens et par les conciles, lesquels ils suivent (gardent), en tant qu'ils ne condamnent (détruisent) par leur mauvaise vie et leurs voluptés.
  7. (Elle est couverte) en septième lieu, par l'administration des sacrements, par lesquels ils vomissent généralement toutes les erreurs.
  8. (Elle est couverte), huitièmement, par des remontrances et des prédications verbales contre les vices. car ils disent et ne font pas.
  9. En neuvième lieu, d'entre ces (prédicateurs) les uns agissent (font) avec dissimulation (feinte), les autres avec vérité, et surtout en menant une vie vertueuse. Car ces élus de Dieu, ayant bonne volonté et une bonne conduite, retenus là comme dans Babylone, sont comme de l'or avec lequel le rebelle Antichrist couvre sa vanité, ne permettant pas, ni qu'on rende son vrai culte à Dieu seul, ni qu'on mette son espérance en Jésus-Christ seul, ni qu'on s'attache (tende) à la vraie religion.

Ces choses et beaucoup d'autres servent comme de manteau et de vêtement à l'Antichrist, au moyen desquelles il couvre sa malice mensongère, afin de n'être pas réprouvé entièrement comme païen, et à l'ombre desquelles il peut marcher mal honnêtement comme une prostituée.

DEVOIR DE SEPARATION DU CHRETIEN

Que le chrétien soit tenu par commandement de se séparer de l'Antichrist, cela est dit et prouvé par l'Ancien et par le Nouveau Testament:

  • car le Seigneur dit, Esaïe cinquante-deux : Éloignez-vous, éloignez-vous; sortez d'ici, gardez-vous de toucher à la souillure ; sortez du milieu d'elle; vous qui portez les vaisseaux (sacrés) du Seigneur, soyez purifiés. Car vous ne sortirez pas au milieu du tumulte, ni ne vous préparerez point à la fuite, etc.
  • Et Jérémie cinquante : Fuyez du milieu de Babylone, sortez de la terre des Chaldéens, et soyez comme des boucs à la tête du troupeau. Et voyez (voici), j'amènerai une grande assemblée de nations de la terre d'Aquilon a Babylone, et elles seront disposées (préparées) contre elle, et ensuite elle sera prise.
  • Nombres, XVI : Séparez-vous du milieu de l'assemblée, afin que je détruise et perde ceux-ci à la fois. Et de rechef (ensuite) : Éloignez-vous du tabernacle (de la tente) de ces rebelles, et gardez-vous de toucher aux choses qui leur appartiennent, afin que vous ne soyez pas enveloppés dans leurs pêchés.
  • Lévitique : Je suis votre Seigneur Dieu, qui vous a séparés des autres peuples. C'est pourquoi vous séparerez aussi l'animal pur de l'impur, et l'oiseau pur du non pur, et vous ne souillerez pas vos âmes à l'égard des bêtes, à l'égard des oiseaux et à l'égard de toutes les choses. qui ont mouvement sur la terre, et que je vous ai montrées comme souillées.
  • Item, Exode, XXXIV: Prends garde que tu fasses jamais amitié avec les habitants de cette ville, pour qu'elle t'entraîne dans la ruine.
  • Et ensuite: Ne fais aucun traité avec les hommes de cette contrée, de peur que lorsqu'ils auront paillardé avec leurs dieux et qu'ils auront adoré leurs images, quelqu'un t'invite et que tu ne manges des choses consacrées à ces dieux. Tu ne prendras pas non plus des femmes d'entre leurs filles pour tes fils, de peur qu'après qu'elles auront paillardé, c'est-à-dire idolâtré, elles ne fassent paillarder (prostituer) tes fils après leurs dieux.
  • Lévitique, XV, 31 : Vous instruirez donc vos enfants leur disant, qu'ils évitent les impuretés, afin qu'ils ne meurent pas dans leurs souillures dont ils auront souillé mon tabernacle.
  • Ezéchiel, XI, 21 : Mais, quant à ceux dont (7) le cœur marche par outrage et par offenses, je placerai leur voie (conduite) sur leur tête, dit le Seigneur.
  • Deutéronome, XX : Quand tu seras entré en la terre (le pays) que le Seigneur ton Dieu te donnera, garde-toi que tu ne veuilles imiter les abominations de ces peuples (de ces gens); car le Seigneur a toutes ces choses en abomination. Et, à cause des péchés de cette nature, il les effacera (détruira entièrement) à ton entrée. Tu seras parfait et sans, tache envers ton Dieu. Ces nations desquelles tu posséderas ces terres écoutent les augures et les devins ; mais tu as reçu d'autres ordres de ton Dieu.
  • D'après le Nouveau Testament aussi, il est manifeste, Jean, XII : Que le Seigneur est venu et a souffert la passion, afin qu'il réunit en un les enfants de Dieu.
  • Car c'est pour ces vérités d'unité et de séparation les uns d'avec les autres, qu'il dit, Matth., X : Car je suis tenu séparer (diviser) l'homme contre son père, la fille contre sa mère, la belle-fille contre la belle-mère, et les serviteurs de l'homme sont ses ennemis. Et il a commandé de se séparer, quand il a dit : Si quelqu'un n'est pas prêt à quitter (ne laissera) son père et sa mère, etc.
  • De même - Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous en habits de brebis, etc.
  • De même aussi : Gardez-vous du levain des pharisiens.
  • De même encore : Prenez garde que quelqu'un ne vous séduise (trompe); car plusieurs viendront en mon nom et séduiront plusieurs. Ainsi donc, si quelqu'un vous dit (dira) : Venez, Christ est ici, ou (il est) là; ne le croyez pas (veuillez ne pas le croire); gardez-vous d'aller après eux.
  • Et, dans l'Apocalypse, il admoneste de sa propre voix et commande à son peuple de sortir de Babylone, disant : Et j'ouïs une voix du ciel, me disant : O mon peuple, sors du milieu d'elle, et ne sois pas participant de ses péchés, afin que tu ne reçoives pas de ses plaies. Car ses péchés sont parvenus jusqu'au ciel, et le Seigneur n'oublie pas (se souvient de) ses iniquités.
  • L'Apôtre dit ceci même : Gardez-vous (ne veuillez) tirer le même joug avec les non fidèles. Car quelle participation y a-t-il (est) de la justice avec l'iniquité, ou quelle association entre la lumière et les ténèbres; car quel accord (y a-t-il) entre Christ et le diable, ou quelle est la part des fidèles avec les infidèles, ou quel rapport entre le temple de Dieu et les idoles? C'est pourquoi (pour laquelle cause), sortez du milieu d'eux et soyez séparés, dit le Seigneur; ne touchez pas ce qui n'est pas pur, et je vous cacherai, et je vous comme père, et vous me serez comme enfants fils et filles), dit le Seigneur tout-puissant.
  • Item, Ephés. V : Ne soyez pas faits participants avec eux; car vous étiez dans la voie (route) des ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière au Seigneur.
  • Item, 1 Cor., X : Je ne veux pas que vous deveniez compagnons du démon. Vous ne pouvez pas être faits participants de la table du Seigneur et de la table des démons.
  • Item, 2 Thess., III - O frères, nous vous annonçons, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, que vous vous gardiez de tout frère qui marche déshonnêtement, et non selon les coutumes (enseignements) que vous avez reçues de nous. Car vous-mêmes savez en quelle manière il convient que vous nous imitiez (ressembliez).
  • Et ensuite : Si quelqu'un n'obéit pas à notre parole, notez-le par lettre et ne vous mêlez pas avec lui afin qu'il soit confus (confondu).
  • Item, Ephés., V : Gardez-vous de vous associer aux œuvres infructueuses des ténèbres.
  • De même, 2 Tim., III: Mais sache ceci, que des temps funestes (dangereux) viendront aux derniers ans.
  • Et plus bas: Ayant l'apparence de la piété, mais renonçant (déniant) à sa force, évite de telles gens.

Des choses sus-notées sont manifestement démontrées la malice de l'Antichrist et sa perversité, etc. Et comme il est ordonné (commandé) par le Seigneur de se séparer de lui intérieurement comme extérieurement, et de s'unir à Jérusalem la sainte cité. Ainsi donc, connaissant ces choses que le Seigneur nous révèle par ses serviteurs, et croyant à cette révélation, selon les saintes Écritures, et étant en même temps engagés (admonestés) par les commandements du Seigneur, nous nous séparons intérieurement et extérieurement de celui que nous croyons l'Antichrist, et nous avons formé (uni) des compagnies et une unité, avec bonne volonté et une intention droite, ayant pour fondement, pur et simple, de plaire au Seigneur et d'être sauvés, avec l'aide du Seigneur, autant que la vérité de Christ et de son Épouse, comme aussi notre faible intelligence, peuvent le permettre (soutenir).

Nous faisons (ordonnons) donc remarquer (noter) quelles sont les causes de notre séparation, comme aussi de notre congrégation, afin que si le Seigneur (nous) a donné d'avoir cette même vérité, elle porte elle-même l'amour, en même temps qu'en nous, et afin que si elle n'était peut-être pas bien éclairée, elle reçoive aide par ce ministère béni (arrosé) du Seigneur. Et s'il arrive qu'il ait été plus accordé à quelqu'un, et plus abondamment, nous désirons humblement d'en être instruits, de savoir mieux de lui et d'être corrigés en ce qui nous manque (en nos défauts).

Les raisons qui suivent sont donc la cause de notre séparation.

Qu'il soit connu (manifeste) à tous et à chacun, que la cause de notre séparation a été telle; savoir, la vérité essentielle et ministérielle de la foi, et la connaissance intime d'un vrai Dieu en trois personnes, dans une unité d'essence, (connaissance) que ne donne ni la chair ni le sang; le culte convenable dû à Dieu seul, l'amour qui lui appartient au-dessus de toutes choses, la glorification (sanctification) et l'honneur qui lui est dû aussi au-dessus de toutes choses et de tout ce qui se nomme; l'espérance vive qui est par Christ en Dieu; la régénération et le renouvellement intérieur par la foi, par l'espérance et par la charité; le mérite de Christ en toute suffisance de grâce et de justice ; la participation ou la communion de tous les élus; la rémission des péchés, la sainteté de la vie (sainte conversation), et le fidèle accomplissement de tous les commandements par la foi en Jésus-Christ; la véritable repentance (pénitence), la persévérance jusqu'à la fin et la vie éternelle.

Les vérités qui regardent le ministère sont celles-ci : Que les ministres doivent avoir des assemblées (congrégations) extérieures avec le peuple qui leur est soumis, en lieu et temps convenable, le tenant dans la vérité par les soins du ministère; savoir dans la vérité mentionnée plus haut, l'y amenant, l'y affermissant et l'y entretenant dans (par) de fidèles et fréquentes assemblées; les bons ministres étant, quant à la foi et à, la conduite, en exemple d'obéissance, et produisant avec Vigilance sur le troupeau la pratique et l'usage (l'exemple) du Seigneur.

Les choses auxquelles sont tenus les ministres pour servir le peuple sont celles-ci : Lui présenter la parole évangélique et la parole de la réconciliation, ou la loi de grâce, selon le dessein et l'intention de Christ. Car, il (le ministre) doit annoncer la parole évangélique, et le sacrement étant joint à la parole, confirme son sentiment et son intelligence, et affermit l'espérance en Christ chez le fidèle (ou, et chez le fidèle). La communion administrée par le ministre renferme (a) tout par (le moyen de) la vérité essentielle. Et s'il y a quelques autres choses qui concernent le ministère, elles peuvent toutes être comprises dans ce qui a été dit.

Or, de ces vérités particulières, les unes sont essentiellement nécessaires au salut des humains, les autres le sont conditionnellement. Elles sont contenues en douze articles, selon l'ajustement ou l'adjonction de plusieurs paroles des apôtres (8). Mais (cependant) a déjà été régnant par le passé, en l'Église, par un effet de la permission divine, etc.

SIX INIQUITÉS DE L'ANTICHRIST

  1. Les erreurs et les infidélités (impuretés) prédites par le Seigneur, touchant l'Antichrist, sont les suivantes : savoir, un service idolâtre varie et innombrable, accordé contre le commandement de Dieu et de Christ, non ait Créateur, mais à la créature visible et non visible, corporelle ou spirituelle, intelligente et sensible, produite naturellement, ou par un art quelconque, ou sous quelque nom que ce soit, comme de Christ et des saints ou des saintes, et, des reliques, et des personnes en autorité, auxquelles créatures est rendu un service accompagné de foi, d'espérance, d'actions, d'oraisons, de pèlerinages, d'aumônes, d'offrandes, de sacrifices fort dispendieux. Ils (les membres de l'Antichrist) servent une telle (sorte de) créatures, ils l'adorent, l'honorent de plusieurs manières, par des chants, par des panégyriques, par des solennités, par des célébrations de messes, par des vêpres, par des complies à ces mêmes créatures, par des heures, par des vigiles, par des fêtes, par acquisition de grâce, acquisition qui est essentiellement en Dieu seul, et méritoirement en Jésus-Christ, et qui s'obtient par la seule foi par le secours du Saint-Esprit.

Car il n'y a pas d'autre cause (ou source) de l'idolâtrie qu'une opinion fausse touchant la grâce, touchant la vérité, touchant l'autorité, l'invocation, l'intercession, lesquelles le même Antichrist ôte à Dieu (éloigne de) pour les attribuer aux ministères et aux oeuvres de ses mains, aux saints et au purgatoire. Et cette iniquité de l'Antichrist est directement contraire au premier commandement de la loi.

Semblablement, l'amour désordonné de l'Antichrist pour le monde est (la source) d'où procèdent (germent) dans l'Église tous les maux et les péchés des conducteurs, des directeurs, des supérieurs (officiers); péchés qui restent sans répression (correction), et qui sont contraires aux vérités de la foi et à la connaissance de Dieu le Père, selon le témoignage de Jean, qui dit : Celui qui pêche ne connaît point Dieu ni ne l'a vu. Car si quelqu'un aime le monde, la charité du Père n'est point en lui.

  1. La seconde iniquité de l'Antichrist, consiste (est) en ce qu'il place l'espérance de pardon, de grâce, de justice, de vérité et de vie éternelle, non en Christ, ni en Dieu par Christ, mais dans les hommes vivants et morts, dans l'autorité, dans des cérémonies (ministères) ecclésiastiques, dans des bénédictions, dans des sacrifices, dans des prières et, dans d'autres choses semblables indiquées plus haut, et non dans une foi véritable qui produit (opère) la repentance, avec la charité, l'éloignement du mal et l'avancement dans le bien.

Ce n'est pas dans une telle foi (9), que l'Antichrist enseigne a espérer fermement, et principalement la régénération, l'affermissement, la réfection spirituelle ou communion, la rémission des péchés, la sanctification en vie éternelle : mais par les sacrements et par sa perverse simonie, moyen par lequel le peuple est trompé (moqué), et ayant toutes choses vendables, il a imaginé des ordonnances anciennes et nouvelles pour obtenir de l'argent, permettant que si quelqu'un a dit ou fait ceci ou autre chose, il veut qu'il puisse acquérir et grâce et vie. Et cette double iniquité est, proprement appelée, dans les saintes Écritures, un adultère (paillardise) et une fornication. C'est pourquoi, de tels ministres, qui conduisent (conduisant) le peuple grossier dans de telles erreurs, sont appelés paillarde (prostituée) apocalyptique. Cette iniquité est contraire an second article, et de rechef, contraire au second et au troisième commandement de la loi.

  1. La troisième iniquité de l'Antichrist, c'est, qu'outre ce qui a été dit, il a inventé (trouvé) de fausses religions, des règles, des monastères en forme d'église, comme moyens d'acquérir l'espérance. De même, ils (les siens) affirment, contre toute vérité, que c'est un devoir pour chacun d'entendre souvent et dévotement les messes, de recevoir les sacrements, de se confesser (mais rarement avec contrition), de faire des satisfactions par des jeûnes ou en vidant sa bourse, être resté ou d'être membre de l'Église romaine, de s'adonner ou livrer à la règle ou au capuchon. Et cette iniquité de l'Antichrist est directement contraire au huitième article du symbole : Je crois au Saint-Esprit.
  2. La quatrième iniquité de l'Antichrist, c'est, qu'étant bien lui-même la quatrième bête décrite jadis (devant) par Daniel, et la paillarde (prostituée) apocalyptique, il s'attribue (s'orne) des noms, l'autorité, le pouvoir, les dignités, les ministères, les offices, les écritures, au point de s'égaler et de se comparer à la vraie et sainte mère Église, en laquelle se trouve ministériellement, et non autrement, le salut et la vérité, quant à la vie, à la doctrine et aux sacrements. Car, si ce n'était qu'elle (l'Église romaine) se couvre ainsi elle-même et ses ministres d'erreur et pécheurs manifestes, elle serait abandonnée de tous si elle était connue.

Mais parce que les empereurs et les rois, et les princes, estimant qu'elle était semblable à la vraie sainte mère Église, ils l'aimèrent elle-même et la dotèrent contre le commandement de Dieu. Cette iniquité des ministres, des sujets, de ceux ordonnés dans l'erreur et dans le péché, est directement contre le neuvième article : Je crois la sainte Église. Ces (choses) appartiennent à la première partie de l'article.

En second lieu, en effet, eux (ces ministres, etc.), en participant aux seules formes extérieures, selon les usages humainement, ordonnés et inventés, croient on espèrent avoir leur part à la réalité (vérité) des offices de pasteurs et de la cure d'âmes, comme si ceux qui seraient tondus comme des agneaux, qui seraient oints à la manière d'une paroi, et qui recevraient la bénédiction en touchant le livre et le calice, pouvaient prétendre (confesser) être convenablement (droitement) ordonnés prêtres.

Il en est semblablement (comme il a déjà été dit) du peuple assujetti, si, parce qu'il a sa part (Communique) aux paroles, aux signes, aux exercices extérieurs (de dehors) et à leurs diverses cérémonies (faits) souvent répétées, il se persuadait (pensait) avoir part à la vérité qui en est couverte (tirée). Et cela est contraire à l'autre partie du huitième article : Je crois la communion des saints.

Une chose est à faire, c'est qu'il faut s'éloigner (10) (sortir) de la très-mauvaise communion des moines qui, pour amener à sa participation les hommes charnels, leur font espérer, au moyen de choses de néant et par avarice, qu'ils leur feront avoir part à leur pauvreté et à leur chasteté, quels qu'ils soient d'ailleurs, ou luxurieux ou avares, pourvu qu'ils leur fassent à eux-mêmes des dons.

  1. La cinquième iniquité de l'Antichrist consiste (est) en ce qu'il promet, en trompant, le pardon et la rémission des péchés à des pécheurs non véritablement contrits et qui n'ont pas renoncé fermement aux mauvaises œuvres. Et il fait d'abord cette promesse de la rémission des péchés au moyen de la confession auriculaire et de l'absolution donnée par des hommes, au moyen des pèlerinages dictés par l'avarice.

Cette iniquité est contraire au onzième article du Credo : Je crois la rémission des péchés. Car cette rémission dépend de l'autorité de Dieu et du ministère de Jésus-Christ, puis en partie (11) de la foi, de l'espérance, de la repentance, de la charité et de l'obéissance qui, selon la Parole de Dieu, est en l'homme.

  1. Il y a encore une sixième iniquité (des membres de l'Antichrist), c'est qu'ils prolongent l'espérance (de pardon) jusqu'à la fin de la vie, au moyen des iniquités cachées (couvertes) déjà mentionnées pour les pécheurs manifestes, et spécialement au moyen de l'extrême-onction et du purgatoire rêvé, en sorte que les hommes grossiers, qui ne connaissent pas la vérité, persévèrent dans l'erreur et sont (déclarés) absous de péchés dont ils ne se sont jamais éloignés de libre volonté pour qu'ils pussent en espérer la rémission à venir et la vie éternelle.

Cette iniquité est directement contraire aux onzième et douzième articles de la foi.

Table des matières

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L'Antichrist de l'antique traité vaudois, c'est le système religieux catholique romain, son personnel et son culte, le pape et l'idolâtrie dont il est le centre.

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(1) Qu'il soit manifeste à chacun.

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(2) Il se connaissait, et se détruisait, etc.

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(3) Car il manquait de sagesse rationnelle, etc.

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(4) C'est-à-dire, à recevoir le mensonge au lieu de la vérité.

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(5) Devant aquels.

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(6) En ley meseima.

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(7) D'aquilli, plus bas.

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(8) Les Vaudois ont adopté le symbole comme paroles des apôtres, comme on le voit dans un manuscrit qui est a Genève.

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(9) En aizo, en cela.

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(10) Une chose est, de sortir, etc.

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(11) Participativement, en partie.

 

ANCIEN TRAITÉ DES VAUDOIS
AUQUEL ON ASSIGNE LÀ DATE DE L'AN 1126.
LE PURGATOIRE.


Ce n'est pas l'importance de ce traité, quoiqu'elle soit réelle, qui nous engage à en donner ici un extrait et à étendre d'autant cet Appendice, mais l'objection qu'on a dirigée contre son ancienneté et la date de l'an 1126 qui lui est assignée; cette objection, disons-nous, nous a para si sérieuse que nous n'aurions pu la passer sous silence.

Le critique (1) qui l'a faite l'a dirigée maladroitement contre le traité de l'Antéchrist ; mais comme le passage sur lequel il la fonde se trouve dans celui du purgatoire, publié par extraits, dans Perrin et dans Léger, il est évident qu'elle porte contre celui-ci.

Cette objection est la suivante: Comme il est dit plus haut, le traité du purgatoire est daté de l'an 1126. Or, il contient une citation de l'écrit, intitulé: Milleloquium, attribué à saint Augustin, mais qui a pour véritable auteur, selon certains écrivains, Augustinus Triomphus qui florissait vers la fin du XIIIe siècle. Ainsi un traité de l'an 1126 ne pouvait pas en réalité citer un écrit postérieur à sa date. D'où notre critique a conclu que le traité du purgatoire était de beaucoup postérieur à la date qui lui est attribuée.
L'objection est assurément de toute force : comment essayer de la réfuter ?
On ne pouvait le faire qu'en soutenant que cette citation était le fait d'un copiste postérieur à l'écrit cité. Cette thèse (2) était admissible, et nous l'avions adoptée pour des raisons qui n'étaient pas sans valeur. Dès lors nous en avons acquis la preuve matérielle. En effet, les divers manuscrits vaudois contiennent deux traités différents sur ce sujet, l'un plus abrégé, dont la copie est en Angleterre. C'est celui qui a été publié en partie. Nous l'avons complet sous les yeux, grâces à l'obligeance du révérend M. Gilly, chanoine de Durham. Cet exemplaire est considérablement plus abrégé que celui qui existe à Genève dans le manuscrit portant le No 208. Des passages entiers, il est vrai, sont presque identiques, quoique quelquefois transposés. Beaucoup de citations sont les mêmes, d'autres sont omises, d'autres sont changées, en particulier celle du Milleloquium, au lieu de laquelle sont plusieurs citations de divers écrits de saint Augustin lui-même. En un mot, il est évident que l'un est l'abrégé de l'autre. La différence la plus frappante, après celle de l'orthographe de plusieurs mots, est celle du titre du traité. Le plus ancien est intitulé : Purgatori, le Purgatoire; le plus récent : Purgatori seuma, le Purgatoire rêvé, imaginé ou songé. Nous faisons d'ailleurs observer que les mots de ce dernier titre sont plusieurs fois répétés dans l'écrit primitif, sous cette forme : Purgatori SOYMA, et non seuma, ce qui fait comprendre que l'orthographe avait considérablement changé lorsque cet extrait a été rédigé ou copié tel qu'il existe en Angleterre.
Nous pensons que, dès que ce fait est bien constaté, dès là même l'objection n'a plus de fondement ni de valeur.

À l'occasion de ce traité nous sentons le besoin de présenter une observation. L'on a soupçonné et même accusé Perrin et Léger de mauvaise foi, parce qu'ils n'ont pas averti qu'ils ne publiaient que des extraits de ce traité. Mais il nous semble que ce jugement est bien sévère, puisque le dernier indiquait l'existence de cet écrit.
Afin qu'on puisse comparer les deux traités du Purgatoire et s'assurer si nos allégués sont fondés, nous allons présenter ci-après un extrait et une sorte d'analyse du traité primitif, tel qu'on peut le voir à la bibliothèque de Genève, dans le manuscrit qui porte le No 208.

Dans la traduction qui va suivre, nous avons conservé le mot à mot autant qu'il a été possible.


LE PURGATOIRE.

Présentement il faut parler de la matière du purgatoire que plusieurs mettent en avant et prêchent publiquement comme article de foi, (quoique) manquant du fondement des Écritures, disant qu'après l'ascension de Christ au ciel, quelques âmes, et spécialement (celles) de ceux qui doivent être sauvés et qui n'ont pas satisfait à leurs péchés durant cette vie; celles-ci, au sortir de leurs corps, souffrent des peines sensibles dans ce purgatoire, et sont purifiées après cette vie. Après leur purification, quelques-unes en (duquel) sortent les premières, quelques-unes après, quelques-unes au jour du jugement, et quelques-unes présentement, avant le jour du jugement.

Pour satisfaction de leur avarice, à l'égard de ce purgatoire, plusieurs enseignent plusieurs choses qui, quoiqu'ils les enseignent, ne sont pas certaines; disant que telles âmes sont tourmentées, quelques-unes jusqu'au cou, quelques-unes jusqu'a la ceinture, les autres par le doigt et ainsi ils s'efforcent de conter des fables de plusieurs sortes sur ce purgatoire, et moine que quelquefois elles s'assoient à table et font là des festins, et cela spécialement en la fête des âmes (des saints), quand il est offert largement à leurs prêtres, et que quelquefois elles ramassent les miettes sous la table des riches.

À l'aide de toutes ces choses et par beaucoup d'autres mensonges, l'avarice et la simonie de plusieurs sont accrues et mises en oeuvre, et les cloîtres sont augmentés, et des temples somptueux sont édifiés avec une surabondante quantité d'autels et avec d'innombrables moines et chanoines, (ces choses) introduisant et donnant lieu à J'agrandissement et à la dissolution ont amené (donné) le mépris de la Parole de Dieu, et le peuple est trompe dans sa subsistance et à l'égard des l'unes et ils leur font espérer en des choses non certaines. Et beaucoup de fidèles sont cachés parce qu'ils n'osent pas confesser le Seigneur (lui) par la foi, ils sont condamnés et martyrisés, par une fort cruelle mort, etc.

Après cet exposé de l'opinion catholique sur le purgatoire, les deux traités annoncent leur sujet presque dans les mêmes termes. Voici les paroles du traité primitif encore inconnu :
Nous voulons (sommes) donc parler de ce purgatoire et faire connaître notre opinion.

En premier lieu et avant toutes choses, nous établissons (supposons) que les âmes de ceux qui doivent être sauvés, ne faisant pas satisfaction de leurs péchés durant cette vie doivent finalement être purifiées de leurs impuretés, selon le commandement de Dieu, chacun en son temps.

Suivent divers passages dans lesquels Dieu indique les moyens de sanctification on de purification, après quoi l'auteur continue :
Toutes ces autorités s'accordent en ceci, qu'il y a tant seulement deux lieux certains depuis l'ascension de Christ au ciel, après cette vie-ci pour les âmes sorties de leurs corps, et le troisième n'existe point du tout, il ne se trouve pas dans la sainte Écriture.

Le témoignage suivant et le développement qui l'accompagne se trouve presqu'à la fin du traité déjà publié, et peut-être mot pour mot, si ce n'est le nom de l'auteur du passage:
Avec ce sentiment (ces choses) s'accorde maître Jean de sainte mémoire, et sa conclusion fait connaître finalement ce qu'il pense là-dessus quand il dit : que le Seigneur n'enseigne pas expressément dans toute la sainte Écriture à prier pour les morts, excepté dans le livre des Machabées lequel n'est pas de l'Ancien Testament d'après les Juifs.

Finalement il ajoute : que ni les prophètes, ni Christ avec ses apôtres, ni les saints leurs immédiats successeurs, n'ont point enseigné à prier pour les morts. Mais ils enseignèrent fort soigneusement le peuple, afin que vivant sans crime ils fussent saints. Ainsi donc, puisque, la loi ne fait en aucun lieu mention expresse d'un tel purgatoire, et que les apôtres ne nous ont laissé aucun enseignement, et que l'Église primitive, vivant selon l'Évangile, et dont les apôtres étaient les conducteurs, ne nous a transmis (livré) rien de cela ni par ordre, ni par commandement; mais Pélage (pape) l'an 458, est rapporté d'avoir ordonné, qu'il fût fait mention (mémoire) des morts dans la messe, il est clair, que, selon la sainte Écriture, les fidèles ne doivent pas croire comme article de foi un tel purgatoire après cette vie.

Suit un nouveau passage du même maître Jean, tiré de, son sermon sur : Martha dis a Jesu, dans lequel est exprimée la même opinion ; après lequel l'auteur conclut ainsi :
On voit manifestement de ces paroles, ce qu'il pense finalement de ce purgatoire, vu qu'il démontre que, dans toute la sainte Écriture canonique, le Seigneur n'enseigne pas expressément que nous devions faire tant d'efforts pour des secours en faveur des morts comme, font les hommes du temps moderne.

L'auteur étend cette récapitulation par de nouveaux raisonnements et d'autres témoignages, auxquels il ajoute celui de saint Augustin que nous donnons ci-après :
Et saint Augustin écrit au livre des sacrements, que le lieu du purgatoire n'est pas déterminé, mais qu'il est seulement indiqué (montré) par plusieurs exemples et révélations d'âmes plongées (passées) dans de telles peines ; et il ajoute : peut-être on pourrait dire plutôt, que durant la vie, chaque âme peut être considérée (crue) comme portant son châtiment dans ce même lieu où elle a commis la faute.

Ici suit le narré de la vision d'un frère rapportée par saint Grégoire, et la critique qu'en fait l'auteur du traité, après quoi il avance que :
les docteurs ne s'accordent pas sur la matière du purgatoire, mais suivent trois sentiments différents.

Car certains d'entre eux paraissent avoir cette opinion, que les âmes sont reçues et gardées dans un lien connu, de Dieu en attendant la résurrection des corps, etc. C'est l'opinion de Pierre à Clément, que confirme Origène (LÉvitique, XII, 8), ainsi que Ugo de Saint-Victor, au livre des sacrements, où on lit entre autres ce qui suit :
Quelques-uns pensent que les âmes ne peuvent être tourmentées d'une peine sensible, sinon par les corps et en demeurant avec les corps, etc., etc.

Cette idée, qui peut être regardée comme une seconde opinion des docteurs, est longuement développée et appuyée de, passages, entre autres un de saint Augustin, au livre des Psaumes, où il parle des offrandes faites en faveur des morts, comme pain, vin, etc., où il manifeste des doutes sur l'état des âmes des morts; puisqu'au sujet de ces paroles : Ni les ivrognes n'hériteront point le royaume de Dieu, il écrit ce qui suit :
O frères, que nul ne se trompe, car il n'y a que deux lieux et le troisième n'existe pas du tout. Car celui qui ne mérite pas de régner avec Christ, périra sans aucun doute avec le diable.....

L'auteur allègue encore d'autres témoignages du même genre, comme d'Appien, croyons-nous, dans son épître Xe de saint Jérôme, et de saint Hillaire, en ces termes:
On demande en vain le pardon d'un péché qui n'est pas abandonne (corrigé) durant cette vie.

L'auteur, prenant occasion de cette opinion de saint Hillaire qui pourrait être la troisième, exhorte les hommes à la repentance, à l'amendement et à la sanctification, appuyant ses exhortations de divers passages des saintes Écritures et autres; puis il conclut ainsi de ce qui précède :

D'après tout ce qui précède, il est manifeste que les docteurs ne s'accordent pas sur la matière du purgatoire et suivent, trois différentes opinions et aucun d'eux ne paraît appuyer confirmer) la même opinion que les autres prêchent sur ce purgatoire, comme article de foi, nullement certain et songé (rêve).

On ne voit donc pas expressément, d'après les écrits de la loi, que les fidèles doivent croire réellement à un tel purgatoire après cette vie ; et les docteurs, loin d'être d'accord, varient étonnamment entre eux. Et certainement quelques-uns d'entre eux semblent en parler en un endroit d'une manière, et ils écrivent différemment dans une autre comme spécialement.

Augustin, qui en un endroit semble l'admettre (sonner pour lui), mais écrit différemment dans un autre, laissant les hommes dans le doute à son sujet, comme il écrit au livre des sacrements déjà cité: Et peut-être on pourrait dire plus particulièrement qu'on peut croire que chaque âme souffre le châtiment dans le même lieu qu'elle a commis la faute. Et le même, au livre de la pénitence, parlant du feu du purgatoire, écrit ainsi : Il est meilleur que j'apprenne à bien vivre, que d'enseigner (semer) des choses non certaines du feu de cette nature. Car, si en faisant bien j'ai soin de me repentir, je ne craindrai pas les tourments du feu.

Après quelques citations de saint Chrysostôme, analogues à ce, qui précède, on lit encore cette conclusion :
Il est manifeste, d'après ces paroles des docteurs, qu'on ne peut faire (mériter) quoi que ce soit, excepté durant cette vie, et qu'il n'est pas reconnu (vu) que les morts puissent être aidés en quelque chose des vivants ici-bas. Mais que, selon l'Apôtre, chacun portera son propre fardeau.
Suivent d'autres passages de l'Écriture, conformes à cette déclaration, puis une réfutation de Thomas par saint Jérôme, puis de longs détails sur le fondement de l'Église et de la foi ; savoir : Jésus-Christ, après quoi l'auteur continue, ainsi:
Pour nous, indiquant et donnant soigneusement attention à toutes les choses dites plus haut, nous n'osons prêcher ni annoncer ledit purgatoire songé et lion certain comme article de foi. Et malgré ceci que plusieurs opposants allèguent plusieurs passages des Écritures en faveur d'un tel purgatoire. Pour cela, ces passages si on les examine et considère véritablement, ils ne leur sont pas favorables, et l'on ne peut pas être assuré, d'après ces passages allégués par eux, qu'on doive admettre un tel purgatoire, ni qu'ils puissent espérer de le prouver sur la foi de l'Écriture, en mettant de côté toute avarice et toute vanité, s'ils veulent s'en enquérir avec soin.

Mais nous disons sur cette matière, que quand même ceci serait, qu'il y eût un purgatoire après cette vie, de la manière que plusieurs l'avancent et prêchent, dès qu'il manque de certitude d'après l'Écriture, nous n'osons ni l'annoncer ni le prêcher comme article de foi, spécialement parce que nous ne voyons en dériver (procéder) aucun profit pour le peuple, fidèle, mais plutôt un accroissement de péché, de vaine confiance et d'espérance incertaine.

Mais d'après le sentiment (sens) de la sainte Écriture et des apôtres, nous ne nions pas qu'une purification des âmes ne soit pas faite en son temps, selon le commandement de Dieu de la manière indiquée plus haut. Mais nous exhortons et encourageons tout fidèle à vivre durant la vie présente, (de telle manière) qu'il n'ait pas besoin d'autre purification après.

Et si leur dit purgatoire pouvait être prouvé, et nous fut démontré par la sainte Écriture ou par la science des saints docteurs, fondée véritablement en elle (la sainte Écriture), ou si Dieu par ses secrets jugements veut purifier quelqu'un après cette vie ou autrement, nous voulons humblement obéir et n'y contredire ni contrevenir en aucune manière ; mais cela jusqu'ici ne nous a pas été démontré.

Cette concession faite aux conditions qui précèdent, l'auteur du traité reprend les prétendues preuves alléguées en faveur du purgatoire, les examine encore et les réfute successivement :

1° Il commence par saint Grégoire qui prétend fonder le purgatoire sur la vision d'un moine, sur une révélation.

2° Il rappelle le désaccord qui existe entre les auteurs sur ce point, les uns s'en montrant les partisans, les autres le rejetant, et le même auteur souvent n'étant pas d'accord avec lui-même.

3° Il n'admet pas les témoignages des livres apocryphes, ni des prétendues épîtres qui ne sont pas dans le canon des livres inspirés.

4° Il remarque qu'on ne peut, pas admettre comme preuves du purgatoire les usages établis qui le supposent sans fondement légitime.

5° Il réfute ceux qui allèguent en faveur du purgatoire l'exemple rapporté par saint Paul de ceux qui se faisaient baptiser pour les morts.

6° Il rejette le sens qu'on a voulu étendre au purgatoire, des paroles de Jésus-Christ, que le péché contre le Saint-Esprit ne sera pardonné, ni en ce siècle, ni en l'autre. - Il en fait de même de l'exemple tiré de l'économe infidèle et de celui de la résurrection de Thabita.

7° Après avoir encore réfuté un argument tiré de l'exemple de deux hommes de position différente, il ajoute :

Il y a encore d'autres raisons (choses) que les adversaires ont coutume d'avancer en faveur de leur purgatoire, mais n'étant pas dignes de mention, on les passe sous silence pour abréger. Car si toutes les choses qui ont été dites jusqu'ici étaient fidèlement considérées et comprises (entendues), on pourrait reconnaître qu'aucun des fondements sur lesquels les opposants s'efforcent d'établir leur purgatoire n'est solide et que la peine qu'ils se donnent ne peut rien contre la doctrine fondée sur la pierre inébranlable. Car l'Église grecque n'adopte pas leur purgatoire, comme il a été dit plus haut .....


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FORMULAIRE DE LA CONFESSION DES PÉCHÉS DES ANCIENS VAUDOIS,

Communément suivi parmi les anciens Vaudois, dit Léger, 1re part. p. 57 à 58. - Tiré du Traité appelé Nocel Confort.

«O Dio de li rey, e Seignor de li seignor, yo nie confesso a tu; car yo sey aquel peccador que t'ai mot offendu, etc. » C'est-à-dire ;

O Dieu des rois et Seigneur des seigneurs, je me confesse à toi; car je suis ce pécheur qui t'ai grandement offensé par mon ingratitude. Je ne puis m'excuser, car tu m'as montré ce que c'est que le bien et le mal. J'ai su quelle est ta puissance, et ai entendu ta sapience et connu ta justice et vu ta bonté. C'est pourquoi tout le mal que j'ai fait procède de ma seule méchanceté. Seigneur, pardonne-moi et donne-moi la repentance. Car je t'ai méprisé par ma grande présomption et n'ai point cru à ta sapience ni à tes commandements. Au contraire, je les ai transgressés, de quoi je suis fort affligé (3). Je n'ai point redouté ta justice, ni tes jugements, mais j'ai fait beaucoup de choses mauvaises (4), depuis le commencement de ma vie, et n'ai point eu d'amour pour ta grande bonté, comme j'ai dû et comme il m'est commandé.

Moi j'ai trop cru au diable par ma méchanceté. J'ai suivi l'orgueil et abandonné l'humilité. Si tu ne me pardonnes, je suis perdu, tant la convoitise est enracinée en mon cœur. J'aime tant l'avarice, et cherche de grandes louanges, et ai peu d'amitié envers ceux qui m'ont obligé par leurs bienfaits. Si tu ne me pardonnes, mon âme s'en va en perdition. La haine (l'ire) règne dans mon coeur, car je ne l'ai pas apaisée, et l'envie me ronge, car je n'ai point de charité. Seigneur, pardonne-moi par ta bonté. Je suis téméraire et paresseux à bien faire, hardi et fort diligent au mal. Seigneur, fais-moi la grâce que je ne sois point du nombre des méchants. Je ne t'ai point rendu grâce pour le bien que tu m'as fait et donné par ton amour, ainsi que je devais, et qu'il m'est commandé; car je suis désobéissant par ma méchanceté. Seigneur, pardonne-moi, car je ne t'ai point, servi: an contraire, je t'ai fort offensé. J'ai trop servi (5) à mon corps et à ma volonté en plusieurs vaines pensées et mauvais desseins, dans lesquels j'ai pris plaisir : j'ai aveuglé mon corps, ou plutôt, mon corps m'a aveuglé, et j'ai pensé contre toi plusieurs choses mauvaises, et ai recherché plusieurs choses contre ta volonté. Aie pitié de moi et donne-moi l'humilité. J'ai élevé mes yeux vers les vains plaisirs et ne les ai pu tourner vers ta face : j'ai prêté l'oreille aux sons de la vanité et à plusieurs médisances; mais ce m'a été chose ennuyeuse d'entendre parler de ta loi et de ta discipline. J'ai commis de grandes fautes, notamment en mon entendement; car la puanteur du mal m'a plus agréé que la douceur divine et, l'honneur céleste: car flairant le mal, j'y ai eu plus de contentement, par quoi j'ai fait plusieurs maux et ai laissé en arrière beaucoup de bien, et ne connaissant point ma faute, j'ai tâché de la jeter sur autrui. Je n'ai point été assez modéré, dans le boire ni dans le manger. J'ai souvent rendu outrage pour outrage et y ai même pris plaisir. J'ai le corps et l'esprit navrés. J'ai étendu ma main pour toucher la vanité et ai perversement travaillé à prendre le bien d'autrui, à frapper mon prochain et à lui déplaire.

Mon cœur s'est détecté en ce que j'ai dit, et beaucoup plus en plusieurs vaines délices. Seigneur, pardonne-moi et me donne chasteté. J'ai mal employé le temps que tu m'as donné, et ai suivi durant ma jeunesse mes plaisirs et la vanité. Je me suis détourné du bon chemin et ai montré le mauvais exemple par ma légèreté. Je connais peu de bien en moi, et y trouve beaucoup de mal. Je t'ai déplu par ma méchanceté et ai damné mon âme, et ai irrité mon prochain. Seigneur Dieu, garde-moi de peur que je ne sois condamné. J'ai aimé le prochain à cause du bien temporel. Je ne me suis point comporté fidèlement quand il a été question de donner ou de recevoir; mais j'ai eu égard aux personnes selon mon affection. J'ai trop aimé l'un et ai trop haï l'autre. Je me suis trop peu réjoui des biens des bons, et me suis trop exalté du mal des méchants. Et, en outre, de tous les maux que j'ai faits par le passé jusqu'au jour présent, je n'en ai point une telle repentance, ni un tel déplaisir qu'il ne soit moindre que l'offense. Je suis souvent retourné au mal par ma faute, au mal que j'ai confessé, de quoi je suis fort affligé. Seigneur Dieu, tu sais que j'ai tout confessé, et qu'il y a encore en moi plusieurs maux que je n'ai point racontés; mais tu connais les mauvaises pensées, et les mauvaises paroles, et les oeuvres perverses que j'ai faites jusqu'à présent. Seigneur, pardonne-moi et donne-moi du temps pour que je puisse me repentir en la vie présente, et fais-moi la grâce qu'à l'avenir, je haïsse tellement le péché (les maux) que je ne le fasse plus, et que j'aime tellement les vertus et les garde en mon cœur, que je t'aime par-dessus toutes choses, et que je te craigne de telle sorte qu'au jour de ma mort, j'aie fait ce qui t'est agréable. Et donne-moi une telle confiance au jour du jugement, que je ne craigne point le diable, ni aucune autre chose qui m'épouvante mais fais que je sois reçu dans ta main droite sans aucune faute. Seigneur, que tout cela advienne selon ton bon plaisir ! Amen.